LA MORT DE LA REINE

LES SUITES DE L'AFFAIRE DU COLLIER — D'APRÈS DE NOUVEAUX DOCUMENTS RECUEILLIS EN PARTIE PAR A. BÉGIS

 

III. — CAGLIOSTRO AU PEUPLE FRANÇAIS[1].

 

 

A Cagliostro comme à Mme de La Motte, l'Angleterre offrit un asile.

A peine sorti de la Bastille, voyant le mouvement d'unanime sympathie qu'avait provoqué Nicole d'Oliva, Cagliostro, avec son sentiment très fin de l'opinion publique, s'était empressé d'envoyer à la jeune femme sept cents écus. Cc qui fut aussitôt dans les gazettes avec dès commentaires : C'est ainsi que cet homme extraordinaire se venge des bruits calomnieux. On l'accuse de charlatanisme et il passe sa vie à soulager les infortunes. Dans le petit logement qu'il occupa un moment à Passy, il reçut avant de partir tout Paris, des écrivains, des parlementaires, Duval d'Éprémesnil ; et comme on croyait devoir parler de son malheur, il étalait des richesses immenses en disant : Je n'ai besoin de personne, ne me plaignez pas.

Le 13 juin, il fit ses préparatifs de départ pour obéir à la lettre de cachet qui l'exilait de France. Après être allé chercher sa femme, qui s'était retirée à Saint-Denis, il arriva le 16 à Boulogne et s'embarqua pour l'Angleterre : La côte que je quittais, dit-il, était bordée par une foule de citoyens de tous États, qui me bénissaient, me remerciant du bien que j'avais fait à leurs frères. Ils m'adressaient les adieux les plus touchants. Les vents m'emportaient déjà loin d'eux ; je ne les entendais plus, mais je les voyais encore les mains levées vers le ciel, et moi de les bénir à mon tour, de m'écrier, de répéter comme s'ils pouvaient m'entendre : Adieu, Français ! Adieu mes enfants, adieu ma patrie !

 

Dès son arrivée à Londres, Cagliostro publia sa célèbre lettre au peuple français. Elle est datée du 26 juin 1786.

On m'a donc chassé de France, s'écrie le prophète, on a trompé le roi ! Les rois sont à plaindre d'avoir de tels ministres. J'entends parler du baron de Breteuil. Qu'ai-je fait à cet homme ? De quoi m'accuse-t-il ?d'être aimé du cardinal et de ne l'avoir pas abandonné, de chercher la vérité, de la dire et de la défendre ; de soulager l'humanité souffrante, par mes aumônes, par mes remèdes, par mes conseils. Voilà mes crimes ! Il ne peut digérer qu'un homme dans les fers, qu'un étranger sous les verrous de la Bastille, sous sa puissance à lui, digne ministre de son horrible prison, ait élevé sa voix comme je l'ai fait, pour le faire connaître, lui, ses principes, ses agents, ses créatures.

Au reste, tirez-moi d'un doute. Le roi m'a chassé de son royaume, mais il ne m'a pas entendu. Est-ce ainsi que s'expédient en France toutes les lettres de cachet ? Si cela est, je vous plains, surtout tant que ce baron de Breteuil aura ce dangereux département. Quoi ! vos personnes, vos biens sont à la merci de cet homme ? Tout seul, il peut impunément tromper le roi, il peut, sur des exposés calomnieux et jamais contredits, surprendre et faire exécuter, par des hommes qui lui ressemblent, des ordres rigoureux qui plongent l'innocent dans un cachot et livrent sa maison au pillage ?

Toutes les prisons d'État sont-elles comme la Bastille ?On n'a pas idée des horreurs de celle-ci : la cynique impudence, l'odieux mensonge, la fausse pitié, l'ironie amère, la cruauté sans frein, l'injustice et la mort y tiennent leur empire. Un silence barbare est le moindre des crimes qui s'y commettent. J'étais depuis six mois à quinze pieds de ma femme et je l'ignorais. D'autres y sont ensevelis depuis trente ans, réputés morts, malheureux de ne pas l'être, n'ayant, comme les damnés de Milton, de jour dans leur abîme que ce qu'il faut pour apercevoir l'impénétrable puissance des ténèbres qui les enveloppent. Je l'ai dit, captif, et je le répète, libre : il n'est pas de crime qui ne soit expié par six mois de Bastille. Quelqu'un me demandait si je retournerais en France dans le cas où les défenses qui m'en écartent seraient levées : Assurément, ai-je répondu, pourvu que la Bastille soit devenue une promenade publique !

Vous avez tout ce qu'il faut pour être heureux, vous autres Français : sol fécond, doux climat, bon cœur, gaieté charmante, du génie et des grâces, propres à tout, sans égaux dans l'art de plaire, sans maîtres dans les autres ; il ne vous manque, mes bons amis, qu'un petit point : d'être sûrs de coucher dans vos lits, quand vous êtes irréprochables.

Il est digne de vos parlements de travailler à cette heureuse révolution. Elle n'est difficile que pour les âmes faibles.

Oui, je vous l'annonce. Il régnera sur vous un prince qui mettra sa gloire à l'abolition des lettres de cachet, à la convocation de vos États Généraux. Il sentira que l'abus du pouvoir est destructif, à la longue, du pouvoir même. Il ne se contentera pas d'être le premier de ses ministres : il voudra être le premier des Français.

 

Ces lignes, datées de 1786, sont réellement étonnantes. On parle quelquefois des prédictions de Voltaire et de Rousseau. Nous approchons de l'état de crise et du siècle des révolutions, écrivit Rousseau. Tout ce que je vois jettera les semences d'une révolution qui arrivera immanquablement, écrivit Voltaire. Vagues propos qu'il a fallu tirer d'infinies écritures remplissant des cinquante et soixante volumes. Tous ceux qui, avec la prétention de régenter l'humanité, trouvent que l'humanité ne se conduit pas à leur désir, parlent ainsi. Voltaire et. Rousseau étaient des hommes de lettres qui écrivaient admirablement bien et développaient des considérations très intéressantes ; mais quelle intelligence vive, concrète, précise, avec le sentiment immédiat des réalités, il fallut à Cagliostro pour dire aux Français de 1786 : Sous peu, vos États Généraux seront convoqués, votre Bastille deviendra une promenade publique et vos lettres de cachet seront abolies.

Et l'on s'imagine le brouhaha que firent dans les rues de Paris les camelots vendant la lettre au peuple français, courant le front en sueur, répétant leur cri : Voilà du nouveau ! dans les jardins et dans les cafés. Le public se précipitait à leur rencontre. On s'arrachait leur papier.

Le baron de Breteuil en fut directement atteint. En vain se montra-t-il au ministère un des esprits les plus généreux que la France ait connus, noblement et libéralement réformateur ; en vain, par sa mémorable circulaire de 1784, qui eut une si grande action dans la France entière, avait-il virtuellement mis fin au régime des lettres de cachet[2] ; en vain avait-il décidé la démolition de la Bastille et, dès alors, l'avait-il transformée en prison judiciaire ; avait-il fait fermer le donjon de Vincennes et l'affreuse tour châtimoine à Caen, ouvrir à Latude les portes de Bicêtre, élargir d'un coup les trois quarts des prisonniers incarcérés dans les maisons de force ; en vain, par décision générale du 31 octobre 1785, avait-il libéré tous ceux qui étaient détenus en vertu d'une lettre de cachet de famille — et l'on sait que ces sortes de réclusions étaient de beaucoup les plus nombreuses ; — en vain fit-il défendre aux juges locaux d'autoriser un emprisonnement quelconque qui ne serait pas précédé d'une condamnation régulière ; en vain rédigea-t-il ses instructions du 6 octobre 1787 sur le traitement des fous dans les hôpitaux ; s'efforça-t-il de réaliser, avec une activité et une énergie sans égales, les idées nouvelles de progrès et de liberté : Cagliostro lui porta dans l'opinion publique un coup dont il ne se releva pas. Si bien que plus tard, quand sonneront les heures révolutionnaires, nouvellistes et orateurs de jardins publics n'auront pas de peine à persuader au peuple que Breteuil veut les égorger. Et la nouvelle répandue de sa rentrée au pouvoir sera le signal de l'insurrection.

 

 

 



[1] Mêmes sources quo pour le chapitre X de l'ouvrage l'Affaire du Collier, et, en plus, le Bachaumont, le Journal de Hardy, le Courrier de l'Europe et la Gazette d'Utrecht, aux dates.

[2] Publiée par fragments dans la Bastille dévoilée, III, 9-10 ; l'original est conservé aux Archives nationales.