MANDRIN, CAPITAINE GÉNÉRAL DES CONTREBANDIERS DE FRANCE

QUATRIÈME PARTIE. — LA PRISE ET LA MORT DE MANDRIN

 

XXXVI. — L'AMBASSADE EXTRAORDINAIBE DU COMTE DE NOAILLES.

 

 

En ne quittant pas immédiatement la Cour de France, sur l'ordre qu'il en avait reçu, le comte de Sartirane avait commis une faute dont les représentants de Louis XV allaient adroitement profiter. Aussi bien, le Conseil du roi avait fini par comprendre où menait la diplomatie à la financière du Contrôleur général. L'abbé Delaville, premier commis aux affaires étrangères, et le chevalier de Chauvelin, ambassadeur à Turin, vont prendre l'affaire en main et en conserver la direction.

Les dépêches de Chauvelin montrent qu'il sut habilement faire comprendre au chevalier Ossorio que, si le départ de Sartirane, au sujet duquel on n'avait à Turin aucune indication, s'était effectué après la notification au roi de Sardaigne de l'offre faite par Louis XV d'une ambassade extraordinaire, il faudrait le considérer comme une offense au roi de France, car rien ne justifiait plus cette mesure après la réparation solennelle que celui-ci avait proposée. C'est ce que Sartirane n'avait pas compris. Sa conduite n'aurait pu se défendre que si la Cour de Sardaigne avait considéré toutes les difficultés comme aplanies par l'ambassade chargée d'exprimer les regrets de Louis XV ; mais il était loin d'en être ainsi. Plusieurs questions demeuraient en suspens ; entre autres celle que soulevait la punition des officiers français impliqués dans l'entreprise de Rochefort ; parmi lesquels La Morlière, que le chevalier Ossorio affirmait en avoir été l'acteur principal[1]. Chauvelin cherchait ainsi à retourner les rôles, en faisant attribuer la qualité d'offensé au roi de France.

M. le chevalier Ossorio, écrit-il, réfléchit quelque temps et me dit :

Monsieur l'ambassadeur, songez-vous que des troupes sont entrées dans la Savoie, y ont enlevé de vive force des gens qui devaient y être en sûreté et que, nonobstant notre réclamation, deux de ces gens ont été jugés et exécutés avec éclat ?

Oui, Monsieur, répondit l'ambassadeur français, je songe à tout cela ; mais je sais aussi que le Roi a blâmé l'entreprise, en a puni les auteurs, qu'il a donné des ordres pour surseoir les procédures, qu'enfin il offre au roi de Sardaigne la réparation la plus entière et la plus authentique, et lui donne constamment dans toute cette affaire les preuves les plus délicates de son amitié'[2].

Il est curieux de voir ainsi la situation se modifier en faveur de la France, grâce à la fermeté de son représentant, au point que celui-ci obtient de Charles-Emmanuel l'envoi d'un courrier sur la route prise par Sartirane, pour arrêter l'ambassadeur sarde en France, s'il y pouvait être rejoint. Ce n'était que dans le cas où le courrier trouverait Sartirane sur les États du roi son maitre, qu'il serait autorisé à venir jusqu'à Turin[3].

Mais Sartirane, impatient de savoir comment sa conduite serait jugée à la Cour de Sardaigne, forçait les étapes, eu sorte qu'il était déjà sur territoire sarde, quand il fut touché par le message qui lui avait été dépêché[4].

M. le chevalier Ossorio me marqua, écrit Chauvelin[5], que le courrier avait trouvé M. le comte de Sartirane à Suze, où il s'était arrêté ; que, quoique cet ambassadeur lui marquait une grande impatience de le voir, cependant je pouvais être assuré qu'il ne viendrait point à Turin, que, quelque importantes que pussent être les choses qu'il avait à dire, le roi son maitre trouvait encore moins essentiel de les entendre, que de marquer ses égards au Roi — de France — en arrêtant M. le comte de Sartirane dans le lieu même où le courrier avait pu le joindre, que cette démarche serait connue de toute l'Europe et que l'on jugerait par là que, le rappel de cet ambassadeur ayant précédé l'offre d'une satisfaction convenable que j'avais faite, le roi de Sardaigne, sur la simple proposition, avait suspendu, autant qu'il était en lui, l'exécution de toutes les mesures qui dénotaient sa sensibilité.

 

Il restait à régler une grave question : la punition des officiers impliqués dans l'expédition du 11 mai. Ossorio allait jusqu'à insinuer que La Morlière devait être remis entre les mains du roi de Sardaigne[6]. Mais la Cour de France n'admet même plus que cette question soit soulevée. Ou s'en remettra sur ce point, purement et simplement, à l'équité de Louis XV. Commune nul ne doutait à Turin que le gouvernement français n'eût ordonné l'attentat, on savait que cette équité consisterait à en récompenser les auteurs. Enfin, le 29 juin, Rouillé envoie au chevalier de Chauvelin des instructions, où la France prend décidément la place que la faute commise par Sartirane et la prépondérance de sa puissance matérielle finissaient par lui restituer :

Que si, dans l'espace de trois jours, lui écrivait-il en substance[7], vous n'êtes pas officiellement réintégré dans le rang que vous devez occuper auprès du roi de Sardaigne, vous quitterez à votre tour la Cour de Turin, sans prendre congé.

Chauvelin reçut cette dépêche le 4 juillet, au matin. Dès onze heures, il était dans le cabinet du ministre des affaires étrangères sarde. Il lui transmit les exigences de la Cour de France, et lui laissa, pour y satisfaire, le délai de trois jours qui était indiqué. Chauvelin prenait un air décidé et résolu. Que si la réponse qu'il attendait n'était pas nette, précise, immédiate, il partirait dans le délai fixé, sans laisser aucun espoir de renouer les relations amicales entre les deux Cours.

Je causai à M. le chevalier Ossorio le plus grand embarras, note Chauvelin, et les réflexions les plus sombres. Le ministre sarde revint sur les conditions dans lesquelles s'était effectué le départ de Sartirane, sur le courrier qui lui avait été dépêché pour l'arrêter à Lyon s'il en avait été temps encore ; il ajoutait que le roi de Sardaigne avait le désir le plus vif de maintenir l'union entre les deux couronnes, mais qu'il était difficile de faire ainsi brusquement des démarches aussi authentiques. La prudence mettait quelquefois des bornes aux sentiments...

Ce fut alors, dit Chauvelin, — c'est lui-même qui parle — que je crus devoir déployer toute la force et toute la dignité dont un ambassadeur du Roi peut s'armer quand il exige, en son nom, des choses décentes et raisonnables. Je représentai sans détour et sans ménagement les conséquences fatales que le roi de Sardaigne devait envisager s'il s'aliénait le Roi dans cette occasion, j'entrai dans les détails les plus intérieurs de sa politique, j'allai jusqu'à lui dire que le roi de Sardaigne, sans l'amitié du Roi — de France — était à la merci des puissances les plus intéressées à le ménager... Bref, c'était à présent au roi de Sardaigne qu'il appartenait de donner à son neveu, le roi de France, des preuves de son bon vouloir[8].

Le 5 juillet, Ossorio mandait à Sartirane, toujours retenu à Suze, que, toutes les difficultés étant enfin aplanies, il pouvait revenir pour quelques jours à Turin, d'où il repartirait ensuite pour rejoindre son poste à la Cour de France[9].

Ce même jour Chauvelin reparaissait à la Cour de Sardaigne[10]. Le 23 juillet Sartirane reprenait la chaise de poste pour Paris[11].

 

Au moment où il allait falloir exécuter la clause la plus pénible à la Cour de France, l'envoi d'une ambassade d'excuses à Charles-Emmanuel III, humiliation publique aux veux de toute l'Europe, les ministres de Louis XV éprouvèrent le besoin de rédiger une circulaire pour les divers représentants français à l'étranger ; où les faits devaient être exposés par eux sous le jour le moins défavorable.

Cette note, due sans doute à l'abbé Delaville, contient la vieille histoire de l'invasion spontanée des employés des Fermes générales sans l'aveu de leurs supérieurs, indignés qu'ils étaient de tant d'excès qu'ils avaient eu à supporter de la part des contrebandiers. Quant à l'ambassade extraordinaire, qui allait se rendre à Turin, elle était une marque d'amitié et de complaisance de Louis XV, vis-à-vis de son oncle le roi de Sardaigne, et pas du tout, comme on pourrait être tenté de le croire, une manière de réparation offerte à Charles-Emmanuel III[12].

Mais au moment où la Cour de France envoyait cette circulaire à ses représentants auprès des puissances étrangères, elle avait à se préoccuper de soucis plus importants. Le 18 juillet, Rouillé énumérait, dans une dépêche à M. de Mirepoix, ambassadeur de Louis XV à Londres, les entreprises violentes des Anglais et mettait clans son vrai jour la mauvaise foi de la Cour britannique décidée à s'emparer des possessions françaises clans l'Amérique du Nord. Le vaisseau l'Alcide, commandé par M. de Hocquard, avait été saisi par une escadre anglaise de onze vaisseaux, au Cap Race, près Terre-Neuve.

Quelque parti, écrivait Rouillé[13], que Sa Majesté jugera à propos de prendre pour venger l'offense faite à sa couronne, elle vous ordonne, Monsieur, de partir de Londres avec toute votre maison, le plus tôt qu'il vous sera possible, sans prendre congé ni des princes et princesses, ni des ministres.

Dans ces conditions, puisque aussi bien ils étaient contraints d'envoyer un ambassadeur porter des excuses au roi de Sardaigne, les ministres français eurent le tort très grave, comme on le verra, de ne pas lui donner cette satisfaction franchement et galamment.

Le bruit se répandit que l'ambassadeur choisi, pour aller à Turin, serait le duc de Nivernais, puis que ce serait le duc d'Aiguillon, gouverneur de Bretagne. Et, de fait, c'est sur ce dernier que le choix de Louis XV s'arrêta en premier lieu. Puis, sous la mauvaise humeur que produisit le rappel de Sartirane, on laissa partir d'Aiguillon pour son gouvernement de Bretagne, en faisant sentir à Turin que l'ambassadeur choisi ne serait pas un personnage aussi considérable ; car il fallait punir Charles-Emmanuel III de ne pas s'être immédiatement incliné devant le geste de Louis XV[14]. Procédés mesquins et maladroits. La désignation du duc d'Aiguillon avait transpiré. Il est sûr, écrit de Turin le chevalier de Chauvelin, qu'on attache ici une grande valeur au personnel de celui qui sera chargé de cette commission, et je dois vous prévenir qu'on verrait au moins avec humeur que le choix tombât sur un sujet qui n'eût point de décoration égale ou équivalente à celle de M. le duc d'Aiguillon[15].

 

Parti de Turin le 23 juillet, le comte de Sartirane était à Paris le 28 du même mois[16]. On a marqué beaucoup de plaisir de mon retour, écrit-il le 1er août[17]. Plusieurs personnes de tout rang et de toute espèce ont été à ma porte pour s'informer au juste si j'étais arrivé. Il suit avec intérêt les agitations de la Cour de Versailles pour le choix de l'ambassadeur extraordinaire. Cela ne se faisait pas tout seul. Parmi les courtisans, le projet lui-même rencontrait la plus vive opposition. L'indignation devenait plus grande encore à la pensée que le choix pourrait tomber sur un des hauts dignitaires du royaume. L'on dit que tous ceux à qui l'on l'a proposée — cette commission —, l'ont refusée, la regardant comme désagréable et encore parce que ce serait une très grande bassesse d'envoyer un grand seigneur de la part du Roi Très Chrétien, qui en fait déjà assez en envoyant faire [des excuses] de sa part[18].

Enfin la Cour étant à Compiègne, le choix du roi y fut déclaré, le 4 août : il tombait sur le comte Philippe de Noailles, fils du maréchal de ce nom et lui-même soldat de carrière. Il était, depuis 1748, lieutenant général des armées du roi. D'ailleurs tout chamarré de cordons, de titres et de rubans, grand d'Espagne de la première classe, chevalier de la Toison d'Or, bailli et grand'croix de l'Ordre Saint-Jean de Jérusalem, gouverneur des ville et château de Versailles, etc., etc., comme nous disons aujourd'hui. Ce qui devait toucher plus particulièrement le roi de Sardaigne, c'était que le comte de Noailles était le fils du maréchal qui avait combattu avec Charles-Emmanuel en 1735 contre l'Autriche, en Lombardie. Bien que chargé d'honneurs, le comte de Noailles n'avait pas encore passé quarante ans.

Le 12 août au matin, à Turin, Chauvelin put en communiquer la nouvelle au chevalier Ossorio[19].

Malgré toutes mes représentations, écrit le cardinal de Bernis, représentations qui furent fort vives, tant auprès des ministres que dans nies conversations avec Mme de Pompadour, le Conseil — du roi — opina pour une ambassade extraordinaire et le maréchal de Noailles ne dédaigna pas de solliciter cette commission humiliante pour son fils. On peut dire que, en cette occasion, le Conseil du roi n'a guère eu d'attention pour sa gloire — au roi — et pour celle de la France. Cet État a essuyé de grands revers ; mais jamais il n'avait fait de bassesses. Aussi le maréchal de Belle-Isle, qui parlait quelquefois comme un preux chevalier, disait-il en frappant du pied, qu'il avait honte d'être Français et que jamais, depuis Hugues Capet, la couronne de France n'avait essuyé pareil outrage[20].

Le comte de Noailles lui-même en arrive à parler du déchaînement de la Cour et de la Ville sur sa commission et sur sa personne[21]. Aussi demande-t-il d'être mis à couvert par un texte très précis des paroles qu'il aura à prononcer. Il demande que ce discours soit court, à cause de la timidité dont il est quand il faut parler en public et, de plus, son état de militaire le dispensant des fleurs de rhétorique[22].

L'ambassade devra d'ailleurs avoir aussi peu d'éclat que possible. La Cour de France eût désiré que ce fût presque une ambassade de famille. Elle était une marque de complaisance du roi de France pour son bon oncle de Sardaigne. Le comte de Noailles verrait toute la famille de Charles-Emmanuel III, le duc et la duchesse de Savoie, le duc de Chablais, Benoit-Marie-Maurice, qui avait quatorze ans, et Mesdames de Savoie, pour lesquelles leur cousin, le roi de France, avait une tendresse particulière ; puis il irait à Parme dire à l'Infant et à l'Infante les compliments du roi leur beau-père et père, leur donner des nouvelles de sa santé et les rassurer tous deux sur les hostilités commencées par l'Angleterre[23]. Bref, il fallait que, parmi ces effusions familiales, le reste se fit le moins ostensiblement possible.

Pour les frais du voyage et pour la suite qu'il emmenait, la Cour de France mettait à la disposition du comte de Noailles une somme de 36.000 livres.

A côté de la mission officielle, Noailles en recevait une autre, qui devait demeurer secrète et confidentielle et dont le plan lui était tracé en ces lignes :

— Il s'agissait, du conflit déclaré avec l'Angleterre. —

Quelle que soit l'intention du roi de Sardaigne, il n'a rien à craindre et tout à espérer de l'alliance de Sa Majesté, s'il veut vivre tranquille. Elle se concertera très volontiers avec lui pour assurer la neutralité de l'Italie. S'il désire quelque nouvel agrandissement, Sa Majesté lui en fera un marché si bon et si sûr, qu'il ne devra pas hésiter à préférer cette liaison à tout autre engagement dans lequel on entreprendrait de le faire entrer contre la France et contre la maison de Bourbon[24].

Fort bien, mais il eût fallu en ce cas se conduire autrement qu'on s'apprêtait à le faire, d'autant, comme Rouillé le dira lui-même au comte de Sartirane, qu'il y avait à la Cour de Sardaigne bien des gens qui tiraient le roi par la manche, et qui ne le tiraient pas du côté français[25]. Il s'agissait particulièrement du comte de Baudin, qui jouissait à la Cour de Charles-Emmanuel d'une situation prépondérante et qui se montrait vis-à-vis de la France un ennemi capital[26].

 

Le comte de Noailles quitta Paris le 25 août. Le 30, il coucha aux Échelles. De cette localité, sur la frontière, il écrivit au commandeur de Sinsan, gouverneur de Savoie, qu'il ne ferait que passer à Chambéry sans s'y arrêter. Il n'en trouva pas moins, à son arrivée dans la ville, cinquante dragons avec un étendard pour lui faire cortège. Il passa la nuit du 1er septembre à Aiguebelle. Le 3, Noailles arriva à Suze, où, à la descente de son carrosse, il se heurta à une garde de cinquante hommes avec un drapeau, ainsi qu'à tous les officiers des quatre régiments en garnison dans la ville et au gouverneur, un respectable vieillard de quatre-vingt-quatorze ans. Il eut le canon, à sou entrée et de même, le lendemain 4 septembre, quand il partit. L'après-midi, il arriva à Rivoli où il trouva le chevalier de Chauvelin. Les deux ambassadeurs firent de ce moment route dans le même carrosse. Noailles fit son entrée à Turin ce jour, 4 septembre, à six heures du soir. La journée du 5, fut employée à un nombre infini de visites, à commencer par celle que l'étiquette obligeait de faire au chevalier Ossorio, lesquelles furent immédiatement rendues[27].

L'audience, pour laquelle l'ambassadeur français était venu, lui fut fixée par le roi de Sardaigne au samedi G septembre, dix heures et demie du matin.

Les représentants de Louis XV auraient voulu que la cérémonie se passât à la dérobée, sans bruit, ni témoins, sans apparat. A lire leurs dépêches, on dirait qu'ils vont solliciter la faveur de passer par l'escalier de service. La Cour de Sardaigne, au contraire, y désirait le plus d'éclat et le plus de magnificence possible. Ossorio aurait volontiers fait abattre des murailles, comme pour les triomphateurs antiques, afin de ménager une entrée sensationnelle au représentant extraordinaire de Sa Majesté Très Chrétienne. Le comte de Noailles est entouré du plus grand nombre de soldats possible, de trompettes, de drapeaux, de chambellans et de maîtres des cérémonies ; il est fourré, quoi qu'il en ait, dans les carrosses du roi ; il est chamarré de toutes les décorations dont dispose la Cour de Turin, qui est au regret de ne pouvoir lui en offrir davantage encore, tandis que le représentant de Louis XV se désole de ne pouvoir les refuser[28].

Le chevalier Ossorio désirait une audience semi-publique ; mais Noailles n'y voulait d'autre témoin que le roi lui-même ; encore si le roi avait pu se dispenser d'y assister... Enfin il fut décidé de commun accord que le roi de Sardaigne recevrait l'ambassadeur français en n'ayant auprès de lui que son ministre des affaires étrangères. Noailles est donc placé dans le carrosse du roi ; lequel est précédé d'un carrosse de Cour où se trouvent le grand maitre des cérémonies avec deux gentilshommes de la Chambre ; par derrière, le carrosse de l'ambassade de France ; à droite et à gauche, des valets de pied du roi de Sardaigne, que la livrée du comte de Noailles encadre sur les deux ailes. Ainsi le cortège se rend à l'audience de Charles-Emmanuel III, à travers des rues bondées de peuple. Au moment où il arrive au palais, la garde prend les armes et rappelle. Le palais est bourré de suisses, de gardes, d'uniformes : il y en a à toutes les portes, à toutes les encoignures, sur chaque marche des escaliers ; paliers, vestibules, antichambres et salons sont remplis de la première noblesse. Noailles est d'abord conduit à la Salle des Ambassadeurs, d'où il est mené chez le roi[29].

Devant Charles-Emmanuel, qu'il trouva seul avec son ministre des affaires étrangères, ainsi qu'il avait été convenu, le comte de Noailles parla ainsi :

Sire,

Le Roi mon maitre se devait à lui-même le désaveu qu'il a fait de ce qui s'est passé sur le territoire de Votre Majesté et la punition des coupables.

Mais les sentiments qu'il a toujours eus pour la personne de Votre Majesté ne lui ont pas permis de se borner à une attention qui ne pouvait satisfaire que sa justice.

Le Roi, mon maitre, a voulu que cette circonstance servit à resserrer toujours d'avantage les liens de l'amitié qui ne l'unissent pas moins intimement à Votre Majesté que les liens du sang.

Je viens ici en porter de sa part le témoignage le plus solennel.

Rien n'est plus honorable pour moi que d'exécuter des ordres dictés par le cœur du Roi, mon maitre, et d'assurer à Votre Majesté que son amitié lui sera toujours chère et précieuse[30].

La composition de ce petit morceau d'éloquence diplomatique doit être attribuée à l'abbé Delaville. Elle ne paraît pas avoir été des plus aisées, car on conserve aux Archives des Affaires étrangères plusieurs rédactions qui furent successivement tentées, avant qu'on arrivât à celle qui satisfît : les unes faisaient trop directement allusion aux événements du 11 mai, les autres n'en parlaient pas assez[31].

Le chevalier de Chauvelin écrit que le comte de Noailles produisit sa petite harangue avec beaucoup de grâce et de fermeté. Le roi de Sardaigne y répondit avec de grands témoignages d'amitié et de tendresse pour le roi de France. La conversation dura ensuite une demi-heure et ce temps fut employé, de part et d'autre, en expression générale de sentiments[32]. Du cabinet du roi, Noailles passa dans l'appartement du duc de Savoie, qu'il trouva réuni aux dames de sa famille. Tout ici encore se passa en échange de protestations d'amitié, de dévouement, de tendresse.

Au ministre des affaires étrangères, Noailles parla de la guerre virtuellement ouverte entre la France et l'Angleterre, il s'efforça de lui démontrer que l'intérêt du roi de Sardaigne était de s'allier au roi de France, lequel était à même de lui procurer des agrandissements de territoire. Ossorio répondit par son amour de la paix. Milord Bristol, ambassadeur anglais, s'était plusieurs fois rencontré avec l'envoyé extraordinaire de Louis XV. Chaque fois il lui avait fait de grandes révérences ; mais il était resté dans un grand silence pendant que le comte de Noailles avait été présent.

Le 20 septembre, l'ambassadeur extraordinaire eut son audience de congé[33]. Le 21, Charles-Emmanuel III écrivait à Monsieur son frère et neveu la satisfaction qu'il avait éprouvée de la manière dont Noailles s'était acquitté de sa mission[34].

 

Il y avait cependant une ombre au tableau. La Cour de Turin avait été froissée, non seulement du caractère étroit, presque clandestin, que la Cour de France avait donnée à l'ambassade, mais encore de la singulière réserve du discours prononcé au nom du monarque français.

Le lendemain de mon audience, écrit le comte de Noailles[35], M. Ossorio me parut peiné de ce que, dans le discours au roi de Sardaigne, il n'y avait pas le terme de déplaisir. Il nous le dit en confidence à M. le chevalier Chauvelin et à moi. Chauvelin s'en exprime de même[36] et ajoute : M. le comte de Noailles lui a fait connaître — à Ossorio —, avec autant de fermeté que de politesse, qu'une démarche aussi forte et aussi authentique n'admettait pas un examen pointilleux des termes qui, d'ailleurs, étaient aussi énergiques que flatteurs et mesurés. Il suffira, répondit Ossorio, que le discours ne soit pas rendu public. Ce sera facile, dit Noailles, car, n'en ayant donné copie qu'à lui — Ossorio — et à M. le chevalier de Chauvelin, il n'y aura qu'à ne pas le donner à la Gazette.

La Cour de France avait le tort de ne pas comprendre que l'humiliation, à laquelle Louis XV s'était vu réduit, était dans le fait même d'envoyer une ambassade extraordinaire, pour faire des excuses à un roitelet, comme on disait à Versailles ; cette démarche consentie, le roi de France n'eût fait que se grandir en exprimant ses regrets franchement et ouvertement.

Le chevalier de Chauvelin mit le sceau à ces maladresses en laissant publier dans la Gazette de Berne du 10 septembre 1755, un texte du discours et qu'il avait altéré[37]. Pas de zèle, dira Talleyrand.

Cette fois Charles-Emmanuel en fut froissé au point qu'il en écrivit de sa propre main à son ambassadeur en France :

M. de Chauvelin a donné ces jours derniers une petite tracasserie, en communiquant mal à propos, et d'une manière tronquée, le discours que le comte de Noailles nous e tenu dans l'audience. Ledit comte n'y est entré pour rien et nous lui rendons la justice d'avouer qu'il en a ressenti une véritable peine... Nous les avons fait assurer — Noailles et Chauvelin — que nous voulions bien regarder cette affaire comme non arrivée[38]. Cependant la Cour de Sardaigne crut devoir informer de l'incident ses représentants auprès des diverses Cours de l'Europe, en les mettant en garde contre les textes qui pourraient être mis en circulation par les représentants français[39]. Dans le moment critique où l'on se trouvait, c'était une dernière atteinte au prestige de la Couronne de France.

 

A Paris, le mouvement de réprobation contre l'ambassade humiliante du comte de Noailles n'était pas prêt de se calmer. Sartirane y revient dans ses dépêches. Nouvellistes de cafés et de promenades publiques en parlaient ouvertement. L'ambassade extraordinaire donnait naissance à mille satires, chansons, petits-vers et quolibets.

Le marquis d'Argenson traduit le sentiment général : Il y a grande honte, et c'est à effacer de nos fastes.

Il est vrai que les fermiers généraux étaient débarrassés de Mandrin.

Levet de Malaval avait dû lâcher les deux Nîmes, de leur vrai nom Pierre Tourant et François Gaussin, les deux contrebandiers que les argoulets avaient enlevés dans ta matinée du 11 mai, à Saint-Genix-d'Aoste[40]. Ils furent confiés à deux brigades de maréchaussée qui les remirent le 5 juillet 1755, — avec Claude Planche, le domestique du fermier Perrety, enlevé avec Mandrin au château de Rochefort — entre les mains des officiers du roi de Sardaigne[41] ; restitution qui se fit sur la frontière, avec cérémonie[42].

 

La question des indemnités, à verser aux victimes des violences commises les 10-11 mai, devait se régler facilement, puisque la Cour de France avait déclaré s'en rapporter à l'estimation qui serait produite par le roi de Sardaigne.

Il est aisé de juger, écrivait Rouillé à Chauvelin[43], que les dommages auront été exagérés. Le Sénat de Savoie communiqua les résultats de l'enquête dirigée par Dichat de Toisinges : le chiffre des réclamations se trouva être d'une modicité extrême, presque ridicule. Pour plusieurs personnes assassinées, nombre de blessés, pour le pillage du château de Rochefort et de quatre ou cinq boutiques, on réclamait une somme totale de 34.957 livres 17 sols 6 deniers[44]. Aussi Rouillé ne peut-il s'empêcher d'en écrire : La fixation des indemnités ne pouvait être plus modérée[45].

Le 31 octobre 1755, à Chambéry, Jean Pointet, avocat, secrétaire et archiviste au royal Sénat de Savoie, déclarait avoir revu de MM. Charles Durando et fils, banquiers à Turin, et par les soins de M. Joseph Dubuisson, négociant en cette ville, sur ordre du chevalier de Chauvelin, ambassadeur de France, la somme de 34.957 livres 17 sols 6 deniers, monnaie de Piémont[46].

Restait la punition, solennellement promise des officiers auteurs de l'attentat. De temps à autre, le comte de Sartirane à Paris en rappelait le souvenir au ministre des affaires étrangères ; mais celui-ci répondait invariablement que l'on n'avait déjà que trop fait par l'envoi d'un ambassadeur extraordinaire et qu'une telle réparation devait tenir lieu de tout[47].

Faut-il s'étonner que, à la suite de cette aventure, les sympathies de la Cour de Sardaigne aient penché vers l'Angleterre au début de la terrible guerre qui va s'engager ? Rouillé s'en plaint à Sartirane[48]. A qui la faute ?

Le comte de Sartirane avait, en effet, repris son poste auprès de Louis XV ; mais la Cour de Turin ne lui pardonnait pas la faiblesse dont il avait fait preuve en restant à Paris, malgré l'ordre de rappel qui lui avait été adressé. Peu après son retour en France, il fut rappelé définitivement et remplacé par le bailli de Soleure, homme d'une tout autre prestance[49].

Le chevalier de Chauvelin resta auprès de Charles-Emmanuel III. Il signa, le mars 1760, avec le chevalier Ossorio demeuré lui aussi en fonctions, le traité de Turin, qui fixait plus précisément les limites de la France et de la Savoie, approximativement tracées jusqu'alors par le Guiers vif et par le Rhône[50].

 

 

 



[1] Chauvelin à Rouillé. 15 juin 1755. A. A. E., ms. Turin 224, f. 475.

[2] Chauvelin à Rouillé. 15 juin 1755. A. A. E., ms. Turin 224, f. 475.

[3] Chauvelin à Rouillé, 23 juin 1755. A. A. E., ms. Turin 224, f. 316.

[4] A.-D. Perrero, p. 357.

[5] Chauvelin à Rouillé, 9 juil. 1755. A. A. E., ms. Turin 225, f. 9-13.

[6] Le même au même, 18 juin 1755. A. A. E., ms. Turin 224, f. 475.

[7] Rouillé à Chauvelin, 29 juin 1755. A. A. E., ms. Turin 224, f. 518.

[8] Chauvelin à Rouillé, 6 juil. 1755. A. A. E., ms. Turin 225, f. 15-26.

[9] Ossorio à Sartirane, 5 juil. 1755, Turin ; éd. Perrero, p. 360-361.

[10] Chauvelin à Rouillé, 6 juil. 1755. A. A. E., ms. Turin 225, f. 15-26.

[11] Chauvelin à Rouillé, 24 juil. 1755. A. A. E., ms. Turin 225, f. 54-63.

[12] Lettre circulaire sur le différend entre la Cour de France et celle de Turin, à l'occasion de l'enlèvement de Mandrin, fait en Savoie, S. d. (juillet 1755). A. A. E., ms. Turin 225, f. 48-53.

[13] Rouillé à Mirepoix, 18 juil. 1755. A. A. E., ms. Angleterre 439, f. 255.

[14] Rouillé à Chauvelin, 13 juil. 1755. A. A. E., ms. Turin 225, f. 39-42.

[15] Chauvelin à Rouillé. A. A. E., ms. Turin 225, f. 54-63.

[16] Rouillé à Chauvelin, 4 août 1755. A. A. E., ms. Turin 225, f. 110.

[17] Sartirane à Ossorio, 1er août 1755, Paris, éd. A.-D. Perrero, p. 362.

[18] Lettre de Sartirane, publiée par A.-D. Perrero, p. 355.

[19] Chauvelin à Rouillé, 13 août 1755. A. A. E., ms. Turin 225, f. 146.

[20] Mémoires de Bernis, éd. Frédéric Masson, I, 202.

[21] Noailles à Rouillé, 16 août 1755, Arpajon. A. A. E., ms. Turin 225, f. 155.

[22] Questionnaire du comte de Noailles au ministre des affaires étrangères, août 1755. A. A. E., ms. Turin 225, f. 228-230.

[23] Instructions pour le comte de Noailles. A. A. E., ms. Turin 225, f. 186-196.

[24] Instructions pour le comte de Noailles, A. A. E., ms. Turin f. 186-196.

[25] A.-D. Perrero, p. 366.

[26] Chauvelin à Rouillé, 21 juin 4755. A. A. E., ms. Turin, f. 493.

[27] Noailles à Rouillé, 5 sept. 1755, Turin. A. A. E., ms. Turin 225. f. 238-239.

[28] Chauvelin à Rouillé, 10 sept. 1755. A. A. E., ms. Turin 225, f. 248-252.

[29] Noailles à Rouillé, 10 sept. 1755, Turin. A. A. E., ms. Turin 225, f 253-257.

[30] A. A. E., ms. Turin 225, f. 188 v°-190.

[31] A. A. E., ms. Turin 225, f. 225-226.

[32] Mémoire du comte de Noailles sur son ambassade. A. A. E., ms. Turin 225, f. 413-415.

[33] Mémoire du comte de Noailles sur son ambassade à Turin. A. A. E., ms. Turin 25, f. 413-415.

[34] Charles-Emmanuel III à Louis XV, 21 sept. 1755, Turin. A. A. E., ms. Turin 225, f. 253.

[35] Noailles à Rouillé, 10 sept. 1755, Turin. A. A. E., ms. Turin 225, f. 253-257.

[36] Chauvelin à Rouillé, 10 sept. 1755, Turin. A. A. E., ms. Turin 225, f. 240-241.

[37] Rouillé à Chauvelin. 14 oct. 1755, A. A. E., ms. Turin 235, f. 333.

[38] Lettre publiée par Perrero, p. 263-264.

[39] A.-D. Perrero, p. 364.

[40] Levet de Malaval au Contrôleur des Finances, 5 juil. 1755. A. A.E., ms. Turin 225, f. 14.

[41] Marcieu à d'Argenson, 30 juin 1755. A. G., ms. 3406, n° 348.

[42] Registres de la communauté de Villefranche-en-Beaujolais, à la date du 10 septembre 1755.

[43] Rouillé à Chauvelin, 29 juin 1755. A. A. E., ms. Turin, 221, f. 518.

[44] A.A.E., ms. Turin 225, f. 274, publ. par J.J.- Vernier, p. 51-56.

[45] Rouillé à Chauvelin, 29 sept. 1755. A. A. E., ms. Turin 225, f. 307-309.

[46] Publ. par J.-J. Vernier, p. 56-57.

[47] Perrero, p. 364.

[48] Perrero, p. 364.

[49] Domenico Carutti, Storia del regno di Carlo-Emanuele III, p. 55-57.

[50] J.-J. Vernier, p. 13.