MANDRIN, CAPITAINE GÉNÉRAL DES CONTREBANDIERS DE FRANCE

QUATRIÈME PARTIE. — LA PRISE ET LA MORT DE MANDRIN

 

XXXVIII. — LA CONTREBANDE APRÈS MANDRIN.

 

 

La mort de Mandrin jeta le désarroi parmi les 2.000 contrebandiers répandus en Savoie et en Suisse. Les correspondants du baron d'Espagnac lui peignent la consternation des compagnons[1]. Puis le courage leur revient. On les voit se réapprovisionner en contrebande, et, s'ils renoncent recommencer ces grandes expéditions, où Louis Mandrin s'était illustré, du moins ils projettent de se répandre en France par petites bandes qui sillonneront le pays.

On a dit que les contrebandiers avaient donné pour successeur à Mandrin, Louis Cochet, dit Manot ou le Tailleur, ou la Liberté. Il se faisait aussi appeler le petit Mandrin. Manot établit son quartier général aux Échelles. En juin 1755, il dirigea sur le Comtat-Venaissin une incursion qui, par la hardiesse et la rapidité des mouvements, rappelle celles de son devancier[2]. Néanmoins Manot ne pouvait se comparer à celui qu'il cherchait à remplacer. Et puis, comme il a été dit, c'était un pillard qui vidait les caisses des particuliers. Mais il était riche et chef expérimenté, ce qui l'avait fait élire.

Quand Manot fut tombé entre les mains des autorités françaises et qu'il eut été pendu à Valence le 22 janvier 1756[3], ce fut l'un des frères de Louis Mandrin, Claude, né à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, en 1731, qui lui succéda. On l'appelait le chevalier de Saint-Georges[4].

Claude Mandrin avait donc à cette date vingt-cinq ans. II prit pour lieutenant son frère Antoine, né en 1736. On trouve auprès de lui les deux Camus, les deux Canonnier, Jacques Pascal, Binbarade, Cavalier, Prêt-à-boire, J.-B. Sibourd, dit le Grenadier, J. Rostand dit Lucifer, les deux frères Paccard : les survivants de la célèbre bande que son frère aîné avait commandée[5] ; mais les rangs de ceux-ci s'éclaircissaient. Levet de Malaval y faisait des coupes sombres. En la seule année 1755, douze Mandrins furent rompus vifs et l'un d'eux fut pendu ; en 1756, cinq d'entre eux sont encore rompus et l'un d'entre eux est pendu ; en 1757 et 1758, six Mandrins sont rompus vifs et deux sont pendus ; en 1759, l'un des survivants est rompu vit, et un autre est pendu ; enfin en 1760, Levet de Malaval fait encore rompre vif l'un des anciens compagnons du célèbre contrebandier.

Que s'il avait le prestige du nom, Claude Mandrin n'avait pas ce don (lu commandement, cette énergie et cette force de caractère, grâce auxquels son frère ainé s'était fait écouter et obéir par ses turbulents compagnons. Sous son principat, les contrebandiers se divisent en deux groupes rivaux, dont l'un rejette son autorité. Ce dernier prend pour chef Piémontais. A vrai dire, Piémontais gardait mieux la tradition du grand Mandrin ; du moins il s'efforçait de se ménager, à lui et aux siens, la sympathie des habitants et du gouvernement de la Savoie. En janvier 1757, Piémontais, Didier — qui avait été son second lors de l'assassinat de Le Roux de La Motte —, Maréchal et quelques autres, défendirent le Pont-de-Beauvoisin, contre Claude Mandrin et ses adhérents qui y voulaient mettre le feu et piller les entrepôts[6]. Par ces faits, et par d'autres, on voit ce qu'avait été Louis Mandrin, du moins on voit ce que devinrent les contrebandiers du jour où il ne fut plus au milieu d'eux pour les diriger. Le 26 juin 1756, Piémontais en tête, les compagnons dévalisèrent le château de Chenereilles, près Montbrison, extorquant au propriétaire, M. de Groseiller, 40 louis d'or, pillant son argenterie, ses armes et son linge[7]. Chez un notaire de Valbonnais, ils enlevèrent des tasses d'argent, une croix en or, des boucles d'oreille[8].

Ces bandes ont beau s'intituler les enfants de Mandrin, porter un étendard avec le portrait du fameux contrebandier et cette devise : Audacia, fortitudo, libertas — déjà la devise de Danton ; — ils ont beau donner aux receveurs des Fermes et aux buralistes des reçus semblables à ceux que Mandrin a rendus célèbres, et les sceller même d'un cachet de cire rouge représentant une tête de mort[9], — ce sont des enfants dégénérés.

Antoine Mandrin arrive dans la nuit du 3 au 4 mai 1759 chez M. Joseph Rendu, notaire collégial à Lancrans — près de Gex —, qui cumulait les fonctions de notaire et celles de commis des douanes. Antoine Mandrin lui met le pistolet sous la gorge : Il n'est plus question de tabac, lui dit-il, il nous faut mille livres ou la vie[10]. C'est l'esprit nouveau. Il paraît cependant qu'Antoine Mandrin avait conservé quelque chose des formes élégantes de son frère aîné. Il avait bonne grâce en parlant, dit Joseph Rendu dans son plaintif[11], et c'est avec la même bonne grâce qu'il m'a volé.

La femme du notaire, nommée Claudine, n'a pas laissé d'accourir et malgré l'heure indue — deux heures du matin, — elle a considéré le bandit avec attention. La description qu'elle en fait est empreinte d'une évidente sympathie :

Antoine Mandrin, dit-elle, est un homme d'environ 5 pieds et demi, les épaules larges, hautes et carrées ; cheveux d'un blond ardent, attachés avec un ruban rouge, le visage large et plein, un peu plat, le nez relevé et large ; les yeux bleus et couverts, les sourcils fort épais, de la même couleur que les cheveux, aussi bien que la barbe, avec quelques rousseurs dans le visage.

Antoine Mandrin et son frère aîné, Louis, avaient visiblement un air de famille.

La dame poursuit : Il n'avait rien d'affreux dans la physionomie et une voix douce et la bouche riante en parlant.

Oui, Madame, il était charmant.

Claudine Rendu a également examiné son costume : Il était vêtu d'un drap tirant sur le fauve foncé. Une veste de drap blanc à la bavaroise, laquelle était fort courte, sur laquelle il avait une ceinture de buffle, à laquelle il y avait un sabre courbe à poignée jaune et plusieurs pistolets[12].

A en croire le Mercure historique[13], Marianne Mandrin, qui avait été la sœur préférée de Louis, aurait fait, elle aussi, de la contrebande armée et aurait commandé la bande qui, le 28 avril 1757, dévalisa l'abbaye de la Grâce-Dieu en Bourgogne. Le fait est très douteux. Le rapport de l'intendant de Bourgogne, du 4 mai 1757, qui relaie l'événement avec détail, ne parle pas de Marianne[14], non plus que M. de Chaignon, correspondant en Suisse du ministre des affaires étrangères français. C'est de Suisse que les contrebandiers étaient partis et ils y retournèrent après l'expédition[15].

En juillet 1755, peu après le supplice de son frère Louis, Marianne avait épousé l'un des principaux de la bande, Jacques Delaucourt, dit Coconnier. Celui-ci était alors un homme de trente-trois ans. Marianne en avait vingt-deux. Il était originaire de la paroisse de la Beauche, à mie lieue des Échelles en Savoie. Les signalements le représentent comme un bel homme, aux longs cheveux noirs, à la barbe fournie. Il était un des plus riches parmi les contrebandiers, sa fortune étant estimée à 30.000 livres. Marianne, de son côté, lui apportait les biens laissés en Savoie par son frère Louis[16].

Aussi ne doit-on pas s'étonner de l'éclat que les contrebandiers voulurent donner à ce mariage. Une lettre, en date du 10 juillet 175, de M. de Saraceny, officier du roi de Sardaigne, commandant aux Échelles, fait voir les plus importants de nos compagnons, Broc, Manot, Jaussaud dit l'Associé, Saint-Pierre l'aîné, Pélegrin et autres, arrivant de divers côtés pour la noce de la Mandrin qui est ici pour se marier à l'un des Cotonnier[17]. De ce jour, plus d'une fois, Marianne dut se trouver parmi les margandiers ; on la signale avec eux à Carouge, en février 1759, d'où est née sans doute la légende qui transforme la jeune femme en un chef de bande et la montre armée jusqu'aux dents.

Dans la suite, Marianne se maria — en secondes noces — ouvertement et publiquement, à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs. Le contrat de son mariage avec Benoît Dardarin, tisseur de toile à Miribel, en date du 2 juillet 1763, fut dressé par Me François Buisson. Le mariage fut célébré le 18 juillet 1763, par l'abbé Biessy, à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, ce qui n'eût pas été possible si elle avait eu coutume de faire de la contrebande à main armée. Elle vécut encore tranquillement de longues années, tantôt en France, tantôt en Savoie, puisqu'elle ne mourut que le 8 mai 1807, à Saint-Christophe (Savoie), à l'âge de soixante-quatorze ans. Elle fut inhumée le lendemain, 9 mai, dans le cimetière des Echelles (Savoie)[18].

 

L'incapacité des successeurs de Louis Mandrin à continuer son œuvre, et d'autre part la garde que les régiments de Louis XV ne cessèrent de monter le long de la frontière, en rendant par là les nouvelles incursions de plus en plus difficiles, ne tardèrent pas à faire des margandiers, répandus en Savoie et en Suisse, une foule de vagabonds, fatalement entraînés aux pires excès[19]. Sous la direction de Claude Mandrin, ils commettent des ravages dans le canton de Berne[20] et vont jusqu'à piller les recettes buralistes du roi de Sardaigne[21].

Au reste, la Cour de Turin commençait à être ennuyée des embarras que les contrebandiers lui créaient. M. le chevalier Ossorio, écrit Chauvelin[22], m'a renouvelé, dans toutes les occasions que j'ai eues de le voir, les assurances les plus précises de la disposition sincère où est le roi de Sardaigne de faire arrêter, s'il est possible, les contrebandiers et malfaiteurs qui infestent nos frontières, et je crois pouvoir répondre à cet égard de la vérité de ses intentions.

Les termes de l'accord verbal intervenu jadis, au nom des deux Cours, entre les marquis de Senneterre et de Dormea, furent renouvelés. Les rois de France et de Sardaigne s'engageaient à faire arrêter, sur simple réquisition de l'un à l'autre, dans leurs États respectifs, les contrebandiers convaincus de pillage des deniers royaux, d'incendie et d'assassinat. Chauvelin obtint en outre, de la Cour de Sardaigne, la publication d'une déclaration qui traitait les contrebandiers de malfaiteurs publics et interdisait de leur donner asile en Savoie ; il obtint que le roi de Sardaigne mît deux régiments de dragons sur la frontière de France, au lieu d'un seul — le roi de France lui versant une indemnité pour le supplément de dépenses. Un détachement de dragons sardes fut posté à Carouge, aux portes de Genève, où, depuis de longues années, les margandiers avaient leurs principaux entrepôts. Enfin le chevalier de Chauvelin obtint que les autorités de Savoie missent à prix la tête des contrebandiers dont les noms seraient publiés[23].

Et c'est ainsi que l'on vit proscrire par la Cour de Sardaigne les derniers survivants de la bande héroïque, son nouveau chef, Claude Mandrin, tout le premier. La liste comprend des noms devenus fameux, les deux Camus, les deux Cotonnier, Prêt-à-boire, Binbarade, tous les autres[24].

Le 18 octobre 1755, le gouvernement de Savoie fit livrer aux autorités françaises Antoine Chalcat, que nous avons vu blessé aux : côtés de Mandrin, durant le combat de Gueunand, et Manot le Tailleur[25]. Levet de Malaval les fit supplicier à Valence, les 21 et 22 janvier 1756[26].

Dans la nuit du 27 avril 1757, trois des Mandrins, Dock-lin, Custod et Paccard, tentés par la promesse d'une grâce entière, faite au nom du roi de Sardaigne, livrèrent quatre de leurs camarades dans une grange près d'Ayn — canton du Pont-de-Beauvoisin. L'un de ces malheureux fut tué en se défendant, deux autres furent condamnés à mort par le Sénat de Savoie, le quatrième fut retenu en prison[27]. De temps à autre, le Sénat de Savoie renouvelait les listes de proscription. Jacques Pascal, l'un des plus fameux de la bande de Mandrin, pour reprendre les expressions que lui applique M. de Cerisier, commandant sarcle au Pont-de-Beauvoisin — part de Savoie —, périt en se défendant contre un détachement de dragons piémontais, le 26 septembre 1757 à cinq heures du soir[28].

Les contrebandiers, sous la direction de Claude Mandrin, en arrivèrent clone à s'attaquer directement en Savoie, aux troupes du roi de Sardaigne, comme, en France, Louis Mandrin en était arrivé à s'attaquer aux troupes de son roi[29].

Enfin, Claude Mandrin, se voyant également poursuivi eu France, en Savoie et clans la République de Genève, prit le parti, avec trente de ses camarades, de se retirer, dans l'intérieur de la Suisse. Ainsi, comme Chauvelin le mande, avec un cri de triomphe, à la Cour de France, nos frontières furent affranchies de ce fléau[30].

Dans les cantons suisses, Claude Mandrin jouit paisiblement de la fortune acquise. Il laissa passer le temps. L'oubli s'étendit sur lui. Il s'établit dans le Valais, où il mourut après y avoir fait souche de Mandrin. Ses descendants y subsistent aujourd'hui encore. Ce sont des marchands de vin dont les affaires sont prospères.

 

Le traité de Turin, signé le 21 mars 1760, par les représentants des Cours de France et de Sardaigne, en délimitant précisément les frontières communes aux deux États, régla aussi les diverses questions relatives à la police desdites frontières, à l'extinction de la contrebande et aux cas d'extradition.

 

 

 



[1] Espagnac au ministre de la guerre, 21 mai 1755, Bourg, A. G., ms. 3406, n° 251. — Le même au même, 4 juin 1755. Bourg, A. G., ms. 3406 n° 295.

[2] Sur cette expédition, voir aux Archives de la Guerre une série de lettres de Marcieu, de l'Hospital, Diturbide-Larre, ainsi que du vice-légat d'Avignon, ms. 3406, n° 285, 295, 302, 306, 313, 315, 338.

[3] Archives de la Drôme, B 1304.

[4] Lettre de M. de Belmont, 8 mars 1757, Carouge. Archives de la Haute-Savoie.

[5] Archives de la Haute-Savoie, E 97. Ducis, p. 8.

[6] Mémoire (14 janv. 1757) du receveur des gabelles du Pont-de-Beauvoisin, part de Savoie, sur l'attaque à main armée opérée par Claude Mandrin le 8 janvier 1757. Archives de la Savoie, C 662. — Crettet, commis au bureau des tabacs du Pont-de-Beauvoisin, à Dufraisse, son parent, 10 janv. 1757. Ibid.

[7] Lettres aux fermiers généraux. 17, 20, 21 juil. 1756. Archives du Rhône, C 213, f. 7.

[8] Archives de la Drôme, B 1304, f. 319.

[9] Ducis, p. 11-12.

[10] Ducis, p. 11.

[11] Archives de la Haute-Savoie, dossier Mandrin.

[12] Déposition de Claudine Rendu. Archives de la Haute-Savoie, E 97.

[13] Le Mercure historique et politique, juin 1757, nouvelles de France, lettre de Paris, p. 442.

[14] Archives de la Côte-d'Or, C 322.

[15] M. de Chaignon à Rouillé, 30 mai 1757, Sion. A. A. E., ms. Suisse 355, f. 105.

[16] Abbrégé, p. 4.

[17] Lettre de M. de Saraceny, 10 juil. 1755, les Échelles. Archives de la Savoie.

[18] Registre de catholicité des Échelles (Savoie), 1807-1815.

[19] Lettre de Passerat de la Chapelle, 26 mai 1755, Châtillon-de-Michaille. A. G., ms. 3406, n° 268.

[20] Lettre de l'avoyer de Berne, 24 mars 1757. Archives de la Haute-Savoie, E 97.

[21] Séchelles à Rouillé, 11 oct. 1755. A. A. E., ms. Turin 225, f. 331-32.

[22] Chauvelin à Rouillé, 14 mai 1755. A. A. E., ms. Turin 224, f. 335.

[23] Chauvelin à Rouillé, 22 sept. 1755. A. A. E., ms. Turin 225, f. 294-300.

[24] Relation de la Cour de Sardaigne et de la République de Genève, depuis le traité de Turin (1754) jusqu'à la fin de l'année 1773, par Ch. de Bois-Melly, dans Miscelanea di Storia italiana, t. XXVIII (Turin, 1890, gr. in-8°), p. 8.

[25] Chauvelin à Rouillé, 22 oct. 1755. A. A. E., ms. Turin 225, f. 371.

[26] Arrêts de la commission de Valence. Archives de la Drôme, B 1304.

[27] Mémoire au sujet de sauf-conduits accordés à ces contrebandiers. A. A. E., ms. Turin 228, f, 224.

[28] Cerisier, commandant au Pont-de-Beauvoisin (Savoie), à M. de Sinsan, 27 sept. 1757. Archives de la Savoie, C 2.

[29] Chauvelin à Rouillé, 26 juin 1757. A. A. E., ms. Turin 227, f. 241.

[30] Chauvelin à Rouillé, 20 avril 1757. A. A. E., ms. Turin 227, f. 312.