LA MORT DE LA REINE

LES SUITES DE L'AFFAIRE DU COLLIER — D'APRÈS DE NOUVEAUX DOCUMENTS RECUEILLIS EN PARTIE PAR A. BÉGIS

 

XVI. — LAMOTTE-COLLIER[1].

 

 

On a vu que, par jugement du 20 juillet 1792, le tribunal du 1er arrondissement avait cassé pour vice de forme la condamnation que le Parlement avait prononcée contre le comte de La Motte, mari de Jeanne de Valois. L'accusé fut transféré à la Conciergerie pour y attendre le jugement définitif qui proclamerait, assurait-il, sa réhabilitation. Il était encore dans cette prison lors des journées de septembre : il fut alors délivré, échappa au massacre et retourna à Bar-sur-Aube.

Le 6 décembre 1793, il fut réincarcéré sur une dénonciation révolutionnaire qui l'accusait d'être en correspondance avec Pitt et Cobourg et enfermé avec les suspects dans le grand séminaire de Troyes, où il demeura jusqu'au 22 juillet 1794 ; mais à peine élargi on le remit sous les verrous pour le garder jusqu'au 16 octobre 1794. Rendu libre, il se remaria à Bar-sur-Aube avec une jeune fille, Marie-Clotilde Boudon, qui n'était pas dépourvue de fortune. Elle lui donna dans la suite un fils. Celui-ci partit vers 1817 pour la Guadeloupe avec le bataillon envoyé dans cette colonie ; mais son père n'entendit plus parler de lui : le jeune homme y mourut de la fièvre jaune.

Le comte Beugnot étant arrivé à la direction générale de la police, La Motte obtint de lui quelques secours. Beugnot fit mieux. Il le plaça en qualité de contrôleur au théâtre de la Porte-Saint-Martin, aux appointements de 3.000 francs. On sait que Beugnot avait des motifs tout particuliers de bienveillance pour le mari de Jeanne de Valois, qu'il avait menée si souvent dîner au Cadran bleu. La Motte exerça ensuite les mêmes fonctions, avec même rétribution, dans les maisons de jeu. Mais il ne put rester en place c'était un bohème sans mœurs. En 1816, écrit, le commissaire Marlot — qui était son compatriote, originaire comme lui du Bar-sur-Aubois — M. Delamotte nous fut recommandé et les personnages qui nous l'adressèrent nous inspiraient trop de respect pour que leur recommandation ne fût pas comme un ordre souverain. Nous sollicitâmes pour lui une place d'inspecteur de police et nous l'avons eu sous nos ordres pendant environ trois ans, sous le nom de Delmotte. Le comte de La Motte agent de police sous la Restauration ! l'ironie est presque trop forte. A cette même époque, il est vrai, le ministre de la Police s'appelait Fouché.

La Motte eut donc, pendant cette période de sa vie, les moyens de subsister d'une manière régulière. On le voit alors fréquenter chez des gens bien posés. Il est reçu dans plusieurs salons que Victor Hugo qualifie de très bons et très notables. Car Hugo, qui a inséré comme on sait dans les Misérables des fragments de souvenirs personnels, y parle du comte de La Motte d'une manière très vivante[2]. Il nous le montre dans ce salon légitimiste de la rue Férou, qu'il a reproduit avec précision, mais ne désignant les habitués que par des initiales, sauf La Motte qu'il nomme en toutes lettres[3].

Madame de T., écrit Victor Hugo, vivait loin de la Cour,monde fort mêlé, disait-elledans un isolement noble, fier et pauvre. Quelques amis se réunissaient deux fois par semaine autour de son feu de veuve, et cela constituait un salon royaliste pur. On y prenait le thé et l'on y poussait, selon que le vent était à l'élégie ou au dithyrambe, des gémissements ou des cris d'horreur sur le siècle, sur la charte, sur les buonapartistes, sur la prostitution du cordon bleu à des bourgeois, sur le jacobinisme de Louis XVIII ; et l'on s'y entretenait tout bas des espérances que donnait. Monsieur, depuis Charles X.

On y accueillait avec des cris de joie, poursuit Victor Hugo, des chansons poissardes où Napoléon était appelé Nicolas. Des duchesses, les plus délicates et les plus charmantes femmes du monde, s'y extasiaient sur des couplets comme celui-ci, adressé aux fédérés :

Renfoncez chns vos culottes

Le bout d'chemis' qui vous pend ;

Qu'on n'dis' pas qu' les patriotes

Ont arboré l'drapeau blanc !

Telle est la société où fréquentait, dans les premières années de la Restauration, le mari de feue Jeanne de Valois, en se gardant sans doute de faire parade des fonctions dont il était alors chargé par la police. Il était même l'un des coqs de la compagnie.

Comme certains clochers d'église, écrit Hugo, le salon de Mme la baronne de T. avait deux coqs. L'un était M. Gillenormand, l'autre était le comte de Lamotte-Valois, duquel on se disait à l'oreille avec une sorte de considération :

Vous savez ? C'est le Lamotte de l'affaire du Collier.

Les partis, observe le poète, ont de ces amnisties singulières.

La Motte apparaissait aux hôtes de la baronne comme un vieillard qui n'avait de remarquable que son air silencieux et sentencieux, sa figure anguleuse et froide, ses manières parfaitement polies, son habit boutonné jusqu'à la cravate et ses grandes jambes toujours croisées dans un long pantalon flasque, couleur terre de Sienne brûlée. Son visage était de la couleur de son pantalon ! La Motte était compté par le monde qu'il voyait rue Férou. Il le devait à sa célébrité, et chose étrange, comme l'observe justement Victor Hugo, au nom de Valois qu'il ajoutait au sien.

Le comte paraît d'ailleurs avoir rendu des services comme policier, surtout lors de la Conspiration du bord de l'eau, dirigée contre le duc Decaze, où furent impliqués les généraux Donnadieu et Canuel. Il était habile à dénicher les auteurs de libelles et de pamphlets poursuivis et découvrit, notamment, les rédacteurs du Furet[4] et du Moniteur royaliste[5]. Or il arriva que, dans le même moment, Louis XVIII eut la fantaisie de faire rechercher le fameux comte de La Motte. Les investigations, confiées à la police, aboutirent comme on pense, rapidement, et le roi ne fut pas médiocrement surpris d'apprendre que le mari et le complice de la terrible Jeanne de Valois était un des agents attachés à son service des renseignements. Louis XVIII lui fit demander de rédiger ses Mémoires, désirant les lire écrits de sa propre main. Nous fûmes chargé, écrit le commissaire Marlot, de pressentir M. Delamotte et nous parvînmes à le décider à faire ce que le souverain désirait. Mais au bout de quelques mois cet original vint nous dire qu'il ne terminerait rien si on ne lui assurait une pension sur la liste civile. Cette exigence déplut au roi et on abandonna M. Delamotte qui, depuis lors, a végété dans la capitale.

Sur ces entrefaites, il avait perdu sa seconde femme, qu'il paraît avoir sincèrement aimée. De ce jour il s'enfonça dans une misère de plus en plus grande.

En 1824, il fait encore parler de lui. Il logeait rue de la Clef, au numéro 8. Il était en relations suivies avec un ancien tourneur sur métaux nommé Pannisset, un avocat, M. Caille, et avec Vinot-Barmont, agent d'affaires. Profitant de l'inattention où l'a laissé le gouvernement, note un rapport au ministre de l'Intérieur, le nommé Lamotte-Collier vient, en ces derniers jours, d'imaginer un plan d'industrie qui ne lui est nullement nouveau et qui se rattache aux premiers procédés d'escroquerie qu'il a si fructueusement exploités il y a quarante ans, contre l'infortunée reine. Lamotte s'occupe depuis quelque temps, avec des rédacteurs affidés, de la fabrication d'une correspondance supposée de la famille royale, particulièrement du dernier roi Louis XVIII avec Marat et Robespierre. Un Anglais très riche avait offert pour ces documents une somme importante. La Motte s'efforça de l'allécher en lui donnant lecture de quelques morceaux : mais l'Anglais voulait les originaux :

Impossible, ils sont à Bruxelles.

L'Anglais, justement méfiant, rompit les négociations.

D'autre part, le comte menaçait à nouveau de publier des Mémoires, la véritable histoire du Collier, disait-il, en ajoutant, avec de grands accent, de tristesse, que la feue reine et nombre de personnages de l'ancienne Cour y seraient inévitablement, et malgré son bon vouloir, gravement compromis. On imagine l'intérêt de la monarchie restaurée à éviter des scandales nouveaux. Le Préfet de police, Delavau, fit parler au comte par son ami Pannisset. On lui offrait d'assurer son existence, à la condition qu'il rédigerait une relation véridique des événements auxquels il avait été mêlé et la remettrait entre les mains du gouvernement. L'accord conclu, Lamotte fut logé, par les soins du Préfet, rue Copeau. Il y recevait une pension mensuelle de 150 francs, et, en outre, les hardes et objets divers dont il pouvait avoir besoin. Pannisset faisait les emplettes et la Préfecture de police le remboursait de ses débours. Ceci dura deux ans : 1824-1825. La Motte rédigeait ses Mémoires. Quand ils furent terminés, il les remit à Pannisset, contre un reçu constatant que ce n'était qu'un dépôt dont il demeurait le propriétaire. Pannisset les transmit à la Préfecture de police.

C'était un tissu de mensonges grossiers et absurdes. Le Préfet et le ministre de l'Intérieur se virent joués et ils en congédièrent l'auteur. Celui-ci alla loger chez un médecin anglais, le docteur Harkell, rue de la Michodière, puis il le quitta pour venir demeurer au village d'Orsel[6].

Au commencement de 1827 un procès, qui eut quelque retentissement à cause de la personne même de Lamotte-Collier, comme on le nommait depuis quelques années, rappela sur lui l'attention du public. On a dit qu'en 1793 il avait été arrêté à Troyes comme suspect. Ingénieux à tirer profit des moindres circonstances, Lamotte avait attaqué en 50.000 francs de dommages-intérêts les deux officiers commandant le détachement qui l'avait alors appréhendé, sous prétexte que ceux-ci lui auraient dérobé des chevaux, des armes de prix et autres objets de valeur. Les deux officiers, faisant campagne dans l'armée du Rhin, avaient même été condamnés par défaut. La Motte faisait revenir l'affaire après trente ans. Il y eut sensation dans l'auditoire quand l'avocat des intimés mit sa personnalité au jour, en pleine audience. On entendit le cri : L'assassin de la reine. Le défenseur de Lamotte, lisons-nous dans la Gazette des Tribunaux, ayant voulu sous entendre qu'il avait encore la protection de hauts personnages et recevait le secours de leur bienfaisance, il a même balbutié le gouvernement, il y a eu sensation non moins vive dans l'auditoire que parmi la Cour royale. Un rapport au ministre de l'Intérieur note les dialogues de la foule :

Comment est-il possible qu'il y ait contact entre un pareil homme et qui que ce soit des ministres ?

La police se sert de tout.

Si la police fait ici son devoir, avertie par le nouveau scandale de l'apparition de l'assassin de la reine, elle ne peut manquer de l'enfermer à Bicêtre.

Me Lavaux, poursuit la Gazette des Tribunaux, parle pour les intimés. Il ne s'agit en réalité que de la perte alléguée par le comte de La Motte d'un cornet de poudre, d'une paire de pistolets, d'une paire de ciseaux et d'un rasoir. — On rit. — Il est vrai qu'une condamnation a été surprise en l'absence des intéressés. L'affaire que l'on veut ressusciter est le fruit de la spéculation. On a imprimé des Mémoires calomnieux, on a menacé les intimés de les publier ; ils ont refusé toute transaction. La Cour condamna La Motte à l'amende et aux dépens.

Ce procès, qui avait attiré à nouveau sur le comte de La Motte l'attention publique, eut pour lui des conséquences pénibles. Il avait pris l'habitude de se promener chaque jour dans les galeries du Palais-Royal où il venait régulièrement. Remarqué, il fut hué, chassé par les promeneurs. Il se rabattit alors sur le Luxembourg, moins fréquenté et plus silencieux.

Il logeait à cette époque chez une dame Legrand. Agé de soixante-quinze ans, infirme, perclus de gouttes et de rhumatismes, ne pouvant se traîner qu'avec des béquilles, nous allons le voir spéculer jusqu'au dernier moment de sa vie sur le scandale de son nom et sur le bruit, importun au pouvoir royal, que devaient faire des révélations qu'il annonce sans cesse comme devant être foudroyantes. Et vraiment il semble alors que c'est le génie même de sa première femme, l'esprit de Jeanne de Valois, qui anime ce corps délabré. Il vient, écrit en date du 24 mars 1827 le Préfet de police, Delavau, au ministre de l'Intérieur, il vient, de recueillir dans un nouveau Mémoire toutes les diffamations et toutes les impostures qu'il avait déjà consignées et il cherche quelqu'un qui veuille bien lui acheter cet infâme manuscrit. La Motte avait beaucoup connu le costumier Babin, mort récemment, et continuait de fréquenter dans sa maison. La veuve Rabin lui offrait à manger les jours — et ils étaient nombreux — où sa bourse ne lui avait pas permis de le faire.

Chez Mme Babin, il rencontra le libraire Corréard et, avec celui-ci, se mit d'accord pour la publication de Mémoires nouveaux sur l'éternelle Affaire du Collier, de Mémoires nouveaux rédigés de façon à piquer le goût du public ; mais comme La Motte, vieux, infirme, incapable d'écrire, eût été inhabile à tenir une plume, Corréard lui donna pour collaborateur, pour teinturier, dit La Motte, un jeune maitre de pension demeurant à Saint-Denis, qui était, lui aussi, du Bar-sur-Aubois, un nommé Charles Fellens. La Motte s'engageait à fournir dans un délai déterminé des matériaux suffisants pour former trois volumes in-8 sur l'Affaire du Collier, le tout devant être revu et corrigé par Fellens. Durant son travail, le comte serait établi à demeure chez Fellens qui le nourrirait et pourvoirait à tous ses besoins. Après la mise en vente du premier volume, il recevrait une rente viagère de 1.200 francs, dont la première année lui serait 'nitrile payée d'avance.

Voilà donc notre homme à Saint- Denis, chez Fellens qui le tient littéralement sous clé ; en chartre privée, dit une dame Perrot, qui n'est autre que Jeanne de La Tour, nièce du comte de La Motte, que, jadis, nous avons vue faire si joliment l'innocente dans les magies de Cagliostro. Du matin au soir, La Motte barbouillait des feuilles de papier. Corréard mettait à sa disposition tout ce qu'il pouvait se procurer de Mémoires et documents sur l'Affaire du Collier, et le comte compilait avec zèle, en sorte que, dans les premiers temps, le travail avança au gré du libraire. Peu à peu il se ralentit : l'ardeur tombait. De sa surveillance des maisons de jeu, que le gouvernement lui avait un moment confiée, La Motte avait conservé la manie — s'accentuant avec l'âge — de calculer les chances au jeu de la roulette et du trente-et-un. Il ne faisait que martingales. Fellens vit un jour sur sa table quantité de cartes et des chiffres qui remplissaient des feuilles entières de papier. Il lui en demanda l'explication. La Motte l'instruisit. Fellens se passionna, et les voilà tous deux, auteur et teinturier, laissant de côté la fabrication des Mémoires, jouant aux cartes du soir au matin, et du matin au soir calculant les probabilités. Fellens est tellement aveuglé par le système de son maître de jeu qu'il est déterminé à vendre son institution et, avec les fonds qui en résulteront, à faire sauter tous les trente-et-un de la capitale.

Le nouveau Préfet de police, de Belleyme, averti à son tour du projet, repris sur une base nouvelle, de publier des Mémoires sur le Collier, intervint comme son prédécesseur. On eut une fois de plus recours à M. Pannisset, ci-devant tourneur en métaux, à présent tenancier des bains Henri IV. C'est à Pannisset que La Motte avait remis une première rédaction de ses Mémoires moyennant reçu. Le 1er septembre 1828, le comte signa entre ses mains la quittance qui suit :

Je, soussigné, reconnois avoir reçu de M. Pannisset la somme de 500 francs, au moyen de laquelle je déclare renoncer à exiger de lui, soit de qui que ce soit, la remise des notes relatives à l'Affaire du Collier, que je lui ai données à diverses fois[7], comme aussi je m'oblige à ne rien écrire sur cette matière, ni à fournir relativement à ce sujet aucun matériau à qui que ce soit.

Peut-être s'imagine-t-on qu'à présent ces projets de publication de Mémoires sont définitivement enterrés. Sous une écorce de niaiserie, dit une note de la Préfecture de police adressée vers cette époque au ministère de l'Intérieur, Lamotte est très subtil.

Le 5 janvier 1829, quatre mois après avoir contracté l'engagement ci-dessus, il écrivait en effet au Préfet de police, Belleyme :

De l'instant que j'ai appris votre nomination pour remplacer M. Delavau, l'espérance est venue renaître dans mon âme et j'ai pensé que je parviendrais à faire connaître les torts et les injustices de votre prédécesseur. Alors je vous ai fait présenter par le docteur Harkell l'historique de la conduite de M. Delavau et de ses agents pour me déterminer à écrire mes Mémoires et à leur livrer le manuscrit. On m'avait recommandé de ne pas compromettre la reine. J'ai évité, autant qu'il m'a été possible, les soupçons qui planent sur sa tête et qui ne sont que trop bien fondés. Notez ce dernier trait.

La Motte ajoute qu'il s'est décidé à poursuivre Pannisset devant les tribunaux en restitution du manuscrit de ses Mémoires, manuscrit qu'il avait eu la prudence de ne livrer qu'en échange d'un reçu qui constatait que Pannisset ne le recevait qu'en dépôt. Lorsque intervint, dit La Motte, M. Gauthier, chef du 3° bureau de la police, qui demanda vivement à Pannisset de me presser d'arranger l'affaire à l'amiable afin d'éviter l'éclat des tribunaux. A cette époque, j'étais dans une position bien malheureuse. M. Gauthier en fut instruit et il pensa que, dans ma détresse, je serais bien heureux d'accepter une bagatelle. A la veille d'être sans asile et sans pain, je fus forcé d'accepter 500 francs, que M. Gauthier me faisait offrir, sur lesquels M. Pannisset retint 55 francs pour ses frais. J'ai donc reçu 445 francs et j'en devais 300 à la maison où j'étais logé et nourri. M. Gauthier eut soin de me faire donner un reçu, dans lequel il est dit que je m'engage à remettre à M. Pannisset le reçu que j'ai exigé de lui, à ne jamais écrire sur ce sujet, ni à fournir à qui que ce soit aucunes notes qui puissent servir au même objet.

Écoutons bien-la suite. Il y a un vieux proverbe, écrit le comte de La Motte, qui dit que nécessité n'a pas de loi. J'aurais signé tout ce qu'on m'aurait présenté en ce moment critique.

La Motte ne peut d'ailleurs croire que M. le Préfet de police ait été pour quelque chose dans ce traité. Voici où il veut en venir :

Il y a environ quinze jours, poursuit sa lettre, que, me trouvant dans la même situation que celle où j'étais lorsque j'ai été forcé d'accepter les 500 francs de M. Gauthier, une personne de ma connaissance, à qui je faisais part de ma détresse, me proposa de me présenter à une personne qui pourrait m'être utile et peut-être m'assurer une existence. Je ne balançai pas et m'y laissai conduire. Je trouvai deux personnes au lieu d'une. Ils me proposèrent de prendre avec moi des arrangements pour recommencer mes Mémoires, sans réticences pour tous les personnages qui avaient figuré dans cette affaire. Pour nous entendre sur tous les points, ils me donnèrent un second rendez-vous à la campagne, le 28 décembre dernier. Je trouvai ces deux messieurs qui me montrèrent trois feuilles de papier timbré, qui étaient sur une table, en me disant que nous aurions le temps de faire trois actes avant le dîner. Je les arrêtai un instant, pour leur faire part de l'engagement que M. Gauthier m'avait fait contracter, mais que je regardais cet acte comme non avenu, d'après la conduite qu'on avait tenue avec moi et que je le comparais, en raison de la position où je me trouvais alors, à un homme qui, au milieu d'un bois, m'aurait demandé la bourse ou la vie, en me présentant le bout d'un pistolet.

Les deux interlocuteurs trouvèrent cette circonstance admirable, bien qu'elle constituât à leurs yeux un obstacle à la publication des nouveaux Mémoires :

Ce n'est que cela ? Tant mieux ! ils vous attaqueront : tant mieux pour nos intérêts et pour les vôtres s'ils occasionnent du scandale. Nous nous défendrons et les éditions n'en marcheront que plus vite.

Lamotte énumère ensuite les belles conditions qu’on lui fait : 1.200 francs de rente, 200 francs en plus pour chaque édition nouvelle. Il est également question de réimprimer les Mémoires de Mme de La Motte, brûlés dans le four de Sèvres : la rente viagère en sera encore accrue de 100 livres par an.

Notre homme conclut : Dans cet état de choses, voulant éviter le scandale, mon âge, mes infirmités, ma répugnance à faire encore parler de moi, et surtout à déplaire à la famille royale par les aveux et les détails que je serais forcé de donner dans tout le cours de l'ouvrage, me déterminent — avant d'écrire une seule ligne — de vous consulter sur ce que je dois faire, car il me sera facile de traiter avec ces messieurs.

Je vous observerai seulement, monsieur Préfet, que la mort de l'infortuné Louis XVI m'a laissé sans moyen d'existence et que si Louis XVIII, qui avait désiré connaître tous détails de cette affaire — nous avons vu plus haut pour quelle cause le roi avait renoncé à ce désir — eût vécu quelques mois de plus, je ne serais pas réduit aujourd'hui à solliciter votre protection pour obtenir un équivalent de l'acte passé avec ces messieurs. Si j'obtiens de vous cette faveur, je passerai le restant de mes jours tranquille et heureux. J'ai soixante-quinze ans. Je suis accablé d'infirmités et il me reste à peine la force de me traîner avec des béquilles. Dans cet état malheureux, je m'attends tous les jours à succomber par les douleurs atroces que j'éprouve et les chutes continuelles que je fais. Le gouvernement ou les personnes avec lesquelles j'ai traité ne me serviront pas longtemps une rente viagère.

Le trait de la fin est présenté avec toutes les formes et la flatterie requises : L'éloge que l'on me fait de votre administration, joint aux qualités éminentes qui vous distinguent, me persuadent que vous emploierez votre crédit pour empêcher un éclat scandaleux. Je suis assuré que vous pèserez dans votre sagesse et vos lumières le parti qu'on doit prendre dans cette circonstance. Je suis tranquille sur l'avenir.

Lettre parfaite en son genre : finesses ingénieusement cousues de fil blanc, insinuations d'une impudence onctueuse, tentative de chantage doucereuse et éhontée.

Le Préfet de police renvoya l'affaire au commissaire Marlot, qui lui répond le 16 juillet 1829 : J'ai connu depuis son enfance le comte de La Motte. Il est mon compatriote et je l'ai connu dans tout l'éclat de sa splendeur, comme dans l'abjection où il s'est enfoncé de plus en plus. Marlot ajoute : M. de La Motte, depuis cinq mois, écrit aussi souvent que sa santé débile le lui permet et soumet ses pages au fur et à mesure à la correction de Fellens. Il y a déjà vingt-huit cahiers complets, qui, selon leur calcul, formeront deux volumes. On travaille, on amplifie de manière à en produire trois. Lundi 13, M. Fellens est venu à Paris et s'est fait accompagner par M. de La Motte qui n'a pu le quitter. Ils ont déposé une partie du manuscrit chez le sieur Corréard — libraire — en quantité suffisante pour le premier volume. L'imprimeur va commencer de suite, et les deux autres se succéderont le plus promptement possible, de manière à les lancer dans le public d'ici à deux mois au plus tard. M. de La Motte désire beaucoup avoir une entrevue avec moi et voudrait qu'on le délivrât des griffes de Fellens dont il a beaucoup à se plaindre. Il demande une pension, au moyen de quoi il s'obligerait à ne rien publier. Tiendrait-il parole ? J'en doute et je me garde bien d'être sa caution sous ce rapport.

Le commissaire conclut : Ce La Motte est un vieillard endurci dans les vices comme dans les revers. Nous doutons qu'il y ait chez lui assez de tendance au bien pour entendre raison et pour être fidèle à un engagement qu'il contracterait. Cependant, comme il est infirme, indolent et peu capable d'agir par lui-même, on attrait fait un grand pas si on parvenait à détacher Fellens et à défendre impérieusement à celui-ci de faire le métier de pamphlétaire — ne dépend-il pas, en qualité d'instituteur, du ministre de l'instruction publique ? —. Mme Perrot, la nièce, — ci-devant Jeanne de La Tour, — assure que les Mémoires seront virulents, scandaleux et qu'aucun nom auguste n'y sera ménagé.

Au reste, Marlot doit avoir au premier jour une entrevue avec La Motte lui-même. Il le rencontra en effet le 17 juillet. Le comte répéta le désir qu'il avait de ne pas faire imprimer ses Mémoires. Il y renoncerait, dit Marlot, si le gouvernement lui assurait une pension. Elle ne serait pas de longue durée, ajoute le commissaire, il est dans un état de décrépitude qui ne fait pas croire qu'il puisse durer longtemps.

***

Ces projets de publier les Mémoires du comte, de La Motte et de réimprimer ceux de Jeanne de Valois, faisaient partie d'un plan de campagne plus vaste, contre la feue reine Marie-Antoinette que les patriotes continuaient à trouver insuffisamment guillotinée. Exactement dans le même moment, Baudouin l'aîné, libraire, s'occupait de publier certaine correspondance qui aurait été échangée par elle, avant et pendant la Révolution, où devaient se trouver des détails de haut goût. M. Baudouin, dit un rapport au ministre de l'Intérieur daté du 2 août 1829, a déjà trop donné de marques de haine contre la religion et la monarchie, en imprimant des écrits séditieux, pour que plusieurs membres de la famille de Bourbon, ainsi qu'il l'a dit lui-même, ne fussent pas justement alarmés de l'annonce désignée ci-dessus. Le rapport donne d'autres détails : C'est sans doute pour son dévouement à la cause antireligieuse et antimonarchique et à titre d'encouragement et de marque d'affection, que la Société du Temple, dont il est membre, lui a confié les hautes fonctions d'intendant général des domaines de l'ordre, fonctions honorifiques, il est vrai, car l'ordre des susdits Templiers n'a pas de domaine connu.

Le samedi 1er août, un Templier avait rendu visite à Baudouin, qui déambulait dans les jardins de la maison de santé, rue de l'Oursine, où il demeurait alors. Baudouin savait que le gouvernement avait écrit à Vienne.

Tout cela n'empêche pas que je ne sois en possession de quelques originaux et de copies authentiques des lettres dont j'ai annoncé la publication.

Mais n'avez-vous pas à craindre un coup de main, dit le fidèle Templier.

On a délibéré sur cela, mais on n'a pas osé le faire. J'ai pris d'ailleurs des mesures pour que mes papiers soient à l'abri d'un coup de main. On m'a envoyé des mouchards pour tâcher de m'arracher quelques lambeaux de papiers. On m'a fait des offres, ou a peu près, mais je m'en suis moqué.

Je dois vous dire, objecta le Templier, que l'on craint que vous ne lâchiez prise.

Il n'y a pas de danger. C'est une trop bonne fortune pour les patriotes. Je suis enfant de la Révolution.

Une note jointe au rapport apprend que ces lettres de la reine s'étendaient de l'année 1788 à son entrée au Temple. Elles étaient adressées â l'empereur Joseph II, à Mme de Polignac, au duc de Luxembourg et à quelques personnes de la Cour. La plupart étaient des copies de lettres chiffrées. Toutes étaient apocryphes[8].

Vers le milieu du mois d'août 1829, le commissaire Marlot eut une nouvelle entrevue avec le comte de La Motte, celui-ci étant venu le trouver spontanément. Il venait nous pressentir, écrit l'officier de police, sur les idées que nous pouvions avoir des intentions du nouveau ministère[9], désirant s'informer si l'autorité actuelle entrerait dans les vues de MM. de Martignac et de Belleyme qui paraissaient être d'acheter le silence de ce misérable, en lui assurant une pension et en indemnisant ses collaborateurs, Fellens et Corréard. Nous nous sommes tenus sur la plus grande réserve à cet égard avec M. de La Motte, en nous bornant à l'engager à temporiser, à agir avec circonspection et à ne pas courir des chances funestes, non pas pour sa réputation, qui est plus qu'une chimère pour un homme de sa trempe, mais pour sa sécurité personnelle. Il nous a paru accueillir nos observations, ou, pour mieux dire, il nous a semblé qu'elles l'épouvantaient, en lui faisant entrevoir un avenir fâcheux, conséquence inévitable de sa fâcheuse publication.

M. de La Motte, poursuit le commissaire Marlot, nous a confié que son ouvrage contenait des passages très virulents et surtout des révélations curieuses sur les intimités qui ont existé entre la feue reine et Mme de Polignac, mère du ministre actuel.

Ici un passage qu'il est impossible de reproduire : on devine de quoi il s'agit.

A ce récit, conclut Marlot, nous n'avons su taire notre indignation et nous avons prédit au comte de La Motte que si de telles turpitudes paraissaient au jour, il ne pourrait en résulter pour lui que l'infamie et ensuite une sévère condamnation. Il nous a quitté en promettant du bout des lèvres qu'il allait encore réfléchir.

La Préfecture de police adressa au ministre de l'Intérieur un rapport où les détails donnés par Marlot étaient résumés. Le rapport ajoutait : Il y a bientôt un an, le sieur de La Motte-Valois avait proposé de vendre son silence à l'administration. Il demandait une pension de trois ou quatre cents francs et un refuge à l'Hospice de Chaillot. Cette proposition ne fut pas acceptée, peut-être pourrait-on la reprendre[10]. Une apostille nous fait connaître l'avis du ministre estimant qu'il n'y avait rien à faire. Les promesses de La Motte ne lui semblaient offrir aucune garantie.

***

Il y eut ainsi deux rédactions des Mémoires de Nicolas de La Motte : une première qui fut remise par lui à Pannisset en 1824, transmise par celui-ci à la Préfecture de police, déposée aux Archives de la Préfecture, d'où elle disparut, comme on l'a vu ci-dessus, peu après y être entrée. Mais, dans la suite, le manuscrit fut retrouvé, ainsi qu'en témoigne la lettre suivante, en date du 8 août 1829, adressée par le Préfet de police Belleyme au ministre de l'Intérieur :

J'ai l'honneur de transmettre à V. E. le manuscrit des Mémoires de M. Delamotte-Valois, que M. Duplessis, ancien chef de division à la Préfecture vient de me remettre pour en faire l'usage que V. E. jugera convenable.

Cette première rédaction, encore inédite, est aujourd'hui conservée aux Archives nationales[11]. Une seconde rédaction, que La Motte chercha à se faire acheter, comme on vient de le voir, fut rédigée en collaboration avec Fellens. C'est celle qui a été publiée, longtemps après la mort de l'auteur, par Louis Lacour[12], avec de nombreuses suppressions.

La rédaction et la publication de ces Mémoires — à cause du profit, par le scandale qu'il en espérait tirer — fut, durant la dernière partie de sa vie, la préoccupation constante du comte de La Motte — comme la publication de ses Mémoires avait occupé la fin de la vie de Jeanne de Valois. L'un et l'autre n'y virent d'ailleurs qu'un moyen de pression sur le gouvernement royal effrayé du bruit qui en devait résulter.

En résumé les Mémoires du comte de La Motte, souvent cités d'après l'édition donnée par Louis Lacour en 1858, ne sont d'aucune valeur historique : tissu de mensonges et de fables grossières. Sans doute contiennent-ils des détails authentiques et qu'il serait intéressant de recueillir ; mais comment les distinguer dans l'amas de faussetés ? La Motte composa ces relations de l'Affaire du Collier quarante ans après les événements, étant dans un âge avancé et dans une lamentable décrépitude. Enfin, pour la composition, il se servit surtout de Mémoires et d'ouvrages relatifs à ces événements, ouvrages que ses associés lui fournissaient. Ce ne sont donc même pas des souvenirs personnels. Et ce n'est pas lui qui tint la plume.

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La Préfecture de police s'était décidée à passer outre à l'opinion exprimée par le ministre, en apostille an rapport qu'elle lui avait adressé, ou peut-être le ministre avait-il changé d'avis.

Quoi qu'il en soit, La Motte fut pensionné à nouveau dans la crainte du scandale. Nous venons de voir que ses Mémoires ne parurent qu'après sa mort.

Le 14 septembre 1829, écrit Lafont d'Aussonne, comme je traversais les bois du Luxembourg pour gagner la grille vers la rue Cassette, j'aperçus le comte de La Motte, qui gagnait l'avenue des grands marroniers. Je suivis ses pas chancelants dont il accablait ses deux béquilles. Sa mise élégante et soignée, ses manières parfaitement polies, son salut distingué parlaient en sa faveur. Les dames réunies sur ce banc se rangèrent pour qu'il fût plus commodément. Je me plaçai tout près du comte et le nommai tout haut par son nom. La conversation s'engagea. M. de Belleyme, dit le comte, me continua une petite pension de cent louis sur la police. Il me fit appeler comme je terminais la recomposition — de mes Mémoires. Il daigna m'annoncer son changement pour la semaine qui allait suivre. Laissez-là toutes ces Histoires, me dit-il en nous séparant[13].

La Motte logeait à cette époque, avec sa nièce, Mme Perrot, née Latour, 17, rue des Cannettes.

On le rencontre une dernière fois aux journées de juillet 1830, âgé de soixante-dix-sept ans. Il y fut pris dans une panique et tomba blessé. L'officier de gendarmerie qui était de service le fit transporter dans une maison voisine. Le 11 octobre 1831, il entrait à l'hôpital Saint-Louis où il mourut le 6 novembre. Dans les dernières années de sa vie il avait cherché plusieurs fois à se suicider. Je suivis le bord de la rivière jusqu'à Villeneuve-Saint-Georges. Aidé de mes deux mains, je me glissai jusqu'au bord du talus. Je regardai l'endroit où j'allais tomber et j'étais prêt à lâcher l'herbe que je tenais fortement, quand, en plongeant mes yeux dans l'abîme qui devait m'engloutir, je crus voir le fleuve rouler des flots de sang. Ces flots de sang lui rappelèrent, assure-t-il, les journées de septembre, et il n'eut plus envie de se suicider.

Le Journal de Paris annonça sa mort en ces termes : M. Mustophragasis, comte de Valois, chevalier de Saint-Louis et de la Couronne, noble à cheval d'Angoulême, vient de mourir à Paris très vieux et assez pauvre. Il avait été marié à la fameuse Mme de La Motte-Valois. Il était généralement connu sous le nom de Valois-Collier.

 

 

 



[1] Les documents qui ont servi à écrire ce chapitre sont pour la plupart conservés aux Archives nationales, F7, 6354 A/7277.

[2] Les Misérables, troisième partie, Marius : livre III, chap. I, Un ancien salon.

[3] Encore ces initiales ne peuvent-elles servir de guide. La baronne de T., qui tenait le salon, aurait été la veuve d'un ambassadeur de France sous Louis XVI. Il n'y eut sous Louis XVI aucun baron de T. ambassadeur.

[4] Le Furet, par Charles *** (Charles Robert). Paris, Chaumerot, 1818, in-8°. Deux livraisons en ont paru. La destruction en fut ordonnée par arrêt de la Cour d'appel du 2 avril 1818.

[5] Le Moniteur royaliste, journal publié en 1820, qui a eu 8 numéros in-4°.

[6] Sous le nom de village d'Orsel on entendait un groupe de maisons construites en 1802 par M. d'Orsel, au pied de la butte Montmartre. La rue d'Orsel existe encore aujourd'hui sur cet emplacement, s'étendant de la rue de Clignancourt à la rue des Martyrs.

[7] Cette première rédaction des Mémoires du comte de La Motte, apportée par Pannisset au Préfet de police, fut déposée par celui-ci aux Archives de la Préfecture, d'où elle disparut presque aussitôt.

[8] Le libraire Baudouin avait déjà (1827) publié une Correspondance intime du roi Louis XVIII, tirée à 10.000 exemplaires, qu'il fit ensuite lacérer, à l'exception d'un seul exemplaire remis par lui au Président Séguier. Il en fut remboursé. Anecdote, historiques du temps de la Restauration (Paris, 1853), p. 64-71.

[9] Le ministre Polignac.

[10] Rapport du 26 avril 1829, Archives nationales, F7, 6354, A/7277.

[11] F7, 6354, A/7971.

[12] Mémoires inédits du comte de La Motte, Paris, 1858, in-16 de XXXIX-318 p.

[13] LAFONT D'AUSSONNE, Mémoires secrets... de la reine de France, II, 131 et 136. — Les détails donnés par Lafont d'Aussonne dans le chapitre intitulé le Comte de Lamothe-Collier montrent, par leur concordance avec le dossier des Archives nationales, qu'il eut véritablement avec Lamente la conversation qu'il rapporte.