LE MOYEN ÂGE - LA FRANCE FÉODALE

 

CHAPITRE XIV. — UN JUSTICIER VÊTU D'HERMINE : SAINT LOUIS.

 

 

Blanche de Castille.

Un enfant de douze ans montait sur le trône le 8 novembre 1226. Louis IX était né à Poissy, le 25 avril 1214. Sa mère, la veuve de Louis VIII, exercerait la régence durant sa minorité.

Blanche par son titre, puisqu'on nommait la veuve du roi défunt la reine blanche, blanche par son cœur et blanche par son visage, écrit Guillaume le Breton, la reine au nom clair, dit Thibaud de Champagne, était fille du roi de Castille Alfonse VIII. Elle avait été amenée en France à l'âge de douze ans et, depuis lors, n'avait pas quitté sa patrie d'adoption ; mais elle avait continué d'y vivre entourée de familiers venus de son pays d'origine. Elle conservera toujours un accent espagnol, que ne laissent pas de railler les écrivains du temps. Nature hautaine, ardente, activé, impérieuse ; elle était maigre, sèche et âpre. Elle avait exercé un grand empire sur son mari, empire qu'elle maintiendra sur son fils. Profondément pénétrée des croyances de son époque, elle y avait élevé son enfant avec austérité.

Blanche conserva les ministres de Louis VIII, c'est-à-dire ceux de Philippe Auguste, au premier rang Frère Guérin. Ce grand homme mourut malheureusement en 1227. Auprès de lui, Barthélemy de Roye, chambrier de France depuis vingt ans. Déjà l'âge avait dépouillé sa tôle. Les grands féodaux, si rudement tenus en main par Philippe Auguste, crurent le moment venu de regagner l'influence perdue. Pierre Mauclerc, comte de Bretagne, Hugue de Lusignan, comte de la Marche, qui avait épousé la veuve de Jean sans Terre, Thibaud le Chansonnier, comte de Champagne, formèrent une coalition avec le comte de Bar et quelques autres. Après que le roi fui couronné, dit Joinville, il y eut des barons qui requirent la reine que elle leur donnât grand'terre, et pour ce que elle n'en voulut rien faire, si s'assemblèrent tous les barons à Corbeil. Et me conta le saint roi — Louis IX — que lui, ni sa mère, qui étaient à Montlhéry, n'osèrent revenir à Paris, jusques à tant que ceux de Paris les vinrent guerre à armes. Et me conta que, dès Montlhéry, était le chemin plein de gens à armes et sans armes jusques à Paris, et que tous criaient à Notre-Seigneur que il lui donnât — au jeune roi — bonne vie et longue, et le défendit et gardât de ses ennemis.

Les seigneurs coalisés ne se trouvèrent pas en force pour tenir tète à la puissance populaire groupée autour de l'idée royale. Le comte de Bar fut le premier à faire amende honorable ; quant au chansonnier Thibaud, il tomba amoureux de Blanche de Castille.

Au mois de janvier (1227) fut mis eu liberté le comte de Flandre Ferrand, moyennant les garanties nécessaires. Enfin, par le traité de Paris (avril 1229), l'habile régente mettait fin aux sanglants conflits dont la guerre des Albigeois avait semé les germes. Raimond VII, fils et successeur du comte de Toulouse Raimond VI, abjura l'hérésie. Blanche, sa fille unique, fut fiancée au frère de saint Louis, Alfonse de Poitiers, qui étendit ainsi la suzeraineté capétienne sur Beaucaire, Mmes, Carcassonne et Béziers. Conquête pacifique et qui fut complétée à Sens, le 27 mai 1234, par l'union de saint Louis lui-même avec Marguerite, la fille de Raimond Bérenger IV, comte de Provence ; cependant que Thibaud de Champagne cédait au roi, pour 40.000 livres, la suzeraineté des comtés de Blois, Chartres, Sancerre et de la vicomté de Châteaudun.

On n'en reprochait pas moins à la régente de trop prêter l'oreille aux prêtres et aux Espagnols ; de laisser choir le gouvernement entre les mains des clercs ; de mettre à la tête de l'Etat des gens de rien. On la raillait sur le dévouement dont elle avait si brusquement animé le comte Thibaud, ce gros homme, ventru et gourd, drôlement tourné pour un amoureux. Enfin c'était le reproche, qui se forma toujours si facilement contre les reines d'origine étrangère, de faire passer l'argent du royaume par delà les frontières. Les serventois de Hue de la Ferté ont donné à ces griefs une vive expression. Le poète s'adresse au roi :

Sire, quar faites mander

Vos barons et accorder ;

Et viegnent avant li per [pairs],

Qui suelent France guier

[Qui ont coutume de gouverner la France],

Et à [avec] lor mainie

Vous feront aïe [aide] ;

Et faites les eters aller

En lor églises chanter.

Quant à Thibaud de Champagne, est-il homme à porter heaume ou haubert ? Mieux lui conviendraient la touaille et le bassin du barbier.

La passion du roi Thibaud pour Blanche de Castille a sa place, non seulement dans notre histoire politique, mais dans notre histoire littéraire. Elle lui inspira des chansons, dont il composait paroles et musique, et qui sont parmi les plus belles de tous les temps. Il lui venait souvent en remembrance du doux regard de la reine, assurent les moines de St-Denis, et de sa belle contenance. Lors si entrait en son cœur une pensée douce et amoureuse. Mais quand il lui souvenait qu'elle était si haute dame, de si bonne vie et si nette qu'il n'en pourrait jouir, si muait — changeait — sa douce pensée amoureuse en grant tristesse. Et pour ce que parfondes pensées engendrent mélancolies, il lui fut loé — conseillé — d'aucuns sages hommes qu'il s'étudiât en beaux sons de vielle et en doux chants délitables — délectables —. Si fit, entre lui et Gasse Bruslé, les plus belles chansons, les plus délitables et les plus mélodieuses qui onques eussent été oïes en chançons et en vielle. Et les fit écrire en la salle à Provins et en celle de Troyes. Et sont appelées les chançons au roi de Navarre. Car le royaume de Navarre lui échut de par son frère qui mourut sans hoir de son corps.

Aux chansons d'amour que Thibaud lui adressait, la reine Blanche aurait répondu, en honnête femme et sur un ton piquant qui maintenait le galant derrière la balustrade.

Thibaud de Champagne était extrêmement gros. Que deviendra, demandait-il à la reine, que deviendra le dieu d'amour quand nous ne serons plus, car si vous veniez à mourir je ne vous survivrais d'un instant ? A Blanche on prête cette répartie :

Par Dieu Thibaut, selon mon escient,

Amors n'est pas por [pour] nulle mort périe ;

Ne je ne sais si vous m'allez gobant

[Si vous vous moquez de moi]

Car trop maigres n'estes-vous encor mie...

Thibaud prétend que, s'il a repris de l'embonpoint c'est qu'il se nourrit d'espérance ; à quoi l'on réplique :

Thibaut taisez ! ne devez commencer

Raison qui soit de tous biens dessevrée.

[Laissez un discours dépourvu d'honnêteté]

Vous le dites pour moi amollier

Encontre vous, qui tant m'avez guilée...

[Qui vous êtes tant moqué de moi...]

Le roi Thibaud n'en rêve pas moins d'embrasser celle qu'il aime :

Je sais fort bien que ma dame aiment cent

Et plus encore... c'est, pour me courroucer,

Mais je l'aim' plus que nul homme vivant :

Si me doint [donne] Dieu son gent corps embrasser...

A quoi Raoul de Soissons réplique. Je voudrais bien vous voir embrasser votre mie ! l'épaisseur de votre ventre dépasse la longueur de vos bras !... Embrasser une femme !... contentez-vous de la regarder !...

Sire, vos avés [avez] mont bien pris

De vostre ami-e resgardcr,

Vostre ventre gros et fassis [farci]

Ne pooit soffrir l'adeser

[Ne vous permettait pas de l'approcher]...

 

Le saint roi.

Louis IX ne fut déclaré majeur qu'à vingt et un ans. Joinville fait de lui un croquis pris à un banquet que le jeune roi donna à Saumur. Il était vêtu d'une cotte de samit ynde — satin violet —, avec un surcot et un manteau de samit vermeil, fourré d'hermine. C'était le costume royal. Joinville ajoute : Il avait un chapel de coton en sa tête qui moult mal lui seyait pour ce qu'il était jeune homme. Le vêtement était très simple à le comparer avec celui des seigneurs assis autour du roi, à celui de Thibaud de Champagne notamment, lui aussi en cotte et mantel de satin, niais avec bandes et fermail d'or et un chapel — couronne — d'or sur la tête. Ainsi Louis IX se montrera toute sa vie sous les plus modestes atours, avant même l'époque où, revenu de la croisade d'Égypte, il adoptera des costumes d'une simplicité excessive. Il portait des robes de cendal — une grosse soie — bleu foncé, enforcié de ses armes, c'est-à-dire de fleurs de lis ; quelquefois du camelin, une étoffe de qualité ordinaire mêlée de laine et de coton, de couleur brune. On remarquait que, non seulement les seigneurs de sa Cour, mais des clercs comme Robert de Sorbon étaient vêtus de plus riche camelin que le roi. Il aimait à répéter qu'on devait s'habiller de telle façon qu'hommes d'âge mûr ne pussent dire qu'on en faisait trop, ni jeunes gens qu'on n'en faisait pas assez.

Marguerite de Provence, qui aimait la parure, se plaignit au roi de ce qu'il s'habillait trop simplement :

Madame, pour vous plaire, je me vêtirai donc d'étoffes précieuses ; mais, de votre côté, vous vous mettrez à mon goût et quitterez vos beaux atours.

Le roi n'entendit plus jamais sa femme l'entretenir de ce sujet.

Saint Louis était de très haute taille. Il dominait son entourage de toute la tête. Onques si bel homme armé ne vis, dit Joinville, car il paraissait dessus toute sa gent dès les épaules en amont. Cette haute stature se retrouvera chez son petit-fils Philippe le Bel et chez son arrière petit-fils Philippe le Long. Il était mince, maigre, légèrement voûté. Il avait clos gestes grêles et doux. Tel le rencontre, en 1248, Fra Salimbene, quand saint Louis s'apprêtait à partir pour sa première croisade. Il était en costume de pèlerin, avec cape et bourdon. A vrai dire, ajoute le religieux italien, on l'aurait pris plutôt pour un moine confit en dévotion que pour un homme de guerre fait au métier des armes...

Saint Louis était blond ; mais il devint chauve de bonne heure. Les contemporains s'accordent sur la douceur de son regard ; ils parlent de ses yeux de colombe. La suave beauté de son visage impressionna les Arabes qui le virent en Égypte.

Deux traits dominent le caractère, la vie, le gouvernement de saint Louis : sa piété et son amour de la justice.

On a défini l'ancienne France une république aristocratique gouvernée par des institutions judiciaires, sous la direction d'un magistrat suprême, le roi. Après l'évolution glorieuse du XIIe siècle, ces institutions ont atteint leur maturité. Voici la France patronale, dont nous avons vu les-germes éclore au Xe siècle, définitivement constituée. Sous le roi, qui assure justice à ses vassaux, et les vassaux qui assurent justice aux arrière-vassaux, la nation vit d'une vie intense et indépendante. En ne s'occupant que de justice, le roi met paix et concorde dans son royaume ; et, par la concorde et la paix, il lui donne gloire et prospérité. Discordes il fuyait, écrit Guillaume de St-Pathus, scandales il esquivait et haïssait dissenssions. Pour laquelle chose les ondes d'assaut de toutes parts furent asserisiées et turbacions au loin chassées.

Cher fils, dira saint Louis à celui qui sera plus tard Philippe le Hardi, cher fils, s'il advient que tu viennes à régner, pourvois lue tu aies ce qui à roi appartient, c'est-à-dire que tu sois si juste que tu ne déclines de justice pour nulle riens qui advenir puisse. S'il advient que aucune querelle, qui soit mue entre riche et pauvre, vienne devant toi, soutiens plus le pauvre que le riche et, quand tu entendras la vérité, si leur fais droit. Et s'il advient que tu aies querelle encontre autrui, soutiens la querelle de l'estrange — d'autrui — devant ton conseil, ne montre pas que tu aimes moult ta querelle jusques à tant que tu connaisses la vérité, car cil de ton conseil pourraient entre craintifs de parler contre toi et ce ne dois-tu pas vouloir.

Le roi, dit Joinville, gouverna sa terre bien et loyalement comme vous entendrez ci-après. Et voici ce gouvernement :

Il avait sa besoigne atiriée de telle manière que messire de Neele — Simon de Nesles — et le bon comte de Soissons — Jean II le Bègue — et nous autres, qui étions entour lui, qui avions ouï nos messes, allions ouïr les plaids de la porte, qu'on appelle maintenant les requestes. Et quand il revenait du moustier — de l'église — il nous envoyait guerre, et s'asseyait au pied de son lit, et nous faisait asseoir entour lui, et nous demandait s'il y en avait nul à délivrer qu'on ne pût délivrer sans lui : et, nous lui nommions, et il les faisait envoyer querre et leur demandait : Pourquoi ne prenez-vous ce que nos gens vous offrent ? Et ils disaient : Sire, ils nous offrent peu. Et il leur disait : Vous devriez bien ce prendre que l'on voudrait faire. Et se travaillait ainsi le saint homme, à son pouvoir, comment il les mettrait en droite voie et raisonnable.

Scènes célèbres qui produiront les requêtes de l'Hôtel quand le mine pourra plus expédier en personne les affaires venues à son palais, absorbé qu'il sera par les occupations de plus en plus nombreuses dont l'agrandissement du domaine royal et le développement de son autorité seront la source.

Après quoi Joinville met sous nos yeux le tableau si connu du bois de Vincennes :

Maintes fois advint que, en été, il — le roi — se allait seoir au bois de Vincennes, après sa messe, et se accostoyait à un chêne et nous fesait seoir entour lui et tous ceux qui avaient à faire venaient parler à lui, sans destourbier d'huissier ni d'autres. Et lors il leur demandait : A-t-il nullui qui ait partie ? Et cil se levaient qui partie avaient et lors il disait : Taisez-vous tous, et on vous délivrera l'un après l'autre. Et lors il appelait monseigneur Perron de Fonteinnes — le célèbre juriste — et monseigneur Geffroy de Villette — bailli de Tours en 1261-62 — et disait à l'un d'eux : Délivrez-moi cette partie. Et quand il voyait aucune chose à amender en la parole de ceux qui parlaient pour lui, ou en la parole de ceux qui parlaient pour autrui, lui-même l'amendait de sa bouche.

A Paris le bon roi en agissait de même. A cette intention il se rendait au Jardin de Paris, c'est-à-dire au jardin du logis du roi — Palais de justice —, à la pointe de la Cité, terrain aujourd'hui occupé par la place Dauphine.

Je le vis aucunes fois en été, dit Joinville, que, pour délivrer sa gent, il venait au Jardin de Paris, cotte de camelot vêtue, un surcot de tyretaine — drap, moitié laine, moitié fil — sans manches, un mantel de cendal — soie épaisse — noir entour son col, moult bien peigné et sans coiffe, et un chapel — en plumes — de paon blanc sur la teste. Et faisait étendre tapis pour nous seoir entour lui ; et tout le peuple, qui avait affaire par devant lui, était entour li en estant — debout — ; et lors les faisait délivrer en la manière que je vous ai dit devant, du bois de Vincennes.

Tel fut essentiellement le gouvernement de saint Louis. Labeur incessant et qui s'étendait du grand au petit, depuis le menu peuple qu'il expédiait à l'huis de son palais ou sous la verte ramure des jardins et des bois, jusqu'aux seigneurs féodaux dont il apaisait les querelles, jusqu'aux bonnes villes où il s'efforçait d'éteindre les dissensions entre patriciens et artisans. Bénis, dit-il, bénis les apaiseurs.

Et comme il ne pouvait être en tous lieux à la fois, dans les innombrables coins et recoins de son royaume, il institua ses célèbres enquêteurs, qui voyageaient par les provinces chargés d'enquérir de la manière dont baillis, sénéchaux et prévôts rendaient la justice. Saint Louis choisit généralement pour ces missions des moines, Frères prêcheurs ou Cordeliers.

La réputation de justicier, que le pieux monarque s'acquit de la sorte, se répandit au delà des frontières. Les princes des marches impériales venaient lui soumettre leurs différends. Désireux de terminer leurs querelles, ils ne s'adressent plus à l'empereur allemand, mais au roi de St-Denis. Bien plus, on voit les étrangers venir en simples particuliers à la Cour du roi, malgré la distance ; venir à Reims, à Paris, à Melun, à Orléans, demander à la main d'ivoire, dont l'action pacificatrice se fait sentir par tonte l'Europe, de mettre fin à leurs différends. Et nous arrivons au fameux dit d'Amiens. Les barons anglais luttaient contre le roi Henri III, qui ne se souciait pas de respecter les Provisions d'Oxford, un acte par lequel la noblesse anglaise avait entouré de nouvelles barrières l'exercice du pouvoir royal. En décembre 1263, les deux partis, fatigués de leurs querelles, s'en remirent à la décision di roi de France. Celui-ci rendit sa sentence à Amiens, le 24 janvier 1264. Elle était toute en faveur de Henri III.

Quelques années auparavant le bon roi avait donné une preuve éclatante de son désir de justice, par la manière dont il avait essayé de terminer définitivement le long conflit entre les couronnes de France et d'Angleterre, ce qui lui avait sans doute valu la confiance du roi et des barons d'outre-Manche.

Profitant des dissentiments qui avaient surgi entre la Cour de France d'une part et, de l'autre. quelques seigneurs du Midi et de l'Ouest, Henri III avait rompu avec Louis IX (16 juin 1242), jugeant l'occasion favorable à la reprise des provinces dont Philippe Auguste avait dépouillé Jean sans Terre. Les Anglais débarquèrent à la Rochelle. Ils se proposaient d'unir leurs forces celles du comte de Toulouse et du comte de la Marche ; mais la victoire remportée par Louis IX, sous les murs de Saintes — et qui est connue sous le nom de bataille de Taillebourg — brisa la coalition (22 juillet 1242). Des trêves furent conclues à Bordeaux ; elles se prolongèrent jusqu'en 1259, date de la paix de Paris. La ratification en fut scellée le 4 décembre. Bien que vainqueur de son rival, saint Louis restituait à la couronne d'Angleterre une partie des conquêtes de Philippe Auguste, le Limousin, le Quercy, le Périgord. Son frère, Alfonse, comte de Poitiers, n'avait pas d'enfants. S'il venait à décéder sans hoirs, le monarque anglais devait encore recevoir l'Agenais et la plus grande partie de la Saintonge, celle qui était située au sud de la Charente. En retour, Henri III renonçait définitivement, et au nom de ses successeurs, à la Normandie, à l'Anjou, à la Touraine, au Maine, au Poitou : de plus il se reconnaissait formellement vassal du roi de France pour les domaines que la couronne anglaise cotiserait en notre pays.

Joinville nous apprend que le Conseil du roi fit la plus vive opposition à ces étonnantes concessions. Sire, dirent les barons à saint Louis, nous nous merveillons moult que votre volonté est telle que vous voulez donner au roi d'Angleterre si grande partie de votre terre que vous et votre devancier — Philippe Auguste — avez conquise sur lui et par son méfait. Dont il nous semble que, si vous entendez que vous n'y ayez droit, que vous ne faites pas bon rendage au roi d'Angleterre, si vous ne lui rendez toute la conquête que vous et votre devancier avez faite ; et si vous entendez que vous y ayez droit, il nous semble que vous perdez ce que vous lui rendez.

A ce répondit le saint roi :

Seigneur, je suis certain que les devanciers au roi d'Angleterre ont perdu tout par droit la conquête que je tiens : et la terre que je lui donne. je ne la lui donne pas pour que je sois tenu à lui ni à ses hoirs, mais pour mettre amour extrême entre mes enfans et les siens, qui sont cousins germains. Et me semble que ce que je lui donne je l'emploie bien, pour ce qu'il n'était pas mon homme, si en entre en mon hommage.

Il n'en est pas moins certain que Louis IX commit en cette circonstance une très grave faute et dont son pays eût été en droit de lui demander un compte sévère. Il rompait d'une manière effrayante avec la politique de son grand-père que. toujours, il eût dû avoir devant les veux ; d'un geste il détruisait tant d'efforts accomplis par les Français de France pour l'unité de leur pays, tant de peines et de souffrances supportées par eux, et p ;-éparait des calamités séculaires ; mais du moins Joinville a-t-il dévoilé les mobiles qui guidèrent le saint roi : et tout d'abord ce besoin d'union, de paix, de concorde. si profondément ancré en lui. Par un mouvement naturel à l'homme, il supposait aux autres un caractère semblable au sien. d'une. même bonté et d'une égale droiture ; il pensait que sa générosité fixerait une paix durable entre les deux pays ; il ne voyait que par sa bonté. Son grand-père, en politique perspicace, eût découvert tout au contraire les germes des discordes futures dans l'accord inique qui était conclu. Saint Louis enfin ne pouvait comprendre que ces institutions féodales, qu'il voyait si bien établies autour de lui, ne tarderaient pas à se lézarder. Il avait consolidé, disait-il, les liens de foi et d'hommage par lesquels les rois anglais étaient soumis aux rois de France, et un vassal ne doit-il pas à son suzerain aide et dévouement ? Mais dans peu d'années ces liens féodaux ne compteraient plus.

Pour bien comprendre les actes de saint Louis sur le trône, il faut encore tenir grand compte de sa foi religieuse. Ce sentiment axait acquis en lui une force dont nous ne pouvons plus que difficilement nous faire une idée. Pour Louis IX la doctrine catholique était la vérité. Le plus léger doute ne pouvait affleurer son esprit. Il était convaincu que. tout auprès de lui, Dieu veillait sur les hommes, assistait ses fidèles, l'aidait lui-même à gouverner. Ainsi Dieu, la religion, le culte saint, formaient le but principal où tendaient ses efforts. Sa mère, Blanche de Castille, l'avait élevé à des pratiques que les gens d'Église eux-mêmes jugeaient excessives. N'est-ce pas Guillaume de Saint-Pathos, le confesseur de la reine, qui nous montre le roi demeurant si longtemps à genoux, les coudes appuyés sur un banc et perdu dans ses prières, que les gens de sa suite, parmi lesquels de nombreux clercs, en bâillaient d'ennui ? D'autres fois, dans sa chambre, des heures durant, il restait prosterné le visage contre terre, absorbé dans ses oraisons ardentes, au point qu'en se relevant il en était tout étourdi, se frottait les yeux et demandait à ses chambellans : Où suis-je ?

Par abstinences, jeûnes et privations, haire et discipline, il en arriva à ruiner sa santé, au plus grand dam des affaires dont il avait charge. Sous l'empire d'une piété extrême il publia contre les blasphémateurs ces terribles édits qui leur faisaient percer la langue d'un fer rouge. Quelques historiens n'ont voulu voir dans ces édits qu'une menace, une formule de malédiction, une manière d'anathème ; mais ces édits ont été appliqués et d'une manière horrible et plus d'une fois au point que les gens d'Église en arrivèrent à les trouver eux-mêmes excessifs. Enfin l'on ne constate pas sans tristesse que saint Louis autorisa l'établissement, dans le Midi de la France, des tribunaux de l'inquisition.

Nous avons dit que Louis IX se dirigea en son gouvernement sur les conseils de sa mère, la reine blanche. Son chambellan, Pierre de Laon, homme d'un grand sens et d'une profonde vertu, eut également grande influence sur ses décisions. Et puis les hommes d'Église.

Saint-Pathus rapporte que, certain jour, à l'issue du Parlement, une bonne femme nommée Sarrette, attendit le roi dans son palais, au pied du grand escalier, et quand il passa près d'elle : Fi ! fi ! lui cria-t-elle. Dusses-tu estre roi de France ? Moult mieux fût que autre fût roi que tu es ; car tu es roi tant seulement des Frères Mineurs et des Frères Prêcheurs et des prêtres et des clercs. Grand dommage est que tu es roi de France et c'est grand'merveille que tu n'es bouté hors du royaume !

Les sergents de garde voulaient jeter la bonne femme à la porte mais le saint roi les en empêcha et, s'approchant d'elle, il lui dit avec son doux sourire :

Certes, vous dites voir : je ne suis pas digne d'être roi. Et se il eût plu à Notre-Seigneur, ce eût été mieux que un autre eût été roi que je, qui mieux sût gouverner le royaume.

Et il ordonna de donner à la bonne femme quelque argent.

Le franc poète Rutebeuf déclarait de son côté haïr les papelards, les pharisiens et toute la gent hypocrite, de noir ou de gris vêtue qui, dans les conseils du roi, remplaçaient les Nayme de Bavière, les sages conseillers rompus à la guerre et aux affaires, glorieux auxiliaires de Charlemagne.

Au reste papelard, saint Louis lui-même ne l'était guère. Sa piété était gaie et de jolie façon. S'il est vrai qu'il interdisait aux chevaliers de chanter dans son palais les chansons légères à entendrechantez-plutôt des cantiques — nous avons vu son goût pour les jongleurs, plus frivole en cela que son grand-père Philippe Auguste qui les avait bannis de la Cour. Après le repas, il différait les lectures pieuses proposées par les moines, leur préférant de gais propos : Il n'est si bon livre après manger que quolibets.

Il interpellait Joinville en présence de Robert de Sorbon : Sénéchal, lequel vaut mieux, prud'homme ou béguin ?

Louis XIV dirait : Honnête homme ou dévot.

Robert de Sorbon se prononçait pour les dévots, tandis que le sénéchal de Champagne exaltait l'honnête homme. Et saint Louis de se ranger à l'avis du second :

Maître Robert, je voudrais bien avoir le nom de prud'homme, mais que je le fusse, et tout le restant vous demeurât ; car prud'homme est, si grande chose et si bonne chose que, rien qu'au nommer, emplit-il la bouche.

Puisqu'aussi bien nous parlons de saint Louis à table, transcrivons le menu d'un diner que le bon roi offrit, dans le réfectoire d'un couvent de moines, à Sens, en 1218, à de nobles convives : à ses trois frères, au cardinal légal et à l'archevêque de Rouen. Fra Salimbene y assista. Au dîner nous eûmes d'abord des cerises, écrit-il, puis du pain très blanc. On nous servit quand et quand d'excellent vin et en grande abondance, comme il convenait à la magnificence royale. Et, selon la coutume des Français, plusieurs s'empressaient d'inviter et de pousser à boire ceux qui ne voulaient pas. Ensuite on nous donna des fèves nouvelles cuites au lait, des poissons et des écrevisses, des pâtés d'anguilles, du riz au lait d'amande saupoudré de cannelle, des anguilles rôties accompagnées de fort bonne sauce, des tourtes et de la caillebotte, enfin quantité de fruits.

Au reste la piété de saint Louis ne l'empêchait pas de tenir tète aux réclamations du clergé. Par occasion le Souverain Pontife trouva en lui un adversaire. Il arriva que le roi fut prié de se rendre en une assemblée de prélats qui se tenait à Paris. A peine fut-il entré que l'évêque d'Auxerre le harangua au nom de ses collègues :

Sire, ces seigneurs, qui cy sont, archevêques, évêques, m'ont dit que je vous dise que la Chrétienté, qui dût être gardée par vous, se périt entre vos mains. Saint Louis, effrayé, se signa. Les excommunications donnaient lieu aux plus grands abus. Il n'y avait localité en France où l'on ne vît quantité d'interdits et le plus souvent pour des motifs d'ordre temporel. Or les prélats désiraient que, par la confiscation de leurs biens, le roi contraignit les excommuniés à donner satisfaction à ceux qui les avaient frappés. Et saint Louis de répondre qu'il en agirait ainsi bien volontiers, mais après qu'il lui aurait été prouvé, dans chaque cas déterminé, que l'interdit avait été prononcé justement. En d'autres termes il exigeait que les causes lui en fussent soumises. Mais à cette prétention les prélats se récrièrent, et comme saint Louis donnait pour exemple le cas du comte de Bretagne, qui avait été injustement excommunié et cela au jugement de la Cour de Rome elle-même, à telle enseigne qu'elle l'avait ensuite absous, les prélats français n'insistèrent pas et se gardèrent de revenir sur leur requête.

Saint Louis, sous l'empire de ses sentiments de piété et de charité, multipliait les fondations de monastères, d'églises, de maisons-Dieu, d'hôpitaux, d'hospices, dont le plus célèbre est demeuré celui des Quinze-Vingts, en faveur des aveugles. Il acquit en 1239, de l'empereur latin de Constantinople, la couronne d'épines, et, en 1249, un morceau de la vraie croix. C'est pour servir d'écrin à la couronne qu'il fit commencer, en 1242, sur les plans de Pierre de Montreuil, la Ste-Chapelle, pur joyau du style gothique. La sublime bâtisse fut terminée en 1248. La construction en avait coûté 40.000 livres, ce qui ferait huit millions de notre temps.

A sa piété se joignait une humilité, à laquelle il se contraignait, car elle ne lui était pas naturelle. Il lavait les pieds aux pauvres, voire aux lépreux. Il les faisait manger à sa table. Dans les réfectoires des couvents, il aimait servir les simples moines. Certain jour, en l'abbaye de Royaumont, les religieux étaient nombreux à table et il y avait peu de serviteurs pour leur porter les plats. Le roi allait à la fenêtre de la cuisine, où il prenait les écuelles remplies d'aliments. Et pour ce que les écuelles étaient trop chaudes, il enveloppait aucunes fois ses mains de sa chape pour la chaleur de la viande — des aliments — et des écuelles, et espandait aucunes fois la viande sur sa chape. Et l'abbé lui disait qu'il honnissait sa chape et le roi répondait : Ne me chaut, j'ai autre.

Mais dans un second monastère, où il exprimait le désir de servir les moines au réfectoire, l'abbé lui conseilla de s'en abstenir : Ce n'est pas affaire de roi : on en parlerait, qui en bien, qui en mal ; à quoi il ne faut donner lieu.

Marguerite de Provence lui adressa une réponse semblable et d'un égal bon sens, le jour où il lui suggéra qu'ils feraient bien tous deux d'entrer en religion ; lui deviendrait moine, elle se rendrait nonnette. Sa femme lui remontra qu'ils avaient mieux à faire, et dans l'intérêt même de la religion, que de s'en aller dans des monastères marmonner des oraisons.

Au reste la canonisation du saint roi et le culte qui lui a été voué, se trouvent amplement justifiés par son exquise bonté. Il dira dans ses Enseignements à la reine de Navarre, sa fille : Chère fille, ayez le cœur débonnaire vers les gens que vos entendez qui sont en mesèse de cœur et de corps, et les secourez volontiers ou de confort ou d'aumône, selon ce que vos pourrez. Conseils que toute sa vie il mit en pratique, et avec une bonne grâce charmante, une courtoisie avenante, avec gaîté, voire avec humour.

On a beaucoup exagéré l'œuvre législative de Louis IX. Le titre d'un recueil de droit, connu sous le nom d'Établissements de saint Louis, a fait illusion. Ce n'est qu'un recueil de coutumes locales, de l'Anjou et de l'Orléanais, auxquelles ont été ajoutées cieux ordonnances, l'une relative à la prévôté de Paris, l'autre à l'interdiction des duels judiciaires. Questions de procédure, la seconde de grande importance il est vrai et qui consignait un sensible progrès dans l'administration de la justice. La partie des Enseignements que saint Louis rédigea pour son fils Philippe le Hardi, et qui a trait aux guerres intérieures, était animée du même esprit. Nous avons vu que les guerres privées, sans cesse renaissantes, consistaient principalement, pour les seigneurs féodaux, à se ravager leurs domaines respectifs. Terrible fléau pour les habitants du plat pays. S'il arrivait qu'il convint faire guerre, dit saint Louis à son fils, commande diligeamment que les pauvres gens, qui n'y sont pour rien, soient gardés que dommage ne leur vienne, ne par ardoir leurs biens, ne par autre manière. Car il appartient mieux à toi que tu contraignes le malfaiteur en prenant ses choses ou ses villes ou ses châteaux par force de siège, que de gâter les biens des pauvres gens.

Saint Louis souffrait d'une maladie chronique sur laquelle Saint-Pathus donne les renseignements suivants. Tout à coup le roi devenait sourd, perdait l'appétit et le sommeil. Il souffrait à en pousser des gémissements. Chacune de ces crises durait de trois à quatre jours, pendant lesquels le malade ne quittait pas son lit. Quand il était sur le point de guérir, sa jambe droite enflait, devenait rouge comme sang ; puis, lentement, elle revenait à son état naturel ; alors le roi était rétabli.

Est-ce le mal dont il souffrait quand, en 1214, il résolut de prendre la croix ? Joinville raconte la scène. Louis IX était en tel meschief que l'une de ses garde-malades lui voulait traire le drap sur le visage et disait qu'il était mort ; mais une autre, qui était à l'autre part du lit, y contredisait et une discussion s'engagea, au cours de laquelle le roi redonna signe de vie. Et si tôt qu'il fut en état de parler, il requit qu'on lui donnât la croix, ce que l'on fit. Un grand mouvement de joie saisit la reine mère quand elle apprit que son fils avait repris connaissance, mais pour faire place à an profond désespoir, quand on lui annonça qu'il s'était croisé. Vainement Blanche de Castille unit-elle ses efforts à ceux de la reine Marguerite, à ceux du confesseur du roi et à ceux des évêques de Paris et de Meaux, pour l'engager à différer tout au moins l'exécution de son projet jusqu'à son complet rétablissement. Saint Louis était un doux obstiné. Seigneur évêque, disait-il à l'évêque de Paris, je vous prie de me mettre sur l'épaule la croix du voyage d'outre-mer.

 

La croisade d'Égypte.

La situation des Chrétiens en Palestine était redevenue critique à la suite de la bataille de Gaza (9 octobre 1244), où les Francs, unis à Melec-Mansour, soudan d'Emesse, avaient été défaits. Gautier de Brienne, comte de Jaffa, y avait été fait prisonnier ainsi que les grands maîtres du Temple et de l'Hôpital. Parlant de cette alliance de Gautier de Brienne avec Melec-Mansour, l'historien arabe, Makrizi, observe que ce fut la première fois que l'on vit les enseignes du Christ flotter dans les mêmes rangs que les étendards musulmans.

Au concile de Lyon (1245) la croisade fut prêchée par Innocent IV. il proclama quand et quand la croisade contre l'empereur Frédéric II qu'il venait d'excommunier ; si bien que Frédéric s'empressa de prévenir le sultan Nedjm-Eddin par un messager déguisé en marchand. Lès croisés firent leurs préparatifs sous les ordres de saint Louis, tandis que les Musulmans organisaient la résistance.

Le roi de France fit appel à ses vassaux, barons et bourgeois. Salimbene le vit parcourir l'évêché d'Auxerre en compagnie d'un Frère mineur qui prêchait la Guerre sainte et donnait la croix à qui s'engageait. Le peuple était de cœur avec le roi.

Vez-ci le tens (temps) ! Dieu vous vient guerre,

Bras entendus de son sanc tains !...

s'écrie Rutebeuf en son magnifique langage.

Les barons témoignaient d'un moindre enthousiasme. Il s'en fallait que tous fussent comme le sire de Joinville. Pour la veille de Pâques (18 avril 1218), il avait mandé ses vassaux. Par une heureuse rencontre le même jour lui naquit un fils, auquel il donna le nom de Jean. Aussi les premiers jours de la semaine furent-ils remplis par des fêtes, des beuveries, des caroles et des chansons. Mais le vendredi, 21 avril, Joinville réunit ses hommes pour déclarer qu'il s'en allait outre-mer et qu'il voulait, avant de partir, réparer les torts qu'il avait pu faire à l'un ou l'autre : sur quoi il s'en rapportait à leur propre jugement.

L'embarquement eut lieu à Aigues-Mortes, le 28 août 1248. Le roi emmenait sa femme et ses trois frères. La flotte devait faire escale en l'île de Chypre, où de grands approvisionnements avaient été préparés. De Chypre le roi se proposait d'aller attaquer l'Egypte. Le plan était bien conçu. Les clés de la Terre Sainte se trouvaient au Caire. En l'absence du roi, la régence du pays de France était confiée à Blanche de Castille.

Des approvisionnements préparés en l'île de Chypre Joinville décrit l'aspect imposant. Les celliers du roi étaient tels que ses gens avaient fait emmi les champs, sur la rive de la mer, grands amoncellements de tonneaux de vin, qu'ils avaient achetés deux ans auparavant, et les avaient mis les uns sur les autres, que quand on les voyait devant il semblait que ce fussent granges. Les froments et les orges, ils les avaient mis par monceaux emmi les champs ; et quand on les voyait, il semblait que ce fussent montagnes ; car la pluie, qui avait battu les blés de long temps, les avait fait germer par dessus, si que il n'y paraissait que l'herbe verte. Or avint ainsi que, quand on les voulut mener en Egypte, l'on abattit les crottes de dessus l'herbe verte et l'on trouva le froment et l'orge aussi frais comme si on Petit nouvellement battu.

La plus grande partie des barons engagés dans la croisade ne s'étaient pas trouvés à Aigues-Mortes, en sorte que le roi dut les attendre en île de Chypre jusqu'au mois de. mai de l'année suivante ; cependant que les Arabes, prévenus, multipliaient leurs moyens de défense. Enfin le vendredi 21 mai 1249, la flotte leva l'ancre.

Magnifique coup d'œil. Dix-huit cents vaisseaux, dont les voiles blanches couvraient la mer d'une multitude de touailles, mille et mille linges dont la blancheur éclatait au soleil sur la grande mer bleue. Les pécheurs arabes qui, en leurs barques taillées en tranches de melons, avaient quitté la côte africaine, prirent de loin la flotte des Chrétiens pour un innombrable vol de mouettes posé à la crête des flots.

Les Français arrivèrent en vue de Damiette, à l'embouchure de l'une des branches du Nil, le 27 mai 1249. Sous les ordres de l'émir Fakhr-Eddin, les Arabes, en ordre de bataille, occupaient le haut de la plage. L'armée musulmane apparaissait en brillant équipage. La noise, écrit Joinville, qu'ils menaient de leurs nacaires — timbales — et de leurs cors sarrazinois était épouvantable à écouter.

Les Français se précipitèrent dans des barques, se hâtèrent vers le rivage. Quand saint Louis vit que l'oriflamme y était arrivée, pris d'impatience il sauta en mer... Ayant de l'eau jusqu'aux aisselles, il marchait, un heaume doré en tête, l'écu au col, une épée en main. Sur la plage, il dépassait les siens de sa haute stature. Un fort escadron de cavaliers turcs fonçaient sur les Francs. Quand nous les vîmes venir, dit Joinville, nous fichâmes les pointes de nos écus ou sablon — dans le sable — et le fust — bois — de nos lances, les pointes vers eux. Maintenant que ils les virent ainsi comme pour aller parmi les ventres, ils tournèrent ce devant derrière et s'enfuirent.

En un court engagement deux lieutenants de Fakhr-Eddin, émirs d'une vaillance renommée, furent tués. Les Arabes se mirent en déroute. Fakhr-Eddin fit passer à son armée le pont de vaisseaux qui conduisait à la rive orientale du Nil. Les Français se trouvaient mai tres de la rive occidentale. L'émir entraîna son armée vers le Sud, jusqu'à Achmoun-Tanah. Les habitants musulmans de Damiette, pris d'épouvante, s'enfuirent à sa suite, abandonnant leurs remparts. Les Français entrèrent dans la ville le G juin 1249, au matin. Ils y trouvèrent un amas considérable d'armes, de machines de guerre et de munitions ; niais les Arabes avaient mis le feu aux bazars où s'entassaient les victuailles.

A la nouvelle de la prise de Damiette, écrit un historien arabe, la consternation fut générale au Caire. On songeait avec douleur combien ce succès devait augmenter leurs forces — des Francs — et leur courage. Ils avaient vu fuir devant eux l'armée musulmane. Ils se trouvaient les maîtres d'une quantité considérable d'armes et de munitions. Le sultan du Caire, Nedjm-Eddin était tombé malade et son état empirait. Lui serait-il possible de prendre les mesures exigées ? Personne ne doutait, conclut l'Arabe, que le royaume ne devînt bientôt la conquête des Chrétiens.

Le premier soin de saint Louis fut d'envoyer un message au sultan pour l'engager à faire la paix et à adorer la vraie croix, Nedjm-Eddin répondit :

Au nom de Dieu tout-puissant et miséricordieux, le salut soit sur notre prophète et sur ses amis ! J'ai reçu votre lettre : elle est remplie de menaces et vous faites trophée du grand nombre de vos soldats. Ignorez-vous que nous savons manier les armes et que nous avons hérité de la valeur de nos aïeux ! Nul n'a jamais eu l'audace de nous attaquer, qu'il n'ail éprouvé notre supériorité. Rappelez-vous nos conquêtes. Nous avons chassé les Chrétiens des pays qu'ils possédaient ; les villes les plus fortes sont tombées en notre pouvoir. Et pensez à ces paroles de l'Alcoran : Ceux qui combattront injustement périront.

Tout malade qu'il était, le sultan prit les mesures les plus énergiques. Il fit étrangler cinquante de ses officiers coupables d'avoir abandonné Damiette ; il se fit transporter à bord d'un vaisseau de guerre, sur lequel il descendit le Nil, à la rencontre des croisés, jusqu'à Mansourah ; il fit gréer les vaisseaux disponibles, les bouda de soldats et de munitions ; il fit travailler aux fortifications de la ville. Arabes et Bédoins accoururent à son appel. A Damiette saint Louis tenait conseil. Le comte de Bretagne et les principaux barons pensaient que le mieux serait de s'emparer d'Alexandrie, un port bien défendu, bien abrité, et où les vaisseaux, qui apporteraient des vivres à l'ost, trouveraient un mouillage propice. Mais le comte d'Artois, frère de saint Louis, fut d'avis de marcher directement sur le Caire. Et dit ainsi que qui voulait tuer le serpent, il lui devait écraser le chef. Et saint Louis se rangea à cette opinion que son frère avait été à peu près seul à soutenir.

Et cet avis n'eût peut-être pas été le plus mauvais si le roi s'était décidé à marcher immédiatement sur le Caire, en profitant du désarroi où la défaite avait mis les Sarrazins. Mais on traînailla à Damiette. où l'on vit se reproduire le relâchement qui, en des circonstances semblables, avait énervé les précédentes croisades : des festins, des orgies ; après des efforts surhumains, un débordement de luxe et de plaisirs. Les barons se prirent à donner les grands mangers et les outrageuses viandes. La soldatesque tomba dans des excès semblables et de pire espèce. Joinville ajoute que, par cupidité, les seigneurs croisés louèrent à des prix élevés les magasins et le droit d'avoir étal dans la ville, en sorte que les marchands des pays méditerranéens renoncèrent à venir approvisionner l'ost. Déjà les Turcs, sur leurs chevaux rapides, faisaient des escarmouches dans la plaine de Damiette, où ils surprenaient des Français en groupes isolés. Des prisonniers chrétiens furent amenés au Caire.

Nedjm-Eddin, qui dirigeait la résistance, expira en novembre 120, dans sa quarantième année, après avoir désigné pour son successeur son fils Touran-Chah, qui résidait à Damas.

Saint Louis apprit la mort du sultan, malgré les précautions des Sarrazins pour la cacher. Il rassembla aussitôt ses troupes et ordonna de marcher sur le Caire. Il vint camper à Fariskour, sur la rive orientale du Nil, à treize milles de Damiette. Le 13 décembre, les Français étaient à Bermoun, à douze milles de Mansourah. L'émir Fakhr-Eddin avait pris le commandement des Musulmans sous la régence de la sultane favorite de Nedjm-Eddin, en attendant l'arrivée du nouveau sultan ; il envoyait des lettres aux habitants du Caire pour les prévenir de l'approche des Français. Le trouble était dans la ville dont les habitants faisaient leurs préparatifs de départ. Les Français pouvaient croire au succès de leur expédition. Ils parurent devant Mansourah. Ils étaient séparés des Sarrazins par l'un des bras du Nil, celui que Makrizi appelle le bras d'Achmoun. Les croisés dressèrent leur camp, qu'ils fortifièrent, et entourèrent de fossés. Ils construisirent des machines de guerre, mangonneaux et trébuchets, et des tours mouvantes d'où ils lançaient des projectiles sur les Sarrazins. Pour les ravitailler, des bateaux montaient et descendaient le fleuve, jusqu'à Damiette. L'eau du Nil, délicieuse à boire, leur était d'un grand secours. Les croisés, à l'imitation des Arabes, la mettaient dans des vases en terre poreuse nommés des alcarazzas, qu'ils accrochaient à l'extérieur de leurs tentes. Par l'évaporation l'eau fraîchissait dans les vases, ce que le bon Joinville, ignorant des lois de la physique, attribue aux qualités merveilleuses de l'eau du Nil.

Impatient d'en venir aux mains, saint Louis résolut de jeter une chaussée par-dessus le bras du fleuve ; travail immense et que les Musulmans rendirent inutile en creusant le sol sur la rive orientale à mesure que les Français poussaient leur entreprise. D'un camp à l'autre, par-dessus les eaux du Nil, croisés et Sarrazins s'accablaient de leurs engins meurtriers. Les Sarrazins se servaient de pigeons voyageurs ; ils connaissaient l'usage du feu grégeois, voire de la poudre à canon comme tendrait à l'indiquer ce passage de Joinville tant discuté :

Nos esteingnours — ceux des nôtres qui étaient chargés d'éteindre — furent appareillés pour éteindre le feu ; et, pour ce que les Sarrazins ne pouvaient tirer — directement — sur eux, pour les deux ailes des pavillons que le roi y avait fait faire, ils tiraient tout droit vers les nues, si que les pylets — traits — leur cliéaient tout droit vers eux. La manière du feu grégeois était telle que il venait bien devant aussi gros comme un tonneau de verjus, et la queue du feu, qui partait de lui, était bien aussi grande comme un grand glaive. Il faisait telle noise [bruit] au venir, que il semblait que ce fût la foudre du ciel ; il semblait un dragon qui volât par l'air. Tant jetait grande clarté, que l'on voyait aussi clair, parmi l'ost, comme se il fût jour, pour la grand'foison du feu qui jetait hi grande clarté. Trois fois nous jetèrent le feu grégeois, ce soir, et le nous lancèrent à l'arbalette à tour.

Que pouvait bien être ce feu grégeois qui traversait l'air avec un bruit pareil à celui de la foudre ?

Les croisés étaient impatients d'un combat corps à corps, la seule lutte où ils pouvaient espérer triompher. Ils se désolaient en constatant la vanité de leurs efforts à jeter une digue sur la branche d'Achmoun, quand un Bédoin, pour une forte somme d'argent, leur révéla un gué, non loin de Mansourah. Les Francs y passèrent le 8 février 1250. Quatorze cents cavaliers franchirent le bras du fleuve et, après avoir mis en fuite quelques groupes de Sarrazins qui s'étaient portés à leur rencontre, ils attaquèrent. Mansourah avec une telle furie que, d'un élan, ils pénétrèrent dans la ville.

Au bain, Fakhr-Eddin se faisait teindre la barbe. En bête, il s'habille, saute à cheval, essaye de rassembler ses soldats, niais il tombe percé de coups au milieu d'un groupe de croisés. Les Sarrazins fuient de toute part ; les Francs les poursuivent sur la route du Caire, au delà de Mansourah. Des pigeons voyageurs annoncèrent le désastre aux habitants du Caire et bientôt les premiers fuyards venaient le confirmer. Toute la nuit les portes du Caire restèrent ouvertes aux habitants qui se sauvaient affolés. Joinville montre saint Louis, à la tète de ses chevaliers, s'avançant à grand bruit de trompes et nacaires — timbales —. Par-dessus tous les cimiers brille son heaume surmonté de deux fleurs de lis d'or, se coupant à angle droit ; dans sa main une épée étincelle.

Il avait pénétré dans Mansourah, où le sultan Touran-Chah était arrivé la veille, venant de Damas. Déjà le roi de France avait franchi le seuil de son palais. Saint Louis croyait tenir la victoire : le sultan prisonnier, la route du Caire dégagée, la capitale de l'empire musulman sans défense, entre ses mains.

Les historiens arabes reconnaissent que si les chevaliers français avaient pu tenir jusqu'au moment où leur infanterie eût à son tour passé le Nil, les Musulmans étaient perdus. Alors se produisit un tragique revirement. Sous la conduite de Bibars-Eboudakdari, qui serait bientôt roi d'Egypte, les cavaliers baharites, les fameux Mameluks, reprirent l'offensive. Une partie des Français poursuivaient les fuyards sur la route du Caire. Ceux qui restaient dans la ville furent assaillis. Les habitants unirent leurs efforts à ceux des soldats. Du haut des toitures plates, ils jetaient sur les Francs, pressés dans les rues étroites, des poutres, des pierres, des vases de terre, qui les faisaient choir et les froissaient sous leurs dures armures. Joinville encore trace le tableau de ces grands chevaliers, bardés de fer, sur leurs lourds destriers, assaillis par les Sarrazins agiles et qui, de loin, lançaient sur eux des multitudes de traits aigus. Six Turcs avaient saisi le cheval du roi à son frein, s'efforçant de l'entraîner, mais saint Louis s'en délivra à grands coups d'épée. Quand les chevaliers, qui avaient poursuivi les fuyards sur la route du Caire, revinrent dans Mansourah, enivrés de leur victoire, leurs camarades ne songeaient plus qu'à sauver leur vie. Le comte d'Artois, le sire de Coucy, le sire de Salisbury, Guillaume Longue-Epée étaient morts. Les Français battaient en retraite : la fleur de leur chevalerie avait péri. Un second pigeon voyageur, écrivent les historiens arabes, porteur de la nouvelle de la victoire remportée sur les Francs, rendit le calme à la ville — le Caire — ; la joie succéda au désespoir ; chacun se félicitait ; spontanément s'organisèrent les réjouissances publiques.

Après avoir repassé le Nil, les Français se renfermèrent à nouveau dans leur camp, où ils ne tardèrent pas à souffrir cruellement de la disette. Vainement ils attendaient les bateaux qui, en remontant le fleuve depuis Damiette, devaient venir les approvisionner. Voici cc qui s'était passé.

Touran-Chah avait fait construire plusieurs bateaux démontables. A dos de chameaux, par la plaine sablonneuse, il les avait fait transporter en aval ; où il les avait fait ragencer et remettre à l'eau. Ces vaisseaux, chargés d'hommes armés, arrêtaient les nefs pleines de victuailles qui, de Damiette, remontaient vers l'ost des croisés. Les communications entre le camp des Français et Damiette furent interrompues ; bientôt la disette la plus terrible se lit sentir dans leur armée.

Les croisés ne pouvaient comprendre pourquoi aucun vaisseau ne leur arrivait plus de Damiette. Nous ne sûmes onques nouvelles de ces choses, écrit Joinville, jusques à tant qu'un vaisselet au comte de Flandre, qui échappa d'eux par force d'eau, le nous dit et que les galies — vaisseaux — du soudan avaient bien gagné quatre-vingts de nos galies, qui étaient venues devers Damiette, et tué les gens qui étaient dedans.

La disette, qui condamnait à une alimentation misérable, engendra sous les rayons du ciel africain l'affreuse maladie des camps. la dysenterie. Un grand convoi de trente-deux bateaux chargés de vivres fut encore intercepté par les Musulmans le 16 mars (1250). À cette nouvelle un immense découragement s'empara des croisés. Saint Louis proposa des trêves à Touran-Chali : l'échange de Damiette contre Jérusalem. Le sultan, persuadé que les Chrétiens étaient perdus, rejeta ces propositions.

Les corps des hommes tués dans la journée du 8 février empestaient l'ost. Les cadavres, écrit Joinville, vinrent au-dessus de l'eau... flottant jusques au pont entre nos deux osts d'armée des Sarrazins et celle des Français, et ne purent passer pour ce que le pont joignait à l'eau. Si grand'foison en y avait que tout le fleuve était plein de morts d'une rive à l'autre, et, de long, le jet d'une pierre menue.

Le mardi, 5 avril, au soir, le roi donna le signal de la retraite sur Damiette. En des barques, les malades devaient descendre le fleuve, mais les Musulmans organisèrent la poursuite. Sur les rives du Nil, ils massacrèrent les malades, dans la nuit, à la lueur des incendies allumés. Un nouveau combat s'engagea à la hauteur de Fariskour. C'est la deuxième bataille de Mansourah (5-6 avril 1250). Refoulés de toute part, les Français se retirèrent en un village nominé Minieh, qui occupait le haut d'un monticule de sable. Saint Louis, très malade, chevauchait un petit roncin — cheval de trait — couvert d'une poussine de soie. Il était coiffé d'un bonnet écarlate, bordé de petit-gris. Derrière lui, dit Joinville, il ne demeura de tous chevaliers, ne de tous sergents, que messire Geffroy de Sergines, lequel amena le roi au Kazel (village) de Minieh, en telle manière que le roi me conta que messire Geffroy de Sergines le défendait des Sarrazins, aussi comme le bon valet défend le hanap de son seigneur des mouches ; car toutes les fois que les Sarrazins l'approchaient, il prenait son épée qu'il avait mise en l'arçon de sa selle, et la mettait dessous son aisselle et leur courait sus et les chassait loin du roi. Et ainsi mena le, roi jusques au Kazel, et le descendirent en une maison...

D'autre part Joinville nous montre Gaucher de Châtillon luttant seul, en une venelle du village, contre les Turcs qui l'assaillaient :

Cette rue passait toute droite parmi le Kazel (village) si que ou voyait les champs d'une part et d'autre. En cette rue était messire Gaucher de Châtillon, l'épée au poing, toute nue. Quand il voyait que les Turcs se mettaient en cette rue, il leur courait sus, l'épée au poing, et les flatoit hors du Kazel ; et au fuir que les Turcs faisaient devant lui, eux, qui tiraient aussi bien devant comme derrière, le couvrirent de traits. Quand il les avait chassés hors du Kazel, il se desflichoit de ces traits qu'il avait sur lui, et remettait sa cotte d'armes et se dressait sur son étrier et étendait les bras avec l'épée et criait : Châtillon ! chevaliers ! où sont mes preudomes ?

Hélas ! ses prudhommes étaient tués ou prisonniers.

Quand il se retournait et voyait qua les Turcs étaient entrés par l'autre chef, il leur recourait sus, l'épée au poing, et les en chassait ; ainsi fit-il par trois fois en la manière dessus dite.

Entouré de quelques fidèles, le roi de France, s'était réfugié dans la maison d'Abi-Abdaellah, seigneur de Minieh. Affaibli par la dysenterie, il s'évanouit à plusieurs reprises. On le coucha au giron d'une bourgeoisie de Paris, aussi comme tout mort.

L'historien arabe Saad-Eddin, ainsi que Joinville et Saint-Pathus, rapportent que lorsque le roi de France revint à lui, il aurait pu se sauver, soit qu'on le mît à dos de cheval, soit par bateau, comme le fit le légat du pape ; mais il ne voulut pas abandonner les siens, restant parmi eux jusqu'au dernier moment. Enfin le bon roi se rendit prisonnier entre les mains de l'eunuque Djemad-Eddin-Muhsun-El-Sahil.

Saint Louis fut chargé de chaînes et son frère Alfonse de Poitiers. Ils furent enfermés ensemble, à Mansourah, dans la maison d'Ibrahim-ben-Lokmar, secrétaire du Sultan, sous la garde de l'eunuque Sahil. Dix mille Français avaient péri en cette journée, tandis qu'à peine une centaine de Musulmans y avaient trouvé la mort.

Le roi de France, écrit un Arabe, fut embarqué sur le Nil dans un bateau de guerre. Il était escorté d'un nombre infini de barques égyptiennes qui le menaient en triomphe, au son des timbales et des tambours. Sur la rive, l'armée égyptienne s'avançait jouxte la flotte. Les prisonniers suivaient l'armée, les mains liées. Sous les murs de Damiette, les Musulmans se trouvèrent embarrassés d'un trop grand nombre de prisonniers. La nuit, par groupes de trois ou quatre cents, ils les amenèrent sur le bord du Nil et, après leur avoir coupé la tète, les précipitèrent dans le fleuve.

Le sultan ne permit à saint Louis de conserver auprès de lui que son seul cuisinier, Ysembart. Celui-ci lui préparait ses repas, principalement composés de gàteaux, de pain et de viande Les dents du roi lui branlaient dans la bouche ; il était si maigre que les os de l'échine du dos semblaient tout aigus ; il était si faible qu'Ysembart devait le porter d'un siège à l'autre ; mais sa force de caractère ne mollissait pas.

Enfin on traita de la rançon. Damiette serait rendu en échange de la personne du roi ; quant aux autres prisonniers faits par les Sarrazins, leur rachat fut fixé à la somme globale de 500.000 livres, environ cent millions de valeur actuelle.

A peine le traité avait-il été conclu, qu'éclata parmi les Sarrazins une révolution de palais. La sultane favorite, Chageret-Eddin, veuve Nedjm-aldin, avait exercé la régence jusqu'à l'arrivée de Touran-Chah. Une discussion éclata à propos d'une reddition de compte. Le nouveau sultan montrait un caractère ombrageux. La sultane lia partie avec le chef des mameluks, Bibars. Le 2 mai 1250, saint Louis était sous sa tente avec son frère, quand éclata au dehors un grand vacarme. Les conjurés attaquaient le sultan Celui-ci se réfugia au haut d'une tour de bois sur les bords du Nil. Les mameluks y mirent le feu. Touran-Chah, du sommet de la tour, se précipita dans le fleuve où il fut achevé à coups de flèches. La sultane Chageret-Eddin fut déclarée reine d'Egypte. Elle était la première esclave qui eût régné sur le pays. Après l'avoir achetée, Nedjm-Eddin s'était attaché à elle. Bibars, le chef des mameluks, lui succéda sur le trône. Il fondait un pouvoir nouveau, celui de cette garde militaire qui avait entouré les sultans, jusqu'à ce jour où elle s'empara du pouvoir. Les mameluks ont dominé en Égypte jusqu'au XIXe siècle.

Et l'on passa à l'exécution du traité conclu. Les journées des 7 et 8 mai furent employées à verser aux Sarrazins une partie de la rançon. Dans la suite il fallut encore verser trois cent mille livres. A en croire les instructions données quelque cent ans plus tard (1360) aux commissaires chargés de lever les deniers pour la rançon du roi Jean, les frais occasionnés par l'expédition d'Egypte et par le rachat des prisonniers, produisirent en France un tel appauvrissement dans le royaume, qu'on fut contraint d'y fabriquer une monnaie de cuir. Et en a encore d'icelle en la tour du Louvre, ajoute le rédacteur de la circulaire.

Saint Louis fit voile vers la Palestine qu'il conservait l'espoir de délivrer, tandis que son départ inspirait au poète arabe Essahib-Giemal-Edden-ben-Maboub des vers qu'on a traduits ainsi :

Portez au roi de France, quand vous le verrez, ces paroles tracées par un partisan de la vérité :

Vous avez abordé en Égypte, comptant vous en emparer ; vous vous étiez imaginé qu'elle n'était peuplée que de lâches, vous qui n'êtes qu'un tambour rempli de vent

Vous croyiez que le moment de ruiner les Musulmans était venu et, par cette fausse idée, se sont effacées à vos yeux les di fficul tés,

Vous avez abandonné vos soldats dans les plaines de l'Égypte, où leurs tombes se sont ouvertes sous vos pas.

Que reste-t-il des soixante-dix mille qui vous accompagnaient ? Des morts, des blessés, des captifs.

Que Dieu vous inspire Souvent de pareils desseins ; ils causeront la ruine des Chrétiens et l'Égypte n'aura plus rien à redouter de leur fureur.

Sans doute vos prêtres vous annonçaient des victoires !

Rapportez-vous-en à un oracle plus éclairé :

Si le désir de vengeance vous pousse à retourner en Egypte, il vous assure que la maison de Lockmar — où saint Louis fut gardé prisonnier — est encore debout, que la chaîne est prête et que l'eunuque — qui gardait saint Louis — est éveillé.

Saint Louis resta quatre années en Palestine, réparant ou bâtissant des forteresses, Acre, Jaffa, Césarée, Sidon. On le voyait mêlé aux maçons, portant les pierres et les hottées de chaux vive. Le bon roi prit souvent part aux combats qui se multipliaient autour de Saint-Jean-d'Acre. En personne il portait les corps pourris et tout puants pour mettre en terre ès fossés. Il fit offrir, par messagers, au roi d'Angleterre de lui donner la Normandie et le Poitou s'il voulait venir se joindre à lui, avec ses hommes d'armes, en Asie Mineure. L'œuvre de Philippe Auguste en eût été anéantie. Heureusement pour la France, la proposition fut rejetée.

Sur la fin de novembre 1252, Blanche de Castille, régente du royaume en l'absence de son fils, mourut à Paris. Quand la nouvelle en parvint à saint Louis, il comprit que son devoir le rappelait enfin parmi ses sujets. Ce ne fui cependant que le 24 avril 1251, qu'il se rembarqua pour la France avec femme et enfants.

Il est difficile, à si grande distance, de juger l'œuvre de saint Louis en Egypte et en Syrie. Que si le succès ne répondit pas à ses efforts, du moins ces efforts n'ont pas été stériles. En Égypte, saint Louis laissa les grands souvenirs qui ont produit, sur la terre des Pharaons, des conséquences si glorieuses pour le nom français, actives encore de nos jours : en Syrie, il raffermit pour un demi-siècle, le pouvoir chancelant des princes chrétiens contribuant, là aussi, au durable maintien de l'influence française.

 

Le retour en France.

Rentré en France, saint Louis visita quelques parties de son royaume, pour s'enquérir de la manière dont la justice y était rendue. Il put y constater les sacrifices que le pays avait dû s'imposer pour faire face à l'expédition d'Égypte.

La piété du roi s'accentue, et son humilité et sa charité. Il ne s'habille plus que de couleur sombre, en bleu foncé, en brun, en noir. Les étoffes de ses robes sont de laine ou de camelin vulgaire ; les fourrures en sont de prix médiocre, c'est du daim, du lièvre ou de l'agneau. Il se restreignait également sur sa table, faisant manger les pauvres dans sa chambre et les servant lui-même.

Poursuivant son rôle de conciliateur, il passa avec le roi d'Aragon un traité semblable à celui qu'il avait passé avec le roi d'Angleterre. On y trouve le même désir de concorde, la même soif de justice (traité de Corbeil, 11 mai 1258). En échange des prétentions que le roi d'Aragon élevait sur diverses provinces de France, saint Louis renonça aux revendications de sa couronne sur le Roussillon et sur le comté de Barcelone. Le roi d'Aragon ne conserva en France que la suzeraineté de Montpellier. Isabelle, fille de Jacques Ier d'Aragon, épousa Philippe, fils de saint Louis, qui serait un jour Philippe III, et le prince espagnol céda à sa cousine Marguerite, femme du roi de France, ses droits sur la Provence, et au roi de France lui-même, ses prétendus droits sur le Languedoc.

Enfin en 1262 se plaçait un événement, dont les contemporains ne pouvaient encore découvrir les conséquences. Un pape français, Urbain IV, fit proposer à saint Louis, par un de ses notaires, Albert de Parme, le royaume de Sicile, considéré comme un fief du Saint Siège. Louis IX déclina les offres du Souverain Pontife pour lui et pour ses enfants ; mais Charles d'Anjou, son frère, les accepta : origine de ces expéditions italiennes qui solliciteront les Français deux siècles durant et leur coûteront tant d'efforts, de sang et d'argent.

 

La croisade de Tunis.

La délivrance des lieux saints demeurait la préoccupation constante du roi. Le 23 mars 1267, fête de l'Annonciation, devant une nombreuse assemblée de hauts barons, en présence du légat du pape, saint Louis, selon l'usage des rois de France, prit lui-même la parole et exposa à ses barons les raisons qui militaient en faveur d'une nouvelle croisade. De ce jour il ne cessa d'y penser. Le roi mit trois années à préparer cette expédition nouvelle ; niais il était très souffrant et c'est avec désespoir que ses auxiliaires les plus dévoués le voyaient s'obstiner dans ses résolutions. Joinville l'écrit avec force : Ils commirent péché mortel ceux qui lui conseillèrent la croisade ; parce que tout le royaume était en bonne paix et lui-même avec tous ses voisins... grand péché firent ceux qui lui conseillèrent la croisade, vu la grande faiblesse de son corps. Il ne pouvait supporter d'être transporté en voiture, ni de chevaucher. Sa faiblesse était si grande qu'il souffrait que je le portasse entre mes bras de l'hôtel du comte d'Auxerre ; jusques aux Cordeliers, où je pris congé de lui. Et, si faible comme il était, s'il fût demeuré en France, pût-il encore avoir vécu assez et fait moult de bien et de bonnes œuvres.

Mais quand, en sa paisible obstination, saint Louis avait pris un parti, il devenait difficile de l'en détourner. Il pressait Joinville de s'embarquer avec lui. Le bon sénéchal refusa et les raisons qu'il en donne sont intéressantes à noter : Comme j'avais été au service de Dieu et du roi outre-mer — croisade d'Égypte — les sergents du roi de France et du roi de Navarre — comte de Champagne — m'avaient détruit ma gent et apauvrie... Et leur disais — à saint Louis et au comte de Champagne qui le pressaient de se croiser — que si je voulais ouvrer au gré de Dieu, que je demeurerais cy pour mon peuple aider et défendre ; car si je mettais mon corps en l'aventure... là où je voyais tout clair que ce serait au mal et au dommage de ma gent, j'en courroucerais Dieu, qui mit son corps pour son peuple sauver.

Ces lignes sont précieuses : elles montrent comment, durant la croisade, les gens du roi, profitant de l'absence des seigneurs, continuaient d'étendre sur leurs domaines l'autorité souveraine ; elles montrent aussi tous les services que les seigneurs pouvaient encore rendre à leurs tenanciers, quand, demeurant au milieu d'eux, ils s'occupaient avec zèle de leurs intérêts comme le bon sire de Joinville.

La flotte royale leva l'ancre, à destination des côtes d'Afrique, le 1er juillet 1270. Par son frère, Charles d'Anjou, — titulaire du royaume de Sicile — le roi s'était laissé convaincre de porter ses armes en Tunisie, afin d'y détruire dans leurs repaires les pirates barbaresques qui infestaient la Méditerranée. Les circonstances, lui paraissaient d'ailleurs favorables à une attaque, car le pays était affaibli par une affreuse disette. Le 21 juillet, saint Louis abordait en vue de Tunis et mettait le siège devant la ville.

Les Français fortifièrent leur camp. Le manque d'eau leur imposait de grandes souffrances. Des hauteurs voisines, les Arabes, par d'énormes machines, soulevaient des nuages de sables brûlants qui venaient se répandre sur les campements des croisés. Il est impossible de ne pas penser aux gaz asphyxiants des Boches. Et la peste fit son apparition. Néanmoins, sous les murs de la ville, les Français remportèrent une victoire brillante et déjà les Tunisiens désespéraient de leur sort, quand. le 25 août 1270, le saint roi mourut sous sa tente, succombant à une extrême faiblesse, aggravée de dysenterie. Il expira sur un lit de cendres, les mains jointes, les yeux au ciel.

Son règne est demeuré l'un des plus populaires de notre histoire. Il correspondit à l'époque où les institutions féodales, dont la royauté formait la clé de voûte, atteignirent leur maturité. Or ces institutions nul ne les a mieux personnifiées, ni plus complètement que saint Louis : nous avons essayé de montrer qu'elles étaient essentiellement fondées sur l'exercice de la justice, sur l'amour et le dévouement réciproque. Et cette circonstance a peut-être fait, plus que toute autre cause, la grandeur de ce règne et sa beauté.

 

Le fils de saint Louis.

Philippe III dit le Hardi, qui succéda sur le trône à saint Louis, son père, était comme lui pieux et bon ; généreux, il donnait aux pauvres et s'entourait d'hommes d'Église. Plus encore que son père, il avait les allures d'un moine couronné, malgré la passion que lui inspira sa seconde femme, Marie de Brabant. Au début de son règne il fut dominé par son favori, le chambellan Pierre de la Broce, qui succomba sous des intrigues de Cour et fut pendu en juin 1278. Après quoi, Mathieu, abbé de St-Denis, eut la direction du gouvernement. Cet abbé continua les traditions de saint Louis, dont il avait été l'un des conseillers.

A la mort d'Alfonse de Poitiers, frère de Louis IX, son immense héritage, par défaut d'hoirs, revint à la couronne de France ; mais le roi d'Angleterre, Henri III, lit valoir des prétentions fondées sur le traité de Paris (1259). Après sa mort (1272), elles furent reprises par son fils Édouard Ier, l'un des princes les plus remarquables qui aient occupé le trône d'Angleterre. Conformément aux engagements pris par son père, Philippe III remit l'Agenais au monarque anglais (traité d'Amiens, 23 mai 1273). Une autre partie de l'héritage d'Alfonse, le Comtat-Venaissin, était cédée au Souverain Pontife.

La fin du règne fut marquée par l'expédition d'Aragon, dont on trouve l'origine dans la rivalité qui éclata en Sicile entre Pierre III d'Aragon et Charles d'Anjou. A l'instigation des émissaires espagnols, se produisit l'insurrection des Vêpres siciliennes où les Français furent massacrés ; bientôt après ta flotte catalane triomphait de celle de Charles d'Anjou ; Pierre d'Aragon se faisait proclamer roi de Sicile. Le pape Martin IV était de naissance française. Il déclara Pierre d'Aragon privé de sa couronne et délia ses sujets du lien de fidélité. Philippe III accepta le royaume d'Aragon des mains pontificales. Restait à le conquérir. L'expédition contre Pierre III excommunié prit la forme d'une croisade. On a dit avec raison que la campagne de 1285, en Espagne, a été la première guerre de conquête entreprise par les rois de France hors de leurs frontières naturelles. Philippe III fit passer les Pyrénées à une armée imposante. Le 28 juin il mettait le siège devant Girone. Un grave revers pour le roi de France fut la destruction, par Roger de Loria, de sa flotte de ravitaillement (4 septembre). Philippe III fut atteint de la maladie de l'ost ; Girone fut pris, ruais l'armée dut battre en retraite, l'état du roi empirant de jour en jour. Le fils de saint Louis mourut sur le chemin de Paris, à Perpignan, le 5 octobre 1285.

 

SOURCES. Joinville, Vie de saint Louis, éd. N. de Wailly, 1881. — G. de St-Pathus, Vie de saint Louis, éd. Delaborde, 1889. — Makrizi, Hist. de l'Egypte, trad. Blochet. — Les Établissements de saint Louis, éd. Viollet, 1881-86, 4 vol.

TRAVAUX DES HISTORIENS. Edg. Boutaric, Saint Louis et Alfonse de Poitiers. 1870. — H. Wallon, Saint Louis et son temps, 1875, 2 vol. — Elie Berger, Hist. de Blanche de Castille. 1895. — Ch.-V. Langlois dans l'Hist. de Fr., dir. Lavisse III1, 1901. — L. Brehier, L'Eglise et l'Orient au M. A., les Croisades, 2e éd., 1907. — Ch.-V. Langlois, Le Règne de Philippe le Hardi, 1887.