LE MOYEN ÂGE - LA FRANCE FÉODALE

 

CHAPITRE XVII. — PHILIPPE LE BEL.

 

 

Portrait de Philippe le Bel. La vie à la Cour de France. Le brigandage féodal. Les révoltes populaires. L'administration royale, baillis et bedeaux. Les premiers États généraux. Les légistes. Les appels d'Aquitaine. Sources de difficultés avec l'Angleterre. Les déprédations sur mer entre Anglais et Français. Guerre entre Philippe IV et Edouard Alliance du roi d'Angleterre avec le comte de Flandre. Défaite des Anglais à Beauregard et des Flamands à Furnes (1297). Boniface VIII, son conflit avec Philippe le Bel. Guillaume de Nogaret. Le soulèvement des communes flamandes, Pierre Coninc et Guillaume de Juliers. Les Mâtines de Bruges et la bataille de Courtrai (1302). Le traité de Paris (20 mai 1303). L'attentat d'Anagni (7 sept. 1303). Mort de Boniface VIII. Victoire de Mons-en-Pévèle (18 août 1304). Election de Clément V. Administration financière : Enguerran de Marigny. Procès et condamnation des Templiers. Scandales à la Cour de France. Mort de Philippe le Bel. Philippe le Catholique.

 

Le règne du diable.

La croisade d'Aragon s'était terminée sur un échec. Après la mort de Philippe le Hardi, le 5 octobre 1285, à Perpignan, la direction de l'armée fut prise par son fils ainé, âgé de dix-sept ans. Dès le premier moment, celui-ci s'était opposé à cette expédition au delà des Pyrénées, lointaine et chimérique. Après avoir célébré dans la cathédrale de Narbonne les obsèques de son père, Phi lippe le Bel revint sur Paris.

Le roi Philippe IV, appelé par ses contemporains déjà Philippe le Bel, était un grand jeune homme aux fortes épaules et aux membres robustes. Quand la Cour était réunie, il dépassait l'assemblée de toute la tète, par quoi il rappelait son grand-père, mais tandis que saint Louis était svelte et grêle, la vigueur de son petit-fils répondait à sa haute taille. En appuyant ses poings carrés sur les épaules de deux hommes d'armes, il les faisait ployer jusqu'à terre. Il avait si grande fourchure de cuisses et de jambes, écrit le Templier de Tyr, que ses pieds n'étaient qu'à une paume du sol quand il chevauchait. Il se tenait très droit et, naturellement, avait une attitude majestueuse. En le voyant parmi bien d'autres, note un contemporain, nul n'avait à demander qui était le roi. Des boucles blondes encadraient le visage d'une éclatante blancheur. Il avait de grands yeux bleus, bleu d'acier. L'expression en était dure, hautaine. La majesté de ce regard intimidait ceux qui comparaissaient devant lui. L'évêque de Pamiers, Bernard Saisset, en perdit la parole et s'en vengea par une boutade :

Notre roi, disait-il, ressemble au duc, le plus beau des oiseaux et qui ne vaut rien. C'est le plus bel homme du monde ; mais il ne sait que regarder les gens fixement, sans parler.

Tout ce que l'on apprenait du jeune monarque était en harmonie avec son extérieur digne et grave. Un Italien parle de sa jeunesse vénérable. Ses mœurs étaient pures ; trop sauvages peut-être : un de ses premiers actes fut d'expulser les femmes de la Cour.

Philippe le Bel avait une piété austère. Tous les matins il assistait à la messe ; deux jours par semaine il observait un jeûne rigoureux ; sur son corps il portait un cilice et, par son confesseur, il se faisait donner la discipline. Ses adversaires eux-mêmes ne le présenteront pas sous un jour différent. Ils auraient dit avec Guillaume de Nogaret :

Il est chaste, humble, modeste de visage et de langue. Jamais il ne se met en colère. Il ne hait personne, il ne jalouse personne, plein de grâce, de charité, pieux, miséricordieux, suivant toujours la vérité et la justice. Jamais la détraction ne trouve place dans sa bouche. Il est fervent dans la foi, religieux dans la vie ; il bâtit des basiliques et pratique des œuvres pies... Dieu fait des miracles par ses mains.

Il construisit des monuments somptueux, le Palais de Justice dont les tours se reflètent dans les eaux de la Seine. Quand il s'agissait de faire honneur à la maison de France, il déployait une pompe éclatante ; mais dans sa vie quotidienne il était d'une extrême simplicité. A sa table on ne servait que trois plats. Les jours de maigre, quatre plats étaient autorisés. Philippe le Bel n'admettait dans son palais que les vins récoltés dans ses vignobles et ceux-ci n'étaient situés ni en Champagne, ni en Bourgogne, ni dans le Bordelais. Encore à la table du roi ne buvait-on que de l'eau rougie. Pour dessert, les fruits récoltés dans le verger royal en carême des noix, des figues et des raisins secs.

Sa mise était simple comme sa table. Avec les siens, avec ses ministres et ses officiers, il menait une existence familiale, et sa familiarité était égale avec ses sujets. Le Florentin Barbarino exprime sa surprise de voir ce terrible Philippe le Bel, qui répandait son ombre sur toute la chrétienté (Dante) rendre bonnement leur salut à trois ribauds de la plus basse condition, et se laisser arrêter par eux à l'encoignure d'une rue pour écouter leurs doléances. Le roi restait debout, les pieds dans la boue ; il portait une coiffe blanche les trois soldats lui parlaient leur toquet à la main. Et Barbarino ne laisse pas de noter le contraste de ces façons royales avec la morgue des seigneurs florentins.

Son unique distraction était la chasse. Il avait à Fontainebleau une meute de quarante-deux lévriers. Sachant par là lui être agréables, ses sujets venaient lui offrir des vautours ou des gerfauts.

Contrairement à son père, qui était illettré, Philippe le Bel avait reçu par les soins de son précepteur, le chapelain Guillaume d'Ercuis, une forte instruction. Il entendait le latin et conserva le goût de l'étude.

Tel est le prince de qui des historiens célèbres, Michelet, Renan, ont écrit : On dirait volontiers que son règne est le règne du diable.

Sous saint Louis, la société féodale avait atteint son apogée ; âge d'or, diront cinquante ans plus tard les seigneurs féodaux, mais déjà s'annonçait la décadence.

Grâce à la protection que les seigneurs avaient assurée au travail dans les campagnes et à l'organisation que les patriciens lui avaient donnée dans les villes, l'agriculture avait prospéré, l'industrie était née, le commerce s'était étendu ; une paix relative régnait sur le pays. En raison même de ces progrès, dont seigneurs et patriciens avaient été les principaux artisans, leur rôle devenait inutile ; cependant ils continuaient à percevoir les droits, à jouir des privilèges que ce rôle, au temps où il avait été nécessaire, leur avait assurés.

On voyait les barons féodaux continuer à lever des redevances sur le plat pays, et jusque dans les villes, droits de justice, cens et dîmes, péages et tonlieux, droits de relief et de mutation, meilleur catel, champart, corvées et banalités. Le champart forçait à verser entre les mains du seigneur une quote-part de la récolte ; les corvées obligeaient à fournir un certain nombre de journées de travail. Les murs du donjon crénelé qui, au temps de la formation féodale, avaient offert des remparts protecteurs au paysan, lequel avait aidé à les construire, ne défendaient plus qu'une exploitation injustifiée et le paysan ne songeait plus qu'à les démolir.

Le commerçant, qui transportait ses marchandises d'un point à l'autre du pays, se heurtait à des exigences égales. Au croisement des chemins, au passage des ponts, au gué des rivières, à la levée des écluses, à l'entrée des canaux, à l'orée des bois, à chaque coin, tournant ou carrefour, il voyait apparaître les agents de quelque fisc local, flanqué d'hommes armés, qui s'abattaient sur ses bagages comme des oiseaux de proie et ne lâchaient prise qu'après avoir levé rançon.

Les écrivains de la fin du XIIIe siècle, en particulier Jean de Meun, l'auteur du Roman de la Rose, que Philippe le Bel lisait souvent, traduisent les colères populaires :

Aux premiers âges, écrit Jean de Meun :

Riches estoient tout égaument

Et s'entraimoi-ent loiaument

Les simples gens de bonne vie :

Lors iert [était] amour sans seigneurie.

Il fait dire aux vilains parlant des nobles :

Nous sommes hommes comme ils ont,

Tels membres avons comme ils ont,

Tout aussi grand cœur nous avons.

Aussi bien, poursuit le poète, quelle est la vertu de cette noblesse qui exploite la commune gent ?

Elle est trop en mœurs déparée,

Et de ses devanciers sevrée

Qui se menèrent noblement.

Ils sont ligné-e délignée,

Contrefaite et mal alignée,

En eux n'a pas d'alignement.

Ouvrons le doctrinal de Jean De Weert : A la fin du XIIIe siècle, des provinces entières sont déchirées par les rivalités des familles nobles, les barons du pays prenant parti, qui pour l'un, qui pour l'autre, et se battant sur le dos !, de Jacques Bonhomme. Un homme du peuple n'est plus assuré de son bien. De son donjon, dressé sur la motte prochaine, semblable à l'oiseau de proie dont il porte le nom, le hobereau fond sur ses voisins ; ceux qui possèdent de riches demeures sont transportés dans les châteaux crénelés et jetés en quelque cul de basse-fosse ; ils y sont mis à la torture jusqu'à ce qu'ils aient cédé une partie de leurs biens. Les marchands sont détroussés, ou bien les nobles s'associent à de francs brigands, auxquels ils donnent asile en leurs donjons, pour partager avec eux les dépouilles conquises. D'autres seigneurs se louent comme mercenaires. Ce n'est pas qu'ils prennent intérêt à la cause qu'ils vont défendre. Leur intérêt consiste à tuer et à piller ; moyen de faire fortune. Voilà les nobles ! conclut Jean De Weert. Quel bien me reste encore de toi, cher époux ! s'écrie la veuve du seigneur de La Roche-Guyon. La pauvreté règne dans ta demeure : tu t'es abstenu de tout brigandage sur les voisins et sur les pauvres.

Dans les villes, la situation est semblable. Le patriciat, lui aussi, s'est déclassé. L'absorption des libertés municipales, par le pouvoir royal, thème à lamentations sous la plume des historiens modernes. Mais ces libertés municipales, qu'étaient-elles devenues ? La population des villes est divisée en deux classes : le patriciat et le commun. Les patriciens ont tous les privilèges ; privilèges qui, à. leur origine, s'étaient trouvés justifiés par l'action que le patriciat avait eue sur la formation, sur le développement et sur la défense de la cité ; mais qui, depuis des années, n'ont plus de raison d'être. Beaumanoir, décrit la situation : Les pauvres et les moyens n'avaient nulle des administrations de la ville ; les riches hommes les avaient toutes. Ceux-ci s'entendaient pour soustraire leur comptabilité à tout contrôle, et c'est vainement qu'on soulevait contre eux une accusation de fraude ou de barat — tromperie —, pour fondée qu'elle fût. Aussi les pauvres ne les pouvaient-ils souffrir ; mais ils ne savaient la droite voie de pourchasser leur droit, fors que de courir sus.

Comme le patriciat craignait les émeutes, il interdisait aux artisans de se réunir à plus de sept à la fois, de faire entre eux des collectes, ou, comme disent les textes, de boursiller. Les contrevenants étaient punis de peines sévères, on les chassait de la ville, on leur crevait les yeux.

Ces précautions n'empêchèrent pas les révoltes. Au Puy, en 1276, le peuple poursuit ses ennemis jusque dans l'église, où ceux-ci parviennent à se barricader ; il en arrache la toiture, pénètre dans l'édifice, et, après avoir percé les yeux aux collecteurs d'impôts qu'ils y trouvent, les artisans les précipitent du haut du monument sur le pavé. En 1279, pour réprimer un soulèvement populaire à Provins, on pendit tant de gens que la ville en fut dépeuplée. L'année suivante, à Arras, les corps de métiers parcourent les rues bannières déployées. Les ouvriers crient : A mort, les échevins et les riches hommes ! A quelques-uns des mutins on coupa la tète, ce qui calma l'effervescence ; après quoi on traîna nombre d'émeutiers dans les rues, nus et pantelants ; leurs crânes cahotaient sur !es pavés ; les malheureux râlaient. D'autres furent pendus.

Peu après, le parti populaire prit sa revanche. Il s'empara du gouvernement de la ville. Les patriciens durent s'enfuir. Le grand poète, Adam de la Halle, qui tient leur parti, les suit en exil. C'est à cette occasion qu'il écrit son fameux congé dont s'inspirera peut-être le testament de Villon :

Arras ! Arras ! ville de plaît ;

Et de baffle et de délrait (calomnie)

Qui soliez être si nobile...

Un charmant motet, du même Adam de la Halle, montre la belle compagnie de la ville.

Laissant amis et maisons et harnois,

Et fuyant, çà deux, çà trois,

Soupirant en terre estraigne (étrangère)...

A Douai, la même année, la classe ouvrière se soulève contre les marchands. Onze échevins sont massacrés. Le 15 novembre l'émeute est réprimée dans le sang.

Mouvements populaires qui se répètent à Châlons, à Rouen, à Ypres, à Bruges, à Lille, à Alby, à Cahors, à Bordeaux, à Tournai.

Le clergé traversait une crise semblable. Elle est signalée par le concile de Rouen en 1299.

La France se désagrège. L'une après l'autre, les institutions qui, du fondement au faite, soutiennent l'édifice, craquent et s'effondrent. Mais, dans cette crise, le pouvoir royal a-t-il en mains les moyens d'accomplir sa tâche ? Les seigneurs féodaux lui crient : Le roi n'a rien à connaître ni à voir en nos terres.

Parmi les grands feudataires, les uns, comme le roi d'Angleterre, duc d'Aquitaine, sont aussi puissants que le roi de France ; les autres, connue le duc de Bretagne et le comte de Flandre, commandent eu des provinces qui vivent d'une vie étrangère. Les Languedociens détestent les Français. D'une extrémité du pays à l'autre, une multitude d'usages, coutumes, traditions, juridictions, privilèges, contradictoires et divers, mais vivaces, auxquels le roi ne peut toucher ; la grande masse de la nation soulevée contre les classes dirigeantes, qui n'en continuent pas moins à faire jouer les ressorts de l'action publique ; désorganisation, anarchie, menace de voir plusieurs provinces devenir indépendantes ou tomber en mains étrangères. Voilà le règne du diable dont parlent Michelet et Renan.

 

Les légistes.

Dans ce vaste pays, hérissé d'indépendances locales, le roi était représenté par trente-six officiers, qu'on nommait baillis, dans le Nord et sénéchaux dans le Midi : grands personnages qui touchaient sur le trésor royal des traitements élevés. Le roi leur envoyait de temps à autres des instructions. Pour faire exécuter ces instructions, baillis et sénéchaux avaient sous leurs ordres quelques officiers, appelés prévôts dans le Nord, beyles dans le Midi. Ces prévôts n'étaient pas choisis par le roi : ils affermaient une charge donnée au plus offrant. D'une charge ainsi acquise ils devenaient propriétaires. Leurs fonctions consistaient surtout à percevoir le produit des domaines royaux et les amendes judiciaires.

Les prévôts avaient sous leurs ordres des sergents, aussi appelés bedeaux. Sergents et bedeaux étaient également propriétaires de leurs charges, ils les avaient achetées les uns et les autres. Dans l'exercice de leurs fonctions, ils tenaient en main une courte baguette ronde ornée de fleurs de lis. Ces fonctions étaient, quand et quand, celles de nos huissiers et de nos gendarmes. Le peuple les détestait. Un prédicateur populaire, Frère Nicolas de Biard, s'écriait : Comme le loup se faufile pour enlever les moutons, ainsi les bedeaux épient l'occasion de piller ce qui ne leur appartient pas.

Ces personnages qui, par leur nombre et par leurs fonctions, étaient le plus ferme et, en réalité, le seul appui de l'autorité royale dans le pays, étaient mal vus du roi. On les tenait à la Cour pour une multitude infinie qui dévorait la substance du peuple. En 1303, Philippe le Bel ordonne d'en réduire le nombre des quatre cinquièmes.

Baillis, prévôts et bedeaux, voilà tout ce dont le roi disposait pour gouverner. Singulier gouvernement. Les baillis tenaient des assises ambulantes ; mais ils n'avaient pas le droit de siéger dans les domaines des seigneurs, ni dans ceux des abbayes, ni dans le ressort des juridictions échevinales. Mais où donc pouvaient-ils bien siéger ?

Baillis et prévôts prêtaient le serment d'être bons et fidèles serviteurs du roi et... de respecter les franchises locales, lesquelles faisaient essentiellement obstacle à l'autorité du roi. En 1303, il leur fut également enjoint de recevoir les ordres du roi avec respect... à moins que lesdits ordres ne fussent contraires aux intérêts du prince. Comme chacun d'eux se trouvait juge de cet intérêt, ils en faisaient à leur plaisir.

Considérons en outre l'étendue de territoire qu'un bailli avait à administrer. La Bretagne était du ressort du bailliage de Tours.

On imagine quelle devait être, dans les environs de Rennes, ou de Quimper, l'action d'un bailli installé à Tours ; étant donnés l'état des communications, la suzeraineté des ducs de Bretagne, les franchises locales, les mille et une juridictions indépendantes, les occupations dont notre bailli était accablé, l'ignorance où il était de ce qui concernait ses administrés.

Et cependant, dans ce royaume organisé comme il vient d'être dit, sans que le prince eût réellement dans ses mains les ressorts utiles à faire valoir son autorité, cette autorité était la seule force qui pût soutenir la société croulante, conserver l'union des provinces, réconcilier les classes ennemies.

C'est un des beaux moments de l'histoire de France. Le roi est sans pouvoir et il est tout-puissant ; il ne lui serait en nid lieu possible d'imposer sa volonté, et, eu tous les lieux, cette volonté s'impose. C'est qu'il a mieux pour agir que les rouages compliqués d'une bureaucratie administrative : il a pour lui la foi monarchique.

Dans la situation où se trouve le pays, les Français sentent instinctivement que, seule, la personne du roi peut en préserver l'intégrité ; en face de la crise qui les menace, ils voient que, seule, elle peut refréner les luttes sociales, donner progressivement à la nation la communauté de lois et do coutumes qui lui est nécessaire ; et ils mettent dans ce sentiment une énergie qui le fera triompher des obstacles.

On doit ajouter que Philippe le Bel se trouva posséder, a un degré remarquable, les qualités utiles à un monarque français de ce temps.

Il sent que sa force est dans les sentiments qui le lient à son peuple, et il fait de son gouvernement le gouvernement de l'appel au peuple. Philippe le Bel n'a jamais pris une mesure importante, il n'a jamais traversé une épreuve redoutable, il ne s'est jamais engagé dans une entreprise aux graves conséquences, sans se rapprocher de la nation, sans prendre son avis, sans lui exposer sa ligne de conduite, sans s'efforcer de se justifier à ses veux : assemblées populaires, missionnaires ambulants, réunions dans le jardin du Palais, lettres patentes répandues en tous lieux.

Confiance et dévouement réciproques : le peuple s'attache à son roi et lui voue une aveugle fidélité.

Dans les circonstances critiques. Philippe le Bel réunit des assemblées où l'érudition a pu retrouver les premiers essais d'États généraux. Ses sujets y envoient des représentants. Est-ce pour y faire entendre leur opinion, pour y exposer leurs intérêts, pour y donner des avis ou des conseils ? Lisons les pouvoirs donnés par les électeurs à leurs députés. Les uns sont nommés pour entendre ce que dira le roi ; les autres pour approuver ce que veut le roi ; d'autres pour exécuter ce qui plaira au roi. Rien de plus caractéristique.

Cette foi monarchique n'eut pas seulement des fidèles innombrables dans toutes les classes de la nation : elle eut ses fanatiques.

On vit alors les Français devenir partisans de l'autorité royale et de son extension, avec frénésie. Cinq siècles plus tard un mouvement semblable éclatera, produit par des causes semblables et amenant de semblables résultats Les Jacobins seront fanatiques de la liberté, qui signifiait pour eux la concentration administrative, comme leurs précurseurs les royaux — le mot est du XIIIe siècle — auront été fanatiques de la royauté. Ces royaux produiront les fameux légistes et la classe, qui prit une si rapide extension, deschevaliers le roi.

A côté de la noblesse féodale produite par le développement progressif de la famille, se crée, après trois siècles, une noblesse administrative. Celle-ci tire ses titres de l'autorité royale qui va réorganiser la nation. L'un des plus illustres de ces chevaliers le roi, Guillaume de Nogaret, les définit :

Ils ne sont pas nobles, mais ils sont chevaliers, chevaliers du roi, parce que le roi les a reçus pour ses hommes : de là ils tirent leur honneur, leur dignité, et s'appellent chevaliers du roi. Ils sont en nombre infini dans le royaume de France.

Hommes d'une classe nouvelle. Ils ont la science du droit ; ils ont la passion du pouvoir royal ; ils ont étudié l'histoire romaine et rêvent d'une monarchie universelle comme celle que gouvernaient les Césars ; ils ont le sentiment de la patrie qu'ils veulent grande et respectée ; ils ont la vision des antiques frontières de la Gaule que leurs efforts tendront à reconquérir. Ce n'est plus la puissance de leur famille qui fait leur force, ni la valeur de leur épée ; c'est leur intelligence personnelle, leur dévouement au pouvoir royal. Ils sont les vrais créateurs de l'État moderne. Et comme l'Etat se concentre alors dans la Cour du roi : ils sont dirigés par une idée dominante, et qui — telle dans le cerveau des Jacobins de 93 l'idée d'une France administrative et centralisée — devient chez eux une idée fixe : l'extension des droits du roi.

Comprendre l'œuvre des légistes, c'est la justifier. L'extension des droits du roi était à cette époque l'unique moyen d'organiser, c'est-à-dire de pacifier et de sauver le pays. Aussi avec quelle passion ils s'emportent coutre tout ce qui pourrait faire entrave à leur rêve, à la grandeur de la patrie et à son unité. Ne perdons pas de vue les Jacobins de 93, ce sont les mêmes hommes, les mêmes caractères et qui poursuivent le même but, par les mêmes moyens : la destruction des autorités et des libertés locales — ce que les hommes de 93 appelleront le fédéralisme, — et les conquêtes sur l'étranger. Les légistes, écrit Renan, fondèrent cette noblesse de robe dont le premier acte fut d'établir la toute-puissance du roi, d'abaisser le pouvoir ecclésiastique, et dont le dernier acte fut la Révolution.

Ces légistes, Philippe les fit sortir, suivant les conseils de Gilles de Rome, de la gent moyenne. Il confine la noblesse seigneuriale dans le service de la Cour et de l'armée. Des membres de cette noblesse, il fait de hauts personnages portant sur leurs robes des armoiries pittoresques ; mais, auprès d'eux, les petites gens du conseil du roi ont en mains la direction de l'État.

Dès le premier jour, entre le roi et les légistes s'établit un pacte inviolable. Ils se sont réciproquement compris et ils se soutiennent inébranlablement.

Parmi ses légistes, Philippe le Bel trouva des hommes de la plus rare valeur et qu'il porta au sommet de l'État.

Le plus éminent d'entre eux fut sans doute l'Auvergnat Pierre Flote, qui, de simple sergent, devint chancelier de France, le premier laïc qui ait été revêtu en France de cette dignité. Il remplit des missions les plus diverses, administratives, judiciaires, diplomatiques. Son éloquence lui valut une célébrité européenne. C'est lui qui prononça au nom du roi, le 10 avril 1302, dans l'assemblée des Etats réunis à Notre-Dame, le discours contre Boniface VIII qui eut un si grand retentissement. Nous n'en avons malheureusement conservé qu'une phrase ; mais nous avons le discours qu'il prononça à Londres, le 15 juin 1298, devant Edouard Ier, Où il parle avec tant de force et de fierté de ce qui remplissait son âme, de la grandeur du roi de France.

Boniface VIII l'avait pris en exécration et poursuivait de ses sarcasmes ce borgne de corps, aveugle d'esprit. Il l'appelait couramment le petit avocat borgne, et c'est l'impression qu'en a gardé la postérité. Pierre Flote était devenu un très haut et puissant seigneur, par le rang, par le caractère, par la fortune. Il menait un train princier. Sa fille épousa le connétable de France, Gaucher de Châtillon. Lui-même était un homme d'armes éprouvé. Il sauva Lille, au début de la campagne de 1302, en se jetant opportunément dans la place avec un corps de troupes, et tomba sous les murs de Courtrai, les armes à la main, dans la journée des Éperons d'or. Encore si le chef de l'armée française, le comte d'Artois, eût écouté les conseils que Flote lui donnait au début de l'action, la bataille n'eût pas été perdue.

Autour de Pierre Flote, d'autres légistes auxquels le roi confiait les fonctions les plus variées, celles d'enquêteurs-réformateurs surtout.

Ces enquêteurs-réformateurs de Philippe le Bel, choisis parmi les chevaliers et les clercs du roi, se comptent par centaines ; et les missions dont ils furent chargés par milliers. Ils sont les successeurs des fameux enquêteurs de saint Louis ; mais tandis que la mission de ceux-ci se bornait à rendre une justice d'appel, les enquêteurs-réformateurs de Philippe le Bel, non seulement entendent les appels que les habitants formulent des sentences rendues par les juges locaux, mais s'occupent de l'organisation générale du royaume, ramènent les coutumes corrompues à l'état où elles étaient au temps du bon roi saint Louis, veillent à l'entretien des ponts et chaussées et gardent partout d'un œil vigilant les droits du roi. Arrêter les usurpations du clergé, tenir la main à ce que les abbayes paient les taxes de mainmorte, faire rentrer les impôts, empêcher que la noblesse ne foule le menu peuple, tel est encore leur rôle. Le chevalier Hugue de la Celle est envoyé en Poitou où il demeure quatre ans. La mission est de mettre fin promptement sans aucune forme de procès, écrit le roi, aux attaques à main armée et aux meurtres qui désolaient le pays et aux usurpations des officiers royaux. Et ce dernier trait ne doit pas surprendre quand on pense au caractère de ces officiers, propriétaires d'une charge qu'ils ont payée et à laquelle ils cherchent naturellement à faire produire le plus possible. Afin de détourner les sujets de dénoncer leurs crimes, écrit le roi lui-même, nos officiers affirment que, s'ils sont suspendus de leurs offices, ils seront bientôt replacés ; ils disent que les nombreuses enquêtes, qui ont été faites autrefois contre eux, n'ont abouti à rien, et que celles que l'on fait maintenant n'aboutiront pas davantage. Les uns menacent les plaignants, les autres ont l'art d'obtenir de nos parents et de nos familiers des lettres pour masquer leurs délits : d'autres achètent le silence de leurs victimes. Ainsi s'achève le tableau.

 

Les appels d'Aquitaine.

Le roi portait plus particulièrement son attention sur les provinces du Sud-Ouest, Gascogne, Limousin, Quercy, Périgord, Agenais, comprises sous la dénomination générale de duché d'Aquitaine. Elles avaient pour suzerain immédiat le roi d'Angleterre, et celui-ci était d'autant plus à craindre que, dans le moment, la couronne anglaise était portée par un homme de la valeur d'Edouard Ier.

On rendra cette justice à ce dernier, qu'il exécuta féalement les obligations qui le liaient au nouveau roi de France. Le mercredi de la Pentecôte 1287, il se rendit à Paris, en équipage de vassal et, dans la grande salle du Palais, prêta serment de foi et d'hommage entre les mains de Philippe le Bel, pour les terres qu'il relevait de sa couronne.

De son côté, Philippe le Bel, poursuivant la ligne politique tracée par saint Louis, passa en 1280 un nouveau traité avec la couronne d'Angleterre par lequel il lui cédait les villes de Limoges, Cahors et Périgueux, que, en droit strict, il eût pu conserver ; il céda la partie de la Saintonge sise au sud de la Charente ; quant aux parties du Quercy sur lesquelles le monarque anglais élevait ses prétentions, Philippe le Bel refusa d'en dessaisir sa couronne ; mais, en manière d'indemnité, il assigna au monarque anglais une rente annuelle de 3.000 livres tournois. En retour, et se réglant ici encore sur saint Louis, il avait soin de faire reconnaître une fois de plus la suzeraineté de la couronne de France sur l'Aquitaine tout entière.

Comme les autres provinces de France, l'Aquitaine était divisée en deux factions hostiles l'une à l'autre : d'une part la haute noblesse féodale et le patriciat urbain ; d'autre part, la petite noblesse des campagnes et le parti populaire dans les villes.

Cette dernière faction, petite noblesse et menue bourgeoisie, assistée de la classe ouvrière, sympathisait avec le gouvernement anglais, dont les représentants en Aquitaine la soutenaient dans sa lutte contre la grande noblesse et contre le patriciat qui recherchaient la faveur du roi de France.

Le parti du roi de France se fortifiait par le système des avoueries, c'est-à-dire qu'il tirait à lui les hommes qui, pour échapper à la suzeraineté d'un seigneur immédiat, se déclaraient hommes du suzerain supérieur et lointain, partant moins gênant, en fait le roi de France.

Ces avoués du roi se groupaient dans les villes-neuves, les fameuses villes neuves du XIIIe siècle — on les nommait bastides dans le midi —. C'étaient des lieux fortifiés et munis de chartes royales, qui se gouvernaient indépendamment des suzerainetés locales, avec la prétention de n'avoir d'ordres à recevoir que du roi de France. C'est surtout sur la frontière nord de l'Aquitaine, voisine du domaine royal, que les bastides se multiplient, pour essaimer jusqu'à la frontière d'Espagne.

Déjà l'on aperçoit les sources de conflit entre le roi de France et son vassal le roi d'Angleterre, duc d'Aquitaine. Puis les cas royaux.

On appelait ainsi les délits qui intéressaient la sûreté générale du royaume. Définition élastique et que les légistes se gardaient de préciser. Les cas royaux, disaient-ils, ce sont les cas qui toukent le roi. Or, dans le royaume entier, y compris l'Aquitaine, les cas qui touchaient le roi — il s'agit naturellement du roi de France — ressortissaient au roi. Il n'était rien qui ne pût devenir cas royal. Et sitôt qu'un délit. qualifié de cas royal, avait été commis en Aquitaine, apparaissaient des officiers, armés d'écus fleurdelisés et soutenus d'une bonne escorte, qui se mettaient à arrêter, emprisonner, séquestrer, confisquer, questionner, verbaliser, instrumenter, comme s'ils se fussent trouvés à Paris.

C'était enfin le fait des appels.

En droit féodal, toute personne condamnée par le tribunal de son suzerain immédiat, jouissait de la faculté d'appel à son suzerain supérieur ; qu'advenait-il ? Un particulier perdait son procès devant les officiers du duc d'Aquitaine, c'est-à-dire du roi d'Angleterre : il en appelait à la Cour de France. De ce moment, en ce qui le concernait, toute action des pouvoirs locaux était suspendue. Il se trouvait, lui, les siens, ses biens, les biens en litige, placés sous l'autorité du roi de France. Il faut songer à la lenteur des communications et aux longues procédures de l'époque.

Il n'est plus possible, en Aquitaine, d'exécuter les malfaiteurs. Un assassin est condamné à mort. Il en appelle. De ce moment, le bourreau est tenu à distance et l'on voit apparaître des représentants de la Cour de Paris qui tirent notre homme de la prison où il a été enfermé, pour le transférer ailleurs. Ainsi que le constatent les officiers anglais, homicides et larcins demeurent sans nul punissement. De même, en matière civile. La partie qui succombait en appelait à la Cour de France. De ce moment les biens en litige étaient placés sous séquestre, et c'étaient parfois des fiefs entiers, avec serfs et tenanciers, dont l'administration se trouvait ainsi suspendue pour des mois, pour des années.

Les officiers du roi d'Angleterre essayaient d'entraver les appels. Ils s'efforçaient d'accommoder les parties ou de s'entendre directement avec elles. Quand il leur fallait persuader un condamné que le meilleur parti pour lui était de se laisser pendre, l'affaire n'allait pas toute seule. La tentative échouait-elle, les officiers anglais se mettaient à condamner systématiquement l'appelant dans tous les autres procès qu'il pouvait avoir en instance. Exemplaire avertissement. Ce que voyant le roi de France déclara que les appelants seraient entièrement soustraits à la juridiction du duc d'Aquitaine pour relever uniquement de la Cour de France et cela dans toutes les affaires où ils se trouveraient engagés. Un autre procédé habituel aux représentants du monarque anglais était de saisir les biens de la partie qui allait perdre, avant que le jugement fût prononcé, afin de pouvoir arguer ensuite que la saisie était antérieure à l'appel. L'appelant se trouvait ainsi privé de la jouissance de ses biens durant toute la durée de la procédure en Cour de France, laquelle était souvent très longue. Mais voici qu'arrivaient des sergents français qui obligeaient les officiers anglais à lâcher prise.

D'autres fois, les gens du roi d'Angleterre jetaient en prison, sans autre forme de procès, ceux qui faisaient appel à la Cour de France ; là ils les contraignaient par menaces, par coups, ou par les plus cruels tourments, à renoncer à leur instance. Ils menaçaient de mort les clercs et les notaires qui osaient rédiger les actes. D'autres fois, saisissant les appelants, ils leur écartaient les mâchoires à l'extrême en leur introduisant dans la bouche des coins de bois, en sorte que les malheureux se trouvaient dans l'impossibilité de proférer le moindre son, et, après les avoir ligotés sur la voie publique, ils leur criaient en dérision :

Appelles-en donc au roi de France !

Les appelants étaient également en butte aux violences de la partie adverse que soutenaient les officiers anglais ; et le roi de France en vint à les autoriser à porter eux-mêmes des armes. En suite de quoi, leurs adversaires s'armaient pareillement ; parents et amis prenaient parti qui pour l'un, qui pour l'autre, et, en attendant que le conflit fût jugé à Paris. on s'égorgeait dans les rues de Bayonne ou les chemins creux du Limousin.

Le sénéchal de Saintonge qui. de la frontière, avait la mission de faire respecter en Aquitaine l'autorité du roi de France, donnait aux appelants des sergents et des gardiens. Ceux-ci arrivaient armés de leur bâton fleurdelisé qui faisait d'eux une personne inviolable. A la demeure de l'appelant, au-dessus de la porte principale, ils accrochaient un écu fleurdelisé ; aux bornes de ses propriétés, ils fichaient des pieux où ils accrochaient encore des écus fleurdelisés. Ce qui n'empêchait pas les appelants, pour plus de sûreté, de se fortifier sur leurs terres et de s'entourer de soudoyers. Ainsi se multipliaient en France, dans les provinces anglaises, sous l'égide du roi de France, des centres de résistance au monarque anglais. Les adversaires du gouvernement de Londres le narguaient publiquement, escortés par des sergents français ; mais, d'autres fois, les sergents français étaient attaqués, chassés de leurs gardes, roués de coups ; source de nouveaux conflits entre la France et l'Angleterre.

Les environs de Dax et ceux de Riom étaient sillonnés par de vraies petites armées d'appelants qui rançonnaient leurs adversaires et se déclaraient, du fait de leur appel, soustraits à l'autorité des magistrats locaux. A la faveur de ces désordres, des bandes de malandrins parcouraient le pays, faisant ouvertement violence aux habitants, saccageant maisons- et églises, tuant, volant, pillant, et disant aux hommes du sénéchal anglais d'Aquitaine qui se présentaient pour les mettre à la raison : Nous sommes appelants à la Cour de France et n'avons rien à faire avec vous ! Ils s'étaient même procuré, on ne sait comment, des sergents d'armes français, pour couvrir leurs crimes de l'auguste patronage que ceux-ci représentaient.

Du fait des appels, l'administration du pays d'Aquitaine était devenue impossible. A moins que l'une des deux parties, le roi de France ou le roi d'Angleterre, ne renonçât à ses droits — ce que ni l'un ni l'autre n'était disposé à faire — la situation était inextricable. Quelle que fût la bonne volonté dont Philippe le Bel et Edouard Ier étaient animés à l'égard l'un de l'autre, la suzeraineté française sur les provinces du Sud-Ouest que possédait la couronne d'Angleterre, rendait un conflit inévitable.

Néanmoins, si nous trouvons dans la situation de l'Aquitaine la cause véritable de la guerre qui éclatera entre la France et l'Angleterre, elle n'en sera pas le prétexte.

Depuis des années les marins, sujets du roi de France, c'est-à-dire les Normands et les Flamands, d'une part, et de l'autre les sujets du roi d'Angleterre, c'est-à-dire les marins anglais et gascons, étaient en lutte perpétuelle. La cause de ces conflits incessamment renaissants, était l'usage des lettres de marque délivrées par les gouvernements de l'un et de l'autre pays. Prenons un exemple entre mille. Un Anglais nommé Brown, propriétaire de draps, pour la valeur de 200 livres, en la nef d'un citoyen de Bayonne, nommé Duverger, se plaint au roi d'Angleterre de ce que lesdits draps ont été pris avec ladite nef, par des Français, en vue de Douvres ; par compensation, il demande de pouvoir prendre pour 200 livres de vins qui sont en une nef française, ancrée au port de Winchelsea. Cette dernière nef appartenait à des gens de Calais. Quand ces derniers se virent frustrés de leurs vins, ils demandèrent à leur tour, en Cour de France, une lettre de marque — c'est ainsi que ces autorisations s'appelaient — pour pratiquer la course en mer sur des gens d'Angleterre ou de Bayonne et leur prendre des marchandises jusqu'à la concurrence de 200 livres sterling. Les lettres sont accordées, quelques marchands de Bayonne sont dépouillés ; mais ils s'empressent de s'adresser au roi d'Angleterre, afin qu'il les autorise à reprendre pour 200 livres de biens sur les gens du roi de France. Il n'y avait pas de raison pour que ce jeu — un jeu de déprédations sanglantes — prît jamais fin. Il y avait même des raisons pour qu'il ne finit pas et se compliquât de plus en plus. Ces lettres de marque étaient délivrées par centaines. On imagine ce que devenaient les rapports entre marins français et anglais depuis les côtes d'Espagne jusqu'à celles de Zélande.

Ces luttes étaient d'une extrême férocité. Normands et Flamands, comme Anglais et Bayonnais, étaient fiers de pendre, au sommet de leurs mâts, les marins du parti adverse dont ils parvenaient à s'emparer. Ils trouvaient plaisir à contempler ces cadavres, ballottés au vent. Voici que les Normands se saisissent des marchandises que porte un navire anglais attaqué en pleine mer, après en avoir noyé tout l'équipage ; les Anglais ripostent en essorillant les marins qu'ils trouvent sur un vaisseau français. D'autres fois, Français ou Anglais laissent aller les bateaux à la dérive, après avoir préalablement coupé les pieds et les poings à tout l'équipage. Au soleil, en pleine mer, étendus sur le pont, les malheureux expiraient en une abominable agonie. Il serait trop long de passer en revue l'infinie série de ces massacres et pilleries.

Les officiers du roi de France et ceux du roi d'Angleterre conjuguaient leurs efforts pour tâcher de rétablir la paix entre les nations rivales. On rassemblait dans un port déterminé les marins des deux partis qu'on parvenait à réunir et on leur faisait prêter serment de rester tous en paix ; mais, loin de se calmer, le conflit prenait des proportions de plus en plus grandes. Les navires des deux nations ne sortaient plus que par flottes pour se prêter assistance réciproquement, et quand deux flottes ennemies se rencontraient, on voyait s'engager de vraies batailles navales.

Le 24, avril 1293, grand nombre de marins anglais sortirent du port de Portsmouth sur plus de 200 vaisseaux. Quelques jours après, les Normands, sur 225 nefs bien équipées, quittaient l'embouchure de la Charente. La rencontre eut lieu le 15 mai 1293 sur les côtes de Bretagne, à la hauteur de la pointe Saint-Mathieu. Les navires étaient tous munis de châteaux et de hourdis qui les transformaient en vaisseaux de guerre. Au haut des mâts flottaient de longues bannières de cendal rouge, larges de deux aunes, longues de trente. Ces bannières, disent les marins anglais, dans la relation qu'ils ont laissée de ces événements, appelées en français boucan, signifient mort sans remède et mortelle guerre en tous lieux où mariniers sont. Le combat fut terrible. Les Anglais remportèrent la victoire. Les vaisseaux des Français furent pris ou coulés. Quelques Normands, sur de légers esquifs, parvinrent à regagner la côte bretonne. On rapporta au roi de France que, dans la flotte anglaise, se trouvaient soixante forts vaisseaux de guerre qu'Edouard Ier avait fait équiper en vue d'une expédition en Palestine. Le gouvernement anglais aurait donc encouragé l'entreprise. Quelques jours après la victoire, Anglais et Bayonnais surprirent la Rochelle ; ils pénétrèrent dans la ville, égorgèrent, pillèrent, incendièrent, puis rentrèrent chez eux chargés de butin.

Philippe le Bel envoya une ambassade à Londres pour demander justice. Il exigeait la restitution des vaisseaux capturés, la liberté des matelots français prisonniers, des indemnités considérables. Édouard Ier le prit de haut. La Cour anglaise, répondit-il, a des tribunaux qui entendent les plaintes et se prononcent en équité. Ce qui lui valut une citation lancée par Philippe le Bel en qualité de suzerain, en date du 27 octobre 1293, le sommant à comparaître en qualité de duc d'Aquitaine devant le Parlement de Paris, où il se justifierait des crimes commis par ses sujets, ou, à défaut, s'entendrait condamner. En attendant la comparution du monarque anglais, Philippe le Bel ordonna la saisine des terres qu'Edouard possédait sous la suzeraineté de la couronne de France.

Les passions étaient surexcitées. A Bordeaux ou massacre les Français. A Fronsac, des officiers de Philippe le Bel sont égorgés. Deux de ses sergents, qui avaient été mis comme gardiens au château de Cuiller, sont pendus. Jean de St-Jean, qui commandait en Aquitaine en qualité de lieutenant d'Édouard Ier, fait trancher la tète à un chevalier qui faisait partie de la suite de Raoul de Nesle, maréchal de France.

Édouard Ier, qui était cité devant le Parlement de Paris pour le 14 janvier, ne comparut pas. Il fut déclaré contumace et la Cour de France déclara confisqué tout ce que la couronne anglaise possédait sous la suzeraineté des fleurs de lis.

Ne nous y trompons pas : nous sommes à l'origine de la guerre de Cent ans. La lutte complexe et désordonnée qui va durer un siècle et demi, et du moyen âge nous porter à la Renaissance, commence à cette rupture entre Philippe le Bel et Édouard Ier ; guerre sociale, plutôt que guerre nationale ; longue fermentation d'éléments eu conflit, d'où sortira un état social nouveau : la Renaissance.

La politique d'Édouard Ier, au début du conflit, n'a pas été comprise. Il envoya en France son frère, Edmond de Lancastre, pour ordonner à son lieutenant en Aquitaine, Jean de St-Jean, de remettre à Philippe le Bel le duché que celui-ci réclamait. Il y eut même une cérémonie de remise à Valence d'Agen, le 5 mars 1294, où le maréchal de France, Raoul de Clermont-Nesle, reçut au nom de son maître, des mains du sénéchal de Gascogne, Jean de Havering, la saisine des terres qu'Édouard Ier possédait sous la suzeraineté française. En même temps on envoyait au roi de France les clés de Bordeaux, de Bayonne et d'Agen.

Quel était le but d'Édouard Ier ? Il voulait retarder l'action du, roi de France, car déjà Raoul de Nesle était sur la frontière d'Agenais avec une puissante armée. Les troupes anglaises étaient encore en Angleterre. et aux prises avec les Gallois. En outre, Édouard espérait reconquérir, les armes à la main, les terres dont la couronne de France venait de reprendre la saisine et se trouver de la sorte, après cette conquête, affranchi de la suzeraineté qui lui rendait le gouvernement de ces provinces impossible.

Tandis que, à Valence d'Agen, Jean de Havering remettait au représentant du monarque français la saisine de l'Aquitaine, du nord au sud de cette province les officiers anglais et leurs adhérents organisaient la résistance. Et quand les officiers français se présentèrent pour prendre possession des villes, Jean de St-Jean leur en fit fermer les portes au nez.

Philippe le Bel vit le plan de son rival. Il n'avait pas un moment à perdre. Durant qu'Édouard bataillait encore contre les Gallois, le maréchal de France, Raoul de Nesle, envahissait l'Agenais et la Gascogne, mettait des troupes dans Agen, dans Bordeaux et dans Bayonne.

De son côté, Édouard agit avec toute la diligence possible. Il fit équiper une flotte et une armée. En Aquitaine, il pouvait compter sur le parti populaire, c'est-à-dire sur les corporations de métier et sur la petite noblesse. Une diplomatie habile et bien munie d'argent ne tarda pas à lui acquérir un puissant faisceau d'alliances, dont il enserra la France. C'est d'abord ses deux gendres, le duc de Brabant et le comte de Bar, qu'Édouard arme contre Philippe le Bel ; puis, le roi d'Allemagne, Adolphe de Nassau, à qui il donne beaucoup d'argent, moyennant quoi, le 31 août 1294, celui-ci déclare la guerre à la France ; puis le comte de Hollande, le comte de Gueldre, l'évêque de Cologne, le comte de Juliers, le comte de Savoie, une ligue importante de seigneurs franc-comtois. L'action corrosive de l'or anglais attaque l'intérieur même du royaume de France. Édouard Ier échoue auprès du duc de Bretagne — que Philippe le Bel récompense de sa fidélité en érigeant son duché en paierie ; — mais il réussit auprès du comte de Flandre.

La situation était la même en Flandre qu'en Aquitaine. Le roi de France y exerçait des droits de suzeraineté qui rendaient au seigneur du pays le gouvernement de son État extrêmement difficile. De plus, le comte de Flandre, qui se nommait à cette date Gui de Dampierre, avait besoin d'argent. C'était un seigneur français, d'origine champenoise. Il avait accompagné saint Louis à la croisade ; il était le parrain de Philippe le Bel. Il avait soixante-dix ans, une longue barbe blanche, et il boitait, car il avait eu le talon coupé au cours d'une expédition contre les Hollandais. De deux mariages consécutifs, il avait eu un grand nombre d'enfants, dont seize avaient survécu. C'était un bon père de famille. Durant sa longue vie, on le voit sans cesse occupé à procurer de bons établissements à sa nombreuse progéniture ; et il y mettait d'autant plus d'ardeur qu'il n'avait que peu d'argent à leur donner. Dénuement lamentable. On a peine à voir ce chevalier féodal se débattre sans trêve entre les doigts crochus d'usuriers juifs, caorcins ou lombards. Il doit de l'argent à tout le monde, à son tailleur, à son marchand de vin ; il en emprunte à tout venant, voire à ses domestiques ; puis, aux jours d'échéance, son coffre est vide.

Or voici qu'un beau matin le roi d'Angleterre lui fit offrir beaucoup d'argent et un mariage inespéré pour la petite Philippine, filleule de Philippe le Bel. Philippine épouserait le propre fils, aîné et héritier d'Édouard. Un jour, elle serait reine d'Angleterre. Le vieux comte fut ébloui. Il savait qu'il n'avait pas le droit, comme pair de France, de conclure une telle alliance sans l'autorisation de son suzerain. Il savait aussi qu'à Paris cette autorisation lui serait refusée : l'Angleterre était en guerre déclarée contre la France. Édouard Ier le rassura. N'était-il pas là, lui, roi d'Angleterre, duc d'Aquitaine, pour le défendre contre toute attaque ? Aussi bien, la tentation était trop forte. Le 31 août 1294, Gui de Dampierre conclut le traité de Lierre en Brabant, par lequel Philippine de Flandre était fiancée à l'héritier de la couronne anglaise.

Cependant Philippe le Bel combattait son voisin d'outre-Manche par ses propres armes. Au roi d'Allemagne, Adolphe de Nassau, il faisait porter par un financier italien, qu'on nommait en France Monseigneur Mouche, plus d'argent encore que ne lui en avait envoyé Édouard Ier, en sorte qu'Adolphe, après avoir déclaré la guerre à la France, ne bougea pas. Ce que voyant, le duc de Brabant ne bougea pas davantage. Les deux compères n'en gardèrent pas moins l'argent anglais. Au comte de Savoie, Philippe le Bel oppose son ennemi héréditaire, le Dauphin du Viennois ; il s'allie avec le comte palatin de Bourgogne, Otton IV ; il recrute dans les ports italiens des flottes entières, vaisseaux, soldats et capitaines. Génois et Vénitiens étaient les premiers marins du temps. Il envoie des subsides aux Écossais, et, avec leur roi Jean de Bailleul, conclut une alliance, exact pendant de l'alliance scellée entre Édouard le' et Gui de Dampierre ; il s'assure le concours actif du duc Thibaud de Lorraine, du vaillant comte Henri de Luxembourg, de l'évêque de Cambrai, du comte de Hainaut, et, profitant de l'antagonisme entre Hollandais et Flamands, détache de l'alliance anglaise le comte Florent de Hollande pour s'en faire un adhérent. Il convient enfin de signaler le traité conclu entre Eric, roi de Norvège, et Philippe le Bel. Eric promettait de mettre à la disposition de la France une flotte de 200 galées, longs vaisseaux qui allaient aussi bien à la voile qu'à la rame ; enfin l'alliance de Philippe le Bel avec le roi de Majorque.

Le roi de France apprit le pacte intervenu entre le roi d'Angleterre et le comte de Flandre. Il ordonna à celui-ci de venir lui parler. Ses lettres sont du 28 septembre 1294. Dès le mois suivant, Gui de Dampierre était à Paris. Philippe traita son vassal très durement. Il lui dit que, du fait de son alliance avec un ennemi déclaré, il s'était déloyauté et lui ordonna de faire venir sa fille Philippine à Paris ; que d'ici là, lui et ses deux fils, qui l'avaient accompagné, garderaient prison. Peu après, la petite princesse, figée de sept ans, était au Louvre, où, de ce jour, sous l'œil de Jeanne de Navarre, femme de Philippe le Bel, elle fut élevée avec les enfants de France. Suivi de ses deux fils, Gui de Dampierre retourna chez lui.

La guerre entre la France et l'Angleterre avait pris tout son développement. Le 26 octobre 1294, la flotte anglaise, qui portait l'armée destinée à reconquérir l'Aquitaine, fait son entrée dans la Gironde. A Bayonne, le parti populaire reprend le dessus, chasse les officiers français et livre la ville aux Anglais. De son côté, Philippe le Bel avait équipé une flotte, dont l'amiral Mathieu de Montmorency reçoit le commandement. Elle parait devant Douvres, y débarque 15.000 hommes. Edouard Ier écrivait à son peuple que le plan du roi de France était d'extirper jusqu'aux derniers vestiges de la langue anglaise. La tentative sur Douvres échoua et les Français durent se rembarquer après avoir incendié quelques édifices et pillé plusieurs couvents.

Une seconde flotte anglaise part de Plymouth le 15 janvier 1296. Elle ravage l'île de Rhé, aborde en Guyenne, prend Blaye, Bourg-sur-Mer, n'ose attaquer Bordeaux, où commandait Raoul de Nesle et remonte jusqu'à La Réole, où le parti populaire fait également ouvrir les portes aux Anglais. Le 27 avril 1296, Edouard Ier marque un gros succès : à Dunbar il écrase l'armée écossaise, et, le 10 juillet suivant, Jean de Bailleul, roi d'Ecosse, doit venir lui faire sa soumission. Mais déjà le roi de France a mis sur pied une seconde armée que dirige son frère Charles de Valois. Celui-ci traverse l'Aquitaine ; La Réole est repris, les chefs du parti anglais sont pendus. Edmond de Lancastre, frère d'Édouard Ier, est battu et se réfugie à Bayonne, où il meurt de ses blessures.

Jean de Lacy, comte de Lincoln, succède à Edmond dé Lancastre : Philippe le Bel lui oppose le prince qui passait pour le premier homme de guerre de son temps, Robert II, comte d'Artois. Les adversaires se rencontrent le 30 janvier 1297 à Bonne-garde, dans les Landes, en un engagement décisif. Les Anglais sont mis en déroute. Jean de St-Jean, l'énergique et habile lieutenant d'Édouard le' en Aquitaine, se trouve parmi les prisonniers. La nuit tombante et les forêts prochaines protègent la fuite des vaincus, dont nul n'eût échappé.

Quelques mois après, le même Robert d'Artois, à l'autre bout de la France, livrait une seconde bataille non moins importante. Les troupes du comte de Flandre et des princes allemands, que l'or d'Édouard Ier avait équipées, étaient placées sous le commandement d'un chevalier allemand, renommé pour ses faits d'armes, Guillaume de Juliers l'aîné. Cette armée était l'unique espoir du vieux Gui de Dampierre. La partie se joua le 20 août 1297, dans la plaine de Furnes. Les chroniqueurs montrent Robert d'Artois à la tète de l'armée française, sur son lourd destrier, armé d'un fin jazeran (cotte de maille) d'acier et d'une haute gorgière, et, par-dessus, une manteline de satin pers (bleu), couverte de fleurs de lis d'or. Par devant lui, des cavaliers sonnaient cornets et buccines, qui remplissaient l'air du bruit de leurs fanfares.

La victoire de Robert d'Artois fut complète. Guillaume de Juliers l'aîné se trouvait parmi les prisonniers, blessé mortellement.

La situation du vieux comte Gui de Dampierre était désespérée : trahi par la fortune, faiblement soutenu par le roi d'Angleterre, sur le point d'être abandonné par les siens. Il tint conseil avec ses deux fils aînés, Robert de Béthune et Guillaume de Crèvecœur. Adonc, écrit un contemporain, s'abaubirent parce que deniers et amis et leurs villes et tout leur aide leur commençaient à faillir. Le comte n'avait plus d'autre refuge que la clémence du roi.

Suivi de ses deux fils aînés et de quelques chevaliers fidèles il se mit en route pour Paris.

Or, si tôt que, de loin, il perçut la cité, le vieux comte Gui devint si pensif et mélancolieux, que, quand on parlait à lui, il ne savait que répondre.

Quand ils furent venus au perron, en la grande cour du Palais — aujourd'hui Palais de justice — où se trouvait le roi, le comte Gui et ses deux fils mirent pied à terre. Et ils montèrent les degrés jusqu'en haut avec le comte de Savoie qui les mena devant le roi. — Lors ils se mirent tous trois à genoux devant le roi, en grand signe d'humilité et se rendirent à lui et. se recommandèrent à sa bonne grâce, en eux mettant du tout à sa noble volonté. Le roi très bien les regarda, ruais oncques un seul mot ne leur dit ; ainçois les fit partir de devant sa présence. Adonc furent-ils tous ébahis que le roi n'avait pas parlé.

Philippe le Bel assigna comme résidence à Gui de Dampierre le château de Compiègne, à Robert de Béthune celui de Chinon et à Guillaume de Crèvecœur celui d'Issoudun en Berry. La tour de Compiègne, où fut enfermé Gui de Dampierre, était charpentée de telle sorte, lisons-nous dans les Anciennes Chroniques de Flandre, que par dehors chacun pouvait voir et regarder le comte. Et de loin on venait pour considérer la captivité du vassal insoumis ce dont celui-ci avait souvent si grand vergogne qu'il en voulait être mort, et si estoit jà tout ancien et chenu.

Dans le monastère de Vyve-saint-Bavon, en Flandre, le 9 octobre 1297, des trêves étaient conclues. Le traité se fondait sur le principe, Ki tient se tiegne, c'est-à-dire que chacun des belligérants devait continuer d'occuper, jusqu'à la paix définitive, les territoires dont il était maître au moment de l'armistice. Comme les armes de Robert d'Artois venaient de mettre dans les mains de Philippe le Bel la Flandre et l'Aquitaine, l'accord était tout à l'avantage du roi de France, qui va s'occuper activement d'organiser les pays conquis.

 

Les deux glaives.

Les trêves de Vyve-saint-Bavon avaient été négociées sous la médiation du pape Boniface VIII. Benoît Gaëtani, qui prit sur le trône pontifical le nom de Boniface VIII, avait été élu par le collège des cardinaux le 24 décembre 1294. Sa famille était d'origine catalane, mais elle était venue se fixer dans le pays des Volsques et avait pris rang dans la noblesse italienne.

Lui-même était né à Anagni vers 1217. Il avait fait ses études à l'université de Paris, où il s'était distingué dans la science du droit. Par sa mère, il était neveu du pape Alexandre IV. Ses relations de famille et une très grande capacité pour les affaires, un esprit très brillant, des manières gracieuses et avenantes, lui assurèrent rapidement à la Cour romaine une place prépondérante. Il y fut chargé de la gestion des finances pontificales. Tout en les administrant de la manière la plus avantageuse pour le St-Siège, il acquit une grande fortune personnelle et tripla l'étendue de ses terres patrimoniales en leur adjoignant le magnifique fief de Selva molle.

Accroître, fortifier, rendre prospères et florissants les domaines qui font sa grandeur seigneuriale et celle des siens, va devenir sa principale préoccupation. Il était bien un homme de son temps. Les terres de labour venaient s'ajouter aux terres de labour, les bois aux vignobles, les pâtis aux gaignages, les fiefs aux châteaux ; ses vassaux, ses clients, ses tenanciers croissaient en nombre, ses donjons se garnissaient d'hommes d'armes.

Boniface VIII montait sur le trône de saint Pierre à l'âge de soixante-dix-sept ans.

L'étude de l'Antiquité lui avait fait comprendre d'autres civilisations que celle où il était né. Il avait pénétré la beauté de la religion antique, et, de cette admiration pour un autre culte que celui auquel il était attaché, il en était arrivé à réfléchir sur la vérité de la doctrine. Dante flétrit les nombreux athées qui existaient dans l'Italie de son temps. Entre ces sceptiques fins et cultivés et les rudes croyants qu'étaient dans la France féodale les petits-fils de saint Louis, on imagine le contraste.

Un Français, contemporain de Boniface VIII, dit de lui : Il était lettré, sage et subtil. Il était mondain et élégant. Il se plaisait parmi les artistes et parmi les darnes qui, à la mode du temps, tenaient des cours d'amour. Il se plaisait parmi les chevaliers italiens, parmi les hommes d'armes dont il garnissait ses châteaux et qui passaient leurs veillées à réciter Horace et Virgile. Ses allures, écrit Ernest Renan, étaient plutôt d'un cavalier que d'un prêtre. A cette date, on voit encore des évêques conduire des armées. La charmante figure de Guillaume de Juliers, archevêque de Cologne, qui entraînera les milices flamandes à la victoire, aide à comprendre Boniface VIII.

Ils avaient le tort, tous deux, de ne pas peser leurs paroles. Boniface oubliait qu'un Souverain pontife ne pouvait plus tenir les propos dont, en agréable monsignore, il avait amusé les Florentines. Il méprisait le scandale que devaient provoquer ses allures libres et mondaines. Hauteur de caractère assurément, mais où se mêlait de l'inconscience. Il meublait ses palais d'œuvres d'art et du caractère le plus profane. Il faisait tailler son image en pierre, d'où les Français concluront qu'il voulait se faire adorer. Il se plaisait à redire les chansons courtoises qu'il avait rimées en l'honneur des dames. Quel magnifique prince de l'Église n'eût-il pas fait au XVIe siècle ! aussi excite-t-il, dans la pensée d'Ernest Renan, la plus vive admiration. Parmi les Italiens, ses contemporains, il trouva des esprits cultivés et qui le comprirent ; mais dans quelle stupéfaction ne devait-il pas plonger un Philippe le Bel, simple, fruste, fait du même bois que saint Louis.

Un cardinal de la Pouille rapporte une conversation, au temps de Célestin V, à laquelle Gaëtani était mêlé. Plusieurs prêtres discutaient de la meilleure des religions. Gaëtani intervint :

Qu'est-ce que les religions ? des créations humaines. Y a-t-il une autre vie que la vie présente ? L'univers n'a pas eu de commencement et il n'aura pas de fin.

Il disait du paradis et de l'enfer : Vit-on jamais quelqu'un qui en soit revenu ?

Sans doute il faut tenir compte du paradoxe, du désir de briller. La foi de Gaëtani était certainement pure. et profonde, mais il croyait devoir sacrifier au goût de la noblesse italienne où l'on aimait à faire l'esprit fort.

Devenu pape, Gaëtani refréna l'inquisition, il lui arracha des victimes, fit relâcher des hérétiques. Nous y voyons son plus beau titre de gloire. Les écrits d'Arnaud de Villeneuve effarouchaient les esprits d'une piété étroite : Boniface VIII le protégea. Il n'aimait ni les mystiques, ni les ermites, ni les ordres mendiants. Rêveurs dangereux, à son goût, parasites inutiles. Il aimait l'énergie, l'action, la vie large et libérale. Il trouvait aussi que les moines et les ermites étaient sales et qu'ils sentaient mauvais.

Ajoutez que le cardinal Gaëtani avait été élu pape en de singulières conditions. Le 5 juillet 1294, le choix du Sacré Collège s'était porté sur un ermite de Monte-Majello, un saint, pensait-on : Célestin V. Nature rustique et mystique, le brillant fardeau mis sur ses épaules l'épouvanta. A peine proclamé Souverain pontife, il ne pensa qu'à revenir à une vie meilleure, c'est-à-dire à sa cellule de Sulmone. Gaëtani lui persuada d'abdiquer, ce qu'il fit le 13 décembre. Dès le 24 du même mois, Benoit Gaëtani était élevé au Pontificat. Boniface VIII donna à son sacre (2 janvier 1295) un éclat extraordinaire. Le roi de Sicile et le roi de Hongrie marchaient à pied devant lui, tête nue, tenant les brides de son cheval.

Cependant le pieux pontife démissionnaire s'était mis en roule pour regagner son ermitage. Boniface VIII se dit qu'il n'était pas prudent de laisser cet esprit faible entre les mains de ses adversaires. Il fit poursuivre le vieil ermite. Célestin, averti, voulut fuir, se réfugier en Grèce ; mais les hommes de Boniface l'arrêtèrent au moment où il allait s'embarquer, et il fut ramené à Reine, avec des marques de profond respect, pour ne pas révolter le peuple qui le suivait en foule, coupant des morceaux de son habit, et arrachant des poils de l'âne sur lequel il était monté. A Rouie, Boniface VIII reçut son prédécesseur avec les plus grands égards ; et avec les plus grands égards, il le lit emprisonner en son château de Fumone, où Célestin V ne tarda pas à mourir.

Boniface VIII est dévoré du besoin de dominer. Certes, il veut le bien ; mais il ne le comprend que par sa propre grandeur. Les rêves magnifiques de Grégoire VII et d'Innocent III revivent en lui, exaltes par son orgueil. Dans la campagne romaine il a fait prévaloir la puissance de sa maison ; dans toute la chrétienté il veut dominer les rois.

Il faut lire ses bulles d'un style si nerveux et si vivant, parées de belles expressions latines et de périodes sonores : Le Pontife romain siège sur le trône de justice : juge paisible, il dissipe le mal du mouvement de sa pensée.

L'homme qui écrivait ces lignes allait se heurter à la plus grande puissance morale de son temps, à la monarchie française incarnée en Philippe le Bel.

Dès les premières années de son règne, parmi les difficultés du gouvernement, le jeune souverain avait vivement senti les embarras que lui créaient les privilèges des clercs. Ceux-ci prétendaient ne relever que des tribunaux ecclésiastiques, être exempts des tailles et des charges municipales ; l'archevêque de Bordeaux, qui serait un jour pape sous le nom de Clément V, refusait au roi de France le titre de suzerain ; nombre de monastères prétendaient ne relever que de la Cour romaine.

Les conflits de juridiction entre les officiers du roi et les clercs étaient incessants. Dès le début du règne, Nicolas IV avait cru pouvoir à ce sujet tancer le jeune roi. Celui-ci avait répondu d'un style où l'on sent déjà le prince décidé à maintenir l'indépendance de sa couronne :

Notre Très Saint Père a sans doute pris notre jeunesse en pitié quand il nous a exposé la manière dont, lui a-t-on dit, serait lésée par nous l'église de Chartres...

Il a été bon prophète le pauvre truand qui disait : — Les exactions des clercs ne cesseront que quand ils auront lassé le bon vouloir des Français.

En 1294, éclata la lutte contre l'Angleterre. Il fallait des ressources considérables. Plusieurs ordres religieux refusèrent de contribuer aux dépenses de la guerre. L'ordre de Cîteaux en appela à la Cour de Rome. En vain le clergé du diocèse de Reims, exposa-t-il au Souverain Pontife qu'en prêtant assistance à ceux qui résistaient à l'autorité royale, il allait jeter un trouble profond dans le royaume, Boniface VIII jugea l'occasion favorable pour consolider la suprématie du pouvoir spirituel.

Afin de bien faire connaître la situation du royaume, Philippe le Bel envoya à Rome, le Prieur de la Chaise, Pierre de Paroi. Paroi parla longuement avec Boniface VIII, cherchant à lui faire comprendre les inconvénients de son immixtion dans les affaires temporelles du royaume de France. Boniface VIII ne voulait pas céder. Enfin, le Prieur lui dit brusquement :

Sa Sainteté doit prendre garde de manquer aux égards qui sont dus à un monarque auguste comme le roi de France, car Sa Sainteté est accusée de professer des doctrines hérétiques et de ne pas apporter dans sa conduite la décence convenable.

On imagine la fureur de Boniface VIII. Façons diplomatiques auxquelles il ne s'était pas attendu. Pierre de Paroi a raconté la scène. A le lire on entend rugir le vieux lion :

Qui t'a dit cela ? lui criait le pape.

Je lui nommai Philippe, le fils du comte d'Artois, poursuit tranquillement le Prieur de la Chaise, et monseigneur Jacques de St-Pol, parce qu'il ne pouvait rien contre eux.

Boniface VIII ne se possédait plus, il vociférait :

Ces chevaliers sont des ânes ! Voilà bien l'orgueil des Français ! Va-t'en, ribaud ! mauvais moine ! Dieu me confonde si je ne détruis l'orgueil des Français ! Je détrônerai le roi de France ! Tous les autres rois chrétiens seront avec moi contre lui !

La décrétale Clericis laicos est du 24 février 1296. Avec une raideur inusitée, Boniface VIII défend aux princes séculiers de lever sur le clergé des contributions sans l'autorisation du St-Siège. Philippe le Bel réplique le 17 août par l'ordonnance qui interdit l'exportation de l'or et de l'argent hors du royaume. C'était tarir, en arrêtant les contributions du clergé français, une importante source de revenus pour la papauté. Philippe le Bel savait la passion du vieux pape pour l'or ; cette soif de l'or que Dante flétrit dans son Enfer où il place le vaincu d'Anagni :

Es-tu déjà là, Boniface, es-tu déjà là ? Es-tu déjà rassasié de ces richesses pour lesquelles tu prostituais l'Église ?

La bulle Ineffabilis amor, du 20 septembre 1206, par laquelle le Souverain Pontife répond à l'ordonnance du 17 août, est un chef-d'œuvre d'ironie. Elle distille le fiel ; elle déchire en caressant. En la relisant le vieux pape, écrivain de race et bon latiniste, dut être fier de sa plume. L'ordonnance du roi de France, disait-il, est folle et tyrannique. A-t-il songé à porter des mains téméraires sur les intérêts du pape et des cardinaux ? Et cela dans le moment où son royaume est troublé, où ses propres sujets se détachent de lui, où les rois d'Allemagne, d'Angleterre et d'Espagne s'apprêtent à l'attaquer ? Malheureux ! s'écrie-t-il en s'adressant à Philippe le Bel, oublies-tu que, sans l'appui de l'Église, tu ne saurais leur résister ? Que t'arriverait-il si, après avoir gravement offensé le Saint-Siège, tu en faisais l'allié de tes ennemis et ton principal adversaire ?

Ces paroles n'étaient pas vaines menaces. Philippe le Bel tint bon cependant et répliqua par la plume de Pierre Ilote.

C'est en réponse à la bulle Ineffabilis amor... que Flote rédigea l'admirable protestation qui affirme l'indépendance de la couronne de France et est désignée dans l'histoire par ses premiers mots : Antequam essent clerici...

Avant qu'il n'y eût des clercs, le roi de France avait la garde de son royaume et il y faisait des ordonnances pour le protéger contre ses ennemis... Les privilèges mêmes des clercs n'existent que par la permission des princes séculiers. Et ces privilèges, quels qu'ils soient, ne peuvent porter préjudice au devoir qu'ont les rois de gouverner et de défendre leur royaume...

Le Seigneur a dit : Rendez à César ce qui est à César... Les ennemis envahiraient le territoire et les clercs ne paieraient aucun subside à ceux qui les doivent protéger eux et leurs biens... Le pape va plus loin : il défend aux clercs de verser des subsides au roi... Si bien qu'il serait licite aux gens d'Église de donner de l'argent à des histrions, à des femmes, de repousser les pauvres, de gaspiller l'argent en parures, en cavalcades et en Festins, et, à ces clercs enrichis, engraissés, gavés par la dévotion des princes, il serait interdit de prêter confort à ces mêmes princes contre d'injustes agresseurs !

A la menace enfin, Philippe le Bel répond par la menace :

Attention ! Attention ! parler ainsi c'est prêter assistance aux ennemis de la couronne, c'est commettre le crime de lèse-majesté !

La polémique s'est mise sur un tel ton que, déjà, on s'attend à voir le conflit éclater avec violence ; mais voilà que Boniface cède tout à coup. Une bulle du 31 juillet 1297, permet aux clercs de verser des subsides à la couronne.

Le pape se trouvait aux prises avec de graves embarras. Il avait sur les bras deux croisades, l'une contre les Aragonais de Sicile, l'autre contre la famille Colonna. Celle-ci était une de ces grandes maisons féodales qui, dans l'Italie du XIIIe siècle, en étaient arrivées à former de véritables petits États. Deux Colonna, Jacques et son neveu Pierre, faisaient partie du Sacré Collège. Ils avaient voté pour Benoît Gaëtani, car la famille Gaëtani était depuis des années cliente de la famille Colonna. Une fois qu'il fut monté sur le trône pontifical, Boniface entendit modifier la situation respective des deux maisons. Les Gaëtani furent gorgés de biens, de dignités, de faveurs. Le conflit éclata d'une manière aiguë quand Pierre Gaëtani, promu comte de Caserte, acheta les domaines des Annibaldi dans la province Maritime, domaines que, de longue date, les Colonna convoitaient. Et voici, entre les Colonna et les Gaëtani une de ces luttes de familles, — tels les Montaigu et les Capulet — comme le moyen âge, et surtout le moyen âge italien, en a tant connu. Les cardinaux Colonna vont répétant que Boniface n'a pas été élu pape régulièrement. Celui-ci les cite à comparaître devant le Sacré Collège. Les deux cardinaux jugent plus prudent de se réfugier dans leur château de Longuezza. Ils sont déclarés hérétiques, schismatiques, blasphémateurs ; ils sont excommuniés, l'interdit est jeté sur les lieux où ils viendraient à résider. Ils sont déclarés incapables d'exercer aucune charge, incapables de tester, de donner aucun acte public, eux, tous les leurs, et leurs descendants jusqu'à la quatrième génération.

Pierre avait cinq frères, Jean, Eude, Agapet, Étienne et Jacques dit Sciarra, tous hommes de guerre. Étienne se mit en embuscade sur la voie appienne et enleva le trésor pontifical que l'on transportait d'Anagni, où se trouvait la maison paternelle de Boniface VIII, à Rome. La plupart des familles nobles de la Campagne romaine étaient jalouses du rapide accroissement des Gaëtani. Les Colonna groupèrent autour d'eux des partisans. Mais ils furent vaincus par les hommes du pape. Sciarra Colonna défendit héroïquement Palestrina, dernier boulevard de sa famille. La ville fut prise. D'un beau geste, inspiré du monde antique, Boniface VIII la fit raser et semer du sel sur les ruines, comme les Romains, dit-il lui-même, ont fait à Carthage.

Sciarra Colonna s'échappa, déguisé en bouvier. Des pirates le prirent, le mirent à la chaîne. Durant quatre ans, il fut galérien ; il ramait à fond de cale ; ces bandits le frappaient avec des lanières de cuir. Il ne voulait pas dire qui il était, de crainte d'être livré à Boniface. Enfin la galère, ayant jeté l'ancre en vue de Marseille, il se fit connaître. Son cousin, Egidio Colonna, archevêque de Bourges, le conseiller de Philippe le Bel, le fit racheter par le roi de France. On imagine quelle somme de haine s'était amassée dans son cœur.

Egidio Colonna, plus connu sous le nom de Gilles de Rome, disciple de saint Thomas, appelé lui-même le docteur très fondé, commentateur d'Aristote, allait mettre à la disposition de sa famille, altérée de vengeance, sa haute situation à la Cour de France, son intelligence et son autorité.

La politique pontificale ne cessa, durant le moyen âge, d'entretenir la division entre les cours de France et d'Allemagne. L'empereur allemand, roi des Romains, s'appuyait en Italie sur un parti puissant, le parti gibelin. D'autre part le roi de France représentait la plus grande puissance de l'époque. Son caractère religieux accroissait son autorité. L'union des deux couronnes détruisait l'influence temporelle du Pontife romain. Les papes les plus dévoués aux Capétiens, ceux qui, comme Clément V, ont paru n'être que des agents du roi de France, n'ont cessé de poursuivre en Allemagne une politique anti-française. Ce n'est pas un reproche à leur faire. Cette politique était alors pour les papes, une nécessité, surtout pour les pontifes qui, comme Boniface VIII, voulaient assurer à la couronne romaine une domination temporelle.

Le 2 juillet 1298, le roi d'Allemagne, Adolphe de Nassau, qui s'était allié au roi d'Angleterre contre Philippe le Bel, est tué à la bataille de Gœlheim par son compétiteur Albert d'Autriche, inféodé à la politique française et qui n'allait pas tarder à épouser une sœur de Philippe le Bel. Boniface refuse de ratifier l'élection d'Albert. Il le de meurtrier, d'usurpateur, il l'excommunie. Le 9 décembre 1299, a lieu à Vaucouleurs, près de Toul, la fameuse entrevue des rois de France et d'Allemagne, où les deux souverains nouent leur alliance. Les ambassadeurs flamands en Cour de Rome ont décrit la colère de Boniface VIII quand il apprit l'événement. Il s'écriait en présence des cardinaux : Ces princes veulent tout ébranler !

Il répétait : Oui, le roi de France use de mauvais conseils. Un moment, il espère encore ramener Philippe le Bel, il le presse de rompre avec le nouveau roi d'Allemagne ; mais le roi de France entend conserver son puissant allié.

L'année 1300 ferme le XIIIe siècle. A cette occasion est décrété à Rome un jubilé solennel. Boniface VIII, vieillard de quatre-vingt-trois ans, est pris de vertige. Il se fait porter dans les rues sous un dais de soie d'or, bénissant la foule qui s'incline. Devant lui marchait un héraut avec deux glaives : celui du pouvoir temporel et celui du pouvoir spirituel. Un autre héraut d'armes criait : Ô Pierre contemple ici ton successeur ! Ô Christ ! vois ici ton vicaire ! Aux ambassadeurs d'Albert d'Autriche, qui lui demandaient de reconnaître leur maître pour empereur d'Allemagne, il répond : C'est moi qui suis César ! c'est moi qui suis l'empereur ! Il interdit aux Hongrois de se choisir un roi ; il menace d'anathème le roi de Naples. Il écrit aux Florentins : Tous les fidèles, quels qu'ils soient, doivent tendre le cou aux ordres du Souverain Pontife !

Il n'est plus maître des emportements de son caractère. L'archevêque de Gênes s'étant présenté pour la cérémonie des cendres le premier jour de carême, Boniface lui jeta le vase rempli de cendres à la figure : Souviens-toi que tu es gibelin — partisan de la prépondérance impériale en Italie —, lui criait-il, et qu'avec tous les gibelins tu retourneras en poussière ! Un autre jour, comme l'un des ambassadeurs du roi d'Allemagne, le sous-prieur des Dominicains de Strasbourg, s'inclinait devant lui pour lui baiser sa mule, le pape lui allongea dans la figure un si grand coup de pied qu'il lui ensanglanta le visage.

C'est dans ce moment que Philippe le Bel, encore désireux de conciliation, envoyait à Rome, en ambassade, un de ses légistes préférés, Guillaume de Nogaret, pour y faire comprendre le caractère et les nécessités de sa politique. En brillant équipage Nogaret parut devant le Souverain Pontife. Il s'efforça de lui montrer par le menu que l'alliance conclue entre les rois de France et d'Allemagne n'avait d'autre objet que la paix, le bien de l'Église, et enfin cette croisade outre-mer, le but constant des Pontifes romains. Boniface VIII ne voulait rien entendre. Albert d'Autriche était un usurpateur, un excommunié ; quant au roi de France... le pape proféra contre lui des injures et des menaces.

Alors Nogaret considéra la méchanceté du Pontife romain et l'affliction de l'Église de France qu'il dévorait. Ce sont ses expressions. Il le prit en particulier, dit-il, et lui conseilla de s'amender. Il lui rappela qu'il était hérétique, simoniaque, voleur et assassin, et qu'il avait des vices horribles ; que tout cela était de notoriété publique. Nogaret — nous suivons son propre récit – dit tout cela au Souverain Pontife très humblement, le suppliant avec déférence de veiller à sa réputation et d'épargner l'Eglise et le royaume de France.

Boniface se demandait si, en France, on ne choisissait pas pour ambassadeurs, des fous. Il mit Nogaret au défi de répéter ses propos publiquement. Mais de nombreux témoins ayant été introduits, Nogaret répéta ses accusations.

Parles-tu en ton nom ou au nom de ton maître ?

Je répondis, écrit Nogaret, que je disais tout cela de moi-même, poussé par mon zèle pour la foi, à la vue de la condition misérable où était réduite l'Eglise de France, laquelle était placée sous le patronage du roi.

A ces mots, dit notre ambassadeur, Boniface éclata à la manière d'un dément. Il proférait des menaces affreuses, des injures, des blasphèmes, que, par amour du Christ, j'écoutais patiemment. Cependant je pleurais sur l'Église de Rome, je pleurais sur l'Église des Gaules. Je continuai durant quelques jours encore à négocier 'avec lui, vainement. De retour auprès de mon maître, je lui fis un récit de ce qui s'était passé, le requérant de défendre l'Église ; mais lui, en fils pieux, détournait les yeux de ces hontes.

Ce Guillaume de Nogaret, sans avoir l'envergure d'un Pierre Flote, n'en fut pas moins un des plus utiles auxiliaires de Philippe le Bel. Il fut dans les mains du roi, un merveilleux instrument. Il était né à Saint-Félix de Carmaing, dans la Haute-Garonne. En 1291, on le trouve professeur ès lois à Montpellier ; en 1291 juge-mage dans la sénéchaussée de Beaucaire. En 1296, il entre dans les conseils du roi. Les registres des Olim en font un clerc, mais il est appelé plus souvent chevalier et professeur ès lois vénérable. Le roi l'avait fait seigneur de Cauvisson et de Massillargues. Il maria sa fille Guillemette à Guillaume de Clermont-Lodève. Le maréchal de France, Mile de Noyers, lui écrit familièrement. en l'appelant son cher ami, Monseigneur de Nogaret. Son activité couvre les terrains les plus divers : il organise les archives de la Couronne, s'occupe de rendre la Seine navigable, règle les questions financières soulevées par les guerres de Flandre.

C'était un patriote ardent. Il disait : Je suppose que j'eusse tué mon propre père au moment où il attaquait ma patrie, tous les anciens auteurs se sont accordés sur ce point que cela ne pourrait m'être reproché comme un crime. J'en devrais au contraire être loué comme d'un acte de vertu. Danton n'eût pas dit mieux.

La célèbre bulle Ausculta fili... Écoute, ô mon fils !... adressée par Boniface VIII à Philippe le Bel, est du 5 décembre 1301. Écrite d'un style nerveux et incisif, forte d'ironie contenue, elle devait blesser Philippe le Bel profondément :

Écoute, ô fils très cher, les avertissements d'un père et ouvre ton cœur à l'exhortation du maitre qui tient sur terre la place de Celui qui seul est maitre et seigneur... Oh ! fils bien-aimé, ne te laisse persuader par personne que tu n'as pas de supérieur et que tu n'es pas soumis à celui qui est placé au sommet de la hiérarchie ecclésiastique. Le roi de France, poursuivait Boniface, pressure les églises, opprime la noblesse et les communes, scandalise le peuple. Les avis que le Souverain Pontife n'a cessé de lui donner sont demeurés sans effet. Le roi de France tombe de péché en péché, le péché lui est devenu une habitude. Il se fait juge des personnes d'Église, envahit leurs biens, lève des impôts sur les clercs, opprime l'Église de Lyon, bien qu'elle soit située hors du royaume — Philippe le Bel s'efforçait à cette date de faire rentrer Lyon dans le domaine de la Couronne —. Boniface reproche au roi jusqu'à son administration financière, l'altération des monnaies. La bulle se termine par l'annonce de la prochaine convocation d'un concile général où le roi sera jugé.

Un trait, entre bien d'autres, indique l'irritation dans laquelle cet écrit jeta le roi de France. Le 23 février 1302, en une assemblée des Grands du royaume, Philippe le Bel déclara à ses trois fils que s'il leur arrivait jamais, par faiblesse, d'admettre que le roi de France tenait sa couronne d'un autre que de Dieu, ils auraient à se considérer comme frappés de sa malédiction.

La thèse de Philippe le Bel fut reprise avec éclat, le 10 avril 1302, par le chancelier Pierre Flote, parlant aux trois ordres du royaume dont les délégués étaient réunis dans l'église Notre-Dame. Nous savons, par Geoffroi de Paris, que la harangue du chancelier produisit une émotion profonde. Et quand l'orateur,

au nom du roi, fit appel au dévouement de tous les Français pour défendre l'indépendance de la Couronne, d'interminables acclamations remplirent les hautes nefs. Par la voix de Robert d'Artois la noblesse répondit que, pour cette cause, elle était prête à verser son sang. L'avocat Pierre Dubois, député du bailliage de Coutances, parla dans le même sens, ai' nom du Tiers. L'adhésion du clergé fut donnée sous une forme moins impétueuse, mais elle n'en fut pas moins formelle. Seuls l'évêque d'Autun et l'abbé de Cîteaux refusèrent de mettre leurs sceaux au bas de la protestation contre Boniface VIII. Le mouvement était si fort que l'acte de protestation du roi fut signé, non seulement par l'unanimité des princes français qui se trouvèrent présents, mais encore par des vassaux du Saint-Empire, par Ferry duc de Lorraine, par Jean comte de Hainaut et de Hollande, par le comte Henri de Luxembourg, par Jean de Chilon-Arlay, voire par Louis de Nevers, petit-fils du comte de Flandre.

Et, sans tarder, des commissaires du roi se répandirent dans les provinces. Ils s'en allaient deux par deux, portant la copie des documents relatifs au différend entre le pape et le roi.

A l'arrivée des commissaires, le peuple était assemblé au son des cloches, ou bien au son des buccines, tantôt dans une église, tantôt dans un cimetière, ou bien au préau d'un cloître ou sur la place du marché, ou bien sous les halles de la ville. Parfais on se contentait de réunir les principaux bourgeois dans la maison du consulat. Les commissaires du roi s'adressaient aux publics les plus divers, à l'assemblée des chanoines des églises cathédrales, aux moines d'un couvent, aux corps municipaux, au peuple tumultueusement réuni sur le forum. Ici, en plein vent, on a dressé une estrade. Les commissaires y montaient, lisaient leurs documents ; ils faisaient une courte harangue ; ils étaient interrompus par les cris : Oui, oui j'approuve ! j'approuve ! Vive le roi !

Enfin, des envoyés spéciaux partirent pour l'Italie avec des lettres pour le pape rédigées, les unes au nom du clergé, les autres au nom de la noblesse, les dernières au nom des communes de France. Sur un ton différent, elles affirmaient toutes l'indépendance de la couronne française.

Le Souverain Pontife reçut ces délégués le 24. juin 1302, fi Anagni, sa ville natale. Boniface VIII le prit de très haut. Il traita Flote de Bélial et d'Architophel ; il déclara qu'il était hérétique. Flote était borgne comme on sait ; ce qui faisait dire au pape, en parlant du royaume de France : Dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois. Le comte d'Artois fut également traité d'Architophel. Venant à Philippe le Bel, Boniface déclara qu'il l'aimait beaucoup, mais que le roi l'avait poussé à bout : Nous savons les secrets de son royaume, ajouta-t-il ; aucun détail ne nous en est caché ; nous en avons touché tous les ressorts. Nous savons ce que les Allemands et les Bourguignons et les Languedociens pensent des Français. Il suivait avec une attention soutenue les efforts de la cour d'Angleterre, qui continuait à maintenir ses alliés en armes durant les trêves conclues avec la France. Le parti anglais en Aquitaine se fortifiait. Nos prédécesseurs ont déposé trois rois de France, concluait Boniface ; et, bien que nous ne soyons pas dignes de dénouer les chaussures de nos prédécesseurs, puisque le roi a fait ce qu'avaient fait ceux de ses ancêtres qui ont été frappéset pis encorenous le déposerons comme un gaminsicut unum garcionem.

En Flandre, Boniface trouvait des alliés inattendus. Philippe le Bel avait donné comme gouverneur aux Flamands un brave chevalier, oncle de la reine de France, Jacques de Châtillon, comte de Saint-Pol. Apparenté à la noblesse du pays, imbu des idées féodales, il gouverna avec la noblesse du pays et, dans les villes, en faveur du patricat.

Dans l'espoir que le roi de France le délivrerait de la tyrannie patricienne, le parti populaire l'avait tout d'abord accueilli avec faveur, lui et ses gens. La déception qu'il éprouva de la politique de Jacques de Châtillon n'en fut que plus forte. Les plus jeunes fils de Gui de Dampierre, dont le cadet surtout, Gui de Namur, était rempli d'ardeur et d'intelligence, rentrèrent dans le pays. Les artisans trouvèrent un admirable tribun, un puissant remueur de foule, en la personne d'un tisserand de Bruges, Pierre Coninc. L'auteur de la Chronique Artésienne le définit en quelques lignes : Il y avait en ces temps-là à Bruges, un homme qu'on appelait Pierron le Roy — Coninc, en flamand, signifie roi. Il était petit de corps et de pauvre lignage et était tisserand. Et à tisser avait jusqu'alors gagné sa vie, et n'avait oncques eu vaillant dix livres, ni nul de son lignage ; mais il avait tant de paroles, tant et si belles, que c'était fine merveille ; aussi tisserands, et foulons et tondeurs avaient-ils mis en lui si grande confiance, si grand amour, qu'il ne disait ni ne commandait quoique ce fût qu'ils ne le fissent sur-le-champ. Colline avait soixante ans.

Ayant trouvé en Coninc un grand tribun, les Flamands trouvèrent en la personne de Guillaume de Juliers le jeune, un admirable capitaine. C'était le frère cadet du comte Guillaume de Juliers qui avait été vaincu et tué à Furnes par Robert d'Artois. Il avait à venger la mort de son frère et il était petit-fils du vieux Gui de Dampierre. Guillaume de Juliers le jeune, fut aussi appelé Guillaume le clerc, parce qu'il était prêtre, archidiacre de l'église de Liège. Il était presque encore un enfant et de complexion très délicate : nature vive, ardente, au regard plein de feu, il semblait, qu'une flamme intérieure le consumât. D'une activité dévorante, impétueux, téméraire, enhardi par les obstacles à vaincre, il aimait à les trouver devant lui et il en triomphait par l'audace de son génie. Dès son arrivée à Bruges, Guillaume de Juliers se déclara le lieutenant de son grand-père, le comte de Flandre, et il se mit à la tète des révoltés. Au caractère téméraire et primesautier qui plaît aux foules populaires, à la jeunesse qu'elles aiment, à la noblesse illustre qui les flatte quand elle s'incline devant elles, il joignait une prestance élégante et une séduisante beauté. Dieu l'avait comblé de dons naturels, écrit un chroniqueur Gantois, il était jeune et beau et rempli de cœur, il était éloquent et d'une intelligence lumineuse. — Ce n'était qu'un enfant, dit le chroniqueur néerlandais Louis van Velthem, mais, ô merveille ! le peuple prit confiance en voyant cet enfant venir d'Orient. Les campagnes bénissaient Dieu. Vêtu avec splendeur et portant sur son écu le lion de la maison de Flandre, il parcourait les rues de Bruges sur son cheval fougueux. Pour lui, les coffres qui renfermaient les trésors de la ville, étaient toujours ouverts. Les parures les plus belles, les armes rares, les étoffes aux chauds reflets étaient mis à ses pieds par le peuple fou de son héros, fier de son éclat, comme si lui-même en eût brillé. Il s'avançait environné d'un cortège d'hommes de guerre et de prêtres, de musiciens et de filles aux gaies parures ; il s'entourait de magiciens chargés de lui dire l'avenir ; puis, venait l'escorte des écuyers vêtus de fer, des hérauts aux armes de Flandre ; et puis, toujours se pressant, houleuse, la foule qui l'acclamait.

A lui seul on obéissait, écrit le chroniqueur Guillaume Guiart, et sur tous maitre devint. On le vit, durant plusieurs années, traîner derrière lui la populace des grandes villes, fier de ses clameurs, et, sur les champs de bataille, tomber, las de carnage, ivre de sang. Alors il fut nommé archevêque de Cologne.

Le 18 mai 1302, le gouverneur Jacques de Châtillon, ses conseillers Pierre Flote et l'évêque d'Auxerre, qui logeaient dans la ville de Bruges avec un assez grand nombre de chevaliers français, furent réveillés par des clameurs au milieu de la nuit. La Chronique de Flandre dit agréablement : Tantôt les plusieurs — le plus grand nombre — s'aperçurent qu'il y auroit grand butin et que ces soudoyers français, qui estoient pleins d'or et d'argent, de vaisselle, de joyaux et de bons chevaux, estoient aussi bons morts que en vie.

Nombre de Français furent égorgés dans leurs lits ; d'autres parvinrent à revêtir leurs armes, mais succombèrent sous le nombre. Du haut des fenêtres et des toitures les lemmes jetaient sur les soldats qui fuyaient, vaisselle et escabeaux. Afin de se reconnaitre les uns les autres, les Brugeois criaient à haute voix les trois mots Schild ende vriendt, Bouclier et ami. La prononciation défectueuse trahissait les Français. Jacques de Châtillon et Pierre Flote parvinrent à s'échapper. Cet événement, qui fait pendant aux Vêpres siciliennes, est connu sous le nom de Malines brugeoises.

Pour venger ceux de ses sujets qui avaient péri dans ce guet-apens, Philippe le Bel mit sur pied une armée importante dont il confia le commandement à Robert d'Artois, le vainqueur de Bonnegarde et de Furnes. En icelle compagnie, dit le chroniqueur, put l'on voir toute la fleur de la baronnie et chevalerie de France, ordonnée en belles batailles. L'armée des communes de Flandre, où les contingents de Bruges formaient la majorité, était commandée par Guillaume de Juliers. Elle était exclusivement composée de piétons. Les forces ennemies se rencontrèrent le 11 juillet 1302 dans la plaine de Grœninghe, sous les murs de Courtrai. Les Flamands, qui occupaient depuis plusieurs jours ce terrain détrempé et coupé de ruisseaux, y avaient creusé des fossés qu'ils avaient ensuite recouverts de branchages. Les arbalétriers, qui formaient la première ligne de l'année française, engagèrent l'attaque. Les Flamands se mirent à reculer d'une manière si sensible que Robert d'Artois crut la bataille gagnée. Désireux que la chevalerie prit part à l'honneur de la journée, il donna ordre à l'infanterie de se replier et fit avancer les rangs de cavaliers. Les Flamands reculaient toujours. Alors la chevalerie française chargea avec impétuosité, quand, tout à coup, la charge se transforma en un effroyable culbutis de chevaux et d'hommes démontés dans des fossés où clapotait une boue liquide. Les derniers rangs, emportés par l'élan, poussaient ceux qui étaient devant eux.

Embarrassés dans leurs carapaces de fer, les chevaliers français furent égorgés sans défense. L'armée royale périt presque tout entière.

Et les Flamands, écrit le pittoresque auteur des Anciennes Chroniques de Flandre, les Flamands, qui voyaient leurs ennemis en tel péril et danger, les oppressèrent tellement que tous les firent renverser par si grand randon que tous furent éteints et morts. Et là put l'on voir toute la noblesse de France gésir en de profonds fossés, la gueule bée et les grands destriers, les pieds amont et les chevaliers dessous. Seule, l'arrière-garde, commandée par les comtes de Boulogne et de Saint-Pol, s'échappa. Elle prit la fuite. Les vaincus couraient épouvantés sur la route de Tournai. Ceux qui furent reçus dans la ville, écrit l'abbé Li Muisis, étaient frappés de terreur et, le lendemain encore, ils tremblaient au point qu'il leur était impossible de manger le pain qu'on leur tendait.

Pour le roi de France, le désastre était irréparable. Sa puissance en était ébranlée jusque dans ses fondements et ses efforts en étaient anéantis au moment où le but semblait devoir être atteint.

Au fond du Vatican la nouvelle de la défaite atteignit, en pleine nuit, le vieux pape Boniface VIII, qui fit appeler en hâte le procureur du comte de Flandre en Cour de Rome, l'abbé Michel As Clokettes. Et c'est à peine si le Pontife, qui était sauté de son lit, prit le temps de s'habiller pour entendre de sa bouche le récit de la bataille.

Philippe le Bel perdait à Courtrai son plus utile auxiliaire et le pape son plus redoutable adversaire : le borgne chancelier d'un royaume d'aveugles, Pierre Flote, y fut tué, en brave, l'épée à la main.

En hâte, le roi de France équipa une nouvelle armée, et s'avança avec elle jusqu'à Vitry. Mais il dut battre en retraite. Les contingents de ses propres communes, composés d'éléments populaires, menaçaient de passer dans le camp des Flamands.

Les embarras du roi étaient accrus par sa détresse financière. L'État n'était pas organisé au moyen âge de manière à pouvoir faire face aux brusques besoins d'argent qu'en [rainait la nécessité de mettre rapidement sur pied et d'approvisionner les grandes armées appelées aux frontières. Boniface VIII vit à Courtrai la main de Dieu et ne douta plus que le moment ne fût venu de fixer la domination de l'Eglise. Le 18 novembre 1302, fut publiée la bulle Unam sanctam qui a fait nommer Boniface VIII par les partisans de la suprématie de l'Eglise, Boniface le Grand. En ce style magnifique, dont il avait le secret, le pape s'adresse à l'ensemble de la chrétienté. L'Eglise n'a qu'un corps et une tête. Elle n'est pas un monstre qui aurait deux têtes, le pape et le roi de France. Son unique tête, est le vicaire du Christ. Il y a, il est vrai, deux glaives : le spirituel et le temporel ; mais ces deux glaives sont dans les mains du pape. Ceux qui prétendent que le glaive temporel n'est pas dans les mains du pape, oublient que le Christ a dit à Pierre, quand celui-ci eut tranché l'oreille du soldat romain : Remets ton épée au fourreau. Les rois ne doivent donc se servir du glaive temporel que pour l'Église et selon les indications du Pontife, auquel ils sont tenus d'obéir au doigt et à l'œil, ad nutum sacerdotis.

Il arrivait à Boniface de dire qu'il aimerait mieux être un âne ou un chien qu'un Français ; il répétait que tous les Français seraient damnés parce qu'ils ne croyaient pas à la souveraineté temporelle du pape. Les archives d'Angleterre, de Belgique et d'Allemagne conservent trace de l'activité que le vieux Pontife déploya dans ce moment pour pousser les princes confédérés contre Philippe le Bel. Il délia les seigneurs des marches impériales des serments qu'ils avaient prêtés à la couronne de France. Il employait, à renforcer la ligue formée par le roi d'Angleterre, l'argent qui lui avait été versé pour l'œuvre de la Terre Sainte. Il disait : Je ferai bientôt de tous les Français des martyrs ou des apostats.

Des notes émanant de la chancellerie anglaise indiquent le trouble profond que la politique pontificale répandait en France ; elles montrent combien Philippe le Bel et ses conseillers redoutaient les sentences d'excommunication que le pape s'apprêtait à lancer contre eux. L'excommunication devait transformer en croisade contre la France la guerre imminente avec l'expiration des trêves : le roi d'Angleterre et ses alliés en tireraient une force nouvelle, l'audace des Flamands en serait accrue ; en Aquitaine, le parti anglais en verrait ses forces décuplées ; les Languedociens, qui conservaient au cœur les rancunes semées par la guerre des Albigeois, y trouveraient un puissant motif à se soulever ; les ligues de la noblesse franc-comtoise, auxquelles les Bourguignons et les Champenois commençaient à adhérer, en consolideraient leur terrain d'action. Déjà, jusqu'au cœur du royaume, ne voyait-on pas l'archevêque de Tours et ses suffragants refuser de payer les décimes pour la guerre ?

L'attitude du pape mettait ainsi Philippe le Bel dans l'impuissance de conserver ses conquêtes, l'Aquitaine reprise aux Plantagenêts. Par crainte desdites sentences d'excommunication et d'interdit, lisons-nous dans les rôles de la chancellerie anglaise, le roi de France fut mis en nécessité de s'accorder au roi d'Angleterre et de lui faire restituer des châteaux et des villes, il le fit par peur desdites sentences d'excommunication et d'interdit, et de les voir mettre à exécution par croisade et par aide des bras séculiers.

Ainsi, la mort dans l'âme, Philippe le Bel fut contraint de conclure le traité de Paris, le 20 mai 1303. Il restituait l'Aquitaine, pour laquelle le roi d'Angleterre se reconnaissait une fois de plus vassal de la couronne de France. En outre, Édouard II était fiancé à Isabelle, fille de Philippe le Bel. De ce mariage naîtront Édouard III et ses prétentions sur la couronne de France.

Sans qu'il soit nécessaire de les indiquer, on connaît les conséquences engendrées par le traité de Paris. Un siècle et demi de

guerres et de souffrances, ces temps affreux qu'on nomme la guerre de Cent Ans suffiront à peine à les effacer ; mais la papauté, qui avait porté à la puissance capétienne cette terrible atteinte, en ressentit un contre-coup dont elle faillit elle-même périr.

Philippe le Bel comprenait clairement qu'il n'avait plus qu'à prendre l'offensive pour ne pas être vaincu. Le 12 mars 1303, au Louvre, en une assemblée des Grands du royaume, Boniface VIII fut déclaré hérétique. Le roi de France en appelait à un prochain concile pour le déposer. Le 24 juin suivant, dans le jardin du roi, à la pointe de la Cité, la foule se pressait sur les pelouses. On avait vu arriver en procession, des provinces les plus lointaines, archevêques et évêques, abbés, prieurs, une foule de prêtres et de frères mendiants, et, de peuple, une multitude sans nombre. Sur une estrade, le roi, ses fils, ses deux frères, ses conseillers. Auprès d'eux, un clerc était debout. Il lut l'appel contre le faux pape. On y disait que Boniface VIII était matérialiste, qu'il était simoniaque, qu'il pratiquait la sorcellerie, qu'il avait juré de détruire le royaume de France. Il préparait des sentences d'excommunication contre le roi et ses sujets. Le roi espérait que chacun adhérerait à l'appel au futur concile. D'ici là, du fait même de l'appel, les actes du pape seraient frappés de nullité et le royaume de France placé directement sous la main de Dieu. De la foule répondirent mille voix : Oui ! Oui ! nous adhérons ! Et les notaires, en robes noires, assis à de longues tables, dressaient les procès-verbaux.

Ces scènes se renouvelèrent dans toutes les localités de quelque importance, et dans la France entière.

Cependant il convenait de se hâter. D'un moment à l'autre pouvaient éclater les foudres de l'Église. D'ailleurs, pour l'action que la Cour de France préparait, l'Italie même devait offrir d'utiles auxiliaires : la turbulente noblesse de la campagne romaine, que le despotisme de Boniface VIII avait irritée ; les clients des Colonna, vaincus, mais non réduits ; les Florentins contre lesquels Boniface VIII avait armé Charles de Valois ; les Gibelins traditionnellement hostiles au St-Siège ; les moines, les ordres mendiants qui pullulaient et que Boniface méprisait ; les ermites vénérés de la foule ; les gens très pieux qui, par la bouche de saints personnages comme Jacopone de Todi, protestaient contre les fantaisies littéraires du vieux pontife. Les Colonna, réfugiés en France, renseignaient exactement le roi. Nogaret fut donc chargé d'aller en Italie signifier au Souverain Pontife l'appel que la France interjetait contre lui aux décisions d'un prochain concile, concile que le pape était sommé de convoquer au plus tôt. Nogaret s'adjoignit le banquier florentin, Monseigneur Mouche, un légiste, Thierri d'Hireçon et un notaire, Jacques de Jasseines.

Le prieur de la Chaise, Pierre de Paroi. qui avait déjà été en Italie, partit le 15 août, pour rejoindre et renforcer l'ambassade de Nogaret. Je devais, dira-t-il plus tard, notifier à Boniface les appels interjetés contre lui. Si je ne pouvais parvenir jusqu'à lui, je devais publier ces actes à Rome et les faire afficher aux portes des églises de Toscane, de Lombardie et de Campanie. Au moment où je reçus ces instructions, un des grands prélats du Conseil me dit en présence du roi :

Prieur, tu sais que ce Boniface est un mauvais homme, un hérétique qui entasse les scandales. Tue-le. Je prends tout sur moi.

Mais Philippe le Bel, étendant la main, dit de sa propre bouche :

Non ! non ! à Dieu ne plaise ! le Prieur n'en fera rien ! Les historiens estiment que Nogaret et ses compagnons avaient reçu du roi la mission de saisir le pape à Rome et de le ramener prisonnier jusqu'à Lyon, où il devait être jugé par le concile. C'eût été une entreprise extravagante. Le seul dessein du roi et de ses conseillers était de proclamer, aussi régulièrement et solennellement que possible, l'appel au futur concile contre les actes du pape ; de manière à frapper de nullité les sentences d'excommunication que le Souverain Pontife s'apprêtait à jeter sur Philippe le Bel, et qui devaient avoir les conséquences exposées plus haut.

Dans l'œuvre qu'il va accomplir, Nogaret agira avec une absolue sincérité. Seul un homme convaincu pouvait venir à bout de la tâche qu'il avait assumée. Je pleurais, dira-t-il, sur l'Église, sur le roi et sur la patrie.

Nogaret et ses compagnons parvinrent sur le territoire florentin, où ils logèrent dans un château appartenant à monseigneur Mouche. Comme le bruit de leur arrivée, et de la mission dont ils étaient chargés, se répandait, des partisans leur venaient en foule. C'étaient d'abord les Colonna et leurs clients ; Jacques Colonna dit Sciarra que Boniface VIII avait réduit à railler sous les lanières de cuir des pirates ; les enfants de Jean de Ceccano, dont le père était retenu par le pape, depuis des années, enchaîné au fond d'un château fort ; enfin de nombreux gentilshommes de la campagne romaine, jaloux de la subite élévation des Gaëtani. Et monseigneur Mouche semait l'argent à pleines mains.

Nogaret trouva un auxiliaire inappréciable en Rinaldo da Supino, originaire d'Anagni comme Boniface, et capitaine de la ville fortifiée de Ferrentino, distante d'une lieue à peine d'Anagni où se trouvait le Souverain Pontife. Boniface avait enlevé à Rinaldo le château de Trévi, et, injure sanglante, il avait rompu le mariage projeté entre la sœur de Rinaldo et son neveu Francesco Gaëtani, parce qu'il voulait faire de celui-ci un cardinal. Rinaldo réunit 300 cavaliers et 1.500 hommes de pied, recrutés pour la plupart dans les districts d'Anagni, d'Alatri, de Ferrentino et de Subri, parmi cette race de rudes campagnards, qui, depuis deux siècles, produisaient papes et condottieres.

Nogaret apprit que Boniface allait lancer l'interdit contre, le roi de France le 8 septembre, jour de la Nativité Notre-Daine, du haut de cette chaire d'Anagni, d'où Frédéric Ier avait été excommunié par Alexandre III et Frédéric If par Grégoire IX.

Nous avons conservé le texte de la bulle que le vieux pape avait préparée, la bulle Super Petri solio... Elle porte déjà la date du 8 septembre. Elle débute ainsi :

Sur le siège de Pierre, du haut d'un trône élevé, où la main de Dieu nous a mis, nous occupons la place de Celui à qui le Père a dit : Tu es mon fils, je t'ai engendré ; demande et je te donnerai les nations pour patrimoine et tes domaines s'étendront jusqu'aux confins de l'Univers. Gouverne les hommes d'une baguette de fer, brise-les comme des vases d'argile ! .... Paroles qui sont un avertissement aux rois. Bref, le pape excommuniait le roi de France, il déliait ses sujets du serment de fidélité et les traités scellés au nom du roi de France étaient déclarés nuls.

Anagni est une petite ville qui s'élève sur le plateau allongé que forme un des derniers contreforts des Herniques. On l'y voit aujourd'hui encore, sur la hauteur, dominant la plaine que baigne la chaude lumière de la campagne romaine. La cathédrale, qui conserve des parties anciennes, est ornée de la statue de Boniface VIII dominant la place qu'elle bénit d'un geste paisible. Le palais pontifical touchait à l'église : les deux édifices communiquaient par un couloir et les maisons fortifiées de la famille Gaëtani se pressaient tout autour comme un rempart à la demeure du pape. La plupart d'entre elles ont subsisté.

Nogaret n'avait pas une minute à perdre. Il était essentiel d'empêcher que le pape ne lançât l'interdit. Quant au Pontife, il ne se doutait pas du péril imminent.

Le matin du 7 septembre, veille du jour Notre-Dame, une bande d'Italiens, 600 hommes à cheval et un millier de goujats armés, commandés par Sciarra Colonna, précédés de deux étendards, l'un aux fleurs de lis et l'autre aux armes de l'Église, s'engouffrèrent dans les rues de la petite ville à peine éveillée. Il n'y avait de Français dans cette troupe que Nogaret et un ou deux chevaliers. Thierri d'Hireçon et Jacques de Jasseines eux-mêmes avaient abandonné leur compagnon. Les Anagnotes prirent le parti des assaillants. Aux cris de Mort au pape Boniface !Vive le roi de France ! une horde de forcenés se précipita vers le palais pontifical. Le marquis Pierre Gaëtani, assisté de son fils et de quelques amis fidèles, résistèrent, firent des barricades ; mais leurs maisons furent forcées, ainsi que les palais des rares cardinaux demeurés fidèles au Souverain Pontife.

Boniface VIII, épouvanté, chercha à négocier. Que voulait-on de lui ?

Qu'il abdique comme Célestin ; qu'il se fasse frate et s'enferme dans la cellule d'un couvent perdu !

Le vieillard de quatre-vingt-six ans retrouva son énergie :

Jamais !

Le palais pontifical était fortifié. On y pénétra par l'église qui y était attenante et dont on avait incendié les portes. Les clercs dans leurs aubes fuyaient comme un vol de grands oiseaux blancs. Les dalles de l'église furent souillées de sang ; on y renversa, percé d'une dague, l'archevêque de Strigovie. Une partie de la domesticité pontificale donna la main aux agresseurs qui se ruaient dans la demeure du Pontife aux lueurs de l'incendie qui crépitait. La nuit approchait quand Boniface entendit ébranler autour de lui les dernières portes. Des larmes coulaient sur ses joues. Il disait à deux clercs demeurés auprès de lui :

Je suis trahi comme Jésus-Christ. Je veux mourir en pape.

Il revêtit la chape de saint Pierre et mit sur sa tète la tiare aux trois rangs, le triregno brillant d'or et de pierreries. Auprès de lui restaient deux cardinaux, Nicolas Boccasini — qui lui succédera sous le nom de Benoît XI — et Pierre d'Espagne, évêque de Salerne.

Le pape fixait des yeux la haute porte de chêne qui, tout à coup, sous la poussée des assaillants, vole en éclats. Le premier qui parait est Sciarra Colonna, les yeux injectés de sang. Il vociférait des injures, proférait des menaces violentes. Derrière lui, Nogaret, calme et grave. Le vénérable professeur ès lois ne voyait en tout cela que de la procédure. Des toitures de l'édifice les ais tombaient avec fracas : on entendait les cris et déjà les disputes des pillards, le bruit que faisaient les masses d'armes en enfonçant les coffres du trésor pontifical. Les vases d'or, en tombant sur les dalles, sonnaient comme des cloches. Debout, près de la bannière fleurdelisée, Nogaret expliquait à Boniface VIII ce dont il s'agissait. Il parlait avec ordre et netteté. Il lui exposait comment lui, Boniface, était accusé d'hérésie, et que, ne s'étant pas défendu, il était réputé convaincu, conformément aux lois de l'Eglise ; qu'il lui donnait assignation à comparaître à Lyon, devant un concile œcuménique où il serait déposé, vu que sa culpabilité était notoire, comme hérétique et comme simoniaque.

Cependant le vacarme redoublait. Boniface regardait dans l'espace l'air hébété ; ses mains avaient un frémissement. Nogaret poursuivait :

Toutefois comme il convient que vous soyez déclaré coupable par le jugement de l'Église, je veux vous conserver la vie contre la violence de vos ennemis et vous représenter au concile général que je vous requiers de convoquer. Si vous refusez de subir son jugement, il le rendra malgré vous ; surtout qu'il s'agit d'hérésie. Je prétends empêcher également que vous n'excitiez du scandale dans l'Église, particulièrement contre le roi de France. Par ces motifs je vous donne des gardes, pour la défense de la foi et l'intérêt de l'Église ; non pour vous faire insulte, ni à nul autre.

Durant que Nogaret parlait, Sciarra bouillait d'impatience. Il trouvait que le légiste n'en finissait pas. Les discours ne menaient à rien. Il ne s'agissait que de planter une épée dans la gorge du pape et tout serait réglé.

Le vieux pontife répétait, les bras étendus en croix : Voici ma tête ! voici mes bras !

Le pillage du magnifique trésor pontifical, celui des palais de la famille Gaëtani, ainsi que des demeures habitées par les cardinaux favorables à Boniface, se poursuivait activement. C'était ce que les Italiens, qui avaient suivi Nogaret, trouvaient de plus important dans l'aventure. Nogaret donna des gardes au vieux pape qui le protégèrent et l'enfermèrent dans une chambre : ce qui lui sauva la vie, dira-t-il dans la suite. Il exigea que seuls les propres serviteurs du pape fussent autorisés à s'occuper de sa nourriture. Il permit aux cardinaux de se retirer à Péronne.

On a été surpris de l'inaction de Nogaret le lendemain du 7 septembre. C'est qu'il avait été lui-même entraîné à l'expédition d'Anagni malgré lui, dans la nécessité où il s'était trouvé d'empêcher à tont prix la publication des lettres d'interdit, dont il avait subitement appris l'imminence. Les Colonna et les nobles d'Anagni, ennemis des Getani, tenaient à conserver Boniface VIII entre leurs mains ; Nogaret eût préféré l'emmener en France. Mais commuent pouvait-il transporter un pape prisonnier, à travers toute l'Italie. n'ayant avec lui que trois hommes un banquier, un notaire et un clerc ?

Le peuple d'Anagni se ressaisit. A Rome, l'émotion fut vive. La jalousie contre les Français se réveillait, on croyait que si on les laissait emmener le pape en France, ni lui ni ses successeurs n'en reviendraient : craintes assez justifiées. 400 cavaliers romains, conduits par le cardinal Mathieu de Aqua Sparta, marchèrent sur Anagni. Quand ils arrivèrent, Nogaret en était sorti.

Boniface fut ramené à Rome. Il se rendit à Saint-Pierre en somptueux appareil. Il ruminait de grands projets pour se venger du roi de France. Mais l'atteinte qui lui avait été portée était profonde. La rage l'étouffait, son intelligence chavirait. Il ne disait plus rien, regardant devant lui d'un regard fixe et sombre. Ses domestiques en entrant dans sa chambre, le trouvaient ployé sur lui-même, les yeux hagards, les dents enfoncées dans ses poings. Dans cet état, il mourut le 11 octobre 1303, âgé de quatre-vingt-six ans.

Dès le 21 octobre, Nicolas Boccasini, l'un des deux prélats qui avaient entouré le vieux pontife à Anagni dans la terrible journée du 7 septembre, fut élu pape. Il prit le nom de Benoît XI. Benoît était le nom de baptême de Boniface VIII. C'était un vieillard doux et timide et qui n'osait agir. La grande majesté de Philippe le Bel l'épouvantait. Le 10 février 1304, Nogaret était de retour à Béziers, où il 'rejoignait son maitre. Une bulle du 13 mai 1301 annula toutes les sentences que le Saint-Siège avait lancées contre le roi de France ou ses conseillers. Le roi était victorieux.

Cependant Philippe le Bel s'efforçait d'en finir avec la lutte contre les Flamands, qui menaçait de s'éterniser. Il se mit en personne à la tête de son année. Les forces ennemies se rencontrèrent le 18 août 1304 dans la plaine de Mons-en-Pévèle. Les Flamands étaient cette fois encore commandés par Guillaume de Juliers, élu archevêque de Cologne. Le roi disposait de 60.000 hommes ; l'année flamande montait à 80.000 hommes environ.

Au milieu de l'action, tout à coup, la cavalerie française, prise de panique, se débanda. La bataille était perdue sans le sang-froid du roi qui tête tint aux Flamands. A ses côtés, Anselme de Chevreuse qui tenait l'oriflamme, Brun de Verneuil qui conduisait le cheval du roi par la bride, furent massacrés. Le roi fut même renversé de son cheval ; mais, remis en selle par deux officiers de sa maison, les frères Jacques et Pierre Gentien, il se jeta sur les Flamands ; on sait qu'il était de haute taille et d'une singulière force physique. Il avait les os plus gros que chevron, écrit le Templier de Tyr. Alors les Flamands, lisons-nous dans les Anciennes Chroniques de Flandre, qui pensaient avoir tout gagné, lui coururent sus. Le noble roi était monté sur un haut destrier, tout armé de ses pleines armes royaux et tenait une niasse de fer à une main. Il criait Montjoye Saint-Denis ; sa masse d'armes faisait merveille, car ceux qu'il atteignait en plein corps n'avaient que faire de mire — médecin —. Certes il fit tant d'armes par sa vaillance que, par son propre corps et à son emprise, sans autre, furent ce jour les Flamands déconfits. Car quand les hauts hommes, qui jà étaient reculés, perçurent le propre corps du roi qui s'était avancé et qui tant faisait d'armes, ils se reboutèrent d'une masse sur les Flamands. Et illec se recommença une bataille forte et crueuse. Mais les Flamands, qui tout ce jour s'étaient combattus, ne se pouvaient plus soutenir : ils se déconfirent et en y eut tant de tués que tous les champs en étaient jonchés.

Guillaume de Juliers s'efforça à son tour de rallier les siens, mais le comte de Boulogne, par une manœuvre opportune, l'entoura de toutes parts. Juliers et ses fidèles Brugeois étaient épuisés. La chaleur de la journée avait été étouffante. Adonc le comte Guillaume de Juliers se déchaussa nus pieds et tous ses gens aussi, et boutèrent les pommaux de leurs épées en leurs bouches pour leur soif étancher et ainsi attendirent la mort. Un soldat français coupa la tête à Guillaume de Juliers et l'apporta au bout d'une pique à Philippe le Bel qui en détourna les yeux. L'oriflamme ne fut retrouvée que le lendemain, déchirée en deux endroits. En mémoire de sa victoire, Philippe le Bel fit dresser une statue équestre le représentant équipé pour le combat, en l'église Notre-Darne. On l'y voyait encore à la veille de la Révolution. Quant au peuple de Flandre, il ne put croire à la mort de son héros, de Guillaume de Juliers. De longues années encore après Mons-en-Pévèle, écrit l'annaliste Gantois, on racontait dans les campagnes et dans les bourgs, qu'au fort de la mêlée une main invisible avait enlevé Guillaume de Juliers et qu'un jour, prochain sans doute, à l'heure du danger, on le reverrait, dans son armure éclatante, à la tête des métiers de Bruges, les conduire à la victoire.

La semaine précédente, la flotte française avait remporté sur la !lotie flamande, commandée par Gui de Namur, une éclatante victoire dans la baie de Zierickzee ; Gui de Namur y périt. La paix ne pouvait plus tarder : elle fut conclue à Athis-sur-Orge en juin 1305. Philippe le Bel restituait à Robert de Béthune, héritier de Gui de Dampierre, les Etats qu'il avait confisqués sur son père, mais en gardant par devers lui, la Flandre de langue française : Lille, Douai et Orchies.

 

Le faux-monnayeur

On n'a suivi jusqu'ici qu'une partie de l'activité politique de Philippe le Bel. Voyez-le réunir à la couronne de France la ville de Valenciennes, le comté de Bar, les évêchés de Toul et de Verdun, Lyon, Viviers et la Franche-Comté tout entière.

A Benoît XI succède, le 5 juin 1305, un pape français, l'archevêque de Bordeaux, Bertrand de Got, qui prend sur le trône pontifical le nom de Clément V et transfère en France le siège de la papauté. Sur tous les points, Philippe le Bel renforce l'influence française.

Pour cette œuvre vaste et multiple, et pour l'organisation du royaume, il fallait des ressources financières.

Depuis un siècle et demi, les charges de la royauté ont triplé, mais les sources de revenus dont le roi dispose sont restées les mêmes. Le roi veut-il lever quelque contribution nouvelle, quelles clameurs ! Le clergé eu appelle au pape, la noblesse forme des ligues, dans les villes éclatent des soulèvements populaires. En 1306, à Paris, la vie même du roi est en danger : il est obligé de se réfugier dans l'enclos du Temple.

Les désastres de 1302, en Flandre, nécessitent des contributions nouvelles. Philippe le Bel adopte l'impôt proportionnel sur le revenu. Il s'efforce de montrer au peuple que c'est de son seul intérêt qu'il s'est inspiré en s'arrêtant à cette forme d'impôt, qui doit encore être adoucie par la manière dont il sera perçu.

Traitez à l'amiable, écrit le roi à ses collecteurs, avec ceux des bonnes villes et des petites villes ; montrez comment, en cette affaire, qui touche à l'intérêt de chacun, chacun est tenu de mettre du sien, à son pouvoir. Le roi ne veut pas que ses sujets s'exposent eux-mêmes aux périls de la guerre ; il veut faire au contraire toutes choses à leur moindre grief. Il a pris conseil de gens sages et avisés qui ont cherché la voie la meilleure pour le peuple, et qui ont finalement décidé que le peuple donnerait aide au roi durant quatre mois, que si la campagne devait être plus longue, on ne paierait pas davantage, mais que l'aide serait diminuée proportionnellement, si la campagne devait être plus courte. — Pour chaque sergent, poursuit Philippe le Bel, on ne paierait que deux sous, bien qu'il en coûte davantage an roi ; et, durant toute la guerre, on ne demandera ni coutume, ni cinquantième, ni autre subvention.

Le roi termine par ces mots : Item, si vous ne pouvez faire un bon accord avec les villes dans leur ensemble, traitez avec chacun en particulier et voyez combien chacun donnerait ; comptez ce que vous pourrez avoir d'une manière et de l'autre, voyez ce qui serait du plus grand profit ; mais le roi incline à ce qui paraîtra le mieux au peuple.

D'autres fois le roi convoquait à Paris les représentants des bonnes villes, les prélats et seigneurs du royaume. Une réunion de ce genre eut lieu le 1er avril 1314, dans le jardin du Palais. Il faut des ressources pour la guerre de Flandre. Enguerran de Marigny, coadjuteur du royaume, se tint debout auprès du roi : Prêchant au peuple, il dit la complainte du roi. Il dit les origines du conflit, les vicissitudes de la guerre, le traité de paix et que les Flamands ne voulaient pas observer. Contre ces rebelles, les fidèles sujets du roi de France consentiront-ils à assister leur seigneur ? A ces mots le roi se leva et s'approcha du bord de l'estrade pour recevoir les engagements de ceux qui étaient disposés à lui venir en aide. Le premier qui répondit fut Etienne Barbette, bourgeois de Paris. Au nom des Parisiens, il dit que tous aideraient leur roi, à leur pouvoir. Le roi l'en remercia. Et, après lui, l'un après l'autre, les délégués des autres communes de France parlèrent de même. Et le roi les en remerciait. Et lors, après icel parlement, une subvention fut levée... pour laquelle ledit Enguerran chut en haine et malédiction du menu peuple.

Enguerran Le Portier de Marigny a été la plus grande figure du règne après Pierre Flote. Il appartenait à une modeste famille, d'origine normande. En 1298, nous le trouvons panetier de la reine Jeanne de Navarre qui le pousse à la Cour. Il devint chambellan du roi. Dans ces fonctions il déploya ses qualités d'administrateur. Sur la fin du règne il pouvait se vanter d'être le seul qui connût les finances du royaume. Il était également renseigné sur les ressources des peuples voisins et les ressorts des cours étrangères. Il écrit à Simon de Pise : Sachez, Frère Simon, que je connais aussi bien qu'homme de Flandre le pouvoir des Flamands, ce qu'ils peuvent finer d'argent, et que je sais aussi bien que vous, qui y avez été, les conventions que passent les nobles d'Allemagne, ce qu'ils font et ce qu'ils pensent.

A ses talents d'administrateur, il joignait des dons oratoires, déjà utiles à ceux qui voulaient acquérir de l'action en France. Geoffroi de Paris l'appelle : De tous le plus beau parleur. Il exerça une influence considérable sur Philippe le Bel durant les dernières années du règne. Il était du royaume clé et serrure. Les souverains étrangers le comblaient de présents et recherchaient sa faveur. Le pape lui offrait une rose d'or. Ministres, rois et pape, dit le chroniqueur populaire, étaient dans ses mains des pantins dont il tirait les fils :

Tous les avoit en sa cordelle.

Dans cette ascension rapide, Marigny parait ne pas avoir gardé la mesure nécessaire. Sa maison à Paris portait pignon doré ; son luxe offusquait les frères du roi ; au Palais de la Cité, dont il dirigea la reconstruction, il fit dresser sa statue à côté de celle de Philippe le Bel. On le voit quand on monte à la chapelle, écrit Geoffroi de Paris, à la droite du roi, en coiffe blanche.

Quelques contemporains ont compris la nécessité des contributions que levait le roi ; mais ils étaient en petit nombre et les besoins étaient pressants. C'est ainsi que Philippe le Bel a été amené aux altérations monétaires qui lui ont été tant reprochées.

Pour comprendre en quoi consistait aux XIIIe-XIVe siècles le faux-monnayage des rois, il faut noter que le moyen âge avait une double monnaie, une monnaie réelle et une monnaie de compte. On comptait par livres, sous et deniers, manière de compte qui passa  en Angleterre, où les initiales s'en sont conservées : £ = pound, livre ; S = shilling, sou ; d = penny, denier. Le florin d'or valait au milieu du XIIIe siècle 12 sous 6 deniers, et le gros tournois valait un son. Or ces rapports n'étaient pas fixes ; ils pouvaient varier, soit par la fluctuation naturelle des cours, soit d'ordre du roi. Celui-ci pouvait ordonner par exemple que le gros tournois serait à l'avenir reçu pour deux sous, au lieu d'un. Le roi pouvait aussi, sans altérer la valeur de compte des gros tournois, en réduire le poids et le titre, de façon que, en réalité, ils valussent la moitié de ce qu'ils valaient précédemment, tout en les maintenant à la même valeur d'échange. C'est en cela que consista le faux-monnayage de Philippe le Bel. En des besoins urgents, il déclarait que l'argent sortant des coffres aurait une valeur supérieure à celle qu'il avait en réalité ; ou bien il refondait les monnaies en leur donnant un poids et un titre inférieurs. Il n'altérait pas les pièces de manière à tromper le monde, comme on le croit généralement ; il prévenait le public de la diminution de poids qu'il faisait subir aux gros tournois ou aux florins d'or, mais en leur imposant un cours forcé. C'est le mot juste. Tel notre papier-monnaie.

Lors de la grande altération de 1295, nécessitée par la guerre contre l'Angleterre, le roi s'exprime ainsi : Nous avons été obligés de faire frapper une monnaie à laquelle il manque quelque chose du poids et de l'alliage que nos prédécesseurs y mettaient. Mais, ajoute le roi, je recevrai moi-même cette monnaie en paiement de ce qui m'est dû, et plus tard j'indemniserai ceux qui auront subi du dommage de ce chef ; et il engage à cet effet les revenus de ses domaines.

Enfin, dès qu'il le pouvait, le roi invitait les détenteurs de monnaies faibles à les rapporter à ses ateliers, afin qu'il pût les faire refondre en monnaies bonnes et anciennes... C'était donc une forme d'emprunt, telle que la situation économique du temps la permettait et que le roi remboursait quand l'état de ses finances lui donnait le moyen de le faire. Voici, par exemple, une bulle du pape Benoît XI, successeur de Boniface VIII qui accorde au roi (11 mai 1305) une année de prébendes et deux années des bénéfices ecclésiastiques en France pour qu'il puisse relever ses monnaies au titre qu'elles avaient sous saint Louis.

Les temps modernes ont vu les assignats, les billets à cours forcé et les emprunts que permet l'organisation des grands établissements financiers, ressources qui manquaient à Philippe le Bel. Lorsque de nos jours le gouvernement émet pour quarante ou cinquante milliards de papier-monnaie, billets de. banque, garantis par cinq ou six milliards d'or ou d'argent dans les caves de la Banque de France, il émet lui aussi de la fausse-monnaie, voire beaucoup plus fausse que celle de Philippe le Bel et exposée, elle aussi, à des soubresauts et variations en sa valeur ; mais les progrès réalisés depuis le XIIIe siècle dans la circulation monétaire, la réglementation du crédit et l'admission d'une monnaie fiduciaire font que les inconvénients n'en sont plus aussi grandi qu'au temps d'autrefois.

 

Les Templiers.

Il est certain que si Philippe le Bel eût disposé de l'organisation financière qu'étaient parvenus à se donner les chevaliers du Temple, il n'aurait pas songé à l'altération des monnaies.

Cet ordre religieux et militaire, fondé en 1119, par un chevalier champenois, Hugue de Payns, était parvenu rapidement à une extraordinaire prospérité. En 1128 le concile de Troyes, à l'instigation de saint Bernard, donna aux Pauvres Soldats du Temple une règle inspirée par la règle de Cîteaux. Le but de l'ordre était de protéger la Terre Sainte contre les retours offensifs des infidèles. Il remplit vaillamment sa mission et, sur la fin du XIIIe siècle, ceux qui prendront en main la cause du Temple, pourront dire que 20.000 Frères étaient morts en Palestine les armes à la main. Tout en combattant les infidèles et eu s'assurant ainsi la vie éternelle, les Pauvres Soldats du Temple soignaient leurs intérêts séculiers. Ils devenaient propriétaires de biens si considérables que le concile du Latran, en 1179, demandait déjà qu'ils abandonnassent ce qu'ils avaient acquis durant les dix années précédentes.

Ils fondèrent des maisons en Occident, plus particulièrement en France. Le 16 juin 1291, les musulmans s'emparaient de Saint-Jean-d'Acre, le dernier boulevard de la chrétienté en Terre Sainte. Les Templiers revinrent en leurs pays d'origine. A ce moment, l'ordre aurait dû se dissoudre. Il n'avait plus de raison d'être.

Les biens du Temple, à la fin du XIIIe siècle, étaient immenses.

Dès 1229, l'empereur Frédéric II s'était vu dans l'obligation de les chasser de Sicile. Le nombre des chevaliers, à l'époque ou Philippe le Bel monta sur le trône, était de 15.000 en chiffre rond. Chacun d'eux était un homme d'armes éprouvé. Vers le milieu du XIIIe siècle, Mathieu Paris leur attribuait, 9.000 donjons et manoirs : le chiffre donné par la Chronique de Flandre est plus élevé encore. Chacun de ces manoirs était une tête de fief, un centre d'influence. Dans les archives de chacune des commanderies du Temple se conservaient par centaines les titres de rentes servies à des tenanciers du voisinage, concessions qui entraînaient l'obligation de la fidélité et du service féodal. Les seigneurs ecclésiastiques et laïques se plaignaient incessamment au roi de ce que leurs vassaux leur refusaient le service qu'ils leur devaient, sous prétexte qu'ils étaient hommes du Temple. Considérez la ville neuve du Temple à Paris, le territoire du Temple près d'Ypres, tant d'autres ; chacun de ces domaines était une véritable seigneurie féodale, avec droits de haute, moyenne et basse justice, foires annuelles, privilèges et franchises et de nombreux. manants. Entre autres franchises les Templiers revendiquaient celle de ne relever judiciairement que du pape, à l'instar d'autres ordres religieux.

Non contents d'exercer leur autorité sur les terres à eux soumises, les Templiers s'efforçaient d'acquérir de nouveaux droits, en quoi les troubles de la guerre d'Aquitaine sous Philippe le Bel leur furent particulièrement favorables. Leur patronage était d'ailleurs très recherché par les gens des campagnes qui se garantissaient ainsi contre les poursuites des baillis seigneuriaux. Michelet note que, dans la seule sénéchaussée de Beaucaire, l'ordre avait acheté en quarante ans, pour 10.000 livres de rentes sises en terre ; ce qui ne représentait pas seulement, à cette époque, un avoir considérable, mais une grande puissance territoriale. Le Prieuré de St-Gilles avait à lui seul cinquante-quatre commanderies. Dans la plupart des pays d'Europe, les Frères avaient des places fortes ; ils en possédaient dix-sept dans le royaume de Valence. On les avait vus s'attaquer aux têtes couronnées, au roi de Chypre et au prince d'Antioche, détrôner un roi de Jérusalem, ravager la Grèce et la Thrace.

L'origine de leur puissance financière avait été dans le trésor immense qu'ils avaient rapporté en Occident : 150.000 florins d'or, qu'une adroite administration financière ne tarda à décupler. Comme les Templiers avaient des maisons dans tous les pays, ils pratiquaient les opérations financières des banques internationales de notre temps ; ils connaissaient les lettres de change, l'ordre payable à vue, ils constituaient des rentes et pensions sur capital versé, faisaient des avances de fonds, prêtaient sur gage, géraient des dépôts particuliers, se chargeaient des levées de taxe pour les seigneurs laïques et ecclésiastiques. Ils prêtaient de l'argent aux souverains.

Dès l'année 1290, Philippe le Bel s'inquiéta de la puissance du Temple. Par lettres du 29 juin, il mande à ses sénéchaux et baillis de lui envoyer l'état des biens acquis par les Frères du Temple depuis quarante-cinq ans. La même année, le Parlement leur interdit d'étendre leur patronat sur des particuliers. Le 22 avril 1293, Philippe le Bel rappelle cet arrêt à ses officiers en leur mandant de tenir la main à ce qu'il soit exécuté.

Le Temple avait la prospérité insolente. Richard Cœur de Lion disait qu'il laissait son avarice aux Cisterciens et sa superbe aux Templiers. Après la catastrophe où leur puissance va s'effondrer, le bon chroniqueur Geoffroi de Paris fera d'eux ce portrait : Les Frères du Temple, gorgés d'or et d'argent et qui menaient telle noblesse, où sont-ils ? Que sont-ils devenus, eux que nul n'osait attaquer en justice ? Toujours acheter, sans jamais vendre, se faire craindre à l'égal des officiers du roi, étendre son orgueil sur le monde, s'enrichir au delà des plus riches : Tant va pot à eve — eau — qu'il brise.

Ils en arrivaient à braver le roi, à refuser de payer les taxes. Philippe le Bel essaya de détourner, au profit de l'autorité royale, la puissance du Temple. Il sollicita son admission dans l'ordre dont il fût devenu le chef. Il choisit le grand maître en exercice pour parrain d'un de ses enfants. Ces avances furent repoussées : la destruction du Temple fut résolue dans son esprit. Imagine-t-on ce que serait devenue la puissance du roi de Bourges durant les mauvais jours de la guerre de Cent ans, en face d'un ordre comptant des milliers de chevaliers, abrités en des centaines de châteaux forts, disposant de ressources infinies et d'un nombre immense de vassaux et de tenanciers ? On sait l'histoire de l'Ordre Teutonique.

Les registres du Trésor des Chartes portent que, le 22 septembre 1307, au monastère de Maubuisson lès Pontoise, le roi donna les sceaux à Nogaret et qu'il y fut traité aussitôt des Templiers. Ceux-ci furent arrêtés dans la France entière, le 13 octobre suivant. L'opération fut menée avec tant de décision que nulle résistance ne put se produire. Les Templiers étaient poursuivis pour hérésie.

Depuis longtemps déjà, des bruits étranges circulaient sur les pratiques secrètes des Templiers, car ceux-ci veillaient à ce que la tenue de leurs chapitres et les règles de leur ordre demeurassent ignorées des profanes. Qu'avait-on de si grave à cacher ? Le précepteur d'Auvergne — c'était l'une des dignités au Temple — à qui l'on demandera dans la suite pourquoi son ordre s'était toujours entouré d'un si profond secret, répondra : Par sottise.

La foule parlait de vices affreux et d'idolâtrie.

Philippe le Bel procéda par voie d'appel au peuple. En son nom, Nogaret parla aux Parisiens dans le jardin du Palais (13 octobre 1307). Des assemblées populaires furent convoquées dans la France entière. A Tours se réunirent les États généraux, en nombre immense : le Tiers État y comptait à lui seul plus de 700 délégués (mai 1308). On lut l'acte d'accusation contre les Templiers. Le peuple avait confiance dans la personne du roi qui était essentiellement à ses yeux le défenseur de l'Église. D'une voix, les représentants de la noblesse et des bonnes villes répondirent que les Templiers méritaient la mort.

Le 26 novembre 1309, le grand maitre, Jacques de Molay, comparut devant les juges en se déclarant prêt à défendre le Temple, bien qu'il ne fût qu'un pauvre chevalier simple et sans instruction. Il parla avec force et émotion :

Je ne connais aucun ordre religieux dont les églises aient de plus beaux ornements que les églises du Temple ; je ne connais aucun ordre où l'on fasse plus largement l'aumône que dans les maisons du Temple, où, trois fois la semaine, on donne à tout venant ; je ne connais aucun ordre qui ait répandu autant de sang en combattant les ennemis de la foi.

Comme on lui objectait que tout cela n'était rien sans une doctrine pure.

C'est vrai ! c'est vrai ! mais je crois en un seul Dieu en trois personnes et à la foi catholique tout entière ; je crois en un Dieu, une foi, un baptême, une église, et que, à l'heure où l'âme est séparée du corps, on verra les bons et les mauvais, et qu'alors chacun de nous connaîtra la vérité de ce qui est débattu présentement.

Il arriva que ce même Jacques de Molay et plusieurs des dignitaires de l'Ordre reconnurent comme fondées les pratiques dont l'ordre du Temple était accusé. Clément V écrit que, devant lui, librement, sans contrainte, des personnages occupant dans l'Ordre des dignités élevées avaient avoué qu'à la réception des nouveaux frères, on obligeait ceux-ci à renier le Christ ; mais le plus souvent ces aveux furent arrachés par torture ou par terreur, Ponsard de Gisy dit devant les commissaires : Durant les trois mois qui ont précédé les aveux que j'ai faits devant l'évêque de Paris, on m'a placé dans une fosse, les mains liées derrière le dos, et serrées si fort que tout le sang affluait aux ongles ; j'étais attaché par une corde. Si l'on me remet dans les tourments, je dirai tout ce que l'on voudra. Je suis prêt à subir  des supplices courts, à avoir la tète tranchée, à être brûlé ou bouilli pour l'honneur de l'Ordre ; mais je ne puis soutenir des tortures longues comme celles auxquelles j'ai été soumis depuis plus de deux ans.

Il ajouta que tous les aveux faits par lui étaient faux. C'était le prieur de Montfaucon et le moine Guillaume Robert qui faisaient ainsi mettre les Templiers à la question. Trente-six de ses compagnons avaient péri à Paris dans les tourments. Tout ce qu'on avait dit devant l'évêque de Paris coutre l'Ordre était faux.

Un autre Templier, Bernard Dugué, disait qu'on lui avait rôti les pieds au point que la chair s'était détachée et que les os de ses talons en étaient tombés : il tenait dans la main deux os que la torture avait enlevés à ses talons.

Les Frères, qui paraissent devant les inquisiteurs, déclarent qu'ils défendront l'Ordre jusqu'à la mort. Quelques-uns s'expriment énergiquement : Ceux qui en ont dit du mal en ont menti par leur gueule. Nombre d'entre eux rétractent les déclarations précédemment faites devant le pape. Ceux qui accusent le Temple d'hérésie ou de pratiques mauvaises, sont de faux frères qui ont quitté l'Ordre ou qui en ont été chassés pour leur inconduite et veulent se venger.

Frère Jean de Montroyal, en son nom et au nom d'un grand nombre de ses frères, lut une déclaration qui, à elle seule, eût dû suffire à justifier l'Ordre, tout au moins dans son ensemble :

Notre Ordre est saint ; il a été approuvé par l'Église romaine. Les Frères ont toujours vécu dans la foi catholique et romaine. Ils pratiquent jeûnes et abstinences, se confessent et communient à Noël, à Pâques, et à la Pentecôte publiquement. Ils meurent selon les rites de l'Église. Tous les Frères de notre maison sont tenus de dire cent Paters pour l'âme du Frère défunt dans les huit jours qui suit son décès. Le maitre autel dans nos églises est consacré à la Vierge. Le vendredi nous portons une croix en vermeil aux yeux de tout le peuple en l'honneur de la croix sur laquelle Notre-Seigneur est mort. Nous faisons l'aumône ; nous donnons l'hospitalité aux voyageurs. On a vu des Frères de notre Ordre devenir archevêques et évêques. Les rois de France ont choisi parmi nos Frères des trésoriers et des aumôniers. Item, nombre de nos Frères sont prisonniers des Infidèles depuis vingt-cinq ans ; ni par peur de mort, ni par présents, on n'a pu leur faire renier le Christ ; que si les Templiers étaient tels qu'on le dit, ces prisonniers seraient en liberté à l'heure actuelle. La vraie croix est sous la garde des Templiers ; si les Templiers étaient tels qu'on le dit, la vraie croix ne se laisserait pas garder par eux. La couronne d'épines ne fleurit le Vendredi-Saint que quand elle est entre les mains du chapelain du Temple ; ce qui ne se produirait pas si les Templiers étaient tels qu'on le dit. Sainte Euphémie a fait plusieurs miracles dans l'une des maisons du Temple ; ce qu'elle n'aurait pas fait si les Templiers étaient tels qu'on le dit. Il est mort plus de 20.000 Frères, outre-mer, pour la défense de la foi.

Jean de Montroyal terminait par ces mots :

Item, nous avons souffert moult tourments de fer, prison et gehenne et longs temps au pain et à l'eau, par quoi nombre de nos frères sont morts ; et n'eussions mie tant souffert si notre religion ne fût bonne et si nous ne maintenions vérité, et si ce n'était pour ôter de male erreur le monde qui y est sans raison.

L'ordre du Temple était innocent. Dans quelques maisons des mœurs mauvaises, importées d'Orient, un simulacre de renonciation à la doctrine du Christ, imposé comme preuve d'extrême passivité et obéissance, étaient-ils en pratique ? Cela est possible. Les chefs de l'Ordre en étaient ignorants.

D'autre part la bonne foi des accusateurs n'est pas moins évidente. Les fanatiques sont de mauvais juges, on l'a vu en tous les temps ; mais les fanatiques sont convaincus. Prétendre que le gouvernement de Philippe le Bel supplicia tant de nobles victimes sans autre motif que le désir de s'emparer des biens des Templiers, est une affirmation aussi puérile que celle qui consisterait à prétendre que les patriotes n'ont coupé tant de tètes que pour s'emparer des biens des aristocrates et des émigrés.

Le 12 mai 1310, cinquante-quatre Templiers, qui persistaient à vouloir défendre l'Ordre, furent brûlés comme relaps, à l'orée du bois de Vincennes.

Le récit de ce supplice, dans les chroniques du temps, est sur le ton du Père Duchesne ou des Révolutions de Paris décrivant une charretée de ci-devants menée à la guillotine. Le 13 niai, le Frère Aimeri de Villiers-le-Duc, Templier depuis vingt-huit ans, parut à son tour devant les commissaires. il écoutait la lecture de l'acte d'accusation pâle et terrifié. Brusquement il interrompit, J'ai avoué quelques articles à cause des tortures que m'ont fait endurer Guillaume de Marcilly et Hugue de la Celle, chevaliers du roi. Tout ce que j'ai dit est faux. Hier, j'ai vu cinquante-quatre de mes frères dans les fourgons, conduits au bûcher, parce qu'ils n'ont pas voulu avouer nos prétendues erreurs ; j'ai pensé que je ne pourrais jamais résister à la terreur du feu J'avouerai tout, je le sens ; j'avouerais que j'ai tué Dieu !

Par la bulle Vox in excelso, datée du 3 avril 131 :2, Clément V déclara l'ordre du Temple supprimé. Les Templiers se dispersèrent ; les uns entrèrent dans des couvents ; d'autres prirent femme et métier manuel. Le 18 mars 1314, furent brûlés vifs le grand maitre Jacques de Molay et Geoffroi de Charnay, précepteur de Normandie, dans l'île des Javiaux, aussi appelée l'île aux Juifs, aujourd'hui réunie à l'île de la Cité. Une foule houleuse se pressait autour des deux illustres victimes, et, dans la foule, le chroniqueur Geoffroi de Paris, qui a laissé une relation émouvante des derniers moments de Molay :

Ainsi comme les vis, devise.

Quand tout fut prêt, le grand maitre se mit en sa chemise.

Comme il avait de l'argent sur lui, il voulut le distribuer aux pauvres qu'il voyait à ses pieds. Que Dieu ait pitié de son âme ! ;

Mais il ne trouva là nulle âme

Qui l'en voulut ouïr en rien,

Ainçois le tenoi-ent à chien.

Quand les bourreaux lui lièrent les mains derrière le dos il leur demanda :

Seigneurs, au moins laissez-moi joindre un peu les mains pour prier Dieu.

D'une voix ferme il proclama, une fois de plus, l'innocence et la pureté de l'Ordre ; il demanda d'être tourné devers la Vierge Marie dont Notre-Seigneur fut né, c'est-à-dire vers l'église Notre-Dame :

Et si doucement la mort prit

Que chacun s'en émerveilla.

Quand il eut rendu le dernier soupir, son compagnon, le précepteur Geoffroi de Charnay, prit à son tour la parole :

Seigneurs, sans doute,

De mon maitre ensuivrai la route,

Comme martyr occis l'avez.

La foule, en se dispersant, discutait de la tragédie. Geoffroi de Paris le constate et ajoute philosophiquement :

Ne sais qui dit voir (vérité) ou qui ment :

Viegne en ce qu'en doit avenir !

Quel fut le sort des biens du Temple ? Philippe le Bel décida qu'ils seraient transmis aux Hospitaliers. Clément V constate que les ordres donnés à ce sujet par le roi furent exécutés. Le domaine même du Temple à Paris qui, jusqu'à la veille de la Révolution, était la propriété de l'Ordre St-Jean de Jérusalem, en témoignera jusqu'au seuil de l'âge moderne.

Le trésor royal garda par devers lui certaines sommes, pour les frais du procès. Ceux-ci avaient été immenses. En 1312, le roi avait réuni le concile de Vienne afin que la doctrine du Temple y fût jugée.

La grande richesse et la puissance du Temple consistaient dans les centaines et les milliers de contrats de cens et de rente qui, sur tous les points de la chrétienté, lui attachaient créanciers et tenanciers. Ces titres se trouvèrent détruits par le seul fait que les Templiers furent déclarés hérétiques, toute dette envers un hérétique étant réputée nulle. Et peut-être est-ce dans ce fait qu'il faut chercher la raison de l'hostilité qui, de toutes parts, se manifesta contre les chevaliers et la facilité avec laquelle, grâce à la complicité de l'opinion publique, fut étouffée toute résistance.

 

Fin de règne.

En ces conflits violents, à peine a-t-on pu entrevoir l'œuvre législative qui trouva sa principale expression dans la grande ordonnance de 1303. Philippe le Bel perfectionna les institutions judiciaires au point qu'on a pu voir en lui le fondateur du Parlement. Mais ici encore, que d'obstacles à surmonter ! En 1306, le roi est obligé de céder sur un point essentiel eu laissant rétablir la preuve par bataille, même dans les cas graves : homicide, maléfices.

L'abbé de St-Denis témoigne que, dans la dernière partie de son règne, l'humeur du roi s'était assombrie. Il devenait morne et parlait de moins en moins. A ses intimes il confiait la peine mise en lui par les guerres, les troubles et les violences de son règne. Connut-il les supplices infligés aux Templiers, lui qui disait en rendant libres les prisonniers de l'Inquisition : Les prisons sont faites pour séquestrer les coupables, non pour les torturer.

La mort de sa femme, Jeanne de Navarre, décédée à Vincennes, le 2 avril 1305, dans l'éclat de ses trente-deux ans, avait contribué à cette tristesse. C'était une femme vaillante qui, malgré son embonpoint et ses chairs roses, n'avait pas hésité, quand Henri de Bar Avait envahi son comté de Champagne, à se montrer à à cheval pour conduire les troupes qui vainquirent le comte de Bar et le firent prisonnier à Comines. Femme instruite qui conservera toujours la gloire d'avoir demandé au vieux sire de Joinville son immortelle vie de saint Louis. L'humble moine, Bernard Délicieux, au cours de sa campagne pour défendre les Languedociens contre l'Inquisition, appelle Jeanne : Cette autre Esther qui nous protège. Bien des textes témoignent de la grande intimité qui unissait Philippe le Bel et sa femme.

Elle ne fut clone pas auprès de lui pour adoucir le terrible coup qu'il reçut en apprenant la conduite de ses belles-filles. Isabelle, fille de Philippe le Bel, mariée à Édouard II, roi d'Angleterre, avait donné deux bourses de soie dorée, l'une à Marguerite de Bourgogne, fille du duc de Bourgogne Robert II, et femme de Louis le Hutin, fils et héritier du roi de France ; l'autre à Blanche, deuxième fille d'Otton IV comte palatin de Bourgogne, et femme de Charles IV, troisième fils de Philippe le Bel. A son retour en France, elle fut surprise de trouver ces bourses à la ceinture de cieux jeunes chevaliers qui fréquentaient à la Cour, Philippe et Gauthier d'Aunay. Philippe le Bel fit écorcher vifs les deux frères d'Aunay à Pontoise et traîner leurs cadavres dans les rues. Des soupçons étant également tombés sur Jeanne de Bourgogne, femme de Philippe le Long, le roi ordonna qu'elle serait incarcérée comme ses deux belles-sœurs. Marguerite, femme de Louis le Hutin, fut enfermée au Château-Gaillard. Elle fit l'aveu de son inconduite et ne tarda pas à périr au fond de la prison glacée où elle avait été jetée.

Jeanne de Bourgogne, femme de Philippe le Long, ne cessa de protester de son innocence. On la conduisait au château de Dourdan, dans un char à quatre roues, tendu de drap noir. Elle disait, avec des sanglots, à ceux qui s'arrêtaient pour la voir passer :

Pour Dieu, dites à mon seigneur Philippe, que je meurs sans péché.

Au fait, son innocence fut reconnue et elle revint auprès de son mari.

La troisième, Blanche de Bourgogne, femme de Charles le Bel, était une enfant. A peine avait-elle dix-huit ans, quand elle fut, elle aussi, enfermée au Château-Gaillard. Elle ne voulait pas mourir. Elle protestait qu'elle n'avait rien fait de mal. Elle avait déjà donné à Charles le Bel deux enfants, qui étaient morts en bas âge. Elle fut interrogée à plusieurs reprises dans la chapelle du Château-Gaillard, en présence de ses demoiselles. La gaieté de son visage, lisons-nous dans l'un des procès-verbaux, montrait que, dans ce moment, elle était sans crainte. Elle laissa prononcer son divorce d'avec son mari, sous prétexte de parenté spirituelle. On lui permit alors de prendre le voile dans l'abbaye de Maubuisson, où était la sépulture de ses enfants. Elle y mourra en 1325.

D'autre part, Philippe le Bel entendait déjà gronder la réaction qui allait emporter son œuvre, provoquer la chute de son chancelier, Pierre de Latilly, de son chambellan, Enguerran de Marigny. Durant l'année 1314, sur différents points de la France, en Bretagne, en Normandie, en Picardie, en Champagne, en Bourgogne, en Anjou, en Auvergne, en Poitou, en Gascogne et en Languedoc, se forment des ligues contre le roi qui mange sa gent. — Que le roi qui règne à présent y prenne garde ! écrit l'un des ligueurs, le vieux sire de Joinville. Il a échappé à de grands périls. Il n'est que temps qu'il s'amende pour que Dieu ne le frappe pas, lui et ce qui est à lui, cruellement.

Les Flamands, de leur côté, n'exécutaient pas le traité d'Athis. Très las de cette lutte, sans cesse renaissante, Philippe équipa une nouvelle armée pour marcher, une fois encore, vers la frontière du Nord.

Le roi muet jeta-t-il dans ce moment un regard inquiet sur les destinées du royaume ? la prédiction de saint Louis lui revint-elle à l'esprit ? Son énergie reste entière, il ne laisse pas tomber son courage. Cachant ses projets à son ministre préféré lui-même, à Marigny, qui, homme de rangement et d'intérieur, n'aimait pas qu'on dispersât les ressources du trésor hors des frontières, il engageait des pourparlers au delà du Rhin pour faire monter son frère Charles sur le trône d'Allemagne devenu vacant par la mort de Henri VII. Il remettait en honneur les projets d'expédition en Terre Sainte, prenait la croix avec ses trois fils : expédition qui, selon ses vues, devait assurer la paix perpétuelle par la concentration entre ses mains de toutes les forces de la chrétienté. A ces projets de croisade, le serviteur acharné de la grandeur monarchique. Nogaret, s'attachait avec passion.

Mais descend dans la tombe, puis Clément V, et voici que Philippe le Bel est frappé à son tour dans la force de ses quarante-six ans. Tous trois rapidement disparaissent comme pour obéir à l'ajournement du Templier napolitain dont parle Ferreti de Vicence.

Le 4 novembre 1311, chassant dans les bois de Pont-Ste-Maxence, le roi ressentit la première atteinte du mal auquel il devait succomber. Il était à cheval et fut pris d'un évanouissement, son cœur cessa de battre. Cependant il ne tomba pas de cheval. On le transporta par eau jusqu'à Poissy où il resta dix jours. Il put aller à cheval de Poissy à Essonnes ; là son mal le reprit et il fut porté en litière jusqu'à Fontainebleau.

Le 26 au matin, Philippe le Bel connut que sa fin était proche. Il se confessa, communia et se mit alors dans son lit. Il régla les détails de son testament. De temps à autre il s'interrompait pour dire : Beau Sire Dieu, je commande mon esprit entre tes mains ! Puis il reçut les derniers sacrements. Lui, que les autres eussent dû consoler, écrit un témoin oculaire de sa mort, consolait les autres. Enfin il appela son fils aîné : Louis, lui dit-il, je vous parle devant des hommes qui vous aiment et sont tenus de vous aimer ; moi, je vous aime sur tous autres, mais que votre vie soit telle que vous soyez digne d'être aimé ! Il lui dit comment il devait régner avec dignité et mesure, gouvernant par lui-même, mais en prenant avis des hommes sages, en particulier de ses deux oncles Charles et Louis. Faites tant que chacun s'aperçoive que vous êtes fils de roi, bien plus, roi de France. Et moult fois, ajoute le chroniqueur, il disait : Pesez, Louis, ces paroles : Qu'est-ce que d'être roi de France.

Quelques instants après, le roi demanda que chacun se retirât : Devant le confesseur, seul, secrètement, il enseigna à son fils aîné comment il devait faire pour toucher les malades et les paroles saintes lui enseigna qu'il avait accoutumé de procurer quand il les touchait. Semblablement, il lui dit que c'était à grande révérence, sainteté et pureté qu'il devait toucher les infirmes, nettoyé de conscience et de mains.

Philippe le Bel s'éteignit doucement à Fontainebleau le 29 novembre 1314, récitant l'office du Saint-Esprit. Il avait quarante-six ans.

On n'a pas compris Philippe le Bel, partant on n'a pas été juste pour lui. Ce jeune prince a été l'un des plus grands rois et des plus nobles caractères qui aient paru dans l'histoire. Parlant de sa lutte contre la papauté, les grands historiens du XVIIe siècle rappelleront qu'il fut surnommé Philippe le Catholique, à cri publique, dit Duchesne, et à la poursuite — requête — du clergé.

La génération qui lui succéda célébrera avec gratitude la prospérité qu'il donna à la France par sa politique clairvoyante et active. Son règne ne paraîtra pas, aux sujets de Philippe de Valois, le règne du diable, mais un règne de beauté et de sagesse, digne d'admiration. Au début du XIVe siècle commerce, industrie, agriculture sont dans un état florissant du nord au midi de la France : culture du vin et des céréales, élève du bétail, industrie drapière y sont également prospères. Le matériel agricole s'est perfectionné. On voit se constituer, une merveille pour l'époque, des sociétés par actions. En Provence, en Languedoc, on rencontre des porchers qui possèdent des vignes, de simples bouviers ont maisons en ville. Et l'accroissement de la population s'est accentué avec l'aisance et la vie active, au point que des historiens éminents, comme. Siméon Luce, iront jusqu'à prétendre que la population de la France égalait alors, si elle ne dépassait, la population de la France d'aujourd'hui.

 

SOURCES. Les chroniques contemporaines, notamment celles qui ont été publiées dans le Recueil des Historiens des Gaules et de la France, t. XX-XXIII (1840-76), 4 vol. in-fol. — Annales Gandenses, 1896. — Chronique Arlésienne, 1898. — Regestum Clementis papæ, V. 1880-90, 7 vol. — Limburg-Stirum, Codex diplomaticus Flandriæ 1296-1325, Bruges, 1879-89, 2 vol. — Th. Rymer, Fœdera, conventiones... inter reges Angliæ et alios quosvis, 3e éd. La Haye, 1739-45, 10 vol. in-fol. — Michelet, Procès des Templiers, Paris, 1841-51, 2 vol. — Beugnot, Les Olim, 1839-48, 4 vol. — Edelestan du Meril, Poésies populaires latines du M. A., 1847.

TRAVAUX DES HISTORIENS. Edg. Boutaric, La France sous Philippe le Bel, 1861. — Ch.-V. Langlois, Hist. de Fr. Dir. Lavisse, III1, 1901. — P. Dupuy, Hist. du différend d'entre le pape Boniface VIII et Philippe le Bel, 1655. — Digard, Les Registres de Boniface VIII, 1884-91. — Ern. Renan, Guillaume de Nogaret dans Hist. litt. de la Fr., XXVIII, 1877, p. 233-371. — Rob. Holtzmann, Wilhelm von Nogaret, Fribourg-en-B., 1898. — P. Funke, Papst Benedikt XI, 1891. — C. Wenrk, Clemens V, u. Heinrich VII, Halle, 4882. — G. Lizerand, Clément V et Philippe le Bel, 1910. — K. Schottméller, Der Untergang des Templer-Ordens, 1887. Ch.-V. Langlois, Le Procès des Templiers, Revue des Deux Mondes, 15 janv. 1891. p. 382-441. — L. Delisle, Opérations financières des Templiers. Mém. de l'Acad des Inscript., XXXIII (1889). — Warnkönig-Gheldolf, Hist. de la Flandre, 1835-64, 5 vol. — H. Pirenne, Histoire de Belgique, t. I, 3e éd., 1909.