MANDRIN, CAPITAINE GÉNÉRAL DES CONTREBANDIERS DE FRANCE

QUATRIÈME PARTIE. — LA PRISE ET LA MORT DE MANDRIN

 

XXXII. — LA COMMISSION DE VALENCE.

 

 

M. Levet, commissaire du Conseil, qui venait de signer à Valence, en date du 13 mai 1755, l'écrou de Louis Mandrin et de Jean Saint-Pierre, était président d'un tribunal spécial institué à la demande des Fermiers généraux et payé par eux, la fameuse commission de Valence, nommée aussi Chambre ardente, tribunal d'exception pour juger les contrebandiers.

Cette commission de Valence avait été créée le 31 mars 1733[1]. Elle étendait son autorité sur plusieurs provinces : le Dauphiné, le Lyonnais, la Bourgogne, la Provence, le Languedoc et l'Auvergne.

Le motif que le Conseil du roi avait donné pour dépouiller de leur juridiction les tribunaux régulièrement constitués, Parlements et Cours des Aides, était que la compétence de chacun de ces tribunaux- ne s'étendait que sur une province déterminée ; or, disait le Conseil, il arrivait que les chefs contrebandiers s'associaient dans une entreprise commune et commettaient leurs délits en des provinces différentes[2]. — La multiplicité des délinquants répandus dans divers ressorts devint le prétexte pour la nomination d'un seul et même commissaire, avec juridiction sur les délits de contrebande dans toutes les autres provinces ci-dessus désignées. Un arrêt du 22 janvier 1737 y ajouta le Rouergue et le Quercy, un autre du 19 avril 1740, la Picardie, le Soissonnais, la Champagne et les Trois Évêchés ; enfin, au moment où Mandrin allait entrer à Valence, un arrêt du 6 mai 1755 venait encore d'étendre la compétence. de la Commission en lui soumettant tous les délits de finances, quels qu'ils fussent, dont MM. les fermiers généraux pourraient avoir à se plaindre.

Dans le principe, dit le Parlement de Grenoble[3], la commission de Valence ne dut connaître que de l'introduction à port d'armes et débit de marchandises prohibées ; mais, depuis cette époque, elle a dépouillé presque entièrement les tribunaux réguliers, au moyen d'une multitude d'arrêts du Conseil, sollicités et obtenus par le fermier général, selon les circonstances que faisaient naître son intérêt et son avidité.

Cette Commission se réduisait en réalité à un juge unique, qui siégeait souverainement et prononçait toutes les peines possibles et imaginables, jusqu'aux plus horribles supplices, avec les raffinements de cruauté les plus affreux. Ses sentences, sans appel, étaient exécutoires dans les vingt-quatre heures ; le jour même si le juge le trouvait bon.

A vrai dire, ce commissaire se faisait assister par six adjoints, mais ceux-ci étaient choisis par lui, nommés par lui, révoqués à son gré, du jour au lendemain, et il désignait à son désir, celui d'entre eux qui devait remplir les fonctions de procureur[4]. Ce qui rend ce tribunal encore plus redoutable, disent les magistrats du Parlement de Grenoble, c'est le pouvoir énorme attribué au chef de cette Commission ; il peut subdéléguer à sa fantaisie et exercer une plénitude de juridiction d'autant plus terrible que, dans un ressort immense, ce chef, ce préposé de la Ferme, par la préférence qu'il donne aux juges qu'il choisit, les met nécessairement dans la plus grande dépendance, suivant les vues du Fermier, et les asservit à toutes ses volontés par la crainte de la révocation ou l'appât des salaires qu'il sera maitre de leur prodiguer.

Ainsi, concluent les magistrats, s'anéantit cette maxime de mœurs, ce principe du gouvernement français que les juges d'un tribunal doivent être assurés de leur état pour ne dépendre d'aucun homme et n'avoir à suivre et à redouter que la loi[5].

Devant la Commission de Valence, les gens de la Ferme avaient toujours raison, leurs adversaires avaient toujours tort. C'est encore le Parlement de Grenoble qui le constate. Et telle était l'autorité que ce tribunal d'exception en était arrivé à usurper, que les receveurs des Fermes faisaient conduire dans les prisons du Présidial de Valence, sur lesquelles ce tribunal avait la haute main, les particuliers dont ils croyaient avoir à se plaindre, en dépit de l'inhibition formelle qui pouvait leur en être faite par les tribunaux réguliers[6].

Au préjudice des cours souveraines, cette Commission étendait également sa juridiction sur les excès et les crimes des employés des Fermes, car les financiers, qui craignaient pour leurs intérêts la justice réglée, ne la craignaient pas moins pour leurs commis, et l'on voyait la Commission de Valence se distinguer, selon l'observation du Parlement de Grenoble, par son inaction ou sa lenteur à punir les employés des Fermes, autant que par son activité dans les moindres délits de contrebande[7].

Pour accomplir sa besogne, le chef de la commission de Valence recevait annuellement douze mille livres, ses adjoints quatre mille, et, en outre, une part dans les bénéfices, et des gratifications pour services bons et loyaux. L'argent était payé par les fermiers généraux, et, ce qui semblait justement monstrueux à tous les hommes de ce temps, — alors que le roi ne pouvait se mêler en rien de la façon dont ses magistrats rendaient la justice, au point qu'il lui était interdit d'avoir particulièrement aucun rapport avec le chancelier, — ce commissaire, à la dévotion des fermiers généraux, était placé sous les ordres, non du chancelier, garde des Sceaux, chef de la justice en France, mais sous les ordres du Contrôleur général des finances, l'homme des fermiers généraux qui le comblaient publiquement de pots-de-vin et de mille et une faveurs[8].

Le Parlement du Dauphiné en fait encore la constatation :

La Commission ne connaît d'autre règle, de règle unique que l'intérêt du fermier général, qui ne la stipendierait aussi chèrement si ses procédures et ses jugements ne le dédommageaient des salaires qu'il lui prodigue[9]. — Lorsqu'à Rome, dit Montesquieu, les jugements furent transportés aux traitants, il n'y eut plus de vertus, plus de police, plus de lois, plus de magistrature, plus de magistrats[10].

Pour combler la mesure, ces commissaires, qui jugeaient de la vie et du sang de leurs concitoyens, avaient une part clans les amendes, dans les confiscations, dans la dépouille des malheureux qu'ils condamnaient, et leurs témoins, les gapians, avaient aussi leur part dans les amendes et dans les confiscations. Nul débat contradictoire, pas d'avocats, tout à huis-clos et en secret.

On ne connaissait rien du procès que le résultat, quand on voyait les malheureux conduits au lieu de leur supplice où ils étaient pendus, roués ou rompus vifs. Une série de ces jugements sont conservés dans les Archives de la Drôme : 77 particuliers, accusés de contrebande, sont condamnés à être pendus — parmi eux une femme —, et 58 à être rompus ou roués vifs ; 631 contrebandiers sont envoyés aux galères, — un seul acquittement[11] ; jamais de grâce. C'est un record.

C'est une chose bien étonnante, écrit un contemporain, que, dans un État policé, une compagnie — les fermiers généraux — ait, comme le monarque, des tribunaux à ses ordres, à ses gages, qui jugent sans appel et en dernier ressort de la propriété, de la liberté et de la vie des citoyens, dans des affaires purement d'intérêt, d'argent, et qui n'intéressent que la seule compagnie ; que cette compagnie influe dans tous les jugements qui s'y rendent, tandis que le monarque n'influe jamais sur ceux qui se rendent à ses tribunaux ; que tous ceux qui composent les tribunaux de la compagnietribunaux dont elle est le souverainsoientdepuis ce ridicule souverain jusqu'à l'archer qui arrêteparties aux procès et gens corrompus ; l'archer est partie et corrompu, l'accusateur est partie et corrompu ; puisque l'archer, l'accusateur et le témoin sont des employés — qui ont des parts dans les amendes et dans les prises — ; le juge est partie, vendu et corrompu ; et enfin la compagnie, qui est de tous les jugements qui s'y rendent, est partie et gouvernée, comme l'on sait, par la soif de l'or. Tous partagent la dépouille de celui qui tombe entre leurs mains. Voilà cependant les tribunaux qui enlèvent le bien du citoyen, qui le condamnent aux galères, à la potence, à la roue[12].

Diatribe de pamphlétaire, dira-t-on. Le Parlement du Dauphiné en confirme les termes :

Depuis que la Commission de Valence existe, elle n'a présenté aux regards des peuples consternés que des punitions particulières assorties à l'avidité du fermier général, des juges vengeurs de ses intérêts pécuniaires, enfin les supplices les plus effrayants, qui, en répandant l'effroi et la désolation, ont dépeuplé cette province pour faire profiter les étrangers de ses dépouilles[13].

J'ai passé huit fois à Valence, écrit un voyageur, et huit fois j'ai vu, exposés sur les grands chemins, les cadavres frais des pendus et des roués[14]. Les habitants de la ville, interrogés, se taisent avec épouvante : Nous ne savons pas[15]. Les avocats disent, très bas dans un coin : Que voulez-vous, Monsieur, notre ministère est ici absolument inutile ; tout ce que nous ferions, tout ce que nous dirions, serait en vain. Nous ne connaissons ni les lois de ces tribunaux, ni la manière dont ils procèdent. Les seules personnes stipendiées par la Ferme peuvent s'immiscer dans ces sortes d'affaires. Tout ici est irrégulier et opposé aux lois de la nation et de l'humanité, et, comme la cupidité est le seul mobile de ces tribunaux et de ceux qui les font agir, l'arbitraire est leur seule règle de conduite, et, malheureusement pour le citoyen, la nuit la plus obscure couvre toute leur démarche. Les procédures ne sont jamais revues par aucun tribunal, jamais les procès ne sont instruits sur les lieux et cela contre la loi générale de tout le royaume, qui ordonne que toute cause criminelle sera instruite, en première instance, par la justice des lieux où le délit s'est commis. Enfin, ces tribunaux procèdent en tout comme le tribunal de l'inquisition[16].

Quand il est question de la Commission de Valence dans les délibérations du Parlement du Dauphiné, elle y est appelée ce tribunal de sang[17]. Les États de Provence flétrissent les maximes et les formes du sanguinaire tribunal valentinois. — Ma plume se refuse à nommer ces tribunaux cimentés par le sang, écrit l'avocat Darigrand[18]. Dans Candide, Voltaire énumère les fléaux de l'humanité : La vérole, la peste, la pierre, la gravelle, les écrouelles, l'inquisition et la Chambre de Valence.

 

A l'époque où se déroule ce récit, la Commission de Valence avait redoublé de férocité et de fureur. Il ne se passait plus de jour que les habitants de la ville, saisis d'horreur, ne vissent pendre ou rompre vifs des contrebandiers.

De la vie, écrit un bourgeois de Valence[19], on n'a vu une telle boucherie.

Depuis l'institution de la Commission jusqu'en 1738, le président en avait été Jean-Pierre Colleau, précédemment lieutenant-criminel du bailliage de Melun[20]. Il avait été remplacé, le 3 décembre 1738, par Gaspard Level, seigneur de Malaval, conseiller et secrétaire du roi.

Le nombre de condamnations aux supplices les plus atroces que cet homme prononça, pour le compte d'une compagnie financière, fait frémir d'horreur. Aussi bien, c'est le senti-nient qu'il répandait parmi ses concitoyens, qui, devant lui, s'écartaient et cessaient de parler. On l'appelait à Valence le Torquemada des quarante — les fermiers généraux. Et il en était arrivé à en faire trophée. Avec le temps, à mesure qu'il vieillissait, ces supplices qu'il entassait, et parfois pour des motifs futiles, avaient tourné son esprit à un sadisme sanguinaire. Ce monstre, tourmenté de la goutte, ne pouvant se soutenir, se faisait porter au pied des échafauds, et là, dans un fauteuil, il savourait les tourments et la douleur des misérables qu'il faisait exécuter[21]. La nuit, en rêve, il voyait des monceaux d'or, des monceaux de louis effectifs où ruisselait du sang.

Bouret d'Erigny et La Morlière pouvaient être rassurés, Mandrin était en bonnes mains.

 

Avec une courageuse obstination, les Parlements ne cessaient de renouveler leurs remontrances contre ce tribunal monstrueux. Il n'offre aucune garantie, il viole les règles de la justice, il est contraire à la constitution de la province et les effets de la terreur et de l'horreur qu'il répand autour tic lui sont affreux. La dépopulation causée par la Commission de Valence, disent les magistrats de Grenoble, touchera le cœur paternel du roi : il passe dans les pays étrangers un nombre de ses sujets bien plus considérable qua celui des malheureux retranchés de la société ou morts dars les supplices, quelque effrayant qu'il soit pour l'humanité ; ainsi se dépeuplent les villages[22].

Du moins ce tribunal d'exception a rempli sa destination, il a répondu aux vues intéressées de la Ferme[23], s'il est vrai que le peuple ne cesse de le poursuivre de ses malédictions[24].

Trente ans écoulés depuis l'établissement de la Commission de Valence, dit en 1764 le parlement du Dauphiné, n'ont pu affaiblir dans l'esprit des peuples les vices de son origine et de sa constitution ; au lieu d'y reconnaître un tribunal légal pour juger les crimes contre les droits du seigneur roi, ils n'y voient que l'organe du fermier général, organe dont l'intérêt est de se rendre nécessaire, en proportion des revenus qui lui sont assignés sur la caisse, et, par conséquent, de grossir et de multiplier les crimes, de trouver des coupables et de cimenter son existence par la perpétuité de ses poursuites[25].

Les gens du roi eux-mêmes joignaient leurs protestations à celles des conseillers. M. de Moidieu, procureur général auprès du parlement de Grenoble, écrivait au ministre de la guerre, le 4 mai 175, au moment où l'on préparait l'arrestation de Mandrin :

La province et MM. les fermiers généraux doivent trouver une grande différence du temps présent à celui où la juridiction concernant la contrebande était confiée zut Parlement. Les employés des Fermes étaient alors en sûreté, les contrebandiers surpris ne cherchaient leur salut que dans la fuite, abandonnant leurs marchandises, et les habitants du Dauphiné vivaient en paix, sans craindre les insultes des employés — gapians[26].

Les Cours étrangères, le Sénat de Nice et celui de Savoie, ne reconnaissaient pas la validité des jugements rendus par la Commission de Valence. Et, devant le roi de Sardaigne, les ministres de Versailles, quand ils formulaient leurs demandes d'extradition, en eurent plus d'une fois le cuisant affront[27]. Mais telle était la puissance du ciment doré dont les fermiers généraux avaient construit leur influence, qu'il faudra arriver jusqu'à la Révolution, jusqu'au 30 septembre 1789, pour que ce tribunal de sang, comme disait le parlement de Grenoble, fût enfin aboli[28] — trop tard.

 

 

 



[1] Encyclopédie méthodique, I, 335.

[2] Encyclopédie méthodique, I, 335.

[3] Remontrances du Parlement de Grenoble du 27 mars 1779. Archives de l'Isère, B 2318, f. 158 v°.

[4] Encyclopédie méthodique, section Finances, I, 335.

[5] Remontrances du Parlement de Grenoble du 27 mars 1779. Archives de l'Isère, B 2313, f. 159 v°. — Des remontrances du 7 septembre 1761 s'expriment en termes identiques. Bibl. nat., Lb 33/967.

[6] Remontrances du Parlement de Grenoble, du 27 mars 1779. Archives de l'Isère, B 2318, f. 156 v° et 157 v°.

[7] Remontrances du Parlement de Grenoble, du 7 septembre 1764. Bibl. nat., Lb 38/967.

[8] Cf. A. A. E., ms. Turin 224, f. 391.

[9] Remontrances du 27 mars 1779. Archives de l'Isère, B 2318, f. 156 v°.

[10] Montesquieu, Esprit des Lois, livre XI, chap. XVIII (I, 371 de l'éd. de 1769).

[11] Commission du Conseil à Valence. Archives de la Drôme, D 1304, un vol. in-fol. de 326 feuillets.

[12] Sur les Finances, p. 26-27.

[13] Remontrances du 27 mars 1779. Archives de l'Isère, B 2318, f. 159 v°.

[14] Sur les Finances, p. 31.

[15] Sur les Finances, p. 21.

[16] Sur les Finances, p. 22.

[17] Remontrances du 7 sept. 1764, Bibl. nat., Lb 38/967.

[18] L'Anti-financier, p. 78-79.

[19] Annales de Michel Forest, publiées par J. Brun-Durand (Valence, 1879, in-8°), p. 40.

[20] Encyclopédie méthodique, section Finances.

[21] Sur les Finances, p. 33.

[22] Remontrances de 1764. Bibl. nat., Lb 38/967.

[23] Remontrances du parlement de Grenoble, 27 mars 1779, Archives de l'Isère, B 2313, f. 159 r°.

[24] Objet de remontrances du parlement du Dauphiné, du 7 septembre 1764, pour la suppression de la Commission de Valence. Bibl. nat., Lb 38/967. — Remontrances pour la suppression de la Commission de Valence (1746-1787), Archives de l'Isère, B 2318, reg. in-fol. de 293 ff. — Arrêt du 4 juillet 1764 contre la Commission de Valence, rédigé par le conseiller Sausin. Cité par Champollion, Chroniques dauphinoises, I, 221.

[25] Remontrances du parlement du Dauphiné, du 7 septembre 1764, Bibl. nat., Lb 38/967.

[26] M. de Moidieu au ministre de la guerre, 4 mai 1755, Grenoble. A. G., ms. 3406, n° 188.

[27] Le chevalier de Chauvelin à Rouillé. A. A. E., ms. Turin 224, f. 294-300.

[28] Duverger, Lois, I, 47-52.