MANDRIN, CAPITAINE GÉNÉRAL DES CONTREBANDIERS DE FRANCE

TROISIÈME PARTIE. — LA CARRIÈRE DE MANDRIN

 

XV. — DEUXIÈME CAMPAGNE (6 juin-9 juillet 1754).

 

 

Les Mandrins font leur réapparition sous les murs de Grenoble. — L'échauffourée du Pont-de-Claix. — Ils reviennent en Rouergue et visitent Millau. — Le meurtre de Saint-Rome-du-Tarn. — Ils fêlent la Saint-Jean. — Marché public à Rodez. — Rignac point extrême de la deuxième campagne. Mandrin disloque ses troupes et reprend le chemin de Savoie. — Il s'arrête à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs où il tue le brigadier Moret. — Il rentre en Savoie. — Les poursuites de la Cour des Aides de Montauban.

 

Durant six semaines nous perdons Mandrin de vue. Il est sans cloute occupé, tantôt en Suisse, tantôt en Savoie, à compléter l'organisation de sa troupe et à se réapprovisionner en marchandises de contrebande. Au commencement de juin, il rentre en France avec ses hommes, par la Chartreuse, comme la première fois. On le signale à cette date sous les murs de Grenoble,

Le 7 juin 1754, par la route de Grenoble à Die et à Montélimar, les Mandrins arrivent au Pont-de-Claix, sur le Drac, à une lieue au sud de la capitale du Dauphiné. Le Drac roule un cours impétueux dans un lit profondément encaissé, entre le massif aux cimes pointues de la Chartreuse et les Grands Gais. Les eaux vont frapper avec force contre des masses rocailleuses dont elles creusent les bases de granit. Une gorge sauvage : au long du fleuve des touffes d'arbres drus et lourds que dominent les rocs dénudés, et plus loin des crêtes blanches : c'est le rocher d'Uriol, le grand Veymont, la grande Moucherolle, le pic Saint-Michel. Un pont d'une seule arche, très haute, en arc brisé, que les ingénieurs du XVIIe siècle ont hardiment jetée d'une rive à l'autre. A l'entrée du pont, une construction carrée, à haute toiture pointue, semblable à une tour, mais qui n'aurait qu'un étage sur la chaussée. Elle va, plongeant quatre autres étages, en élargissant ses murs vers la base, jusqu'au niveau de la rivière. Là, demeurent les employés qui ont la garde de ce passage. — Le matin, ils vaquaient à leurs besognes journalières, après avoir, comme de coutume, ouvert la barrière, au petit jour, quand ils sont tout à coup aveuglés d'un nuage de poussière. Les Mandrins arrivent bride abattue.

Avec leurs marchandises, ils avaient suivi la vallée de Graisivaudan, par la route de la Croix-haute qui traverse le Drac au Pont-de-Claix, et dans ce moment ils se trouvèrent croiser une autre bande de margandiers qui revenaient de la Croix-haute, à vide. Il y eut une décharge générale sur les employés, dont l'un tomba mort, plusieurs autres gravement blessés. Les gapians se réfugièrent dans leur corps de garde, mais la porte en fut enfoncée. Les gapians furent dépouillés de leurs vêtements et de leurs armes. Le peu d'argent trouvé au poste fut enlevé ; papiers et registres furent mis en pièces. Un gentilhomme, que le hasard fit rencontrer dans le corps de garde des commis, eut sa part de l'aventure. Mandrin voulut cependant que les employés des Fermes conservassent leurs chemises, afin, disait-il, qu'ils eussent du linge et de quoi se panser[1]. Le péager du Pont-de-Claix logeait dans la maison des gapians. Il avait eu l'idée inopportune de vouloir aller avertir la garnison de Grenoble, ce qui fit qu'on lui enleva son cheval et qu'on pilla son logis.

Poursuivant leur route, les Mandrins trouvèrent un soldat déserteur de cette même garnison qui fuyait devant un détachement de grenadiers et se trouvait sur le point de tomber entre leurs mains. On connaît les idées de Mandrin. Elles ne lui permettaient pas de laisser réintégrer violemment dans les troupes du roi un citoyen qui n'y voulait plus servir. C'est ce qu'il expliqua complaisamment au sergent qui commandait les grenadiers. Mais le sergent et ses hommes n'avaient pas les mômes idées que le contrebandier sur la liberté individuelle. Aussi quelques Mandrins étaient-ils d'avis de les fusiller tous. Fort heureusement pour les grenadiers, l'un des margandiers, pour avoir jadis servi dans leur régiment, obtint la grâce de ses ci-devant camarades, qui furent du moins obligés de renoncer à leur déserteur[2].

Le 10 juin, sur la route de Valence, à Montélimar et Taulignan, les Mandrins rencontrent, entre Derbières et Leyne — hameaux de la commune de Savasse —, dans un défilé entre la montagne et le Rhône, la brigade des employés de Tau-lignait qui, de Montélimar, revenait à son poste. Mandrin commande le feu. L'un des employés est tué ; trois autres sont dangereusement blessés, dont l'un mortellement ; le reste met bas les armes. Les contrebandiers s'emparent des armes et des chevaux. Les pauvres gapians regagnent Taulignan, à pied, en triste équipage.

La diligence de Lyon en Provence, qui passait au moment de l'échauffourée, à vide heureusement, fut percée de quelques balles mal dirigées. Par extraordinaire, le tir des contrebandiers avait manqué de précision, à cause du soleil aveuglant, sur la route blanche de poussière.

Arrivés au bord du Rhône, les Mandrins se firent transporter sur l'autre rive par les bateliers[3].

Le lendemain, 11 juin, Mandrin était attablé avec trois compagnons au cabaret de Tioulle, sur la paroisse de Saint-Bauzile-en-Vivarais ; et déjà il entamait une nouvelle bouteille, après en avoir vidé plusieurs, quand passa un sergent du régiment de Belzunce qui recrutait dans le pays. N'était-ce pas un gapian déguisé ? C'est un espion ! affirmait l'un des contrebandiers. Le soldat interpellé répondit qu'on lui faisait injure. Mandrin, qui avait beaucoup bu, ne distinguait pas très bien ; mais son avis était que si c'était un gapian, il le fallait fusiller. C'est ce qu'on fit. Plusieurs personnes, qui assistaient à la scène, protestaient avec indignation.

Alors il avait tort de ressembler à un espion !

Ce fut son oraison funèbre[4].

Tout cela se faisait avec une rapidité déconcertante, une promptitude de décision, une agilité dans les marches et contre-marches qui jetaient les pouvoirs publics dans l'ahurissement. Et c'est ainsi que, du moment où Mandrin parut sur la scène publique, on crut le voir partout à la fois.

L'intendant du Dauphiné en écrit le 17 juin :

L'audace des contrebandiers se porte aux derniers excès. Non contents d'introduire, à mains armées, dans le royaume des marchandises prohibées, ils attaquent les bureaux des Fermes, ils intimident les employés, ils entreprennent d'enlever aux collecteurs les deniers de leur recette... Que reste-t-il à ces brigands, que de faire contribuer les communautés ?[5] — On y arrivera.

Mandrin a la rapidité de la lumière. Le voici en Rouergue, où il entre par la vallée du Tarn. Ses marchandises sont étalées le 22 juin à Millau et débitées sur la place du marché, plus publiquement que l'on ne vend les aiguillettes et les chapelets, comme l'écrit M. de Nayrac, subdélégué de Vabre à son collègue de Lodève[6]. Les contrebandiers trouvèrent à Millau le meilleur accueil. Pour amuser la population, Mandrin y fit faire l'exercice à ses hommes, qui se mirent en ligne sur la place et tournèrent, virèrent, pivotèrent, à l'ébahissement des badauds. Sensibles à cette faveur, les habitants de Millau achetèrent aux compagnons des étoffes et du tabac pour plus de six mille livres. Et quand ceux-ci se furent éloignés, les excellents bourgeois dépêchèrent encore à leur suite un exprès, qui leur redemanda des indiennes pour quatre louis. Mais le stock en était épuisé. Au lieu d'indiennes, les margandiers donnèrent du tabac[7].

Le 23 juin, les Mandrins passèrent par Saint-Rome-du-Tarn. Il arriva que l'un deux y fut insulté par un ivrogne et se mit en demeure d'en tirer vengeance. L'ivrogne se réfugie dans la première maison venue. Le contrebandier se jette à sa poursuite, enfonce la porte, rencontre de la résistance, tire un coup de feu : un corps tombe ; c'était une jeune femme, et qui, pour un plus grand malheur, se trouvait enceinte.

Mandrin assembla le conseil qui réglait les différends au sein de sa troupe, en manière de tribunal. Le contrebandier, qui avait tué la femme, fut acquitté, car il n'avait pas commis ce meurtre de propos délibéré ; mais il lui fallut donner vingt-deux livres pour les funérailles[8].

Cet assassinat est un de ceux qui ont été le plus vivement reprochés à Louis Mandrin ; non seulement il en était innocent, mais il en traduisit l'auteur devant ce qu'il aurait appelé la juridiction compétente.

 

Mandrin recrutait ses hommes avec soin. Il leur avait donné l'organisation des armées régulières et les payait de même. Dix louis d'or d'engagement et six livres par jour durant les campagnes ; 30 sous en temps de paix, plus une part dans les bénéfices. Il prenait de préférence des déserteurs, — parfois des officiers réformés —, les sachant déjà rompus à la discipline militaire et habiles au maniement du fusil. Il écartait impitoyablement les malfaiteurs et les voleurs[9]. Ses premiers adhérents furent pour la plupart des pays, originaires de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, de Saint-Pierre de Bressieux, de la Côte-Saint-André, puis de la Novalaise en Savoie. Dans les archives de Me La Bonnardière, notaire au Pont-de-I3eauvoisin, on trouve un certain nombre de testaments faits par des contrebandiers de la bande de Mandrin. Citons celui d'Antoine Jaussaud, désigné parmi les Mandrins sous le sobriquet de l'Associé, ceux de Dodelin, de Laforest, de Paccard et de Mathieu Pradel, originaire de Domessin. Ils font des dons aux églises, ils sont qualifiés d'honorables ; quelques-uns d'entre eux sont décorés du titre de bourgeois.

Mandrin s'était choisi comme second un jeune homme da lieu des Échelles en Savoie, François d'Huet de Saint-Pierre, auquel il donna le titre de Major. Le lieutenant de Mandrin, nommé Broc, de qui il sera question dans la suite, n'entra dans sa troupe que plus tard. Saint-Pierre est souvent confondu, à cause du titre qu'il portait, avec Mandrin lui-même ; d'autant que, à cette époque, il exerçait le commandement en l'absence du chef. Un grand garçon de cinq pieds cinq pouces, âgé de vingt-six ans, le visage rond et plein, les yeux bleus. Ses cheveux, d'un blond très vif, tiraient sur le roux, pourquoi il porte une perruque blonde à bonnet, car pour être brigand, on n'en est pas moins homme. François Saint-Pierre avait servi dans les troupes hollandaises. Il était de bonne famille[10] ; mais des revers de fortune avaient obligé sa mère, qui était veuve, à prendre un bureau de tabac aux Échelles. Cette fortune, le contrebandier était en train de la refaire. Déjà il avait déposé chez sa mère la somme, respectable pour l'époque, de 25.000 livres[11]. Le Major avait un frère cadet, Jean d'Huet de Saint-Pierre, dit Jambon, également enrôlé dans la bande de Mandrin. Jean avait servi dans les troupes françaises en qualité d'artilleur ; il avait déserté à l'époque où son régiment était en garnison à Grenoble[12]. Jean Saint-Pierre était le meilleur ami de Mandrin. Ils restèrent étroitement unis jusqu'à l'heure de la mort.

Enfin Mandrin était toujours accompagné d'une garde personnelle de six contrebandiers robustes et résolus, que l'on nommait ses canonniers, car chacun d'eux était armé d'une grosse espingole, chargée de cinquante balles, un vrai canon.

De nombreux témoignages indiquent, non seulement la confiance que chacun de ces hommes avait en son jeune chef, mais l'affection qu'ils lui portaient. Et c'étaient des jalousies parmi les camarades, à la moindre marque d'amitié particulière que Mandrin témoignait à l'un d'entre eux[13].

 

Le 24 juin, c'est la Saint-Jean. Les Mandrins arrivèrent à Saint-Affrique. Ils cherchèrent logis dans trois auberges. Comme l'un des hôteliers faisait des difficultés pour les accueillir, car il n'avait, disait-il, ni foin, ni provision d'aucune sorte, Mandrin lui remit quatre louis en lui disant d'aller quérir tout ce qu'il fallait ; cependant que deux compagnons, qui l'avaient pris au col, le secouaient comme un prunier. Au reste, on était à la Saint-Jean, et son auberge allait faire clans le milieu de la nuit un feu magnifique.

Mes bons seigneurs ! disait l'hôtelier devenu très raisonnable, et les contrebandiers furent servis à souhait[14].

Mandrin ne voulut pas laisser passer la Saint-Jean, sans la fêter gaiement, d'autant qu'il s'agissait du patron de son ami Jean Saint-Pierre. Et d'abord ce fut, une revue militaire, devant la population qu'il avait rassemblée sur la place, au son du tambour. Pour Mandrin, à la tête de ses contrebandiers, il ne pouvait y avoir de fête sans une revue, sans une montre, comme on disait encore. D'après la relation du subdélégué de Vabre, sa troupe comptait alors de deux à trois cents hommes. Sur le soir, les compagnons allumèrent des feux de joie qui bridèrent jusque bien avant dans la nuit. Des salves joyeuses[15] :

C'est la nuit de la Saint-Jean :

L'Amour se réveille !

Viens-t-en près du feu bougeant,

L'Amour se réveille, Jean,

L'Amour se réveille !

Blancs bouquets el bleus rubans,

La flamme est vermeille !

Voici le temps du beau temps !

L'Amour se réveille, Jean,

L'Amour se réveille ![16]

Le lendemain, la bande se mit en route pour Rodez. Chemin faisant, Mandrin détacha quelques camarades qui s'en allèrent à Vabre offrir de leur tabac à la brigade de la maréchaussée ; car décidément gapians et gendarmes devenaient ses clients préférés. Deux contrebandiers entrèrent chez l'exempt, tout armés. Ils lui en firent leurs excuses :

Le métier, ni la consigne ne nous permettent de quitter nos armes, sous aucun prétexte.

L'exempt de la maréchaussée comprit, reçut le tabac de bonne grâce et paya de même[17].

Le 29 juin, Mandrin passait à Cransac. Le 30, il entrait à Rodez par un jour de grande foire. A l'ombre de la pittoresque cathédrale sans portail, la place du marché grouillait de vie et de mouvement.

La capitale du Rouergue avait des fortifications, des soldats en garnison et trois brigades de maréchaussée. Mandrin entre dans Rodez comme un condottière en pays soumis. Il traverse le Bourg, il s'arrête un instant sur la place de la Cité, descend le Terra !, rue qui va de la cathédrale à l'évêché, et se rend au faubourg Saint-Cyrice, où, à un point stratégiquement bien choisi, il organise un entrepôt public de contrebande. Quelle surprise à son passage et quelle jolie rumeur sur la place du marché. Les paysans en sarraus bleus, les femmes en coiffes tuyautées, leurs cols de dentelles sur les épaules, parmi les paniers de légumes, la volaille et les moutons, se bousculaient pour se pousser au premier rang. Les cochons en s'échappant faisaient tomber des paysannes. Par les fenêtres des vieilles maisons de bois, aux murs de guingois et aux charpentes apparentes en surplomb sur la rue, les Ruthénoises montraient des têtes ahuries, les unes en cheveux, les autres en coiffe blanche.

Voilà les contrebandiers ! Une joyeuse troupe de gamins allaient d'un air bravache en avant du cortège ; puis des tambours qui roulaient, des fifres qui sifflaient une marche militaire. Une centaine de cavaliers, sur de petits chevaux hirsutes et roux, roux et hirsutes comme eux, coiffés jusqu'aux yeux de grands chapeaux rabattus en clabaud, couverts de poussière, armés jusqu'aux dents, des pistolets à la ceinture, des carabines en bandoulière, les sabres, noués par des cordes, claquant avec un bruit de ferraille aux selles des chevaux ; seuls, les deux chefs, Mandrin et Saint-Pierre, dans des costumes resplendissants, suivis d'une longue file de mulets chargés de ballots couverts de serpillière, que poussaient, avec des cris à hue et à dia, les valets armés de longs bâtons en bois brûlé.

Les Ruthénoises, charmées et remplies d'épouvante, assistaient donc vraiment à une histoire de brigands, une de ces belles histoires contées aux veillées, dont on rêve la nuit. Et ces bandits étaient bien tels qu'elles se les étaient figurés.

Les ballots de tabac, les rouleaux d'indiennes et de mousseline furent développés. Le capitaine avait mis ses hommes en planton, à quelques pas les uns des autres. Sous la surveillance des contrebandiers, résolument appuyés sur leurs fusils, le marché fut tenu dans un ordre parfait. Ni la compagnie de garde dans la ville, ni l'une ou l'autre des trois brigades de maréchaussée, ne s'avisa d'y venir mettre du dérangement. Pour rassurer les craintifs, Mandrin avait fait proclamer, au roulement du tambour, qu'il garantissait tous ceux qui seraient recherchés à l'occasion de la contrebande vendue par lui. Et son air était si résolu qu'il n'était personne pour n'en pas tirer confiance.

A la suite du marché, Mandrin voulut offrir, aux Ruthénois également, le divertissement de manœuvres militaires exécutées par ses hommes. Elles se firent dans un ordre excellent. Ce fut, dès le premier jour chez Mandrin, une vraie manie. Il avait un plaisir d'enfant à faire virer ainsi ses contrebandiers comme de vrais soldats, devant la foule muette et béate. Enfin, marchands et chalands se répandirent dans les cabarets de la ville, où chacun but abondamment.

Des intermèdes étaient venus rehausser l'intérêt de la scène principale.

Mandrin s'était rendu avec quelques hommes à l'entrepôt des tabacs, situé dans la maison du sieur Raynal, rue Saint-Just. Il était suivi de plusieurs mulets chargés de tabac suisse. Comme l'entreposeur refusait d'ouvrir la porte, celle-ci fut enfoncée à coups de crosse. L'entreposeur fut forcé de descendre. En lui montrant les bennes, nouées de grosses cordes, Mandrin lui disait :

Ne prenez pas ceci pour un songe. Ce que vous voyez est du vrai tabac. Le vôtre n'a pas une sève plus admirable, je vous l'abandonne à quarante sous la livre et ne veux pas d'autre acheteur que vous.

Et de fait, l'entreposeur se demandait s'il rêvait.

Une rangée de baïonnettes alignées devant sa maison lui enseignaient qu'il s'agissait bien d'une réalité.

Force fut de conclure marché. L'entreposeur continuait de se frotter les yeux. Communient, lui, le représentant des Fermes, il achetait du faux tabac aux contrebandiers eux-mêmes ! Mandrin reçut ainsi 2.494 livres, dont il donna quittance. Cette scène va se renouveler souvent.

Les fermiers généraux, effrayés du brusque développement que prenait la contrebande, avaient fait remettre en vigueur, publier aux prônes, afficher aux coins des carrefours, les édits qui interdisaient, sous les peines les plus sévères, d'acheter quoi que ce fût aux contrebandiers. Et c'est la réplique hardie et ingénieuse de Mandrin. Puisque, par un coup de force, les fermiers généraux veulent m'enlever ma clientèle, ce sont les propres agents des Fermes, receveurs, entreposeurs, buralistes, c'est-à-dire, en fait, les fermiers eux-mêmes, qui seront à l'avenir mes meilleurs clients.

On me calomnie, disait-il, en m'appelant bandit ; seulement je fais avec les agents du fisc des affaires clans lesquelles leur volonté est subordonnée à la mienne. Je vole, prétend-on, la recette des receveurs de la Ferme. Lorsque j'emporte de l'argent, je leur laisse de la marchandise ; je leur vends des ballots de tabac, et vraiment je ne suis pas cher. Quant aux droits d'entrée que j'esquive : la belle affaire ! parcelles d'or dérivées du pactole de les fermiers généraux[18].

Et, non seulement il laissait entre les mains des buralistes de bonnes marchandises, mais encore des quittances, signées de son nom, où il déclarait avoir reçu les sommes qui lui avaient été versées.

Ces reçus furent reconnus valables dans la suite[19], et les fermiers généraux en remboursèrent le montant à leurs agents ; mais ils prétendirent se faire rembourser à leur tour par les populations.

D'un bourgeois de Rodez, Mandrin apprit qu'on avait saisi, sept ou huit jours auparavant, à quelques contrebandiers, une grosse carabine et cinq fusils, déposés dans la Maison de Ville. Il eu écrivit à M. de Séguret, juge-mage et subdélégué, pour réclamer ces armes, qui lui revenaient évidemment. Mandrin s'exprimait le plus courtoisement du monde, tout en prévenant M. le juge-mage que si, dans un temps raisonnable, il ne recevait pas la carabine et les fusils, il se verrait contraint de faire mettre le feu à sa demeure. Comme ou ne savait plus où l'on avait mis les cinq fusils, M. de Séguret s'empressa d'en faire acheter de tout neufs et il fit astiquer proprement la carabine, qui avait été conservée. Les armes furent portées à Mandrin qui se trouva avoir trois fusils de trop. Qu'en faire ? — Mandrin n'hésita pas. Il les envoya chez l'exempt de la maréchaussée en lui demandant un billet de dépôt, car il les viendrait reprendre à son prochain voyage. Les bandits confient leurs fusils à la garde des gendarmes. Les brigands d'Offenbach eux-mêmes, qui deviendront célèbres par leurs capricieuses drôleries, n'oseront pas aller jusque-là.

Le directeur des Fermes de Rodez, qui avait saisi, en 1745, à Espalion, un lot de contrebande, et les chevaux qui la portaient, dut lui aussi, bon gré, mal gré — mal gré plutôt restituer le prix des marchandises et celui des chevaux, et les intérêts composés depuis 1745 — comme de juste.

Mandrin agissait en capitaine général des contrebandiers selon le titre que lui donne dès lors la Gazette de Hollande[20].

Enfin, comme il se trouvait chargé d'une grande quantité de monnaie d'argent et de billon, qui n'était pas d'un transport facile, il envoya chef : le receveur des tailles convertir ses écus au soleil et ses sous noirs en louis d'or.

Tout cela me vient de bon lieu, conclut le subdélégué de Vabre en s'adressant à son collègue de Lodève. Vous aurez peine à le croire. Les gens qui l'ont vu ne peuvent encore se le persuader.

Tambour battant, fifres sifflant, les chevaux s'ébrouant sous l'éperon des cavaliers, au tintement joyeux de l'argent qui gonflait les ceintures, les Mandrins quittèrent Rodez par la route de Rignac. Au moment de partir, sur le pommeau de sa selle, le jeune capitaine avait encore griffonné un billet hâtif à l'adresse de M. de Séguret, pour le prier d'excuser les procédés trop brusques assurément auxquels il s'était vu contraint de recourir, à son vif déplaisir, écrivait-il, car ses intentions étaient les meilleures du monde. Mandrin assurait M. le juge-mage de son estime particulière et qu'il était honoré de pouvoir se dire, en toute sincérité, son très humble serviteur.

Quand le bandit fut parti, l'entreposeur de Rodez eut la curiosité de faire peser le tabac qu'il lui avait laissé. Le compte s'en trouva exact. Et ce fut son tour d'être surpris en constatant qu'un brigand pouvait être honnête homme[21].

Le 1er juillet, les Mandrins arrivèrent à Rignac qui devait être le point extrême de cette deuxième campagne. Mandrin se voyait obligé de rentrer en Suisse, pour y laisser reposer ses hommes et ses chevaux, compléter sa troupe, se réapprovisionner en marchandises, et mettre en sûreté l'argent conquis. Enfin, il avait à cœur, pour couronner ces premières expéditions, qui n'avaient été marquées jusque-là que par des succès, de repasser par Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs et d'y accomplir l'acte de vengeance, un devoir à ses yeux, qui lui était imposé par la mémoire de son frère Pierre ; il est vrai que, d'autre part, il refaisait par son activité, et aux dépens des fermiers généraux eux-mêmes, la fortune patrimoniale que les fermiers généraux avaient ruinée.

Sur le chemin du retour, Mandrin s'arrêta à Mende en Gévaudan, où il entra le 3 juillet. Le Directeur des tabacs fit fermer sa porte et s'enfuit. Il laissait à sa femme le soin de recevoir le contrebandier. Celui-ci enfonça la porte de M. le Directeur et prit tout ce qu'il y avait dans la caisse, à savoir 1.031 livres, 10 sols, laissant du tabac pour une valeur égale. En partant, il fit savoir A la Directrice qu'il reviendrait le mois prochain avec du tabac pour 10.000 livres et que sou mari avait à tenir cette somme prête pour cette date. La scène se passait sur l'heure de midi. Elle fit bien du bruit, écrit M. de Barenton[22], qui se trouvait alors à Mende, mais les magistrats, instruits que les bourgeois ni les artisans n'ont aucune espèce d'armes, n'osèrent les faire assembler, pour donner la chasse aux séditieux, de crainte que ceux-ci n'en fissent périr nombre.

Conformément au système des contrebandiers, Mandrin disloqua sa troupe et chacun de regagner la Savoie, en paisible voyageur, pour se retrouver ensuite avec les camarades à la date et à l'endroit préalablement fixés. Sans armes apparentes, ni bagages encombrants, les contrebandiers s'en vont, les uns tout seuls, les autres par groupes de quelques compagnons. Le soin de ramener les armes était confié à ceux des valets dont on était sûr. D'ailleurs, en différents points du pays, notamment chez des aubergistes, Mandrin avait des dépôts, aussi bien d'armes que d'argent, qu'il devait retrouver à une nouvelle campagne. C'est ainsi que l'hôtelier d'Astaffort (Lot-et-Garonne) servait de caissier à Mandrin[23].

Celui-ci arriva donc seul, ou avec deux ou trois cama-racles, le mardi 9 juillet, à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs. Il avait tenu son arrivée secrète afin d'être certain de rencontrer l'employé des Fermes, Jacques-Sigismond Moret, qui avait livré son frère Pierre au bourreau.

Le soleil déclinait. Au centre du village, sur la place de l'Église, qui était le vieux cimetière d'alors, Morel promenait sa fille âgée de deux ans environ. Il habitait dans la maison d'une tante, à quelques pas de là. Plusieurs personnes se trouvaient sur la place, quand Moret vit se dresser devant lui la silhouette redoutée du contrebandier. Celui-ci tenait en main sa carabine. Le malheureux employé des Fermes se jeta à genoux. Il criait merci ; il criait grâce, tout en saisissant clans ses bras l'enfant qu'il avait avec lui. Il tendait l'enfant devant lui d'un geste désespéré :

Grâce ! grâce !

Mandrin le regardait d'un air fixe, très tranquille. Il portait une veste d'une petite étoffe gris obscur, croisée sur la poitrine, ce qu'on nommait à la Bavaroise.

N'as-tu pas été employé, lui cria-t-il, et n'est-ce pas toi qui as mis la corde au cou de mon frère Pierre que tu as fait pendre ?

L'homme, qui tremblait, continuait de crier : Grâce ! grâce ! et il tendait devant lui son enfant comme un bouclier vivant.

Mandrin ne l'écoutait pas. Il revoyait sur la colline, fichée en un pieu sanglant, la tête livide de son frère Pierre :

Ôte ton enfant, car je tire !

Grâce ! grâce !

Du même coup Mandrin tua le père et l'enfant[24].

Différentes personnes assistaient à l'exécution de cette vendetta ; elles ne voulurent ou n'osèrent intervenir. Le lendemain, sur l'invitation du châtelain, le curé fit ensevelir les deux corps de Moret et de sa petite fille qui étaient restés sur la place où ils avaient été tués. L'acte de sépulture des deux corps, avec la mention de l'ordre donné par le châtelain, est conservé.

C'était, clans son extrême rigueur, l'intensité des obligations familiales, telles du moins que les comprenaient ces natures simples et rudes. La vengeance féroce, implacable, devenait à leurs yeux un devoir. La tradition en a persisté jusqu'à nos jours dans la vendetta corse. On en trouvera d'autres exemples au cours de cc récit et qui ne sont pas imputables à des brigands.

Restait le curé Biessy, l'instigateur des poursuites dirigées contre Pierre et contre Claude Mandrin, après le vol d'Ennemond Diot dans l'église.

Il se trouvait dans une de ses terres, sur la route de La Frette-Grand-Lemps, où il surveillait la rentrée de ses gerbes. On lui annonce de loin l'arrivée du contrebandier. Et le curé de se cacher très vite au milieu des bottes de blé qui s'entassaient sur l'un de ses chariots. Mandrin, mis au courant du stratagème par les moissonneurs, se donna le plaisir d'accompagner à cheval le voyage de blé contenant le curé Biessy, jusqu'au domicile de ce dernier, au centre du village, c'est-à-dire pendant près de deux kilomètres, en proférant contre le malheureux, plus mort que vif, les menaces les plus épouvantables ; puis, satisfait du châtiment il abandonna sa victime dès que le chariot fut rentré dans la cour, et il prit la route de Grenoble, d'où, par le massif de la Chartreuse, il pénétra en Savoie, et regagna la Suisse.

 

La Cour des Aides de Montauban ne laissa pas que de s'émouvoir de l'expédition dirigée par les contrebandiers, dans l'étendue de sa juridiction, depuis Millau jusqu'à Saint-Rome-du-Tarn et à Rodez. Elle entama contre eux, le 27 janvier 1755, une procédure par contumace[25] et renouvela les défenses à ceux qui ont acheté tabacs de contrebande de les débiter, enjoignant de les apporter au greffe de la Cour ; puis, elle fit afficher l'arrêt dans les villes et villages et aux poteaux des grands chemins.

Mais nul ne s'en inquiéta. Le public avait compris, du premier jour, que le jeune contrebandier n'en voulait qu'aux Fermes générales, et comme celles-ci étaient universellement détestées, partout Mandrin avait le public pour lui. Tout le peuple est pour ces révoltés, écrit le marquis d'Argenson[26], puisqu'ils font la guerre aux fermiers généraux. On a répandu des légendes merveilleuses sur la façon dont Mandrin échappait à ceux qui se mettaient à sa poursuite. L'une des plus connues veut que sa fameuse jument noire — qui était gris pommelé — ait été ferrée à rebours. De nos jours encore, cette jument noire défraie les récits des veillées d'hiver en Auvergne, en Franche-Comté, en Dauphiné et en Savoie. La vérité est plus simple. Mandrin échappait à ceux qui le poursuivaient parce que tout le pays faisait le guet pour lui.

Cependant il arrivait parfois que de bonnes gens, tout en le louant de son entreprise, lui demandaient pourquoi il massacrait tant d'employés :

Attendez que nous en ayons pendu le dernier. Ils en ont fait périr impunément bien plus des nôtres.

Mais pourquoi vous faites-vous donner de si grosses sommes par les directeurs des Fermes, leurs entreposeurs et leurs commis ?

C'est un cas de conscience. Ce n'est là que le commencement des restitutions que les fermiers généraux doivent à ma troupe. De quoi se plaint-on ? Nous gracieusons le bourgeois ; nous payons bien au cabaret[27].

Au fait, on ne se plaignait pas[28].

 

 

 



[1] Abbrégé, p. 12.

[2] Sentence contre Bélissard. Arch. de la Drôme, B. 1304, f. 312. — L'intendant du Dauphiné au Garde des Sceaux (17 juin 1754). A. A. E., ms. Turin, 222. f. 261. — Abbrégé, p. 11-12.

[3] Abbrégé, p. 11-12.

[4] Abbrégé, p. 1-2.

[5] L'intendant du Dauphiné au Garde des Sceaux, 17 juin 1754. A. A. E. Turin, 222, f. 261.

[6] Relation de M. de Navrac, subdélégué à Vabre, 24 juilt. 1754, à M. de Bonefon, subdélégué à Lodève. Archives de l'Hérault, C 1978.

[7] Relation de M. de Nayrac. — Arrêt de la Cour des Aides de Montauban, 30 juil. 1754. Archives de Tarn-et-Garonne, série C, registre 1754.

[8] Lettre de l'intendant de Vabre, du 21 juillet 1754, Archives de l'Hérault, C 1978.

[9] Journal de Marsin, fév. 1755. A. G., ms. 3406, n° 147.

[10] Lettre adressée de Grenoble, 20 mai 1755, à M. de Malyvert, conseiller au Parlement, éd. J.-J. Vernier, p. 10.

[11] Signalement communiqué le 24 septembre 1754 au gouverneur de la Savoie, éd. J.-J. Vernier, p. 22. —Journal de 31arsin. A. G., ms. 3406, n° 117, — Arrêt du 27 janvier 1755 de la Cour des Aides de Mautauban, Archives de Tarn-et-Garonne, série C, rég. de 1755.

[12] Lettre du 20 mai 1755, éd. J.-J. Vernier, p. 10.

[13] Le lendemain (janvier 1755, sans date plus précise), Lasnet m'emprunta mon cheval et il alla avec Mistrallet revoir Mandrin. Je m'aperçus à mon retour que Lasnet était jaloux de Mistrallet au sujet d'une montre que Mandrin avait donnée à ce dernier. Journal de Marsin.

[14] Relation de M. de Nayrac, subdélégué de Vabre, 21 juil. 1754. Archives de l'Hérault. C 1978.

[15] Relation du subdélégué de Vabre, 21 juil. 1754. Archives de l'Hérault, C 1978.

[16] Vieille ronde de la Saint-Jean, mise en nouveau langage par M. Pierre Gauthiez.

[17] Relation du subdélégué de Vabre (21 juil. 1754). Archives de l'Hérault, C 1978.

[18] Touchard-Lafosse, la Loire historique, I, 79.

[19] Lettres citées par Ducis, les Mandrins en Savoie (Chambéry, 1890, in-8°), p. 13.

[20] Gazette de Hollande, n° 96, 29 nov. 1754.

[21] La description du passage des Mandrins à Rodez, d'après la relation envoyée, le 21 juillet 1754, par le subdélégué de Vabre à celui de Lodève, Archives de l'Hérault, C 1978 ; une lettre du subdélégué de Lodève à son intendant, 4 août 1754, ibid. ; la sentence de la Cour des Aides de Montauban, 87 janv. 1755, Archives de Tarn-et-Garonne, série C, registre de 1755 ; enfin une relation de l'abbé d'Aurelle, vicaire général de Valence à l'intendant d'Auvergne, Archives du Puy-de-Dôme. — Abbrégé, p. 14.

[22] Lettre datée de Mende, 7 juillet 1754. Archives de l'Hérault, C 1978. — Relation de l'abbé d'Aurelle. Archives du Puy-de-Dôme.

[23] Notes autographes et manuscrites de Ramond, relatives à un voyage de Paris aux eaux de Barèges, à la date du 4 août 1792 (Communication de M. A. Vernière).

[24] Jugement qui condamne Mandrin, éd. Rochas, Biographie du Dauphiné, p. 102. — Abbrégé, p. 15. — Traditions locales recueillies par M. Octave Chenavaz.

[25] Archives de Tarn-et-Garonne, série C, reg. 1754.

[26] Mémoires d'Argenson, éd. elzév. IV, 203.

[27] Abbrégé, p. 33-34.

[28] Le chevalier de Merveilleux au ministre de la guerre, 30 janv. 1755. Archives municipales du Mans, liasse 7 bis.