LA MORT DE LA REINE

LES SUITES DE L'AFFAIRE DU COLLIER — D'APRÈS DE NOUVEAUX DOCUMENTS RECUEILLIS EN PARTIE PAR A. BÉGIS

 

XIV. — LA MORT DE LA REINE[1].

 

 

La journée du 14 juillet a ouvert la France aux désordres. L'idée de Taine est profondément juste : la conquête jacobine. A mesure que l'érudition sera mieux informée et qu'elle deviendra impartiale, la conception du grand historien sera précisée et appuyée de preuves nouvelles.

Le 6 octobre, des hordes hurlantes vont de Paris à Versailles. Des femmes débraillées, les cheveux collants de poussière et de sueur, réclament les boyaux de la reine. Madame, sauvez la reine ! crie à l'une des dames d'atour un garde qui accourt, le visage ensanglanté. Le lendemain, la populace traîne la famille royale à Paris. La voiture va lentement. Autour d'elle, des quolibets, des railleries, des injures. Sur le siège du carrosse, qui conduit Marie-Antoinette et son enfant, le comédien Beaulieu amuse la foule et insulte la femme de ses grimaces de saltimbanque. Marie-Antoinette, les yeux secs, muette, immobile, est comme perdue dans un rêve. J'ai faim, dit le Dauphin. A ce moment la reine pleura.

La famille royale est aux Tuileries. Au 20 juin 1792, la journée d'octobre recommence. Il est quatre heures et demie. Des cris, des clameurs, une rumeur comme le tonnerre qui roule. Tout est envahi d'un flot de cris, de fer et de sang. Les gardes nationaux n'ont que le temps d'entraîner la reine dans la salle du Conseil. Ils placent devant elle et ses enfants la grande table. Entre elle et ces figures lie de vin, ces poings tendus, ces piques qui frémissent, la largeur de deux planches. La reine est debout, écrivent Edmond et Jules de Goncourt. Madame est à sa droite, se pressant contre elle. Le Dauphin, ouvrant ses grands yeux comme les enfants, est à sa gauche. Les hommes, les femmes, lès piques, les couteaux, les cris et les injures, tout se rue contre la reine. De ces cannibales, l'un lui montre une poignée de verges, avec l'écriteau : Pour Marie-Antoinette ; l'autre une potence et une poupée de femme ; l'autre, sous les yeux de la reine, qui ne baissent pas leur regard, avance un morceau de viande en forme de cœur qui saigne sur une planche. On a brutalement coiffé d'un bonnet rouge la reine et son fils. Des femmes échevelées lui crachent des ordures au visage. Marie-Antoinette répond d'une voix tranquille : M'avez-vous jamais vue ? Vous ai-je fait quelque mal ? On vous a trompés, je suis Française. J'étais heureuse quand vous m'aimiez. Et voici, qu'à cette voix douce et triste, à ce regard si triste et si beau, à ce calme qui brise la tempête, la fureur tombe, étonnée. La pitié ouvre les cœurs. L'humanité reprend la populace. Celles qui vomissaient des outrages, la gorge tendue, restent silencieuses et sentent leurs larmes couler. Ces femmes sont saoûles, hurle Santerre en haussant les épaules. Et il approche, s'accoude à la table, il ricane ; mais voici que ses lèvres à lui aussi se ferment. La reine l'a regardé, à son tour, de son regard tranquille et profond. Et, pour se donner une contenance : Otez ce bonnet à cet enfant, dit-il en parlant du Dauphin. Voyez comme il a chaud ! Pauvre petit qui, le lendemain, à une prise d'armes au château, demandera : Maman, est-ce qu'hier recommence ?

Marie-Antoinette disait : Ils m'assassineront, que deviendront mes enfants ?

Sous ses fenêtres sont criés et vendus des estampes immondes, les pamphlets écrits contre elle avec la boue des ruisseaux. L'Assemblée a pris soin de donner au peuple la terrasse des Feuillants. A quel peuple ! On sait qu'il en fera bon usage. Et, du matin au soir, ce sont des propos si odieux que, par deux fois, la reine est obligée de se retirer. Quelquefois, dans son énergie, elle veut descendre au jardin, parler à son peuple : Je leur dirai que je les aime, que je suis Française. Je n'aimerais pas les Français.... moi, la mère d'un Dauphin ! Puis ses illusions se reprennent à la quitter. L'œuvre de calomnie est trop profonde. Don Bazile a mille bouches. Il a la tribune de l'Assemblée. Que peut la voix d'une femme perdue dans la tempête ?

Au 10 août, Louis XVI et sa famille, pressés par l'émeute, se réfugient dans l'Assemblée. Je suis venu ici, dit le roi, pour épargner un grand crime. Il était à la gauche du Président. Marie-Antoinette avait fait asseoir le Dauphin près d'elle. Qu'on le porte à côté du Président, crie une voix, il appartient à la nation. L'Autrichienne est indigne de sa confiance ! Et un huissier saisit l'enfant qui pleure d'effroi ; qui s'accroche aux jupes de sa mère. Dans la nuit le roi et la reine passent aux Feuillants. A la lumière des chandelles, fichées au bout des fusils — lueur vacillante où brille l'acier sanglant des piques — la reine allait lentement, entre les rangs pressés de la foule qui chantait le refrain :

Madame Veto avait promis

De faire égorger tout Paris.

Les sentinelles contenaient avec peine la populace. Quand une des femmes de la reine paraissait aux portes des cellules de l'ancien couvent, meublées à la hâte, elle était accueillie par des hurlements. Le peuple clamait sous les fenêtres : Mort à la reine !Chaque fois que je portais les yeux sur cette grille, dit un nommé Dufour, dont on ignore la profession, je croyais être à la ménagerie et voir la fureur des bêtes féroces lorsqu'on se présente devant leurs barreaux. Marie-Antoinette se coucha. Elle ferma les yeux. Les cris : Jetez-nous sa tête ! venaient encore jusqu'à elle.

Le 12 août, l'Assemblée législative, sous la pression jacobine, décida de laisser à la Commune de Paris le soin de fixer la demeure du roi et celui de régler les détails de son existence. Voici Marie-Antoinette en bonnes mains et qui vont avoir d'elle un soin particulier.

Le 13 août 1792, la reine, avec son mari, ses enfants, Madame Élisabeth, la princesse de Lamballe, Mme et Mlle de Tourzel, furent transférés dans la petite tour du Temple. Mais, dès le 19, deux commissaires de la municipalité viennent procéder à l'enlèvement de toutes les personnes qui n'appartiennent pas à la famille Capet.

Manuel fait des mots sur l'attirail embarrassant que traîne une famille royale : Je vous donnerai, dit-il à la reine, pour vous servir, des femmes de ma connaissance. Marie-Antoinette répond qu'elle n'en a pas besoin. Elle et sa belle-sœur se serviront réciproquement.

Fort bien, Madame, vous n'avez qu'à vous servir vous-même, vous ne serez pas embarrassée sur le choix !

Des surveillants sont placés auprès de Marie-Antoinette, qui l'observent du matin au soir et du soir au matin. Pas un geste, pas une parole, pas un coup d'œil, rien qui n'ait ses témoins et ses délateurs ! pas une seconde où elle se possède, où elle possède sa famille. Toujours ces hommes épiant ses yeux, ses lèvres, son silence ! Toujours ces hommes la poursuivant jusque dans sa chambre, où elle se sauve pour changer de robe ! La nuit même, dans l'antichambre, où couchait tout à l'heure Mme de Lamballe, les municipaux veillent et la reine est espionnée jusque dans son sommeil[2].

On avait placé des Marseillais à tous les étages. Ils chantaient gaiement, quand la reine remontait du jardin :

Madame à sa tour monte

Ne sait quand descendra.

Cette promenade au jardin, qu'elle s'imposait pour la santé de ses enfants, était un supplice. Au bas de la tour, les geôliers, Risbey et Rocher, lui soufflaient dans la figure la fumée de leurs pipes. A cheval sur des chaises posées en rond, les gardes municipaux riaient des grimaces que l'odeur du tabac lui faisait faire. Ils suivaient des yeux la fumée bleuâtre, qui pénétrait son abondante chevelure blonde, puis s'en dégageait, buée légère, comme de la ouate très fine. Dans le jardin, les soldats avaient ordre de se couvrir devant elle. Les canonniers se mettaient à danser en ronde chantant le Ça ira !, et les ouvriers qui travaillaient à ses murs de clôture disaient tout haut qu'ils préféreraient employer leurs outils à lui casser la tête.

La consigne donnée par la Commune était précise. En entrant chez la reine, on devait garder son chapeau sur la tête. Je vis chez la reine, écrit Lepitre, le nommé Marcereau, tailleur de pierres, dans l'accoutrement le plus sale, s'étendre sur un canapé de lampas, où s'asseyait ordinairement la reine, et justifier la chose au nom du principe de l'égalité. Les municipaux venaient systématiquement se placer dans les fauteuils devant la cheminée, les pieds sur les chenets, de manière à ne point laisser aux princesses la possibilité de se chauffer.

Les libelles les plus sales publiés contre elle, des ignominies, les pamphlets de Boussenard, le Ménage royal en déroute, la Tentation d'Antoine et son cochon, étaient criés aux pieds des murs. Il est au-dessous de tous ces outrages à la reine, écrivent les Goncourt, un outrage honteux que nul peuple, nul temps n'avait encore osé contre la pudeur d'une femme : il n'y a de garde-robe pour les princesses que la garde-robe des municipaux et des soldats.

Et cependant tant que Marie-Antoinette fut avec ses enfants, la vie lui parut supportable. Elle venait assister au souper de son fils. Quand, par hasard, les municipaux étaient un peu éloignés, à la hâte, tout bas, elle lui faisait dire une prière. Puis elle le couchait, le veillait jusqu'à neuf heures. Alors le souper était servi chez le roi. Puis on revenait près du lit de l'enfant, jusqu'à l'heure tardive du sommeil.

La reine avait toujours aimé la broderie. Elle lui fut un agrément durant les heures si longues. On remarqua qu'elle y prenait trop de satisfaction et un ordre de la municipalité interrompit les travaux à l'aiguille. Ces broderies, pensait la Commune, cachaient une correspondance hiéroglyphique. Privée de ses broderies, Marie-Antoinette se mit à ravauder. Aussi bien le besoin s'en faisait-il sentir. Le Dauphin couchait dans des draps troués. Et elle reprisait l'habit du roi pendant qu'il était dans son lit.

La reine, ainsi que sa belle-sœur et sa fille, étaient vêtues le matin de basin blanc. Elles étaient coiffées de linon blanc. A midi, elles mettaient leur seule parure : un vêtement de toile, fond brun, à petites fleurs.

Le 22 septembre 1792, la République fut proclamée. Peu de jours après, la prisonnière reçut du linge qui lui avait été précédemment commandé. Les couturières y avaient mis son chiffre, surmonté de la couronne royale. Et le nouveau gouvernement put se donner la satisfaction d'obliger la reine à défaire de ses propres mains les couronnes mises sur le linge qui lui avait été porté.

La reine ayant été malade, dit Turgy, et n'ayant pris aucun aliment, me fit dire de lui faire préparer un bouillon pour souper. Au moment où je le lui présentai, elle apprit que la femme Tison — placée dans sa prison comme surveillante — était indisposée également. Elle ordonna qu'on lui apportât ce bouillon. Je priai alors un des municipaux de me conduire à la bouche — cuisine — pour y prendre un autre bouillon. Aucun d'eux ne voulut m'y accompagner. La reine, malade, se coucha sans manger.

Cette femme Tison était auprès de Marie-Antoinette ce que la police appelait un mouton. Elle s'était glissée dans sa confiance pour la trahir. Ses délations firent périr ceux que le sort de la prisonnière avait émus. Mais la nature eut sa revanche : le remords l'affola. Un jour, subitement, la femme Tison se roula aux pieds de la reine, implorant sa grâce. On dut la transporter, poussant des hurlements, dans une maison de santé. Et Marie-Antoinette, qui avait appris ses délations et leurs terribles conséquences, s'informait de son état avec compassion et amitié.

La famille était à dîner le 3 septembre. Le roi se lève. C'est le bruit — auquel les prisonniers commençaient d'être habitués — des vociférations populaires. On veut la reine à la fenêtre. La malheureuse y allait, quand, brusquement, le municipal Menessier se jette devant elle, la repousse, tire les rideaux. Mais puisque son peuple le réclame, Louis XVI veut paraître. Les rideaux sont écartés. Marie-Antoinette n'a pas un cri. Elle ne s'évanouit pas, mais son regard a pris une expression atrocement fixe : le regard d'une folle. Au bout d'une pique lui est présentée la tête pâle de la princesse de Lamballe. Le peuple insistait pour qu'une dernière fois elle embrassât son amie. Deux individus, écrit le peintre Daujon, lequel se trouvait alors au pied de la tour, tramaient par les jambes un corps nu, sans tête, le dos contre terre et le ventre ouvert jusqu'à la poitrine. Au pied de la tour, le cadavre est étalé avec appareil et les membres arrangés avec une espèce d'art et un sang-froid qui laisse un vaste champ aux méditations du sage.

La douce et gracieuse princesse de Lamballe, que nous avons vue, dans sa pitié tendre et irréfléchie, visiter Mme de La Motte à la Salpêtrière, avait été assommée à coups de marteau, au moment où ses geôliers l'élargissaient de l'hôtel de la Force. Son beau corps, frêle et blanc, subit des mutilations infâmes. La tête est séparée du tronc. Avec les camarades, le vainqueur la porte chez un marchand de vin. Une tournée pour les patriotes ! La tête est mise sur le comptoir. Les petits verres sont rangés autour. Les boucles blondes, que le sang a collées, tombent dans les yeux mornes et ouverts, dans les grands yeux glauques ; les traits sont tirés, les chairs sont flasques, le sang décomposé marque la peau de taches vertes, — et la lumière rit dans les petits verres qui forment en cercle une auréole joyeuse du scintillement de la liqueur dorée.

L'un avait pris la tête et un autre, de la poitrine défoncée, avait arraché le cœur. Il le mangea tout cru, pantelant. C'était, disait-il, une chair fine et délicieuse. Cette dégustation de cœur frais et palpitant semble avoir été dans le goût du jour, car le soir, sur divers points de la capitale, cinq ou six braves se vantaient d'avoir été chacun le héros de l'aventure, et l'un d'eux, pour illustrer son récit, montrait ses moustaches rouges de sang[3].

Louis XVI fut transféré le 30 septembre, de la petite tour, dans la grosse tour du Temple. Il y fut rejoint le 26 octobre par sa femme et par sa sœur, Madame Élisabeth.

Dans la nuit du 20 au 21 janvier 1793, Madame entendit sa mère, qui ne s'était pas déshabillée, trembler sur son lit, toute la nuit, de douleur et de froid. Louis XVI venait d'être condamné à mort. Durant tout le procès, la Convention avait refusé au roi la consolation et le soutien de voir sa femme et ses enfants ; elle recula devant l'interdiction d'un dernier embrassement avant le supplice. L'entrevue doit avoir lieu dans la salle à manger. La reine entre tenant son fils par la main. Elle veut entraîner le roi vers sa chambre. Non, dit le roi, je ne peux vous voir qu'ici. Les municipaux collent leurs figures à la porte vitrée. Ils emplissent leurs yeux de cette douleur, la plus grande, peut-être, disent les Goncourt, dont Dieu ait infligé le spectacle à des hommes. — Tous se penchent, poursuivent les deux grands écrivains. C'est le roi qui bénit sa femme, sa sœur, ses enfants. La petite main du Dauphin se lève. C'est le roi qui fait jurer à son fils de pardonner à ceux qui font mourir son père. Et puis un silence. Il n'y a plus de place que pour des sanglots.

Avant de mourir, le roi avait remis, pour sa femme, son anneau nuptial, un cachet et un paquet de cheveux. La Convention craignit que des objets de cette nature, dans les mains d'une femme prisonnière, ne compromissent le sort de la Révolution. Les souvenirs du mari mort ne furent pas remis à l'épouse. Mais un municipal, Toulan, vaincu par une si grande douleur, les déroba. Marie-Antoinette put serrer contre elle l'anneau, le cachet, les cheveux. Toulan fut guillotiné.

Le jour même, Marie-Antoinette demanda des vêtements de deuil : les plus simples, le costume du peuple. Un manteau de taffetas noir, un fichu et un jupon noirs, une paire de gants noirs, deux serre-tête de taffetas noirs. Elle demandait en même temps une paire de draps et une couverture piquée. Mais la Convention estima qu'une prisonnière n'avait pas besoin de draps ni de couvertures au mois de janvier. Elle accorda le deuil et refusa la couverture.

La veuve est dans les habits de deuil dus à la générosité de la République. Elle a sur la tête un bonnet de femme du peuple, dont les tuyaux pleurent et tombent sur les épaules. Entre les tuyaux et la coiffe, court un voile noir. Un grand fichu blanc est croisé sur son cou avec une méchante épingle. Un petit châle noir, liséré de blanc, se noue à la naissance de sa robe noire. Sur son front, le long de ses tempes courent, échappés du bonnet, des mèches de cheveux d'un blanc qui grisonne et s'en va blanchissant. Son front est fier encore et ses sourcils n'ont pas baissé leur arc impérial. Les larmes ont rougi ses paupières, les larmes ont gonflé ses yeux. Son regard a perdu son rayon, il est fixe. Le bleu de ses yeux n'a plus d'éclairs, plus de caresses ; il est vitrifié, froid, presque aigu. La belle ligne aquiline du nez est devenue une arête décharnée, sèche et dure, et l'on croirait que l'agonie a pincé ces narines qui frémissaient de jeunesse[4].

A cette femme qui, jadis, voyait le monde à ses pieds dans une émulation de flatterie et de déférence, qui avait connu toutes les splendeurs, il ne restait plus, dans la prison étroite et froide, qu'un bien, un soutien, on ne peut plus dire une joie : ses enfants. Le gouvernement révolutionnaire estima que c'était trop. La reine, Madame Élisabeth, Madame se sont éveillées au bruit des guichets. Des municipaux viennent signifier à Marie-Antoinette le nouveau décret du Comité de salut public, sanctionné par la Convention :

Le Comité arrête que le fils Capet sera séparé de sa mère.

Tout d'abord, Marie-Antoinette n'a pas compris. Puis, tout à coup, elle s'est précipitée sur son fils avec un cri de bête fauve. Tuez-moi d'abord ! Les hommes lui répondent que si elle ne lâche pas le petit, ce n'est pas elle qu'on va tuer, mais le gamin : et l'enfant est dans leurs mains.

Elle est brisée, à présent. Vit-elle encore ? Robespierre estimait qu'elle vivait encore beaucoup trop. La punition d'un tyran, s'écrie-t-il le 10 avril 1793 au sein de la Convention, obtenue après tant de débats odieux — Robespierre estimait qu'on avait encore observé beaucoup trop de formes de procès — sera-t-elle donc le seul hommage que nous ayons rendu à la liberté et à l'égalité ? La mort de Marie-Antoinette devait leur être un hommage non moins sensible. Cette mort, dit Robespierre en terminant, doit ranimer dans tous les cœurs une sainte antipathie pour la royauté et donner une nouvelle force à l'esprit public.

Le 1er août 1793, le Comité de salut public proposa à la Convention le décret suivant :

Marie-Antoinette est renvoyée au tribunal extraordinaire : elle sera transférée sur-le-champ à la Conciergerie.

La nuit même, à une heure du matin, la reine était réveillée. Elle doit être transportée sur-le-champ. Et comme, sortant de la tour, sans se baisser, elle se frappe la tête au guichet :

Vous êtes-vous fait mal ?

Oh ! non, rien à présent ne peut plus faire mal.

Vingt gendarmes escortent la prisonnière. La nuit est étouffante et lourde. La reine arrive à la Conciergerie à deux heures du matin. Le Père Duchesne ne se tient plus de joie : J'ai prêté l'oreille au guichet, écrit-il, pour entendre ses hurlements. — Je ne verrai donc pas, disait-elle, la ruine de Paris que j'avais préparée depuis si longtemps, je ne nagerai pas dans votre sang.

A la Conciergerie, Marie-Antoinette manque de tout. Elle n'a pas de linge pour changer, et la concierge, Mme Richard, malgré la pitié qui lui a serré le cœur, n'ose lui en fournir. Lés gendarmes sont à présent installés du matin au soir dans sa chambre. Ils y tiennent librement leurs propos de soldats. Ils y fument leurs grosses pipes. Le soir, la reine a les yeux rouges et gonflés de cette fumée et la tête engourdie de douleur. Parfois l'un des gendarmes s'en aperçoit et cesse de fumer.

Au Temple on lui avait enlevé ses broderies, ici on lui ôte jusqu'à son fil et à ses aiguilles. Comment faire passer la longueur douloureuse des jours ? Pressentant sa fin prochaine, elle pensa laisser de ses doigts un souvenir à ses enfants. Et elle se mit à tirer les gros fils d'une toile à tenture où du papier, que l'humidité décollait, avait été tendu. Elle plissait ces fils d'une main patiente, et, quelques épingles étant piquées sur son genou en guise de coussin, elle en faisait du lacet très uni. Elle n'avait aucune lumière. La nuit la plongeait dans l'obscurité. Je prolongeai autant que possible, dit Rosalie Lamorlière[5] qui la servait, le petit ménage du soir afin que ma maîtresse fût un peu plus tard dans la solitude et dans l'obscurité. L'humidité de la pièce était affreuse. Bault, le concierge, fit clouer contre la muraille une vieille tapisserie. Les membres du Comité de sûreté publique furent indignés de cette marque de sympathie, et Bault imagina un mensonge empêcher qu'on entendît de la chambre voisine des bribes de conversation — pour que le lit de la reine demeurât ainsi un peu garanti contre les suintements du mur. Le 19 août, Michonis, administrateur de police, demande aux officiers municipaux composant le service du Temple, de faire passer quatre chemises et une paire de souliers dont la reine a un pressant besoin. Ces quatre malheureuses chemises, écrivent les Goncourt, bientôt réduites à trois, ne seront délivrées à la reine que de dix jours en dix jours. La reine n'a plus que deux robes qu'elle met de deux jours l'un. Sa pauvre robe noire, sa pauvre robe blanche, pourries toutes deux par l'humidité de la chambre.... Il faut s'arrêter ici : les mots manquent.

Marie-Antoinette était devenue d'une maigreur extrême. Elle n'était plus reconnaissable. Les gens du peuple, qui approchaient de la prisonnière, étaient frappés de respect et de pitié. Les concierges placés auprès d'elle, les servantes appelées à lui donner leurs soins furent émus jusqu'au fond de leur âme de cette douleur surhumaine si grandement supportée. Des femmes de la Halle viennent lui offrir, celle-ci un melon pour sa bonne reine, celle-là des pêches dans un panier. Héroïnes, qui savaient que pour un melon et des pêches elles allaient à la mort. Il y eut des tentatives pour faire évader la reine du Temple, puis de la Conciergerie. La première, dirigée par Toulan, faillit aboutir ; mais au dernier moment on s'aperçut que les enfants ne pourraient suivre leur mère : Nous avons fait un beau rêve, écrit la reine à Jarjayes, voilà tout. L'intérêt de mon fils est le seul qui me guide, et quelque bonheur que j'eusse éprouvé à être hors d'ici, je ne peux consentir à être séparée de lui. Comptez que je sens la bonté de vos raisons pour mon propre intérêt et que cette occasion peut ne plus se rencontrer, mais je ne pourrais jouir de rien en laissant mes enfants, et cette idée ne me laisse pas même un regret. A la Conciergerie, le plan paraissait d'une exécution aisée ; mais les deux gendarmes, qui étaient de garde, devaient être tués. La reine estima que, par la mort de deux hommes, sa liberté eût été payée trop cher.

Le sort de la reine est à présent décidé. En vain Mme de Staël publie-t-elle de Londres ses appels à la justice et à la pitié. Pour exciter la multitude, écrit-elle, on n'a cessé de répéter que la reine était l'ennemie des Français et l'on a donné à cette inculpation les formes les plus féroces. Dites, vous qui l'accusez, dites quel est le sang, quels sont les pleurs qu'elle a jamais fait couler. Dans ces anciennes prisons que vous avez ouvertes, avez-vous trouvé une seule victime qui accusât Marie-Antoinette de son sort ? Aucune reine, pendant le temps de sa toute-puissance, ne s'est vue calomnier aussi publiquement, et, plus on était certain qu'elle ne voulait pas punir, plus on multipliait les offenses. L'on sait qu'elle fut l'objet de traits sans nombre d'ingratitude, de milliers de libelles, de procès révoltants, et l'on cherche en vain la trace d'une action vengeresse. Il est donc vrai qu'elle n'a causé de malheur à personne, elle qui souffre des tourments inouïs.

Que pouvaient ces paroles ? Le Père Duchesne avait plus d'autorité que Mme de Staël[6].

C'est Danton, secondé par Carrier, l'homme de Nantes, qui, au début des luttes de la Montagne contre la Gironde, avait fait créer le tribunal révolutionnaire où Marie-Antoinette était renvoyée. Les jurés étaient nommés par la Convention. C'étaient des fonctionnaires payés à raison de dix-huit livres par jour et qui devaient opiner à haute voix. Dans le cas où leur opinion n'aurait pas été bonne, ils devaient être guillotinés. Ce n'est, déclara le conventionnel Lamarque[7], qu'en adoptant que les jurés opineraient à haute voix, que les amis de la liberté ont consenti qu'il y eût des jurés dans ce tribunal. Danton marqua le but de l'institution dans un discours à l'Assemblée : Ce tribunal doit suppléer au tribunal suprême de la vengeance du peuple. Durant de longs mois, les têtes tombèrent par centaines et Danton estima que le tribunal suppléait admirablement bien ; mais un jour ledit tribunal décida que l'on guillotinerait Danton lui-même, et celui-ci de déclarer : C'est moi qui ai fait établir ce tribunal, ce n'était pas pour qu'il fût le fléau de l'humanité.

La loi des suspects fut votée le 17 septembre 1793. Le nombre des juges au tribunal révolutionnaire fut alors porté à seize, celui des jurés à soixante. La liste des candidats, présentée par Voulland, fut adoptée par la Convention sans discussion. Presque tous, disait Gautier aux Jacobins, ont été choisis parmi les Jacobins et de ceux-là, nous en sommes sûrs. Excellent tribunal pour juger la reine. L'ancien président, Montané, avait été jeté en prison, parce qu'il avait essayé, disait-on, de faire passer Charlotte Corday pour folle. Hermann, son successeur venait d'être mandé à la barre de la Convention pour y apprendre à mener plus rondement l'affaire Custine. Ce Hermann avait un air doux et patelin. Il avait l'air d'un vieux corbeau. Il faisait guillotiner son monde d'une manière grave, tranquille et très distinguée et dont on eut été mal venu à se plaindre.

Mais le héros du tribunal était l'accusateur public, Fouquier-Tinville, ancien procureur au Châtelet. Il s'était, au temps de la puissance monarchique, distingué par un zèle ardent pour la gloire du roi, composant en son honneur des ballades et de petits vers. Il avait beaucoup d'esprit. Dans la fournée du Luxembourg, la vieille maréchale de Noailles, cassée par l'âge, est complètement sourde. Mettez, dit Fouquier, qu'elle a conspiré sourdement. Mme de Saint-Servan tombe des gradins. Elle ne peut répondre. Ce n'est pas sa langue, s'écrie l'accusateur public en une heureuse inspiration, c'est sa tête qu'il nous faut. On ne résiste pas à des mots pareils. Les deux dames furent guillotinées. Il fallait, dit Mercier, que Robespierre rencontrât une âme atroce et docile, un de ces hommes qui se font avec orgueil valets de tyrannie et à qui les crimes ne coûtent rien : il rencontra Fouquier-Tinville.

Il fut d'ailleurs dignement secondé par les délégués de la Commune, Pache, maire de Paris ; Chaumette, procureur-syndic ; Hébert, substitut du procureur : noms auxquels on a la tristesse de devoir joindre celui de l'illustre Louis David. Le crime que ces hommes et leurs mandataires ont commis est si grand qu'il est impossible de l'exprimer. Corrompre un enfant pour détruire sa santé, puis, de la corruption dont on l'a gangrené, faire le plus épouvantable des outrages à sa mère ; non content de la faire insulter par son fils, enfant de huit ans, qu'on a abruti de coups et d'eau-de-vie, répéter la calomnie atroce dans le plein jour du tribunal et s'en servir pour essayer, après avoir fait tomber sa tête, de salir la mémoire de la victime : il ne semblait pas que pareilles choses fussent humainement possibles, elles ont été commises. Les procès-verbaux des horribles confrontations du Temple sont conservés aux Archives nationales. Le jeune prince, écrit Danjon, qui servait de greffier, était assis sur un fauteuil ; il balançait ses petites jambes dont les pieds ne posaient pas à terre. Comprenait-il ce qu'on lui faisait dire ? Chaumette, dit la sœur du Dauphin, âgée de quinze ans, m'interrogea sur mille vilaines choses dont on accusait ma mère et me tante. Je fus atterrée par une telle horreur et, si indignée que, malgré toute la peur que j'éprouvais, je ne pus m'empêcher de dire que c'était une infamie. Malgré nies larmes, ils insistèrent beaucoup. Il y a des choses que je n'ai pas comprises, mais ce que je comprenais était si horrible que je pleurais d'indignation[8].

Les débats furent fixés au 15 octobre. Hermann, président du tribunal, avait désigné deux défenseurs d'office, Chauveau-Lagarde et Tronçon-Duroudray. Ils furent prévenus la veille. Chauveau-Lagarde était à la campagne. C'était un énorme dossier à dépouiller. Sur les conseils de ses défenseurs la reine demanda pour eux un délai de trois jours. Était-ce trop pour une pareille affaire, pour l'étude d'un tel dossier ? Sa lettre fuit mise au pallier. Les débats commencèrent immédiatement, le 15, à huit heures du matin, et continuèrent sans interruption jusqu'à quatre heures du lendemain matin. Sauf un moment de relâche, ils durèrent ainsi près de vingt heures. Et la reine était arrivée épuisée, épuisée physiquement par des mois de privation, brisée moralement : qui n'eût pas été anéanti par ces tortures ? On a vu de nos jours des écrivains, confortablement installés dans leurs fauteuils, les pieds sur les chenets, au coin du feu, professeurs bien rétribués et se carrant parmi leurs titres et leurs décorations, disserter sur l'attitude de Marie-Antoinette devant ses juges ; car elle n'eut pas à leur goût assez de fierté, une attitude assez souveraine. Il faut avoir été présent, dit Chauveau-Lagarde, à tous les détails de ce procès trop fameux pour avoir une juste idée du beau caractère que la reine y a développé.

Elle vint dans sa robe de deuil. Elle s'était ajustée de son mieux avec les hardes qu'on lui avait laissées et avait donné à ses cheveux, à ses pauvres cheveux blancs, une coiffure un peu haute. Ce n'était pas fierté, mais dédain d'attendrir le peuple par le spectacle de sa misère.

Hermann et Fouquier-Tinville accusent Marie-Antoinette d'avoir voulu remonter au trône sur les cadavres des patriotes. Elle répond : Je n'ai jamais désiré que le bonheur de la France ; qu'elle soit heureuse, mais qu'elle le soit ! Je serai contente. Vingt heures d'audience ! Quelle passion surhumaine ! écrivent les Goncourt. Malade, affaiblie par une perte continuelle, sans nourriture, sans repos, la reine doit se vaincre, se dominer, ne pas s'abandonner un instant, raidir ses forces défaillantes, contraindre jusqu'à son visage et surmonter la nature ! Le peuple demandant à tous moments qu'elle se levât du tabouret pour mieux la voir : Le peuple sera-t-il bientôt las de mes fatigues ? murmurait-elle épuisée.

Les témoins furent entendus. Hébert apporta les immondices qu'il avait triturées, en collaboration avec Pache, Chaumette et David. Petit, mince, élégant, élancé, les cheveux blonds, la figure douce, il était le rédacteur du Père Duchesne et à ce moment le membre le plus influent de la Commune. Il avait épousé une religieuse de l'Assomption-Saint-Honoré, femme charmante. On tenait salon chez lui, on y faisait de l'esprit. Tout en insultant les aristocrates, il enviait leur finesse, leur distinction et s'efforçait de les copier.

La reine laissa passer ce flot d'ordures. Hébert délayait l'ignominie d'une voix câline, avec des inflexions délicates, des expressions choisies. La reine était debout, les yeux fixes, la tête droite, pas un muscle de son visage ne se contractait.

J'allais, dit Moëlle, membre de la Commune qui fut aussi témoin, par un détail du régime introduit au Temple et des moyens de surveillance qui y étaient employés, tâcher de prouver la fausseté de l'accusation infâme portée par Hébert, lorsque Fouquier-Tinville, qui prévit mon intention, m'interrompit brusquement en me demandant de répondre par oui ou par non.

Fouquier prononça son réquisitoire : ... non contente, de concert avec les frères de Louis Capet et l'infâme et exécrable Calonne, alors ministre des finances, d'avoir dilapidé d'une manière effroyable les finances de la France, fruit des sueurs du peuple, pour satisfaire à des plaisirs désordonnés et payer les agents de ses criminelles intrigues... — ... les Suisses, en même temps qu'elle les encourageait à confectionner ces cartouches, pour les exciter de plus en plus, elle a pris des cartouches et a mordu des balles, — les expressions manquent pour rendre un trait aussi atroce... — ... enfin, immorale sous tous les rapports et, nouvelle Agrippine, elle est si perverse et si familière avec tous les crimes, qu'oubliant sa qualité de mère et les démarcations prescrites par les lois de la nature, la veuve Capet n'a pas craint de se livrer, avec Louis Capet, son fils, et de l'aveu de ce dernier, à des indécences dont l'idée et le nom seuls font frémir d'horreur.

La reine, encore, laissa passer les paroles fétides. Enfin l'un des jurés, exaspéré par tant de dignité, l'interpella directement ;

Si je n'ai pas répondu, c'est que la nature se refuse à répondre à une pareille inculpation faite à une mère : j'en appelle à toutes 'celles qui peuvent se trouver ici !

La voix vibrait et, pour la première fois dans l'agonie de l'audience, les larmes coulèrent sur ses joues. Devant ce cri sublime, disent les frères Humbert qui étaient présents, un courant magnétique passa dans l'assistance. Les tricoteuses se sentent remuées malgré elles ; peu s'en fallut qu'elles n'applaudissent.

On entend des cris perçants, des femmes s'évanouissent, on doit les emporter. La voix nasillarde d'Hermann menace de faire évacuer la salle.

A minuit le président dit aux avocats :

Sous un quart d'heure les débats finiront ; préparez votre défense.

Que pouvait être la défense dans ces conditions ?

Les deux avocats se surpassèrent. Ils parlèrent avec émotion et avec courage. Aussi à peine eurent-ils terminé que, par ordre des membres du Comité de salut public qui étaient à l'audience, ils furent l'un et l'autre arrêtés. Depuis le 20 octobre l'un des défenseurs du roi, de Sèze, était à la Force ; l'autre, Malesherbes, fut guillotiné. Fouquier demanda la tête de Chauveau-Lagarde.

Il fut interdit de publier les plaidoiries et le Moniteur en fit paraître un compte rendu falsifié.

Sortant de l'audience, la reine donna à Tronçon-Ducoudray une mèche de cheveux et des pendants d'oreilles, le priant de les remettre en souvenir à M. de Jarjayes. Le Comité s'empara aussitôt de ces objets et mit Jarjayes en arrestation.

Marie-Antoinette fut condamnée à mort à l'unanimité. Les jurés exprimaient leur opinion publiquement, et chacun d'eux savait que s'il se fût avisé de se prononcer pour l'innocence, il eût été guillotiné lui-même. Ce fut donc une sentence rendue en connaissance de cause.

La reine entendit l'arrêt immobile. Elle descendit du banc, le front haut, et ouvrit elle-même la balustrade. Elle rentra à la Conciergerie. à quatre heures et demie du matin. Pour la première fois, depuis soixante-seize jours, elle obtint un flambeau, de l'encre, du papier. Dans quel état devait être son âme ! Elle écrivit alors pendant cette halte au pied de l'échafaud à sa belle-sœur, Madame Élisabeth, la lettre si calme, si élevée de pensée, si tranquille de Cœur, qui, après plus d'un siècle, fait encore pleurer d'admiration et de respect. Elle la remit à Bault, le concierge. Pauvre femme, qui pensait que ces quelques paroles d'une mourante à sa sœur, déjà destinée, elle aussi, à la mort, lui parviendraient. Fouquier-Tinville prit la lettre, et on la retrouva dans un tiroir à double fond, sous le matelas de Robespierre, avec les livres précieux et les tableaux que cet amateur d'un goût éclairé se procurait chez ceux qu'il faisait périr.

Lorsque le jour brilla, à huit heures, Marie-Antoinette s'apprêta à s'habiller pour aller à l'échafaud. Elle passa dans la petite ruelle qui se trouvait entre son lit de sangle et la muraille, déploya elle-même sa chemise, se baissa, abattit sa robe pour changer de linge une dernière fois, — brusquement elle s'arrêta. Le gendarme de service s'était approché et, les coudes sur l'oreiller, la tête dans les mains, la regardait avec le plus grand intérêt.

Sa Majesté, dit Rosalie Lamorlière qui la servait, remit son fichu sur ses épaules et, avec une grande douceur, elle dit à ce jeune homme :

Au nom de l'honnêteté, monsieur, permettez que je change de linge sans témoins.

Je ne saurais y consentir, répondit le gendarme, mes ordres portent que je dois avoir l'œil sur tous vos mouvements.

Quel tableau ! ce gendarme à plat ventre sur le lit, suivant de son regard malpropre et curieux la reine qui change de linge pour aller à la mort.

Le trouble que me causait la brutalité du gendarme, dit Rosalie Lamorlière, ne me permit pas de remarquer si la princesse avait encore le médaillon de M. le Dauphin ; mais il me fut aisé de voir qu'elle roulait soigneusement sa pauvre chemise ensanglantée. Elle la renferma dans une des manches comme dans un fourreau, puis serra cc linge dans un espace qu'elle aperçut entre l'ancienne toile à papier et la muraille.

Vainement, demanda-t-elle qu'on ne lui liât pas les mains sur la charrette : on les noua avec tant de force que le curé Girard, pour la soulager, dut appuyer, durant le trajet, la main sur son bras gauche. En vain demanda-t-elle qu'on lui permit de se retirer un instant pour un pressant besoin : elle dut aller dans le coin de la chambre, devant tout le monde.

La charrette avançait lentement. Marie-Antoinette avait une jupe blanche tombant sur son jupon noir, une espèce de camisole de nuit blanche, un ruban de faveur noué autour du poignet, un bonnet de linon blanc, comme les femmes du peuple, avec un bout de ruban noir. Elle avait inutilement prié qu'on la laissât aller au supplice tête nue. Ses cheveux blancs étaient coupés ras autour du bonnet. Elle était pâle, mais les pommettes étaient très rouges, les yeux injectés, les cils immobiles et raides. Rue Saint-Honoré, la charrette s'étant arrêtée un instant, un enfant, que sa mère élevait dans ses bras, lui envoya un baiser de ses petites mains, qui battirent l'air ensuite d'une manière joyeuse. La reine lui répondit d'un sourire et pleura. Ce furent les seules larmes durant le trajet.

Elle monta à la bravade, diront le lendemain les journaux, avec calme et une tranquillité insolente. Elle s'arrangea elle-même pour le supplice.

Le citoyen Lapierre, bon patriote, vit l'exécution et la décrit en termes pittoresques — nous n'enlevons que les fautes d'orthographe si nombreuses qu'à première lecture le texte est presque inintelligible — :

Marie-Antoinette, la garce, a fait une aussi belle fin que le cochon à Godille, le charcutier de chez nous. Elle a été à l'échafaud avec une fermeté incroyable, tout le long de la rue Saint-Honoré ; enfin elle a traversé tout Paris en regardant tout le monde avec mépris et dédain ; mais partout où elle a passé, les vrais sans-culottes ne décessaient de crier : Vive la République et à bas la tyrannique ! La coquine a eu la fermeté d'aller à l'échafaud sans broncher ; mais quand elle a vu la médecine à l'épreuve devant ses yeux, elle a tombé sans forces. Mais, c'est égal, on lui a donné des valets de chambre et des perruquiers pour lui faire sa toilette, et, quoiqu'elle n'ait pas de barbe, on ne la lui a pas moins faite, et quoique les femmes n'en aient pas, cela n'empêche pas qu'on les rase toujours[9].

Hébert, dans le Père Duchesne, célébra en style lyrique l'événement dont il était fier d'avoir été le principal auteur :

La plus grande de toutes les joies du Père Duchesne, après avoir vu de ses propres yeux la tête du Véto femelle séparée de son col de grue...

Et, le jour même, en exécution du décret rendu par la Convention, sur la proposition de Barère, la dépouille mortelle du fils aîné de Marie-Antoinette, du premier Dauphin, fut sortie de sa tombe, à Saint-Denis, et profanée.

Robespierre proclamait que la mort de Marie-Antoinette serait un hommage à la liberté et à l'égalité : ces deux grands principes reçurent ainsi, dans la journée du 16 octobre 1793, un hommage éclatant.

 

 

 



[1] Procès-verbal du 8 octobre 1793 de l'enquête faite au Temple contre Marie-Antoinette, au nom du conseil général de la Commune, Archives nationales, AE II, 1381. — Les journaux contemporains. — Maurice Tourneur, Marie-Antoinette devant l'histoire. — G. Lenôtre, Marie-Antoinette, la captivité et la mort. — Émile Campardon, Marie-Antoinette à la Conciergerie. — Relation de l'exécution de Marie-Antoinette par le citoyen Lapierre, publiée dans la Nouvelle Revue rétrospective, XVII, 71. — G. Chaix d'Est-Ange, Marie-Antoinette et le procès du Collier, suivi du procès de la reine Marie-Antoinette. — Edmond et Jules de Goncourt, Histoire de Marie-Antoinette. — Pierre de Nolhac, la Reine Marie-Antoinette.

[2] Edmond et Jules de Goncourt, Histoire de Marie-Antoinette, p. 332-333.

[3] Pendant qu'il était à ce comité on ouvrit le cadavre et un individu entra dans le Comité tenant dans sa main une fressure. Il en arracha le cœur et le mangea tout entier. Interrogatoire de Hervelin, tambour de la section des Arcis, pub. par Alf. Bégis, le Massacre de la princesse de Lamballe, impr. pour la Société des Amis des livres, 1891, p. 18. L'un d'eux me dit que, lui ayant arraché le cœur, il le mangea sur-le-champ, m'assurant qu'il n'avait rien trouvé de si délicieux. Il me fit même remarquer le sang dont ses lèvres étaient encore teintes. Relation de Bazire, membre du comité de surveillance du Corps législatif, pub. par G. Lenôtre, Marie-Antoinette, p. 70. Plusieurs individus se sont vantés d'avoir arraché le cœur, plusieurs autres de l'avoir mangé. Relation de Daujon, artiste peintre et sculpteur, pub. par G. Lenôtre, p. 71.

[4] Edmond et Jules de Goncourt, livre cité, p. 404.

[5] Rosalie Lamorlière, fille de François de Lamorlière, gentilhomme ruiné, et de Charlotte Vaconsin. Elle était née à Breteuil (Oise) le 19 mars 1768.

[6] Hébert se trouva maitre de l'opinion révolutionnaire grâce à son Père Duchesne, qui tire parfois a 600.000 exemplaires. Louis Madelin, Fouché, I, 65.

[7] Convention nationale, séance du 11 mars 1793, Moniteur, réimpression, XV, 688-689.

[8] Dans la quatrième série de son Cabinet secret de l'histoire, p. 187-216, M. le docteur Cabanès a pris la peine de réfuter par le détail les calomnies de Hébert et de ses amis.

[9] Publié par M. Frédéric Masson dans la Nouvelle Revue rétrospective, XVII, 72.