MANDRIN, CAPITAINE GÉNÉRAL DES CONTREBANDIERS DE FRANCE

CINQUIÈME PARTIE. — LA FIN DES FERMIERS GÉNÉRAUX

 

XL. — REMOUS D'OPINIONS.

 

 

A peine Mandrin était-il supplicié, que l'on représentait sur diverses scènes de France, des pièces de théâtre dont il était le héros. En hâte, était imprimée une brochure où sa vie était racontée. Huit ou dix jours après sa mort, paraissait à Lyon sa prétendue oraison funèbre, suivie d'une complainte sur sa vie et son supplice[1]. Et voici que, de toutes parts, viennent au jour des biographies, des testaments supposés, des discours et des précis inspirés par le célèbre contrebandier. Poèmes, petits vers, dialogues et satires, chansons et canards, nouvelles à la presse, lettres, factums et pamphlets, c'est une pluie de Mandrinades. Divers tirages de ses portraits sont répandus à des milliers d'exemplaires ; ils vont jusqu'aux villages perdus au fond des gorges, ou à la crête des montagnes. Le paysan inculte cloue l'image du bandit dans la salle basse, sous le crucifix qui retient la branche de buis vert bénite aux Rameaux, sous l'image de ce Christ qui a été supplicié par la gent publicaine pour avoir voulu le bien des malheureux.

Des publications relatives à Mandrin, M. Edmond Maignien a réuni l'abondante bibliographie[2]. Des gravures et canards, Henri Bouchot a donné une description à la suite de son étude : Mandrin en Bourgogne[3]. Dans la plupart de ces écrits, Mandrin chevauche botte à botte avec les plus illustres héros. Une médaille est frappée en son honneur, où l'on voit son effigie, tel qu'il a paru à la tête de sa troupe[4].

Ma prise et ma prison, lui fait dire un de ses biographes[5], forment une époque remarquable pour la France. J'ai entendu les sanglots de ceux mêmes de qui on disait avant ce moment que j'étais la terreur.

Coup sur coup parurent trois poèmes en vers, par des auteurs différents, intitulés tous trois la Mandrinade, l'un héroïque[6], l'autre burlesque[7], le troisième héroï-comique[8], mais célébrant tous en Mandrin la grandeur immolée à l'injuste Finance. On annonçait un nouveau système pour s'enrichir au dépens des sangsues, par Louis Mandrin, dédié à MM. les fermiers généraux[9]. Son Testament politique, dont l'auteur anonyme était le chevalier de Gondar, fut attribué par l'opinion générale au plus grand écrivain de l'époque, à Voltaire.

Le 2 mars 1759, au collège des Jésuites de Rouen, le Père Mamachi — déjà Pascal dans ses Provinciales faisait remarquer qu'un Jésuite ne pouvait pas s'appeler comme tout le monde — dicta aux élèves de Troisième un sujet de vers latins, ainsi conçu :

Parfois ce sont les crimes heureux qui font les héros : le crime heureux n'est plus un crime. Tel que la France flétrit du nom ignominieux de bandit, sera proclamé un Alexandre si la fortune lui est propice. La fortune fait à son plaisir les criminels et les héros. Le succès couronne le crime ; les revers le font mépriser[10].

Les adversaires des Jésuites, jansénistes et parlementaires, crièrent au scandale. Les Nouvelles ecclésiastiques se remplirent de protestations indignées. Le 12 mars 1759, le Père Mamachi fut décrété par le Parlement de Rouen. En vain alléguerait-on pour excuser l'auteur, s'écriait le procureur du roi, qu'il n'a pas dicté cette sentence comme leçon de morale, mais seulement comme un sujet propre à exercer la science poétique des écoliers. Ceux qui sont chargés de l'éducation de la jeunesse... Il est dangereux d'insinuer... Un objet qui intéresse si essentiellement le bon ordre... Déjà un procureur du roi ne pouvait ouvrir la bouche — comme aujourd'hui un procureur de la République — sans qu'il s'agit d'un sujet intéressant essentiellement le bon ordre.

Bref, par arrêt du 2 avril 1759, le parlement de Rouen déclara la matière dictée par le Père Mamachi pernicieuse, séditieuse, détestable, capable d'induire aux plus grands attentats ; il la condamna à être brûlée et il interdit au Jésuite d'exercer à l'avenir aucune fonction ayant rapport avec l'instruction de la jeunesse[11]. Sur le thème du Jésuite, un chansonnier, dès le mois de décembre 1756, s'était exprimé plus précisément encore :

Mandrin est un brigand, Frédéric un héros ;

Du héros, du brigand, la conduite est la même :

Il faut à Frédéric faire casser les os,

Ou bien juger Mandrin digne du diadème[12].

A Paris, des placards séditieux étaient affichés la nuit sur les monuments publics, aux portes des églises. L'un d'eux, en 1758, déclarait que si l'on ne faisait rendre gorge aux fermiers généraux, 300000 hommes étaient prêts à suivre un chef et à prendre les armes[13].

Le peuple ne s'y trompa point. Les modes se tournent à la Mandrin, les filles se coiffent à la Mandrine[14], les rubans se nouent à la contrebandière. Le brigand fait tort à Mme de Pompadour. Les hommes s'arment à la Mandrin. Le pistolet réglementaire de cavalerie et de marine est appelé pistolet à la Mandrin[15].

Mandrin a passé partout. Ici ce sont ses grottes, là, au fond des bois, une large pierre horizontale, ronde et lisse, lui a servi de table. Aux environs de Chamonix, sur les premiers gradins du Montanvert, les guides attirent l'attention du touriste sur la roche à Mandrin. De lui, un chemin des environs de Dole, est nommé le chemin des margandiers. A l'auberge Juge, au val de Fier, on montre ses bottes. Les brodequins de sa jument, la fameuse jument noire, ferrée à rebours pour dépister les gapians, sont conservés, l'un au Pont-de-Beauvoisin, chez Mme Arragon, l'autre chez le docteur Charvet, à Grenoble[16].

M. Durand de Chiloup, M. de Lavernée, M. le comte de Ruffieu, possèdent des armes qui lui auraient appartenu. Son couteau de chasse est l'orgueil du Musée de Rodez. Dans combien de maisons n'a-t-il pas passé une nuit, quand les royaux étaient à ses trousses ? Et quand il repartait, le lendemain, il ne manquait jamais de laisser à Madame, un rouleau d'indienne ou de mousseline brodée, et aux domestiques des carottes ou des rôles de tabac. Combien d'enfants n'a-t-il pas fait sauter sur ses genoux ? Nous en avons recueilli personnellement plusieurs témoignages aux environs du Pont-de-Beauvoisin et de Saint-Genix-d'Aoste, de la bouche des plus vieux paysans.

Oui, Monsieur, il a tenu mon grand-père sur ses genoux.

Notre collaborateur, Paul d'Estrée, le charmant érudit qui nous fit l'honneur d'écrire avec nous les Nouvellistes, nous le dit de même :

C'est une tradition très ferme dans notre famille que Mandrin faisait sauter familièrement mon arrière-grand-père sur ses genoux.

A la fin de la journée, Mandrin devait avoir les genoux très fatigués.

Mandrin a eu la gloire, qui lui est unique, de donner son nom à ses compatriotes. Les habitants de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs et du pays environnant sont aujourd'hui encore nommés les Mandrinots. M. Octave Chenavaz, député de l'Isère, dédie son livre Aux Mandrinots, mes concitoyens[17].

Dès les premiers jours, les fermiers généraux s'étaient efforcés d'arrêter l'essor de cette popularité inquiétante. L'abbé Régley, ancien aumônier du prince de Marsan et prieur d'Estréchy — d'autres disent Terrier de Cléron, président de la Chambre des comptes de Dole — accepta la mission d'écrire une biographie de forme populaire, où les faits et gestes de Mandrin étaient présentés sous le jour le plus odieux. Elle parut sous le titre : Histoire de Louis Mandrin depuis sa naissance jusqu'à sa mort, avec un détail de ses cruautés, de ses brigandages et de son supplice. Cet ouvrage fut tiré à des centaines d'éditions, à des centaines de mille d'exemplaires[18]. Il n'est pas rare qu'on le déniche, de nos jours encore, dans les caisses des bouquinistes : petit livre populaire, imprimé sur papier à chandelle, en têtes de clous, jadis offert par le porte-balle qui traversait le village, ou vendu à la foire patronale, parmi les affiquets rustiques et les sabots de bois.

Tout au contraire, les écrits où les actions du contrebandier étaient louées, ceux même où elles étaient présentées simplement, avec impartialité et avec exactitude, comme l'Abbrégé de la vie de Louis Mandrin, chef des contrebandiers de France[19] étaient interdits et poursuivis[20]. Aux trois Mandrinades rimées, qui faisaient l'éloge du supplicié de Valence, on opposa une Mandrinade en prose, où il était représenté comme le plus horrible des scélérats[21]. Et comme, par les soins de l'administration, la calomnie ne cessa d'être répandue, durant des années, avec une obstination inlassable, que les colporteurs continuèrent d'écouler l'Histoire de Louis Mandrin, par milliers et milliers d'exemplaires, les vendant simultanément avec les éditions de la Vie de Cartouche, peu à peu l'opinion publique fut retournée. L'habitude s'introduisit de mettre en un étroit parallèle Cartouche et Mandrin. Et puis Mandrin sonne comme malandrin. Victor Hugo lui-même n'a pas résisté à la richesse de la rime[22]. Dans le Velay, on appelle aujourd'hui un aventurier peu honorable une trace de Mandrin[23].

En Bourgogne, le nom de Mandrin est devenu, dans la bouche du peuple[24], un terme de mépris. En Limousin, court le proverbe : Aveir una mina de Mandrin, comme il nous arrive de dire d'un individu qu'il est fait comme un voleur. Mistral, dans son Trésor, donne le verbe mandrineja, mener une vie de brigand.

Et c'est ainsi que, jusque devant la postérité, les fermiers généraux paraissent avoir gagné leur cause. Mais, en ses replis cachés, l'âme populaire a conservé au grand contrebandier de fidèles sympathies, en Dauphiné tout au moins et en Savoie.

 

M. Victor Advielle, secrétaire de la sous-préfecture de Saint-Marcellin, visitait Saint-Etienne-d e-Sain t-Geoirs. Il s'occupait de réunir les éléments d'une vie de Mandrin. Une bonne vieille en bonnet tuyauté, courbée et tremblotante sur son bâton de frêne, lui faisait voir la haute maison massive, où Louis Mandrin naquit, le 11 février 1725. Advielle laissait aller la vieille, en son bavardage trottant menu ; car elle avait connu dans sa jeunesse de bonnes, vieilles qui avaient connu Mandrin. Enfin, feignant d'ignorer la fin du héros :

Et, après tout cela, Mandrin, qu'est-il devenu ?

Et la brave femme, avec une indéfinissable expression, où se mêlaient son admiration pour le héros, sa tristesse et sa colère :

Ah ! Monsieur, ils l'ont tué !

 

 

 



[1] Oraison funèbre de Messire Louis Mandrin, colonel-général des Faux-sauniers et Contrebandiers de France, suivi de : Chanson sur la vie de Louis Mandrin augmentée de sa mort, sur l'air des Pendus ; Permis d'imprimer à Lyon, le 5 juin 1755 : Delafrasse, in-4° de 8 pages non num.

[2] Bibliographie des écrits relatifs à Mandrin, par Edmond Maignien. Grenoble, 1890, in-8° de 31 pages.

[3] Henri Bouchot, Mandrin en Bourgogne, Extrait du Cabinet historique, Paris 1881, in-8° de 32 pages. Gravures et canards contemporains sur Mandrin, p. 26-32.

[4] Un exemplaire en cuivre jaune ou laiton en était conservé dans la collection Algain de Nantes (G. Vallier, Revue belge de numismatique, 1858, p. 439.) M. Alphonse Chaper, au château d'Eybens (Isère), en possède un écho en plomb doré, qu'il a gracieusement mis à notre disposition.

[5] [Chevalier de Goudar], Testament politique de Louis Mandrin (Genève 1755, in-12 de 67 pages), p. 6-7.

[6] [Anonyme], La Mandrinade, en vers héroïques, adressée aux partisans de Mandrin, 1755, in-12, 20 pages. Réimprimé par Ad. Rochas, à la suite de l'article Mandrin dans sa biographie du Dauphiné (1860).

[7] [Anonyme], La Mandrinade, poème en quatre chants, en vers burlesques, s. l., 1755, in-12 de 74 pages.

[8] Anonyme [Attribué à Chevrier], La Mandrinade, poème héroïque, Valenciennes, 1758, in-8°.

[9] Catalogue de livres nouveaux, mars 1757. Bibl. nat., ms. franç. 12721, f. 231 v° (Chansonnier Clairambault).

[10] Voici le texte latin qui fut dicté : Heroas faciunt quandoque crimina fortunata ; felix crimen desinit esse crimen ; quem Gallia probroso nomine appellat prædonem, appellabit Alexandrum, modo fortuna sit felix. Ad arbitrium fortuna fontes facit et absolvit : prospera dat pretium crimini, adversa adimit.

[11] Sur l'affaire du Père Mamachi, les Nouvelles ecclésiastiques, 17 avril et 15 mai 1759, et la brochure intitulée Sincérité des Jésuites dans leurs désaveux sur Busenbaum, une feuille in-12, 1759, Bibliothèque de la Chambre des députés, B g 120, Pièces contre les Jésuites, n° 5.

[12] Bibl. nat., ms. franç. 12721, f. 179 (Chansonnier Clairambault).

[13] Barbier, Journal, VII, 94.

[14] Intermédiaire des Chercheurs, 1905.

[15] C'est le pistolet à coffre du Musée d'artillerie. Cf. t. IV du Catalogue du Musée d'artillerie par le colonel Robert.

[16] Chaussure du cheval de Mandrin, avec un dessin par G. Vanter, dans le Bulletin de l'Académie delphinale, 1862-1863, p. 50-51.

[17] Octave Chenavaz, Notice historique sur la maison patrimoniale de Mandrin, Grenoble, 1892, in-16, p. 5.

[18] Les premières éditions sont de 1755, in-12 de 108 pages. Cet ouvrage, attribué jusqu'à ces derniers temps à Terrier de Cléron, aurait été composé par l'abbé Régley d'après Georges Richard, conservateur à la bibliothèque nationale, qui s'est beaucoup occupé de Mandrin et de qui l'opinion est adoptée par MM. Octave Chenavaz et Edmond Maignien.

[19] On a dit que ce petit livre contenait la biographie la plus exacte qui ait été écrite de Mandrin au XVIIIe siècle. éd., s. l., 1755, in-12 de 128 pages (comprenant l'une des oraisons funèbres et l'une des Mandrinades). L'Abbrégé était attribué jusqu'à ces derniers temps à l'abbé Régley. Georges Richard a cru que l'opuscule avait été composé par Terrier de Cléron, mais la preuve n'en a pas été fournie.

[20] Analyse du testament politique de Mandrin, s. l. 1789, in-8°, p. 3.

[21] [Anonyme], La Mandrinade ou l'histoire curieuse, véritable et remarquable de la Vie de Louis Mandrin. A Saint-Geoirs (indication fausse, 1755, in-16 de 48 pages).

[22] Dans la suite Victor Hugo fit amende honorable. Eclairé sur la véritable physionomie du contrebandier, il regretta de l'avoir mis sur la même ligne que Cartouche. M. Maurice Faure, sénateur de la Drôme, assista à la déclaration du poète, au milieu d'un cercle où se trouvaient M. Drouet Judith Gauthier, Clovis Hugues, Victor de Laprade. Ce dernier, qui était de Montbrison, d'un pays on le souvenir de Mandrin est reste populaire, insistait pour que Victor Hugo fit des corrections aux nouvelles populaire, de ses œuvres. Celui-ci le promit ; — mais sans doute il oublia sa promesse dans la suite (Souvenirs racontés par M. Maurice Faure).

[23] Ul. Rouchon, les Exploits de Mandrin, p. 1.

[24] Revue des traditions populaires, t. V, n° 7, 15 juil. 1890.