LA MORT DE LA REINE

LES SUITES DE L'AFFAIRE DU COLLIER — D'APRÈS DE NOUVEAUX DOCUMENTS RECUEILLIS EN PARTIE PAR A. BÉGIS

 

V. — LA MONARCHIE ABSOLUE.

 

 

Le roi évoqua l'affaire au Conseil des dépêches et nomma une commission composée des sieurs de La Michodière, abbé de Radonvilliers, Vidaud de La Tour et Lambert, conseillers d'État. Charpentier de Boisjibault, maitre des requêtes, remplissait les fonctions de rapporteur.

Et le public de protester à nouveau. Pourquoi pas le Châtelet auquel s'adressait Cagliostro ? pourquoi pas des tribunaux réguliers ? On avait donc peur de la lumière ! On voulait le huis-clos ! Hardy en découvre la raison : C'est qu'il s'agissait, en la personne du marquis de Launey et du commissaire Chesnon, d'ordres émanés de ce qu'on appelait : l'administration ! expression si importante que malheur à quiconque avait à lutter contre elle ! — Déjà !

Et mille bruits de courir la ville. Les uns disaient que Cagliostro, sur l'invitation du roi, qui lui offrait un sauf-conduit, allait revenir en France pour y défendre sa cause. Non, répondaient les autres : le sieur de Cagliostro a pris déterminément la résolution de ne pas se fier aux belles protestations du ministère de France, dont il a été une première fois la dupe de manière à s'en ressouvenir toute sa vie, si longue pût-elle jamais être, et de ne plus revenir au sein d'une nation qu'il chérit, mais dont il abhorre le gouvernement despotique si redoutable par ses coups d'autorité[1]. Ceux-ci assuraient que le gouvernement, pour étouffer l'affaire, avait restitué la majeure partie des effets et des deniers comptants ; et ceux-là que Cagliostro venait de retirer purement et simplement sa requête étant refusant de suivre au Conseil des dépêches, qu'il ne regarde pas comme un tribunal, mais comme une simple commission.

Launey et Chesnon répondirent avec calme, en montrant la régularité de leurs opérations. Les procès-verbaux étaient dûment rédigés ; ils constataient que toutes les formalités d'usage avaient été accomplies. Mme de Cagliostro avait donné décharge de tous les effets déposés par elle à la Bastille. Le marquis de Launey ajoutait :

Le sieur de Cagliostro demande la restitution d'une somme de 100.000 livres qui se serait trouvée dans son secrétaire. La justice y croirait d'autant moins qu'elle verrait, par les pièces qui sont au dépôt de la Bastille et qui sont écrites de sa main, qu'il était sans cesse occupé à implorer la charité et la générosité de ses amis ; qu'il les mettait sans cesse à contribution et que lorsqu'il parlait de son secrétaire, il n'y supposait rien moins que des sommes considérables et des effets précieux.

Chesnon le prenait de plus haut :

Il est triste, disait-il, pour la décence, je dis plus, pour la sûreté publique, que la calomnie trouve si facilement à se répandre ; il est triste qu'une simple signature, le plus souvent empruntée par un écrivain qui n'oserait avouer ce qu'il a écrit, devienne sans difficulté le passeport d'un libelle aussi faux dans son objet : les exemplaires s'en multiplient en raison de ce que ces plumes hardies y ont répandu de méchanceté, de fiel et d'âcreté ; la curiosité se les arrache, la cupidité les met à l'enchère et les mémoires, dont les lois ne permettent l'impression que pour l'instruction des juges, sont devenus depuis quelque temps un objet honteux de trafic et de spéculation. Le coup est porté sans avoir été prévu et la plaie que fait la calomnie, se dit à lui-même le calomniateur, se guérira, mais la cicatrice restera.

Le 14 juillet 1787, la Commission de conseillers d'État fit son rapport au Conseil des dépêches et conclut au rejet de la requête introduite par Cagliostro. C'était la justification du gouverneur de la Bastille et du commissaire au Châtelet si violemment attaqués. Le scandale de la vente des Mémoires au cours du procès du Collier avait d'ailleurs été tel, tel le torrent de calomnies et de diffamations répandues par Mme de La Motte et Cagliostro, que le directeur général de la librairie Vidaud de Latour, d'accord avec le Garde des sceaux, Hue de Miromesnil, crurent devoir remettre en vigueur, par un arrêté du 17 septembre 1787, les défenses de vendre aucun Mémoire, plaidoyer, consultation, précis, réplique ou autres pièces faites pour les causes pendantes devant les tribunaux. Ce qui fut aussitôt notifié aux libraires et imprimeurs de Paris par une circulaire des syndics et adjoints en charge de la communauté.

***

Ceux qui flétrissent, de nos jours, avec une si facile éloquence, les mesures coercitives de la presse sous l'ancien régime ne connaissent pas, oublient peut-être, dans quelles conditions la calomnie et la diffamation se produisaient alors.

De notre temps, la presse est à elle-même son préservatif et son propre remède. Supposez qu'on produise aujourd'hui, contre le gouvernement, une de ces innombrables calomnies qui, dans les dernières années de l'ancien régime, s'étalaient journellement en ces Nouvelles à la main, gazettes, feuilles volantes, plaquettes au rouleau et en une infinie variété de libelles et de pamphlets ; aussitôt une agence officieuse enverrait à tous les journaux une rectification précise, et le lendemain chacun saurait en France ce que le ministère entend être la vérité. Mais à l'époque dont il s'agit, le service de la presse n'existait pas. C'est en toute sécurité, sans crainte d'un démenti, assurée de trouver créance, que la calomnie se déployait. Sur la Bastille et ses prisonniers, sur les lettres de cachet, sur le contrôle des finances, sur les fermes générales, sur les bureaux des intendances, sur le roi et la reine, sur les mœurs de la cour, sur le clergé, la noblesse, et bientôt sur le Parlement lui-même, sur les chefs de l'industrie parisienne, sur tout ce qui représentait une tradition ou une autorité, un respect ou une croyance, se répandaient, grandissaient, croissant et croassant, les plus invraisemblables et absurdes histoires ; elles trouvaient des oreilles attentives, hospitalières, des bouches habiles à les faire pénétrer dans les meilleurs esprits, et ceux-ci de les répéter à leur tour, les fortifiant de leur autorité : — c'est le prélude de la Révolution.

La calomnie, disait à ce moment même don Bazile, il n'y a pas de plate méchanceté, pas d'horreurs, pas de conte absurde, qu'on ne fasse adopter en s'y prenant bien.... D'abord un bruit léger, rasant le sol comme une hirondelle avant l'orage. Pianissimo, murmure et file et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano, vous le glisse en l'oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine, et, rinforzando, de bouche en bouche, il va le diable ; puis, tout à coup, ne sais comment, vous voyez la calomnie se dresser, siffler, s'enfler, grandir à vue d'œil. Elle s'élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait ?

Un Cagliostro attaquait le ministre, ses agents : la vente de ses Mémoires provoquait presque des émeutes. Cependant le roi avait dans les tiroirs de son lieutenant de police tous les éléments nécessaires pour désabuser le public. Mais comment les lui communiquer ? — Aujourd'hui l'Agence Havas, la tribune du Parlement, les banquets officiels, les tournées en province, des procès devant des magistrats que l'on fait avancer et que l'on décore, les plumes actives de journalistes que l'on décore et que l'on nourrit ; — en ce temps-là : rien — sinon la confiance du peuple dans le roi, et son bon sens et son attachement à la couronne. Le bon billet qu'avait le roi !

 

 

 



[1] Journal de Hardy, 17 juillet 1786.