MANDRIN, CAPITAINE GÉNÉRAL DES CONTREBANDIERS DE FRANCE

QUATRIÈME PARTIE. — LA PRISE ET LA MORT DE MANDRIN

 

XXXIII. — COMÉDIE DIPLOMATIQUE.

 

 

On imagine la fureur des contrebandiers quand ils apprirent l'attentat dont leurs camarades avaient été victimes. La nuit du 11 au 12, il y en avait plus de cent, armés, qui gardaient cette ville — le Pont-de-Beauvoisin, part de Savoie —, écrit La Tour-Gouvernet[1]. Ils menacent ouvertement de vouloir assassiner M. de Larre et M. de La Morlière, connue de mettre le feu dans le pays, surtout au bourg d'Aoste, où l'on a été obligé d'envoyer un renfort de la garnison.

Aoste était un gros village de la frontière française, faisant face à Saint-Genix.

Sur toute l'étendue de la frontière, les Savoyards se sentaient sous la menace de brigandages commandés par des officiers français. Les populations passaient les nuits, éveillées, dans l'alarme[2]. Le gouverneur de Savoie établit des postes militaires dans les différentes localités de la frontière, afin de les protéger contre les soldats du roi de France, en cas de fanfaronade nouvelle[3].

Le chevalier de Saint-Juille, en quartier au Pont-de-Beauvoisin, mande au commandeur de Sinsan : De toutes parts le pays est prit à résister. Sur les hauteurs, les paysans ont leurs armes prêtes et font des provisions de monitions de guerre[4]. Les autorités savoyardes sont obligées d'intervenir pur empêcher les Savoyards de passer en France, afin d'y venger par la violence, la violence qu'ils ont subie.

A la Cour et dans les États de Sardaigne, c'est une stupéfaction indignée. La nouvelle parvint à Turin dès le 14 mai, par une estafette du commandeur de Sinsan. Le chevalier Ossorio, secrétaire d'État pour les affaires étrangères, manda immédiatement dans son cabinet l'ambassadeur de France, le chevalier de Chauvelin. Il s'exprima avec vivacité. C'est une entreprise, lui dit-il, dont l'histoire de tous les pays et de tous les temps n'offre pas d'exemple. Le représentant de Louis XV, très ému, ne savait que répondre[5].

Le Sénat de Savoie reçut l'ordre de procéder sans retard à une enquête, afin de fournir une base solide aux réclamations à introduire auprès de la Cour de France. La mission en fut confiée au sénateur Pierre-Antoine Dichat de Toi-singes, qui se rendit tout de suite sur les lieux et fit paraître devant lui tous les témoins capables de le renseigner sur le détail des faits. Le noble sénateur conduisit son enquête avec une rapidité et une intelligence remarquables. Les résultats en sont consignés dans les procès-verbaux actuellement conservés dans les Archives de la Savoie à Chambéry. C'est la principale source dont on s'est servi plus haut, pour le récit des faits.

Le 15 mai, arrivèrent à Turin des informations nouvelles, faisant connaître les circonstances de l'événement, le sac du château de Rochefort et les violences commises à Saint-Genix-d'Aoste. L'émotion et l'indignation générales en furent accrues. Chauvelin en parle dans ses dépêches, non sans inquiétude : Les particuliers mêmes qui n'ont aucune influence sur l'administration se sont éloignés de moi[6]. Et, dans une dépêche chiffrée[7] : Cette entreprise est regardée comme un attentat contre la tranquillité publique et une violation des droits les plus sacrés. Charles-Emmanuel III envoya un courrier extraordinaire au comte de Satirane, son ministre en France. Il exigeait une réparation immédiate et complète. Celle-ci devait consister en trois points : la restitution des contrebandiers enlevés et des effets volés, une indemnité pécuniaire proportionnée aux dommages causés, la punition des chefs qui avaient organisé et dirigé l'entreprise[8].

Les dépêches venues de l'étranger faisaient connaître l'impression produite en Europe. Les Anglais, qui avaient préludé à la guerre imminente, se réjouissaient de l'événement. Les sentiments d'amitié du roi de Sardaigne pour le roi de France, son neveu, en allaient être ébranlés. Et peut-être même la Sardaigne, si importante par la situation qu'elle occupait au flanc de la France, allait-elle être jetée dans l'alliance britannique.

D'autre part, les dépêches du comte de Marcieu, gouverneur du Dauphiné, traduisent son émotion.

Je crois que vous trouverez singulier, écrit-il au ministre de la guerre, que M. de La Morlière, étant brigadier employé sous mes ordres, m'ait laissé ignorer les motifs qui l'ont déterminé d'entrer et agir en Savoie sans m'en avoir prévenu ; et que, s'il l'a fait sans y être autorisé, vous le jugerez digne de punition[9].

Il rentrait dans le plan du ministre de la guerre, de continuer à berner le gouverneur du Dauphiné, au moins jusqu'au jour où Mandrin aurait été exécuté. Valence était dans son gouvernement.

J'ai été extrêmement surpris, répond-il à Marcieu, à la réception de la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 12 de ce mois. Le roi, à qui j'en ai rendu compte sur-le-champ, ne l'a pas été moins, n'ayant donné aucun ordre, comme vous le savez, qui ait pu tendre à enfreindre, comme on l'a fait, le territoire. du roi de Sardaigne. Aussi Sa Majesté a-t-elle fort approuvé la manière dont vous avez répondu à celle qui vous a été portée par M. de Sinsan.

 

Ne pouvant maintenir la première version ; celle qui avait été transmise par le capitaine Diturbide au comte de Marcieu, la Cour de France en imagine une nouvelle. Ce sont les seuls employés des Fermes qui, par excès de zèle, ont violé le territoire du roi de Sardaigne. Leurs chefs, au nombre de quatre, vont être punis, et déjà l'on a envoyé ordre pour leur arrestation.

Cependant, dit en terminant le comte d'Argenson s'adressant au comte de Marcieu, comme il est important de savoir s'il n'y a pas eu de militaires qui aient eu part à cette violation, il est nécessaire que vous fassiez à ce sujet les perquisitions les plus exactes et que vous m'en rendiez compte, pour que je prenne les ordres du roi sur ce qui les concerne[10].

Pendant que Son Excellence le gouverneur du Dauphiné ferait ces perquisitions, Levet de Malaval à Valence opérerait rapidement.

Fléchissement des caractères sous le poids de l'argent : le comte d'Argenson, ministre de la guerre, obtenait 500.000 livres comptant, plus 200.000 livres pour l'aider à acheter la terre de Paulmy[11].

La lettre de d'Argenson, en parlant des quatre capitaines des Fermes que l'on donnait ordre d'arrêter, pour les punir de leur participation à l'expédition de Rochefort — à laquelle ils avaient été mêlés d'ordre supérieur — faisait allusion à la comédie que la Cour de France jouait aux yeux de l'Europe.

La nouvelle combinaison est exposée par le Contrôleur général au comte de Marcieu, qu'il importait de duper jusqu'au bout. Moreau de Séchelles, contrôleur général des Finances et le comte d'Argenson, secrétaire d'État pour la guerre, sont les deux ministres qui ont combiné, d'accord avec leurs subordonnés, le guet-apens dont se plaint le roi de Sardaigne, et Séchelles s'apprête à en récompenser les auteurs, de la façon qui devait le mieux leur convenir. Il n'en écrit pas moins au gouverneur du Dauphiné :

Le roi désapprouve la conduite des quatre capitaines des Fermes qui commandaient l'expédition de Rochefort. Il a résolu de les faire conduire par lettre de cachet dans les prisons de Pierre-Encise à Lyon.

Il fallait que cette incarcération se fit d'une manière solennelle. Vous sentirez l'importance que cette conduite soit faite avec une sorte d'éclat, ajoute le Contrôleur[12], afin qu'on soit informé des véritables intentions du roi.

Les quatre pseudo-victimes se nommaient Fournier, Marchand, Moulin et Francheville. L'un d'entre eux se trouvait à Lyon, où il fut arrêté par ordre du gouverneur, M. de Rochebaron ; les trois autres furent conduits, par un détachement de vingt cavaliers sous les ordres d'un capitaine, depuis le Pont-de-Beauvoisin jusqu'à Lyon. Diturbide-Larve en personne, qui avait dirigé l'expédition de Rochefort, signa les lettres de conduite[13]. Ils furent écroués à Pierre-Encise le 25 mai[14].

Cette sensationnelle arrestation fut mise dans les gazettes, de crainte qu'on n'en ignorât[15]. Le gouverneur de Pierre-Encise qui, au premier abord du moins, prit l'affaire au sérieux, écrit au sujet de ses détenus : J'ai reçu les capitaines généraux arrêtés d'ordre du roi. Il se présente bien du monde pour voir les prisonniers ; mais je ne leur laisse aucune communication au dehors[16].

 

La Cour de Turin, malheureusement, n'était pas aussi sotte que se l'imaginait la Cour de France. Aussi bien, celle-ci n'espérait pas parvenir à la tromper. Il ne s'agissait que de gagner du temps pour arriver à exécuter Mandrin.

Le chevalier de Chauvelin fit valoir auprès de la Cour de Sardaigne l'éclatante réparation que devait constituer l'incarcération des capitaines des Fermes à Pierre-Encise. Le chevalier Ossorio répondit :

Toute l'Europe a les yeux fixés sur cet événement — l'arrestation de Mandrin — et sur la manière dont il se terminera. Je suis instruit, par plusieurs lettres de Suisse et d'Italie, de l'éclat qu'a fait cette aventure et je sais que les ministres étrangers, résidant à Turin, en considèrent attentivement le progrès. La punition des coupables ne peut passer pour une réparation, quelque authentique qu'elle soit. On ne peut empêcher les indifférents d'imaginer que ces mêmes gens, punis dans un temps avec éclat, peuvent être récompensés dans un autre avec profusion.

Le chevalier Ossorio n'était pas une bête.

La seule remise des contrebandiers, poursuivait le ministre italien[17], peut être une satisfaction évidente, incontestable ; c'est la seule manière de prouver que le roi de France ne veut point se prévaloir de la supériorité de sa puissance pour exercer, ou, du moins, pour autoriser des actes de violence contraires au droit des gens.

Tout cela était on ne peut mieux dit ; mais on sait le temps que les dépêches mettaient pour parvenir de Turin à Versailles et à Marly, quatre ou cinq jours ; cependant que, à Valence, Levet de Malaval ne s'endormait pas.

 

En France, principalement dans les provinces voisines de la Savoie, le scandale était aussi grand qu'en Suisse et qu'en Italie. La ville de Grenoble est en rumeur, écrit le capitaine Diturbide à son compère La Morlière[18]. Le marquis de Saint-Albin, beau-fils du gouverneur du Dauphiné, se répandait en propos violents sur l'expédition de Rochefort, où des officiers français s'étaient conduits comme des voleurs. La Morlière qui, sur l'ordre du ministre de la guerre[19], a été se terrer à Grandvaux, écrit à ce dernier pour lui en dire son ennui[20]. M. de Thoury, président au Parlement de Grenoble, racontait les déprédations dont son château avait souffert, l'argent pris dans le prie-Dieu de la fermière par des officiers du roi, la croix d'or qui lui avait été arrachée du cou et les jarretières qui lui avaient été détachées des genoux à cause des boucles dont elles étaient fermées. La Morlière croyait excuser le capitaine Diturbide en alléguant que la fermière Jeanne était la maîtresse de Mandrin ; car on en arrivait là. Finalement, Mme de Piolenc, femme du Premier Président au Parlement du Dauphiné, mit le beau-frère de La Morlière, M. de Séjent, capitaine de cavalerie dans les volontaires de Flandre, à la porte de chez elle[21].

A Paris, l'événement ne fut publié que le 11 mai. Le gouvernement avait fait son possible pour en retarder la nouvelle ; mais dès que celle-ci parut au jour, elle éclata. L'attentat violent, énorme, inouï fait contre la souveraineté de Votre Majesté, écrit l'ambassadeur sarde à Charles-Emmanuel III, fait beaucoup de bruit à Paris, il n'est plus question que de cela[22]. Pour calmer l'émotion populaire et la préparer à ce qui allait se passer, on répandit le bruit dans les cafés, clans les promenades, aux Tuileries, au Palais-Royal, au Luxembourg, que la Cour de Turin renonçait à réclamer le contrebandier[23]. On sait aujourd'hui les moyens dont le gouvernement de l'ancien régime disposait pour agir sur l'opinion publique[24].

 

Dès le 15, en Savoie, les contrebandiers s'étaient choisi un nouveau chef, en attendant que Mandrin leur fût rendu, car ils en conservaient l'espoir. Leur choix était tombé sur Louis Cochet dit Manot, ou La Liberté ou Le Tailleur, de qui il a été déjà question. Il se faisait appeler le petit Mandrin[25]. Les compagnons se massaient sur la frontière suisse, du côté de la Bresse. D'Espagnac redouble d'attention et, renforce ses postes ; il ordonne à Fischer de marcher du côté de Châtillon-de-Michaille. Je crois ces précautions d'autant plus essentielles, ajoute d'Espagnac, que les contrebandiers, outrés de l'enlèvement de Mandrin, pourraient très bien attaquer quelques-uns de nos postes, pour tâcher d'y enlever quelques officiers dans l'espérance d'un échange avec Mandrin[26].

 

Le chevalier de Goudar, dans son Testament de Mandrin, qui fut attribué à Voltaire, traduit l'impression commune :

La France, fait-il dire au contrebandier, a actuellement 150.000 hommes sur pied. Elle peut, dans une bataille rangée, accabler la plus formidable puissance. A-t-elle pu jamais me réduire ? J'ai toujours eu l'avantage sur elle, tant clans mes combats généraux que particuliers. Si j'ai été pris, ça n'a pas été de bonne guerre. Je l'ai réduite à la honte d'user avec moi de stratagème ; sans une trahison, je serais encore à la tête de mes troupes, toujours la terreur de cinq ou six provinces[27].

 

 

 



[1] La Tour-Gouvernet au ministre de la guerre, 2l mai 1755, le Pont-de-Beauvoisin. A. G., ms. 3406, n° 39.

[2] Lettre du 14 mai 1755, de l'intendant général des finances de Savoie au ministre. Lettres de l'intendant général, registre in-4°. Archives de le Savoie.

[3] Le marquis de Saint-Juille au commandeur de Sinsan, 13 mai 1755, le Pont-de-Beauvoisin, part de Savoie. Archives de la Savoie.

[4] Saint-Juille au commandeur de Sinsan, 13 mai 1755, Archives de la Savoie.

[5] Dépêches de Chauvelin, 15 mai et 2 juin 1755. A. A. E., ms. Turin 224, f. 337-338 et 411.

[6] Dépêche chiffrée de Chauvelin, 21 mai 1755, Turin. A. A. E., ms. Turin 225, f. 359.

[7] Dépêche chiffrée de Chauvelin. A. A. E.. ms. Turin 234, f. 359.

[8] A.-D. Perrero, L'Arresto in Savoia del capocontrabbandiere Luigi Mandrin, dans Curiosita e ricerche di Storia subalpina (Turin, 1882), p. 345. — Dépêche de Chauvelin, 23 mai 1755, Turin. A. A. E., ms. Turin 224, f. 357.

[9] Marcieu au ministre de la guerre, 13 mai 4755, Grenoble. A. G., ms. 3406, n° 224.

[10] Le ministre de la guerre au gouverneur du Dauphine, 17 mai 1755. A. G., ms. 3399, n° 135.

[11] Marion, Machault d'Arnouville, p. 330.

[12] Moreau de Séchelles à Marcieu, 17 mai 1755, A. G., ms. 3406, n° 231.

[13] A. G., ms. 3406, n° 233 bis.

[14] Le gouverneur de Pierre-Encise au ministre de la guerre, 25 mai 1755, Pierre-Encise. A. G., ms. 3406, n° 266.

[15] Courrier d'Avignon, mai 1755.

[16] Le gouverneur de Pierre-Encise au ministre de la guerre. A. G., ms. 3406, n° 266.

[17] Dépêche de Chauvelin, 30 mai 1755, Turin. A. A. E., ms. Turin 221, f. 398.

[18] Diturbide-Larre à La Morlière, 18 mai 1755, le Pont-de-Beauvoisin. A. G. ms. 3406, n° 235 bis.

[19] La Morlière au ministre de la guerre, 21 mai 1755, Grandvaux. A. G., ms. 3406, n° 262.

[20] La Morlière au ministre de la guerre, 23 mai 1755, Grandvaux. A. G., ms. 3406, n° 261.

[21] Diturbide-Larre à La Morlière, 18 mai 1755, le Pont-de-Beauvoisin. A. G., ms. 3406, n° 235 bis.

[22] Sartirane à Charles-Emmanuel III, éd. Perrero, p. 344.

[23] Lettre de Valence du 25 mai 1755, insérée dans le Courrier d'Avignon, mai 1755.

[24] Les Nouvellistes, 2e éd. Paris, 1905, in-16, p. 261-275.

[25] Lettre du baron d'Espagnac au ministre de la guerre, 15 mai 1755, Bourg-en-Bresse (A. G., ms. 3406, n° 226), et lettre de Diturbide-Larre à La Morlière, 16 mai 1755, le Pont-de-Beauvoisin. A. G., ms, 3406, n° 227 bis.

[26] D'Espagnac au ministre de la guerre, 15 mai 1755, Bourg-en-Bresse. A. G., ms. 3406, n° 226.

[27] Testament politique de Louis Mandrin, p. 6-7.