MANDRIN, CAPITAINE GÉNÉRAL DES CONTREBANDIERS DE FRANCE

TROISIÈME PARTIE. — LA CARRIÈRE DE MANDRIN

 

XXVII. — SUR LES BERGES DU GUIERS VIF.

 

 

A la hauteur des Échelles, le Guiers, affluent du Rhône, se sépare en deux bras qui enserrent le massif de la Chartreuse : le Guiers vif, au cours rapide, et le Guiers mort, immobile par endroits comme un lac. Le Guiers vif marquait la frontière entre la France et la Savoie ; niais le lit en appartenait au second de ces deux États.

Sur les berges escarpées de la rivière, côté France, avaient été établis, sous le commandement de La Morlière, les postes des volontaires de Flandre et de Dauphiné, les fameux argoulets. De là, Le Roux de la Motte, contrôleur général et agent des Fermes, dirigeait son service d'espionnage. Et, sur l'autre bord du cours d'eau, à Saint-Genix-d'Aoste, à Domessin, au Pont-de-Beauvoisin part de Savoie, aux Echelles part de Savoie, à Saint-Christophe part de Savoie, les contrebandiers faisaient leur principal séjour. On imagine les rapports entre Mandrins et argoulets, séparés par une étroite rivière et que, en de nombreux endroits, on pouvait passer en chemin, c'est-à-dire à gué.

Le Pont-de-Beauvoisin surtout, était en perpétuelle ébullition. La ville, construite sur les deux bords du fleuve, relevait du roi de Sardaigne sur la rive droite, et du roi de France sur la rive gauche. Les deux parties en étaient reliées par le fameux pont construit par François Ier, le point principal, et pour ainsi dire le seul point de communication entre la France et la haute Italie, où tant d'ambassades s'étaient rencontrées, où les princesses italiennes, qui venaient épouser des rois ou des fils de roi de France, avaient été remises aux représentants de ces derniers. Le vieux pont du XVIe siècle était conservé, il y a quelques années encore, avec sa voûte, très haute, en arc brisé, des touffes de mousse et de bignon blanc prises entre les grosses pierres, et, au centre, le petit obélisque, aux armes de France et de Savoie, surmonté d'une croix, qui avait marqué la limite des deux États.

Les vieilles baraques du Pont-de-Beauvoisin, à toitures en auvent, couvertes de tuiles ou de chaume, avec des galeries en saillie sur la rivière, se pressaient, pittoresques et paisibles, sur les bords de l'eau ternie par les lessives et les lavures, entre les bouquets d'aunes et les groupes de peupliers. Les galeries en étaient encombrées par des caisses et par de gros pots en grès où poussaient des fleurs de curé, des dahlias, des soleils, des roses trémières. Le linge aux couleurs bigarrées y séchait au vent de la montagne. Les assises des maisons, noircies et verdies par l'humidité, effritées par le courant rapide, trempaient dans l'eau, au pied des monts. Sur elles semblaient veiller, de leur hauteur impassible, les cimes toujours blanches, éblouissantes dans la clarté du jour.

Sur la place du Pont-de-Beauvoisin, partie Savoie, et sur celle de Saint-Genix- d'Aoste, les Mandrins faisaient leur carillon. Ils y faisaient l'exercice au son des fifres et des tambours[1], sous les yeux bienveillants des Savoyards ; ils y avaient installé des tirs à la carabine, où les compagnons se rendaient habiles à démonter le gapian[2] ; ils y faisaient publiquement leurs enrôlements, à la manière des sergents recruteurs en France pour les armées du roi. Les contrebandiers battent journellement la caisse, — écrit M. de la Tour-Gouvernet, commandant pour le roi, au Pont-de-Beauvoisin — ils battent la caisse en proposant de s'engager dans la brigade de Mandrin. Ils promettent beaucoup d'argent, de bons chevaux, du plomb et de la poudre[3]. Ils se rangeaient en bataille sur la rive droite du cours d'eau, de préférence à la tête des ponts, d'où ils narguaient les soldats en faction sur l'autre bord. Pour tâcher de mettre fin à ces indécences, comme disait M. de la Tour-Gouvernet, le chevalier de Chauvelin, ambassadeur à Turin, avait obtenu que l'on installât des dragons piémontais au Pont-de-Beauvoisin, part de Savoie. Mandrins et dragons devinrent frères et amis. Dans les maisons de bouteille, au bord de l'eau, on les voyait vider chopine en un joyeux concert. Ils ne se disputaient que sur la manière dont ils faisaient respectivement l'exercice, par orgueil de corps.

Les Mandrins sont de jeunes gars, de beaux gars, des boute-en-train. Ils plaisent aux filles de Savoie. Ils font des chansons sur les argoulets, sur les soldats de La Morlière et sur les filles des villages, part de France, que ces lascars ont pu charmer. Chacun y est nommé par son nom. Sur les rives du Guiers vif, gars et filles de Savoie viennent chanter les chansons des Mandrins, en vue des corps de garde où les argoulets se mêlent aux gapians. Ceux-ci en prennent ombrage. Le dimanche, 4 mai 1755, plusieurs des chansonniers sont allés entendre la messe à Saint-Christophe, part de France, car il n'y avait pas de service à Saint-Christophe, Savoie. Les argoulets les ont reconnus. Ils tombent sur eux à coups de crosse et de plat de sabre. Les jeunes filles ont leurs robes déchirées, elles sont frappées à coups de poing[4].

Mandrin a son quartier général au château de Rochefort eu Novalaise, à une petite lieue de Saint-Genix-d'Aoste. Il a installé une vingtaine d'hommes dans le village. Lui-même, dans le château, avec Broc, son lieutenant, et Saint-Pierre, son major, un secrétaire et deux ordonnances, en vrai chef d'état-major, dirige l'ensemble de ses troupes, répandues dans le pays[5].

Entre Mandrins et argoulets, d'une rive du Guiers à l'autre, ce sont des menaces et des insultes réciproques. Le marquis de Saint-Séverin, banquier et ami de Mandrin, a son château sur les bords mêmes du Guiers. Là, les Mandrins et leurs adhérents sont installés comme chez eux. Gare aux gapians et aux argoulets qui passent sur la berge opposée ! Quelles bordées de menaces et d'injures, souvent accompagnées d'une grêle de pierres[6]. Encore doivent-ils s'estimer heureux quand ils n'attrapent pas des coups de  fusil[7]. D'une rive à l'autre du Guiers vif, l'on se tirait, en effet, des coups de fusil, car les gapians et les argoulets ne laissaient pas de riposter. Au fait, les uns comme les autres, estimaient que c'était encore la meilleure manière de s'exercer.

Et quand il arrivait que la Cour de France faisait des représentations à celle de Turin, celle-ci ne répondait qu'en exprimant la plus grande surprise, car ces contrebandiers se tenaient tranquilles en vérité, au point qu'on ne savait même s'ils existaient[8] ; ou bien le comte de Sartirane, ambassadeur sarde auprès de Louis XV, répondait en formulant des plaintes au sujet de violences pareilles dont les sujets du roi son maître avaient été victimes[9].

Cette vie animée, bigarrée, marquée d'attentats et de pilleries réciproques, est peinte avec de vifs et pittoresques détails dans les dépêches échangées entre les Cours de France et de Sardaigne.

Le 15 février, sur les sept heures et demie du soir, Belle-rose, des volontaires de Flandre, compagnie de Champagne, était en faction sur la rive française du Guiers, au clos de Boissin, à la hauteur du guet de Popet, quand il vit des Savoyards entrer avec des chevaux dans la rivière. Il cria par trois fois : Qui vive ! point de réponse. Alors il appela à la garde et fit feu. Un détachement d'argoulets vint pour lui prêter main forte et entra dans la rivière ; les Savoyards rétrogradèrent en abandonnant un ballot de peaux de mouton dont s'emparèrent les argoulets. Les Savoyards criaient aux soldats des Fermes qu'ils étaient des J... F..., de F... gueux !

Tue ! tue ! il faut faire feu sur ces canailles ![10]

Et ils leur jetèrent des pierres dont un maréchal des logis fut blessé.

Les argoulets alléguaient que l'on avait voulu franchir de force le territoire, qu'il y avait un passage déterminé, le pont, et que s'il était libre à tout le monde de traverser le Guiers la nuit, sans raisonner aux sentinelles, on pourrait être investi de toutes parts sans que l'on sût par qui[11]. Les Savoyards répondaient que le lit de la rivière était en terre de Savoie et que les paysans y guéaient leurs peaux comme d'usage[12]. En fin de compte, il fallut restituer les peaux.

Le dimanche 22 novembre 1754, sur les deux heures après midi, au moment où les vêpres sonnaient à Saint-Christophe, part de France, le capitaine de l'Isle, qui y commandait le poste des volontaires de Flandre, s'avança avec quelques hommes sur le devant du château de Bonneste, où il logeait, pour observer un groupe de contrebandiers à cheval, arrêtés sur la rive opposée. Au moment où il s'approchait, l'un de ceux-ci lui cria :

J... F... ! c'est toi que je cherche !

Et deux balles sifflèrent aux oreilles du capitaine.

Les deux hommes à cheval, qui avaient fait feu, étaient le neveu du Camus et Pélegrin, deux fameux contrebandiers. La Cour de France réclama leur extradition, qui fut refusée[13].

Peu après, on tira sur le capitaine de l'Isle une seconde fois. Il n'est pas de jour, écrit cet officier[14], où mon poste ne soit insulté par ces gens.

Il est vrai que le capitaine de l'Isle était particulièrement détesté des Mandrins et des Savoyards. Le chevalier de Balbian, qui commandait pour le roi de Sardaigne aux Echelles, exprimait le vœu qu'il fût éloigné de la frontière, ainsi que Saint-Amour, aide-major dans les volontaires de Flandre, ce boutefeu. Ce qui vaudrait la tranquillité aux paysans de la grotte qu'ils s'amusent à inquiéter et à menacer[15].

Mais l'homme que les Mandrins considéraient comme leur plus redoutable adversaire, était le contrôleur des Fermes et subdélégué au Pont-de-Beauvoisin, Le Roux de la Motte. Celui-ci était le bras droit de Bouret d'Érigny, il était la cheville ouvrière de tous les projets ourdis contre eux. Il serait à désirer, écrivait le comte de l'Hospital[16], que les contrebandiers se décidassent à pénétrer, parce que, par les avis soigneux, intelligents et infatigables de M. Le Roux de la Motte, on pourrait n'être que sûr, en les suivant à propos, de leur anéantissement.

A cette époque même, Le Roux de la Motte avait conçu l'espérance et le projet d'attirer et de gagner, à quelque prix que ce fût, quelqu'un des chefs des contrebandiers, pour agir et manœuvrer sûrement, selon les circonstances, et procéder à une destruction générale et efficace d'une bande considérables[17].

Son choix tomba sur Piémontais. C'était un jeune Italien d'Alexandrie en Piémont, d'où son surnom. Il s'appelait de son vrai nom Louis Jarrier. Il avait vingt deux ans. Il était de taille moyenne, avec des cheveux blonds et crêpés, noués en queue, un visage rond, blanc et joli. Son père avait servi dans les troupes d'Espagne. Sa mère, veuve et boiteuse et demeurant au Pont-de-Beauvoisin, Savoie, quartier d'Aigue-Noire, avait été servante chez Dodelin, l'un des cabaretiers de l'endroit[18].

Le Roux de La Motte fut mis en rapport avec le jeune contrebandier par les époux Perrin, du Pont-de-Beauvoisin, où le mari était tanneur.

M. de La Motte me donna un louis d'or, dit la femme, en m'engageant à le mettre en communication avec Piémontais[19].

Celui-ci avait eu vent de ces projets. Perrin raconte qu'étant allé à Saint-Genix en Savoie, le jour de la fête Notre-Dame de mars — Annonciation —, il rencontra sur le pont Piémontais, qui lui dit :

Vous savez qu'une fois je vous ai donné du tabac pour fumer une demi-douzaine de pipes ; je veux encore vous en donner d'une espèce qui est meilleure que celui du bureau ; mais je veux que nous buvions chopine.

Ils retournèrent ensemble à Saint-Genix. Piémontais le mena chez un cabaretier, nommé Sales, où il s'enferma avec lui dans une chambre particulière. Après qu'on y eût apporté de quoi boire et manger, le contrebandier reprit :

J'ai fait aujourd'hui mon bon jour — ce qui voulait dire qu'il avait communié —. Je veux me convertir et ne plus offenser Dieu ; mais je vous regarde comme mon ami. Il faut que vous me fassiez un plaisir pour me tirer de la captivité.

L'expression employée par le contrebandier est intéressante. Il est libre et indépendant ; mais l'outlaw se sent captif par la contrainte morale qui pèse sur lui.

Vous connaissez M. Le Roux de la Motte, poursuivit Piémontais ; dites lui que s'il pourrait me faire avoir ma grâce en France, comme il l'a fait avoir à Ballet — un contrebandier qui s'appelait de son vrai nom Pierre Drevet et avait femme et enfants à Saint-Geoirs en Dauphiné —, lequel Ballet est un coquin, il verrait la manœuvre que je ferais : sauf quatre de mes camarades, je lui ferais prendre toute la bande[20].

Perrin avait peur. Les contrebandiers ne plaisantaient pas avec ceux qui les trahissaient. Il craignait d'être écartelé. Les deux compagnons sortirent de l'auberge en se jurant le secret. Piémontais, qui accompagna Perrin jusqu'au bateau de Saint-Genix, ajouta qu'avant tout La Motte devait procurer à sa mère un logement, car si les camarades en venaient à soupçonner ce qui se préparait, la malheureuse femme serait lapidée.

Quand Perrin fut revenu au Pont-de-Beauvoisin, Le Houx de La Motte lui renouvela l'assurance que les plus grandes récompenses seraient données à ceux qui feraient prendre Mandrin.

Le mardi, 8 avril, les époux Perrin allèrent jusqu'à Avressieux, où ils savaient devoir trouver Piémontais. Ils lui montrèrent un sauf-conduit que Le Houx de La Motte venait de leur remettre pour lui, et lui dirent que celui-ci désirait qu'il vint en France ; mais le contrebandier se méfiait, d'autant qu'il s'était vanté publiquement, à plusieurs reprises, de tuer un jour ou l'autre le contrôleur des Fermes. Enfin, il déclara qu'il se rendrait le jour même, vers sept heures et demie du soir, au pré Saint-Martin, sur les bords du Guiers, à trois portées de fusil en aval de la ville. On pourrait ainsi se parler des deux berges opposées, chacun restant en territoire ami. Le contrebandier y mettait encore une condition : qu'on apporterait une bouteille de vin au rendez-vous.

Perrin et Marie, sa femme, regagnèrent immédiatement le Pont-de-Beauvoisin (France), en courant. Ils arrivèrent en nage. A six heures du soir, Marie Perrin vit Le Roux de La Motte. Vous viendrez avec moi, lui dit celui-ci et il lui remit une bouteille de vin. Il ajouta :

Allez m'attendre, avec votre mari, près de la grange qui est au pré Saint-Martin.

L'intention de La Motte était de se faire accompagner par Diturbide-Larre, le capitaine des volontaires de Flandre que nous avons vu à la Sauvetat ; mais celui-ci en fut empêché parce qu'il s'était fait saigner trois fois dans la journée, pour une esquinancie dont il souffrait depuis quelque temps. Le contrôleur des Fermes pria donc un autre officier dans La Morlière, nommé Joseph Duverger, de venir avec lui[21].

Au pré Saint-Martin, le Guiers vif fait un coude. Sur la rive française, l'herbe est touffue. Elle y est pleine de violettes[22] qui répandent leur parfum tranquille dans la douceur du soir. Des clôtures de haies vives, des touffes d'arbres, aunes noirs et saules gris disposés en rideaux : les derniers feux du soleil se sont éteints à la cime des montagnes. La nuit est tombée. Piémontais est venu, en regardant autour de lui, accompagné de deux hommes. Tous trois sont armés. Ils sont venus jusque sur la rive française où les deux hommes se sont cachés derrière des haies coupées et touffues. Le ciel est couvert, il fait très sombre[23]. Piémontais retourne seul sur la rive savoyarde ; il n'a plus d'armes sur lui.

La Morlière avait vivement engagé Le Roux de la Motte à se faire suivre de quelques fusiliers ; mais La Motte avait répondu qu'il était convenu qu'il irait seul et que si Piémontais voyait quelqu'un, il se retirerait et qu'il ne pourrait plus venir à bout de ses affaires[24].

Les époux Perrin sont donc venus les premiers au rendez-vous. Ils pénètrent dans le pré Saint-Martin par une porte qui en ferme la clôture. Le tanneur se tient à une dizaine de pas en avant, vers la rivière ; sa femme, en attendant, s'est assise sur des fagots. Enfin arrivent le contrôleur des Fermes et Joseph Duverger. L'obscurité est complète. La Motte fait arrêter l'officier des volontaires de Flandre derrière la clôture, auprès de la grange.

Quand Perrin vit arriver le contrôleur des Fermes, il vint jusqu'au bord de l'eau. Il filait tout bas et, de temps à autre, il appelait Louis Piémontais :

Viens vite ! voilà ma femme avec le monsieur !... Louis Piémontais, viens ! allons !

Enfin Piémontais répondit en patois :

Êtes-vous itié ?

Oui ?

Il me semble que j'entends des personnes qui parlent ?

Nenni, il n'y a que ma femme et lui — Le Roux de La Motte.

A ce moment la femme Perrin dit à La Motte, qui restait appuyé contre un arbre :

Venez-donc !

Trois coups de feu retentissent coup sur coup. Le bruit s'en est presque confondu en une détonation unique. Le contrôleur des Fermes s'écrie : Je suis mort ! Deux hommes passent dans les broussailles, se jettent dans la rivière et reparaissent sur l'autre bord. Dans la nuit noire, ils ont bien visé. Le Roux de La Motte est atteint au bras et à la cuisse, et il a le bas-ventre percé de part en part. La femme Perrin se précipite vers lui, le prend dans ses bras, lui prodigue les premiers soins ; elle pleure, elle est désespérée, elle lui fait boire le vin de la bouteille que Piémontais avait exigé qu'on apportât. Duverger est accouru ainsi que Perrin. Ils trouvent Le Roux de La Motte étendu dans l'herbe, au pied d'un grand chêne. D'une voix éteinte, le contrôleur demande à être transporté chez La Morlière. Duverger ramène dix hommes du corps de garde. Quant à la femme Perrin, après avoir été changer ses vêtements couverts de sang par les soins qu'elle avait donnés au blessé, elle revint chez M. de La Morlière, où elle s'entretint de cette trahison avec la cuisinière[25].

Le Roux de la Motte expira le surlendemain. Les heureuses saignées que le capitaine Diturbide s'était fait faire dans la journée, lui avaient sauvé la vie. Que si les Mandrins avaient pu le tuer, en même temps que le contrôleur général, ils eussent détruit d'un coup les deux hommes qui tenaient en main les fils de tous les projets formés contre eux. Quant à leurs adversaires, la mort du contrôleur des Fermes les laissait désemparés[26].

Piémontais se fit trophée en Savoie de cette action[27]. Le baron d'Espagnac écrit que, pour le récompenser, Mandrin lui aurait donné quarante louis d'or[28].

La Cour de France réclama auprès du roi de Sardaigne, avec la dernière énergie, l'extradition du coupable. Le contrôleur général des Finances rédigea lui-même le mémoire qui servit à Turin au chevalier de Chauvelin. Sa Majesté le roi de Sardaigne, écrit-il[29], a trop de religion et d'équité pour accorder un asile à de tels monstres. Il serait inouï qu'elle parût autoriser le crime et lui donner asile. On ne peut s'empêcher d'observer que le refus de livrer les coupables, blesse le droit des gens, la sûreté publique et réciproque, et les règles de l'humanité et de bon voisinage, et que, si on ne nous facilitait pas les moyens de faire un exemple éclatant de sévérité, en livrant les coupables, ce serait donner tacitement les mains à la continuation de pareils crimes, par la continuité de l'impunité. On ne saurait se refuser à aucune réflexion, que l'on ne fait qu'avec peine, qu'il est cruel de n'avoir pu retirer jusqu'ici aucune satisfaction des désordres et des meurtres commis par ces bandits et qu'on nous ait toujours opposé des défaites, pour se dispenser de rendre aucun de ces scélérats misérables.

Le Contrôleur général oubliait que l'entrevue du pré Saint-Martin n'avait été sollicitée par le représentant de la haute finance qu'avec l'intention de faire manœuvrer les contrebandiers de manière à procéder à une destruction générale et efficace d'une bande considérable ; et que ces conditions n'étaient guère celles que d'honnêtes adversaires ont coutume de ménager aux parlementaires.

A Turin, le chevalier de Chauvelin fit de son mieux. Le chevalier Ossorio, écrit-il à son ministre[30], m'a assuré que son maître, indigné d'une action si noire, avait prévenu mes sollicitations en donnant les ordres les plus précis de saisir et arrêter ces malheureux partout où ils se trouveraient.

Qu'advint-il ? Les dragons sardes du Pont-de-Beauvoisin arrêtèrent peu après Didier le cadet, qui avait été l'un des deux hommes postés par Piémontais derrière les haies du pré Saint-Martin, et connu pour tel. Dès le lendemain, il fut remis en liberté[31].

 

 

 



[1] Le comte de Marcieu au ministre de la guerre, 9 mai 1755, Grenoble. A. G., ms. 3106, n° 208.

[2] Le docteur Passerat de la Chapelle au ministre de la guerre, 26 mai 1755, Chatillon-de-Michaille. A. G., ms. 3406, n° 268.

[3] Lettre au comte de Marcieu, gouverneur du Dauphiné, avril 1755. A. G., ms. 3406, n° 194.

[4] Procès-verbal du 4 mai 1755, par le notaire châtelain des Echelles. A. G., ms. 3406, n° 209. — Lettre du capitaine de l'Isle au comte de Marcien, 16 mai 1755, Saint-Christophe. A. G., ms. 3406, n° 229 bis.

[5] Le comte de l'Hospital au comte de Marcien (22 mars 1755, Grenoble). A. G., ms. 3406. — Espagnac au ministre (9 avril 1755, Bourg). Ibid., n° 91.

[6] La Morlière au capitaine de Truchy, commandant les troupes du roi de Sardaigne au Pont-de-Beauvoisin, partie Savoie, 15 févr. 1755, le Pont-de-Beauvoisin, partie France. A. A. E., ms. Turin 224, f. 93.

[7] Mémoire de La Morlière à l'utilité du bien du service du Roi dans la province du Dauphiné. A. G., ms. 3406, n° 349.

[8] A. A. E., ms. Turin 224, f. 20.

[9] A. A. E., ms. Turin 224, f. 111.

[10] Enquête faite par Le Roux de la Motte, 24 mars 1755. A. A. E., ms. Turin 224, f. 186.

[11] Lettre de La Morlière (16 févr. 1755). A. A. E., ms. Turin 224, f. 94-95.

[12] Marcieu au ministre, 25 avril 1755. A. G., ms. 3406, n° 168.

[13] Rapport de Farconet, châtelain de Saint-Christophe, 24 nov. 1754. A. A. E., ms. Turin 224, f. 8 v°. — Rouillé à d'Argenson, 9 déc. 1754. A. A. E., ms. Turin 223, f. 380 — Lettre de la Morlière, 9 janv. 1755. A. A. E., ms. Turin, f. 224, f.7.

[14] De l'Isle à Marcieu, 16 mai 1755. A. G., ms. 3406, n° 229 bis.

[15] Lettres de Balbian, 25 et 27 mai 1755. Archives de la Savoie.

[16] 29 mars 1755, le Pont-de-Beauvoisin. A. G., ms. 3406, n° 69.

[17] Rapport du comte de Marcieu au ministre de la guerre. A. G., ms. 3406, n° 94. — Dépêche du 17 avril 1755. A. A. E., ms. Turin 224, f. 271.

[18] Mémoire transmis au Sénat de Savoie, publié par J.-J. Vernier, p. 28.

[19] Information du 11 avril 1755. A. G., ms. 3406, n° 101.

[20] Information du 11 avril 1755. A. G., ms. 3406, n° 101 et suivants.

[21] Dépositions recueillies le 11 avril 1755. A. G., ms. 3406, n° 101.

[22] La Tour-Gouvernet au ministre de la guerre, 11 avril 1755, le Pont-de Beauvoisin. A. G., ms. 3406, n° 102.

[23] Rapport du comte de Marcieu. A. G., ms. 3406, n° 94.

[24] Lettre de La Morlière, 9 avril 1755. A. A. E., ms. Turin 224, f. 259.

[25] Déposition de la femme Perrin, 11 avril 1755. A. G., ms. 3406, n° 101.

[26] Marcieu au ministre de la guerre, 10 avril1755. A. G., ms. 3406, n° 93.

[27] La Tour-Gouvernet à Marcieu, 10 avril 1755. Archives de la Guerre.

[28] Lettre au ministre du 20 avril 1755, Bourg. A. G., ms. 3406, n° 127.

[29] Mémoire (17 avril 1755) du contrôleur général des Finances au ministre des affaires étrangères. A. A. E., ms. Turin 224, f. 277.

[30] Chauvelin à Rouillé, 26 avril 1755. A. A. E., ms. Turin 224, f. 299.

[31] Mémoire du chevalier de Chauvelin. A. A. E., ms. Turin 224, f. 374-375.