MANDRIN, CAPITAINE GÉNÉRAL DES CONTREBANDIERS DE FRANCE

TROISIÈME PARTIE. — LA CARRIÈRE DE MANDRIN

 

XXIV. — LA CHEVAUCHÉE DES GENS DU ROI.

 

 

Aux expéditions que les Mandrins dirigeaient à travers les provinces de France, les bonnes gens comparaient les chevauchées des gens du roi. Voici l'une d'elles :

Au bac de Poliénas, près de La Rivière, une douzaine de camelotiers passèrent l'Isère, le vendredi 19 avril 1755, vers quatre heures du matin. Avis en fut donné et un détachement de volontaires de Flandre, — trente hommes sous le commandement du capitaine de Romme, — fut lancé à leur poursuite. Le 20 avril, à cinq heures du matin, celui-ci partit de Voiron[1].

Le capitaine de Romme était persuadé, d'après la rumeur publique, que Mandrin lui-même était à la tête des contrebandiers, car l'on voyait Mandrin partout ; ce qui fit qu'il se mit en course avec une ardeur extrême, convaincu qu'il allait se signaler par un coup d'éclat. Au reste, le succès lui paraissait assuré, d'autant qu'il s'agissait d'exécuter une idée ingénieuse, conçue par lui : comme en tous lieux les populations étaient dévouées aux contrebandiers, il avait résolu de se présenter à elles, non comme un officier du roi, niais comme s'il était Mandrin lui-même et ses hommes des margandiers.

A La Rivière, sur l'Isère, où il arrive hors d'haleine, il apprend avec ennui que les camelotiers ont, sur lui quarante-huit heures d'avance, parce que l'officier de châtellenie du lieu, le châtelain, M. Milliard, a tardé vingt-quatre heures à signaler leur passage. Furieux, il se précipite chez ce dernier, il s'y présente à minuit. Il crie et sacre à la porte qu'il secoue à grands coups de pieds. M. Milliard est absent, il est parti à la recherche d'une sage-femme pour sa femme en travail d'enfant. Romme se jette dans la chambre où la jeune châtelaine est dans son lit, et il continue d'y crier comme un sourd. La mère de M. Milliard, qui a soixante-quatorze ans, veut le calmer. Romme l'injurie, la frappe à coups de cravache ; puis il parcourt la maison, renversant les meubles, persuadé qu'on lui cache le châtelain.

F... bougresse ! crie-t-il à Mme veuve Milliard, il faut que tu me trouves ton fils !

Il veut rentrer dans la chambre de la jeune femme en couches ; mais la porte en vient d'être fermée d'une targette. Il la fait sauter d'un coup d'épaule et recommence dans la pièce un vacarme d'enfer. Il exige que la vieille l'accompagne chez le curé.

Le curé de La Rivière, qui cherche à s'interposer, est également maltraité. Malgré les politesses que lui a faites M. le curé, écrit le châtelain[2], il a continué ses termes injurieux et l'a épouvanté des maltraitements qu'il a faits à ma mère, la menaçant de lui servir de guide.

La jeune femme, à qui l'émotion a causé une révolution, est prise de syncope, on croit qu'elle va mourir. Il est bien malheureux, dit en terminant M. Milliard, il est bien malheureux à quelqu'un qui ne fait que son devoir de recevoir des maltraitements. Je laisse à votre justice — la lettre est adressée au gouverneur du Dauphiné — la correction que mérite cet officier.

La justice de M. le gouverneur consista à faire saisir le malheureux châtelain et à le faire traîner jusqu'à Grenoble, où il fut jeté en prison.

De La Rivière, Romme et ses hommes prirent le chemin de Bourdeau, où ils arrivèrent le jeudi 24 avril sur les huit à neuf heures du matin. M. Mège, maire de Bourdeau et notaire royal, était dans son cabinet de travail, quand il vit entrer sans plus de façon deux dragons qui le sommèrent de venir parler à leur capitaine. Le maire se lève, prend son chapeau. Il rencontre Romme au bout du pont :

Êtes-vous le consul de Bourdeau, lui demande celui-ci.

Monsieur, j'en suis le maire.

Sur quoi, M. de Romme, le tirant de côté :

N'a-t-il pas passé par Bourdeau des contrebandiers ?

Un jeune homme du pays m'a dit en avoir vu, il y a quelques jours, sur les minuit, une trentaine à cheval, chargés de ballots et qui remontaient la rivière.

J'ai appris qu'il en est passé par Bourdeau lundi dernier. Ils y ont dîné. Ils étaient au nombre de neuf.

Je ne les ai pas vus, et je n'en ai pas entendu parler. Il est vrai que j'ai été absent de Bourdeau pour mes affaires et celles de ma profession. Si j'en savais quelque chose, je ne le tairais pas.

Dès lors, M. de Romme dit au maire qu'il était un menteur, un drôle, un coquin.

Monsieur, vous me faites tort. Je suis un honnête homme et j'en ai toujours fait profession. On allait lui apprendre à faire profession d'honnête homme. Des cavaliers saisirent le maire de Bourdeau, en le tirant par son justaucorps, en le frappant de coups de talon de crosse et de gros coups de poing. Le capitaine ordonna qu'on l'attachât par des courroies à la selle d'un cheval. Il allait servir de guide. Et la troupe de partir, Mège étant mené sur le front avec rudesse, par un cavalier qui le poussait ou le tirait comme un jeune veau. On arriva ainsi jusqu'à Vesc, avec bien de la peine, par la chaleur et le chemin rude de la montagne, de là à Taulignan, d'où M. Mège fut conduit à Grenoble, toujours tenu en laisse par un soldat, et à Grenoble il fut jeté en prison[3].

Le même jour, 24 avril, à la nuit fermée, Romme et sa brigade arrivèrent en vue de Taulignan. Ils s'arrêtèrent au cabaret de la Merluche, à une portée de fusil des murs de la petite ville. Les cavaliers, habillés de bleu, se présentaient le fusil haut, criant et menaçant, disant qu'ils étaient des Mandrins, — suivant le plan de leur capitaine. Ils se répandaient en injures sur le compte des gardes des Fermes et demandaient à vendre des marchandises. Assurément Pierre Pinet, hôte de la Merluche, avait déjà vu des contrebandiers, mais il n'en avait pas encore vu d'aussi redoutables, car ils commencèrent par lui enfoncer ses armoires, lui voler ses chemises et lui vider sa cave. L'aubergiste épouvanté voyait couler son beau vin bleu dans le gosier des soldats avec une rapidité effrayante[4].

Après s'être suffisamment rafraichi, ainsi que sa troupe, à la Merluche, M. de Romme se rend avec deux de ses hommes, chez le receveur du bureau de Taulignan, M. Blanc, qui demeurait hors la ville. Il lui confie, en secret, sous peine de la vie, que lui et ses hommes sont soldats du roi, niais qu'il est essentiel qu'ils passent pour des Mandrins. Puis il envoie chercher Jean-Pierre Clergue, échevin royal, qui s'empresse d'accourir :

Ne vous effrayez pas, mon bonhomme, lui dit le capitaine, nous n'en voulons qu'à la caisse des Fermes. Il s'agit de fournir immédiatement deux hommes et deux chevaux à la brigade de Mandrin, qui loge à la Merluche.

A ce mot de Mandrin, l'échevin s'effare. L'officier croit le calmer par des injures et des bourrades, qui ne font que mettre au paroxysme la terreur du malheureux. Enfin l'échevin dit à l'officier qu'il va lui donner satisfaction et il rentre dans la ville dont il s'empresse de faire fermer les portes ; il y fait sonner le tocsin et mettre les bourgeois en armes, conformément aux instructions de M. le gouverneur de la province. Il était neuf heures du soir[5].

M. de Romme, au pied de l'enceinte close, jurait comme un templier, à la vue des bourgeois debout sur les remparts, impassibles, le mousquet au poing :

Ouvrez ! Ouvrez les portes, criait M. de Romme ; mais les bourgeois ne bougeaient non plus que des statues.

Enfin l'officier dut prendre le parti de retourner à La Merluche où il commanda à Pinet de lui servir de guide jusqu'au Puy-Saint-Martin. Pinet, nouveau venu au pays, ne savait pas le chemin.

Ah ! tu ne sais pas le chemin !

Des coups de plat de sabre, des soufflets et des coups de poing semblèrent un bon moyen de le lui enseigner ; cependant que, rempli d'alarme, enfermé dans Taulignan, l'échevin royal écrivait au chevalier de Chabrillon, commandant à Voiron, dans les volontaires de Flandre :

Nous avons autour de nous quatre-vingts contrebandiers logés autour de Taulignan, à un endroit qu'on appelle la Merluche ; ils prétendent nous briller dans Taulignan et nous faire marcher à leur tête et nous couper par morceaux. Nous vous prions de donner main forte. Ils comptent passer la nuit ici. J'ai fait partir l'exprès qui vous remettra la présente. Nos portes sont fermées et nous les amusons en attendant du renfort avec impatience.

Signé : Clergue[6].

Tandis que le capitaine de Romme écrivait de son côté au même chevalier de Chabrillon :

De Taulignan, 9 heures du soir :

Je suis depuis lundi soir à la poursuite d'une bande qui a passé l'Isère... J'ai demandé ici un guide au consul. Il m'a quitté en me disant qu'il allait me l'envoyer. Le drôle est disparu, est entré dans la ville et s'y est barricadé. Je n'ai point, vous jugez bien, voulu à neuf heures du soir, forcer les portes, ni monter à l'escalade. Je l'attends demain pour savoir la raison de leur folle extravagance.

Signé : Romme[7].

Le lendemain, de grand matin, l'affaire s'explique. Ce ne sont pas des Mandrins, ce sont les gens du roi. Dès six heures, l'échevin accourt, il se confond eu excuses. Combien il est fâché de ne pas avoir fourni immédiatement tout ce que l'on désirait.

Avancez ici ! réplique le capitaine.

Et, lui mettant la main au collet, il le secoue comme un vieux tapis, en le traitant de drôle et de coquin, puis, le jetant entre les bras de deux cavaliers :

Liez et garnottez-moi ce bougre-là !

Ce qui fut exécuté dans l'instant, écrit le malheureux échevin. Et je reçus un grand coup de poing sur la tête. Je fus conduit jusqu'à Suze, lié avec une courroie, les bras attachés ; laquelle courroie était tenue par un cavalier. Là, nous séjournâmes jusqu'à dimanche, dans les prisons du château[8].

Jean-Joseph Brun, perruquier à Saint-Paul-Trois-Châteaux, fit rencontre de la troupe. Le pauvre échevin avait son chapeau sur l'épaule ; il était couvert de poussière ; il était attaché par une longe à la selle d'un cheval et ne pouvait suivre qu'avec peine l'allure du cavalier qui pressait sa monture. Sur le derrière de la troupe, le capitaine chevauchait en sifflant.

Celui-ci demanda au perruquier de lui raccommoder la croupière de son harnais :

Brave homme ! connaissez-vous Mandrin ?

Non.

Eh bien, vous le voyez ! vous le voyez ! Vous pouvez dire avoir rendu service à Mandrin !

Et l'on arriva à Grignan où tout était en rumeur, car déjà avait été annoncée l'approche des contrebandiers, qui se trouvèrent être les soldats du roi[9].

Quant à Pierre Pinet, l'hôte de la Merluche, il avait reçu pour seule indemnité de la façon dont ses armoires et sa cave avaient été vidées, de grands coups de plat de sabre et mille et un coups de poing.

C'est ainsi que, le 29 avril 1755, M. de Romme revint de son expédition sans avoir vu l'ombre d'un contrebandier :

Je suis enfin rentré hier soir à Voiron, écrit-il le 30 avril[10], après avoir parcouru une partie du Dauphiné, et ne rapportant de ma course que la triste conviction du peu d'inclination qu'ont les officiers municipaux et les peuples à concourir à notre besogne. Des dix-sept bourgs et villages que la bande — des contrebandiers — a traversés, pas un n'a sonné le tocsin.

Mais M. de Moidieu, procureur général au Parlement de Grenoble, écrivait plus justement en s'adressant, lui aussi, au ministre de la guerre : Vous êtes sans doute informé qu'un officier des volontaires de Flandre, commandé pour suivre avec trente hommes une troupe de onze contrebandiers, avait, pour toute expédition, arrêté le maire de Bourdeau et un échevin de Taulignan 2[11].

La conclusion fut que, attendu la traduction solennelle qui avait été faite du maire de Bourdeau et de l'échevin de Taulignan et du châtelain de La Rivière, on ne crut pas devoir leur infliger une punition plus sévère qu'une détention de quinze jours à la Conciergerie de Grenoble, après quoi on eut l'extrême indulgence de les remettre en liberté[12].

Quant à la petite troupe de margandiers, que M. de Romme avait poursuivie à la manière d'un hanneton qui s'agite dans une cage de verre, après avoir été à Châtillon, à la Croix-Haute, à Clelles, au Collet, au col d'Ornon, à la Pautte, au Bourg d'Oisans, — où quinze employés des Fermes prirent la fuite à son approche, — étalant au grand jour et vendant tranquillement ses marchandises, elle avait regagné, par la chaîne des Alpes, qu'elle franchit au col de Besse, le comté de Maurienne en Savoie[13].

De ces faits, et d'autres semblables, on imagine la conséquence. Les Dauphinois ne pouvaient pas ne pas faire la comparaison entre Mandrins et argoulets. Mandrin et ses hommes n'avaient que de bons procédés pour les braves gens, pour les petites gens surtout ; ils étaient gais, francs compagnons, ils buvaient sec et payaient à boire ; aux hommes, ils vendaient des andouilles de tabac, quarante-six sous la livre ; aux femmes ils débitaient, à un prix d'occasion, étoffes et affiquets, et aux dames de château clos montres et des indiennes. Partout, ils payaient largement logis et couvert. Et, de-ci de-là, ils rossaient les gapians, les commis, les employés, race maudite ; ils les pendaient même ou les fusillaient aux bords des fossés.

On les vit dedans Montbrison,

A Bourg, à Cluny près Mâcon,

Qui sont des pays de Cocagne,

Enfiler avec grand fracas

Les commis et les chapons gras[14]...

Les argoulets, au contraire, représentants de l'ordre et des maltôtiers, injuriaient et assommaient le pauvre inonde ; ils pillaient les auberges comme des voleurs et traitaient comme des chiens les officiers municipaux.

Le capitaine de Romme constatait à la fin de son odyssée que les bandits lui avaient échappé, parce que, en tous lieux, on les avertissait de son approche. Les habitants leur sont dévoués. A qui la faute ?

 

 

 



[1] Le comte de Marcieu au marquis de Rochebaron, 22 avr. 1755, Grenoble. A. G., ms. 3406, n° 130 bis.

[2] Milliard, châtelain de La Rivière, au comte de Marcieu, 22 avr. 1755. A. G., ms. 3406, n° 126 bis.

[3] Mémoire du maire de Bourdeau, A. G., ms. 3406, n° 126.

[4] Mémoire des officiers municipaux de Taulignan, A. G., ms. 3406, n° 157.

[5] Les officiers municipaux et principaux habitants de Taulignan au comte de Marcien, 25 avr. 1755. A. G., ms. 3406, n° 126 bis.

[6] J.-P. Clergue, échevin de Tauligan, au chevalier de Chabrillon, 24 avr. 1755, Taulignan. A. G., ms. 3406, n° 126 bis.

[7] A. G., ms. 3406, n° 126 bis.

[8] Lettres de J.-P. Clergue, échevin de Taulignan, 1er mai 1755, des prisons de Grenoble. A. G., ms. 3406, n° 176.

[9] Procès-verbal du subdélégué de Saint-Paul-Trois-Châteaux, 28 avril 1755. A. G., ms. 3406, n° 158.

[10] M. de Romme au ministre de la guerre, 30 avr. 1755, Voiron. A. G., ms. 3406, n° 175.

[11] M. de Moidieu au ministre de la guerre, 24 avr. 1755, Grenoble. A. G., ms. 3406, n° 198.

[12] Le comte de Marcieu au ministre de la guerre, 12 mai 1755, Grenoble. A. G., ms. 3406, n° 220.

[13] Le comte de Marcieu au ministre de la guerre, 4 mai 1755, Grenoble, A. G., ms. 3406, n° 188.

[14] Complainte populaire publiée par Simian, Mandrin, p. 67.