LA MORT DE LA REINE

LES SUITES DE L'AFFAIRE DU COLLIER — D'APRÈS DE NOUVEAUX DOCUMENTS RECUEILLIS EN PARTIE PAR A. BÉGIS

 

II. — L'ÉVASION[1].

 

 

Mme de La Motte était servie à la Salpêtrière par une des prisonnières nommée Angélique : une fille qui avait été condamnée à une détention perpétuelle pour avoir, dans le désespoir du délaissement, tué son enfant[2]. Vers la fin de novembre 1786, une sentinelle en faction dans l'une des cours de l'Hôpital, passant le bout de son fusil à travers un carreau de vitre cassée, réveilla Angélique endormie. Le soldat lui apprit que l'on songeait à sa délivrance et à celle de sa maîtresse. Le lendemain il lui tendit un billet écrit à l'encre sympathique, dont Angélique fit reparaître l'écriture à la chaleur. Une correspondance suivie s'engagea. L'important, disaient les inconnus qui avaient pris à cœur le sort de Jeanne de Valois, est d'obtenir un modèle de la clé ouvrant la porte par où la prisonnière devra sortir. Mais comment se procurer ce modèle ? Jeanne eut la pensée d'examiner avec soin, chaque jour, la clé pendue au trousseau de la religieuse qui venait la visiter. Puis, quand la bonne sœur était éloignée, elle s'efforçait d'en tracer une reproduction exacte sur une feuille blanche. Le lendemain, nouvel examen, qui faisait corriger l'image sur l'un ou l'autre point. Le trou de la serrure donnait la dimension. Jeanne estima enfin que son dessin, retouché plus de vingt fois, devait être exact. Elle le fit passer à la sentinelle et, peu de jours après, celle-ci rapporta une clé qui — ô merveille — ouvrait la serrure[3].

L'une après l'autre, la sentinelle lui avait fait passer les diverses parties d'un travesti : redingote, culotte, chapeau. Cependant Angélique, qui devait demeurer prisonnière toute sa vie, était mise en liberté[4]. Une autre prisonnière, nommée Marie[5], fut placée près de Jeanne et, aussitôt, lui rendit les mêmes services. Mais la sentinelle demeura quelque temps sans reparaitre et déjà Mme de La Motte s'alarmait, quand elle reçut, par la même voie, ce billet :

Hé bien ! votre chère Angélique est libre, nommez le jour où vous voulez l'être.

Mine de La Motte répondit : le 5 juin. Elle savait que ce jour, sœur Saint-Joseph, chargée de fermer les portes du corridor, devait aller au bois de Vincennes.

Mme de La Motte revêtit son déguisement : redingote en lévite bleu de roi, gilet et culotte noirs, des brodequins, un chapeau rond haut de forme ; elle prit une badine et mit des gants de peau. La clé ouvrit les portes. Les deux fugitives arrivèrent dans les cours où elles se mêlèrent à la foule. Elles savaient qu'elles devaient gagner la Seine où une barque, montée par deux hommes, les attendait. Elles trouvent la barque, y prennent place. Les hommes rament jusqu'à Charenton : sur la berge se trouve un fiacre pour conduire les fugitives à Maison-Rouge où elles passent la première nuit.

La seconde étape fut Provins. Dans les rues de la petite ville un groupe d'officiers, fixant les jeunes femmes, devine le travesti. L'un d'eux se détache :

Beau cavalier, dussiez-vous me conduire au fond de l'enfer, je vous suivrai.

Mme de La Motte était muette d'angoisse.

Je vous ai devinée, continue le soldat. Vous êtes une demoiselle échappée du couvent, qui va rejoindre l'homme heureux de posséder son cœur.

Monsieur, si vous en êtes persuadé, cessez de vous attacher à mes pas ; votre obstination n'est-elle pas indiscrète ?

Indiscrète évidemment. Le galant s'éloigna.

Avertie par l'aventure, Mme de La Motte jugea prudent de quitter son travesti. Marie, dans une boutique de la ville, acheta des effets de paysanne, un panier, du beurre et des œufs.

A une lieue de Provins, des rangées de saules grisâtres bordent les rives de la Voulzie qui coule joyeuse et claire entre de fraîches prairies. Des touffes de jonc et de longues herbes d'eau font des rideaux où le vent murmure. Les deux fugitives y trouvent un abri. Les habits d'hommes sont mis en un paquet noué d'une ficelle avec une pierre et jetés dans le fond de l'eau. Voici Jeanne marchant sur la route, paysanne champenoise, légère et court vêtue, et fort mignonne dans son corset de toile à mille raies, tablier de même étoffe, en jupe de calmande rayée bleu, rose et blanc, ses petits pieds dans une grosse paire de souliers surmontés de boucles luisantes. Elle a dans son panier du beurre frais et des œufs blancs qu'elle va vendre à la foire prochaine. Les paysans qui passent hèlent la jolie fille fraîche et rieuse, et, en carriole, lui font faire un bout de chemin. Elle va ainsi jusqu'à Troyes, d'où elle gagne les environs de Bar-sur-Aube.

Elle arrive aux Crottières, carrières exploitées à ciel ouvert, d'où l'on extrait le moellon dont sont construites beaucoup de maisons dans la ville. Les Crottières servaient de refuge aux vagabonds et aux gens sans aveu. Un petit bois de sapin les sépare de la route qui conduit de Bar-sur-Aube à Clairvaux. C'est une hauteur d'où l'on découvre la ville que l'Aube enlace de ses bras brillants, derrière le village de Fontaine, si pittoresque avec ses vieux ponts et ses moulins qui tournent, tictaquant. La Bresse vient s'y nouer, comme un ruban qui chatoie dans l'herbe grasse, et se plisse capricieuse, frissonnante, aux files tremblotantes des roseaux. Et, dans le fond, s'arrondissent en coupole sombre les coteaux de Sainte-Germaine, sur lesquels Saint-Pierre profile son clocher pointu. Aux ténèbres des Crottières la fugitive s'est blottie. Elle envoie Marie, avec des billets, aux parents et anciens amis qu'elle connaît à Bar-sur-Aube. M. de Surmont, qui l'avait recueillie dans sa maison, il y a bien des années, lors de sa fuite du couvent de Longchamp, vient la trouver de nuit. Ils causent assis sur le bord de la route. Il lui laisse quelque argent. Lorsque cette infortunée, fuyant la Salpêtrière, dit Beugnot, vint se cacher dans les carrières pendant la nuit, ma mère, qui n'avait cessé de défendre son innocence, même après le jugement, eut le courage d'aller l'y chercher. Elle lui rapporta un secours de vingt louis qu'elle lui avait confiés pour des malheureux dans le temps de sa prospérité. Elle fit plus. Elle releva à ses propres yeux cette femme, alors flétrie, en approchant d'elle la plus pure vertu.

De Bar-sur-Aube, Jeanne et sa fidèle compagne gagnèrent la Lorraine, Nancy, puis Lunéville, puis Metz, Thionville, Ettingen et Hollerich, dans le grand-duché de Luxembourg, où elles furent accueillies chez une dame Schilz. Par la Belgique, Bruges, Ostende, elles atteignirent l'Angleterre, Douvres, Londres, où Mme de La Motte put se jeter dans les bras de son mari, le 4 août 1787, à quatre heures du soir.

 

Quelle main mystérieuse avait favorisé sa fuite ? Elle l'ignora toujours. L'opinion du temps fut que la reine elle-même avait frayé les voies à l'évasion[6]. Mme Campan n'en doute pas : Par une suite de fausses vues qui dirigeaient les démarches de la Cour, on y trouva que le cardinal et la femme La Motte étaient également coupables et inégalement jugés et on voulut rétablir la balance. Cette nouvelle faute confirma les Parisiens dans l'idée que cette créature, qui n'avait jamais pu pénétrer même jusqu'au cabinet des femmes de la reine, avait réellement intéressé cette infortunée princesse.

 

 

 



[1] Mêmes sources que pour le chapitre précédent.

[2] Angélique Génicaud, fileuse à Romorantin, condamnée, par arrêt du Parlement du 16 juillet 1772, à une détention perpétuelle à la Salpêtrière.

[3] D'après les documents publiés par M. Pierre Calmettes (Revue hebdomadaire, 1902, 8 février, p. 154), la comtesse de La Motte aurait ouvert les portes à l'aide d'un rossignol. Il est difficile de décider si ce que la déposante, Jeanne Courilleau, appelle un rossignol n'était pas la clef faite sur les indications de Mme de La Motte. D'autre part, on sait à quel point le témoignage de cette dernière, que nous avons suivi en cette circonstance, est sujet à caution.

[4] Elle venait d'être déchargée de sa peine, le 1er mai 1787.

[5] Une fille nommée Marie, incarcérée pour vol domestique, vol de linge au commissaire Guyot.

[6] Vie de Jeanne Saint-Rémy, II, 217.