MANDRIN, CAPITAINE GÉNÉRAL DES CONTREBANDIERS DE FRANCE

QUATRIÈME PARTIE. — LA PRISE ET LA MORT DE MANDRIN

 

XXXIX. — LA FAMILLE DE MANDRIN.

 

 

En décrivant la jeunesse de Louis Mandrin, on a déjà noté l'énergie que l'esprit de famille avait acquise dans l'ancienne France. Par là s'explique la société de ce temps. Force irrésistible qui poussa le jeune homme dans la voie où il entra, comme elle y devait pousser après lui tous les siens.

Ailleurs a été contée l'histoire de ces sorcières qui, aux XVe et XVIe siècles, exerçaient leur terrible profession héréditairement, de mère en fille : la mère avait péri sur le bûcher, la fille savait qu'elle y périrait un jour, ce qui n'était pas pour l'empêcher de s'engager dans la carrière fatale et y engager après elle son enfant.

Louis et Pierre Mandrin ont été suppliciés. Leurs frères Claude et Antoine marchent sur leurs traces. Le 27 novembre 1759, Antoine[1] fut condamné à trois années de galères par le tribunal de Belley. Il disait s'appeler Antoine Pureau de Versailleux en Dombes ; niais il fut reconnu par Rendu, le notaire de Lancrans qu'il avait pillé.

Le plus jeune des quatre frères de Louis Mandrin, Jean, né en 1742, avait quatorze ans quand, en 1756, le roi jugea nécessaire d'intervenir, à la manière du temps, de crainte qu'il n'adoptât, lui aussi, la profession où les siens ne s'étaient que trop illustrés. Au fait, le petit bonhomme, dès l'âge de douze ans, avait fait campagne avec son grand frère. Il fut arrêté, en vertu d'une lettre de cachet du 14 novembre 1756, et traduit dans les prisons de Grenoble. Il s'agissait de lui faire contracter un engagement pour les colonies. Comme il n'a encore que quatorze ans et cinq mois, écrit l'intendant du Dauphiné[2], et que les ordonnances n'admettent aucun engagement contracté avant seize ans accomplis, on sera obligé de le garder en prison jusqu'à cette époque, à moins que vous — le ministre de la guerre — ne m'honoriez d'ordres qui m'autorisent à lui faire contracter un engagement avant l'âge prescrit.

Il n'y a rien là qui doive étonner. C'est l'ancien régime. Les coutumes et les mœurs justifiaient cette intervention toute familiale du pouvoir royal, autant que la conviction où chacun était que Jean Mandrin, abandonné à lui-même, poursuivrait la contrebande, où déjà ses frères l'avaient entraîné.

Jean Mandrin ne partit cependant pas pour l'Amérique et il ne fut pas indéfiniment détenu en prison. En 1765, il est libre, et sa mère, la vieille Marguerite Veyron-Churlet, veuve de François Mandrin, l'institue son légataire universel.

Dès le 26 janvier 1756, la veuve Mandrin, — son fils Louis ayant donné clans des traverses et dissipé une partie considérable de l'héritage de son pèrepar la sûreté de ses droits et avantages de mariage, s'était emparée des immeubles dépendant de ladite succession[3]. Le 19 mai 1763, ladite veuve, se trouvant en détresse dans son lit, pour certaine infirmité corporelle, fit son testament. Elle léguait 15 livres au curé et 15 livres aux pauvres. Sa fille aînée, Marie Mandrin — née en 1726, mariée depuis 1745 à Hugues Bouillier, maréchal ferrant — recevait 100 livres ; Marianne Mandrin, femme de Benoît Dardarin, de qui il vient d'être question, recevait 5 sous, outre ce qui lui avait été donné lors de ses noces ; sa troisième fille, Cécile, recevait 150 livres et, en cas où elle ne se marierait pas, la jouissance d'une chambre dans la maison paternelle. Cécile Mandrin épousa, le 28 octobre 1765, Pierre Fleuret, dit Court-toujours, garçon boulanger[4]. Antoine-François Mandrin, le contrebandier, recevait 180 livres et l'usufruit de la fameuse chambre sous le poêle de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, et la chambre au-dessus, de même longueur et largeur, ainsi que la jouissance d'un lit garni. Antoine-François Mandrin mourut en 1775. Enfin, le cadet des fils, Jean Mandrin, était institué légataire universel[5], comme il vient d'être dit.

Après la mort de sa mère, celui-ci fut s'installer à La Frette — Isère. Il s'y maria le 25 février 1767, avec honneste Marie Sillans, fille de feu François et de Marianne Bellier, veuve en première noces de Antoine Bouvat[6].

Jean Mandrin eut de son mariage avec Marie Sillans un fils auquel il donna le nom de Pierre, en mémoire de son frère, le supplicié de 1752. Nous avons sur ce Pierre Mandrin de La Frette de curieux renseignements et qui vont jusqu'en 1816. Il servit comme volontaire dans les armées de l'Empire. Puis il fut postillon. Il tomba dans une extrême misère. Le maire de La Frette, adresse à son sujet un rapport, en date du 3 janvier 1816, au préfet de l'Isère, le comte de Montalivaut[7]. Le nommé Pierre Mandrin, lui écrit-il, ancien militaire et ancien postillon, homme dénué de ressources, réduit à la plus affreuse indigence et couvert d'ulcères, se permet depuis quelques jours des propos qui entretiennent le peuple dans l'erreur. C'était très grave. Le gouvernement allait mettre la main sur un nouveau complot.

Je viens d'être informé, poursuit le maire de La Frette, que, le premier de ce mois, passant la soirée en buvant dans une auberge, il — le pauvre mendiant couvert d'ulcères — ne cessait de parler du retour de l'usurpateur — Napoléon Ier — et il témoignait par ses cris et ses vivats — en bon pochard — la grande satisfaction qu'il éprouverait si ce malheureux — Napoléon Ier — pouvait encore se représenterce qui est absurde de présumer, ajoute M. le maire de La Frette en s'adressant à M. de Montalivaut, préfet de l'Isère. Il importait d'aviser, d'autant que ce Pierre Mandrin, comme l'écrit M. le maire, avait toujours été un grand partisan de Napoléon. — Il a une très mauvaise langue. Il fait l'homme entendu, qui a toujours tout vu, tout entendu, et qui sait tout,quand il a bien bu. M. le maire de la Frette était un sot, mais il n'était pas dépourvu de talent ; le portrait qu'il fait de son ivrogne est très vivant. Les imbéciles l'écoutent, poursuit M. le maire, et, par là, il devient dangereux. M. le maire de La Frette conclut qu'il serait urgent d'arrêter Pierre Mandrin par mesure de haute police. L'effet sur le peuple en serait excellent.

Le comte de Montalivaut s'empressa d'en écrire au capitaine de la gendarmerie[8]. Pierre Mandrin, ancien militaire, répand la nouvelle du retour de l'usurpateur et tient d'autres propos séditieux. L'affaire prenait une légitime importance. M. Roland de Ravel, sous-préfet de Saint-Marcellin, rapproche les propos de cet homme des bruits qui circulent dans les campagnes de cet arrondissement. De ce rapprochement, il conjecture que des malintentionnés pourraient bien avoir formé le projet d'exciter quelque mouvement dans le pays. Je n'ai pas besoin de vous dire, conclut M. le sous-préfet, dans son rapport au comte de Montalivaut[9], que je me suis entendu avec le procureur du roi, pour faire arrêter le nommé Mandrin de La Frette. Enfin le bon ivrogne fut traduit dans les prisons de Grenoble par mesure de haute police. On appelait cela sous l'ancien régime des lettres de cachet. Mais il se trouva que cette arrestation, loin de produire l'effet escompté, indigna la fidèle population de La Frette. Le maire, M. Romain, reprend sa plume. Il demande l'élargissement du prisonnier contre lequel il n'est pas possible de réunir des preuves positives. D'ailleurs c'est un être inoffensif, si timide qu'il ne sait même pas demander l'aumône. Naturellement muet, il ne parle que quand Bacchus lui a délié la langue. M. le maire a des lettres[10]. Silence du préfet. Il fallut une nouvelle requête du maire, où celui-ci exposa que cet infortuné lui avait fait témoigner son retour aux idées d'ordre et de morale, et qu'il ne réclamait plus celui de l'usurpateur. Pierre Mandrin fut rendu libre le 10 avril 1816 ; à condition, dit M. le comte de Montalivaut, préfet de l'Isère, que le maire de La Frette le surveillera d'une manière spéciale[11].

Pierre Mandrin mourut à La Frette, le 5 juin 1828, à l'âge de soixante ans, sans avoir rétabli sur le trône Napoléon Ier.

 

Jean Mandrin avait eu de sa femme, Marie Sillans, trois autres enfants, des filles, Marie-Anne, Marie-Marthe, Marie-Louise. Marie-Anne décéda en son domicile à Lemps, en 1855, à l'âge de quatre-vingts ans. Dans l'acte mortuaire elle est qualifiée de veuve Chapot.

Ce furent les derniers Mandrin, vivant en France, car il a été dit plus haut que des descendants de Claude Mandrin vivent encore dans le Valais[12].

Mais à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, la vieille maison reste debout. Jean Mandrin l'avait vendue en 1775, à un nommé Jacquemet, qui s'empara de l'emplacement des poêles et les fit clore. Dans la suite, la commune essaya de revendiquer ses droits ; ce qui produisit une suite de procès, racontée par M. Octave Chenavaz dans son étude très documentée : Notice historique sur la maison patrimoniale de Mandrin.

 

 

 



[1] Ducis, p. 13.

[2] L'intendant du ministre, 8 déc. 1756, Grenoble. Extrait de la correspondance de l'intendant du Dauphiné de 1747 à 1759. Bibliothèque du château de Terrebasse, Isère.

[3] Procédure du 28 janvier 1756. Protocole de Me Veyron-Lacroix, notaire royal à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, vol. 1770, f. 87. Etude de Me Veyron-Lacroix à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs.

[4] Protocole de Me François Buisson, notaire royal à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, vol. 1765, f. 130 v°. Etude de M. Veyron-Lacroix à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs.

[5] Protocole de Me François Buisson, notaire royal à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, volume 1765, f. 66 v°.

[6] Registre de catholicité de La Frette.

[7] Archives de l'Isère, rapports de police politique, 1816, pièce n° 42.

[8] 5 janvier 1816, Grenoble. Archives de l'Isère.

[9] Rapport du sous-préfet de Saint-Marcellin au préfet de l'Isère, 6 janv. 1816. Archives de l'Isère.

[10] Le maire de La Frette au sous-préfet de Saint-Marcellin, 23 janv. 1816. Archives de l'Isère, rapports de police politique.

[11] Le préfet de l'Isère au maire de La Frette. 10 avril 1816. Archives de l'Isère, rapports de police politique, 1816, n° 279.

[12] Louis Mandrin le contrebandier avait un oncle, nommé également Louis Mandrin et surnommé le Conseiller. Il a été question de lui plus haut. Celui-ci eut un fils qui se maria et s'établit à Voiron. Ce surnom Conseiller lui fut transmis et devint son nom unique après la condamnation de son cousin. Les descendants de ce Claude Mandrin vivent aujourd'hui encore à Voiron, ils portent le nom de Conseiller et seront sans doute surpris d'apprendre que leur véritable nom patronymique est Mandrin.