LE MOYEN ÂGE - LA FRANCE FÉODALE

 

CHAPITRE XI. — LES CATHÉDRALES.

 

 

Le style roman, Xe et XIe siècles. Le style gothique naît dans l'Ile-de-France au XIIe siècle. La plupart des cathédrales ont été construites par les soins des évêques. Enthousiasme populaire. Les éléments essentiels du style gothique : l'ogive, l'arc en tiers-point, l'arc-boutant. La décoration des églises gothiques : elle est un enseignement pour le peuple. Les sculptures. Les vitraux. Influence artistique et littéraire de la France, en Europe, au XIIe siècle.

 

Au début du XIe siècle, les chroniqueurs signalent le zèle des fidèles à reconstruire les oratoires dans un style nouveau. Vers l'année 1002 ou 1003, écrit Raoul le Glabre, on se mit partout à rénover les églises et, bien que nombre d'entre elles tussent encore en bon état, c'était une émulation à élever des constructions nouvelles, plus belles les unes que les autres. Il semblait que le monde rejetât sa vétusté pour se vêtir fraîchement d'une parure de sanctuaires blancs ; blancs sanctuaires au haut desquels brillait déjà, en son plumage doré, le coq gaulois.

Presque toutes les églises épiscopales furent alors rebâties, un grand nombre d'églises conventuelles et jusqu'aux chapelles rustiques. A vrai dire, il en était de singulièrement exiguës. Nous savons, par la lettre d'un archevêque d'Aix (XIe siècle), que l'oratoire, sur l'emplacement duquel il fit construire sa cathédrale, ne pouvait contenir qu'une dizaine de fidèles : ce qui fait penser aux oratoires russes les plus fréquentés de notre temps.

De ce besoin général de rénovation naquit, au XIe siècle, le style roman. De droite et de gauche déjà, on s'était essayé à des constructions qui transformeraient l'art de bâtir. La paix relative amenée par l'organisation féodale, lui donna son essor.

Ce qui caractérise le style roman, c'est l'emploi des voûtes de pierre qui se substituent à l'appareil légué par les Romains, c'est-à-dire aux plafonds plats en charpente et aux toitures appuyées sur bandeaux. La plate-bande des basiliques est remplacée par l'arc portant sur des colonnes. Ce qui ne tarda pas à produire les églises à plusieurs étages de fenêtres, au lieu de la basilique romaine, qui ne prenait jour que sur un étage.

Les églises romanes ont encore un aspect trapu. Au fond de la place ornée de quinconces, elles se tiennent assises lourdement ; mais on y sent comme frémir un désir d'ascension. Les arcs qui supportent les voûtes, soulagent les murs et ceux-ci ne tarderont pas à en profiter pour s'élever vers le ciel en un élan de foi.

Le style roman a eu son berceau dans le centre de la France et en Aquitaine, en Auvergne, dans la vallée de la Saône et du Rhône, où il atteignit à sa perfection dans la seconde moitié du XIe siècle.

Il se divisa en deux écoles.

Les basiliques à couverture plate des Romains, en se modifiant pareillement, avaient produit à Byzance, dès le VIe siècle, les églises à coupoles, dont Ste-Sophie est le plus beau spécimen. L'influence s'en fit sentir sur les architectes en Périgord, où elle produisit la fameuse église St-Front de Périgueux et quelques autres églises à coupoles dans le pays environnant ; tandis que, dans nos autres provinces, le courant roman resta purement français.

A la même époque où, par l'élévation des voûtes, se formait le style roman, la pierre remplaçait le bois dans les principales constructions, églises et donjons, palais épiscopaux et maisons-Dieu.

Malgré l'importance de cette transformation, on vit subsister des églises comme des donjons en bois jusqu'au début du XIIe siècle.

Dans presque toutes les cités épiscopales, les cathédrales furent rebâties, ainsi que vient de nous le dire Raoul le Glabre ; mais ce sont surtout les constructions monastiques, les églises des abbayes et des couvents qui, dans le courant du XIe allaient donner au style roman un magnifique essor. Et plus particulièrement importante fut l'impulsion que l'architecture nouvelle reçut de l'ordre clunisien, dont le développement fut alors prodigieux.

La basilique de Cluny, vaste et haute, avec ses cinq nefs et ses cinq clochers, a été l'un des plus beaux édifices qui aient jamais été élevés. La construction en remontait à 1089. Elle dura trente années. Le début du XIXe siècle a vu, par un acte de criminel vandalisme, dont les gouvernements du Directoire, du Consulat et de l'Empire sont responsables, démolir ce chef-d'œuvre grandiose, incomparable témoignage du génie de nos aïeux.

A la beauté de ces constructions, les abbés fixaient leur amour-propre ; ils tenaient à laisser leur nom à l'opus ædificale, à l'œuvre de la construction. Sans nier leur désir sincère d'élever à Dieu une demeure digne de sa gloire, on peut dire qu'ils aimaient l'édifice qui exalterait leur nom aux yeux de leurs successeurs.

Les évêques du XIe, puis du XIIe siècle, cèdent avec enthousiasme au même penchant. On les voit consacrer, à l'envi, leur activité et leurs ressources à la construction des cathédrales : une fièvre ; Pierre le Chantre l'appelle morbus ædificandi, la fièvre du moellon ; citons l'évêque Fulbert à Chartres, Geoffroi de Montbray à Coutances, Hildebert de Lavardin au Mans, Gérard Ier de Florines et Gérard II à Cambrai, et puis Hugue de Noyers à Auxerre et Maurice de Sully à Paris.

Ces églises sont construites par les évêques sur leurs ressources personnelles, avec le secours des seigneurs qui tiennent à les aider dans leur œuvre pie, avec le concours des fidèles à l'assistance desquels ils font appel. Grands édifices où ils établissent le siège de leur fief. Car les prélats n'y célèbrent pas seulement l'office divin, ils y font siéger leur justice seigneuriale et y prononcent des sentences.

Robert Ier, évêque de Coutances (1025-1048), entreprend la construction de la cathédrale avec l'aide de Gonnar, seconde femme de Richard Ier, duc de Normandie, et avec celle de ses chanoines. Hubert de Vendôme, évêque d'Angers, reconstruit, dans la première moitié du XIe siècle, la cathédrale St-Maurice, avec l'assistance do ses parents. Les évêques Gautier de Montagne et Maurice de Sully bâtirent, l'un la cathédrale de Laon, l'autre Notre-Dame de Paris, aux dépens de leurs fortunes privées. Maurice de Sully, dit un contemporain, construisit Notre-Dame beaucoup plus à ses frais, qu'avec les libéralités d'autrui. Guillaume de Seignelay à Auxerre, Etienne Béguart à Sens, Philippe de Nemours à Châlons-sur-Marne, Raimond de Calmont à Rodez feront de même. L'église de Mende est due à l'initiative du Souverain Pontife, Urbain V, originaire du diocèse. A Chartres, évêques et chanoines consacrent leurs revenus à l'édification de la cathédrale durant plusieurs années ; à Beauvais aussi l'évêque Milon de Chatillon-Nanteuil et ses chanoines contribuent largement à l'œuvre de la construction. Geoffroi Ier de Montbray se rend en Calabre, auprès de Robert Guiscard, afin d'obtenir de lui des secours d'argent pour l'église de Coutances. Il rapporte de l'or, de l'argent, des pierres précieuses, de riches étoffes, présents du célèbre chef normand et de ses compagnons. Il ne se contenta pas d'élever l'église aux trois tours, mais il la garnit des ornements ecclésiastiques, de tapisseries pour la décoration des murs, de tapis, de manuscrits précieux. Il y attacha des chantres et une école, ainsi que des orfèvres, des verriers, un ferronnier, des charpentiers, un maitre-maçon, des sculpteurs pour les travaux continuels. L'édifice fut inauguré en 1056.

Une grande église devenait ainsi le centre d'une vie manufacturière comme un château, vivifiée par l'afflux des fidèles et des pèlerins qui venaient y vénérer les reliques. Outre les écoles qui v étaient attachées, des familles ouvrières s'y fixaient. Le travail nécessité par la vie de la cathédrale était multiple et incessant. C'étaient les gens de l'œuvre. Une lumière précieuse sur la vie des familles d'artisans incrustées au pied des cathédrales, est donnée par un acte de l'archevêque de Vienne, Léger. Il rapporte, à la date de 1050, qu'un de ses fidèles, un médecin nommé Aton, fit améliorer et embellir dans le cloître de son église, les petites demeures, domunculæ, où habitaient les femmes employées à tisser les étoffes d'or pour le service divin. Les chanoines, sous la direction de l'évêque, s'occupaient de la fabrique dont l'administration ne laissait pas d'être compliquée, et l'on voit que, parmi eux, se recrutaient parfois les meilleurs artisans, comme à Auxerre où, sous le règne de Henri Ier, l'évêque Geoffroi de Champallement institue des prébendes pour des ecclésiastiques dont, l'un est un orfèvre admirable, l'autre un peintre savant et le troisième un verrier sagace. A Avignon, le chapitre compte des maîtres capables d'enseigner les arts du dessin.

Il faut donc abandonner la théorie de Viollet-le-Duc, d'après laquelle les grandes églises auraient été la manifestation d'un art laïque ; créé sous l'impulsion du mouvement communal, symbole des libertés populaires, contre le donjon seigneurial.

Sans doute, à partir du XIIe siècle, les monuments religieux servirent de lieux de réunion aux bourgeois ; les voûtes en retentirent de leurs revendications ; on y tenait marché, nous dirions aujourd'hui qu'il arriva aux cathédrales de servir de bourses de commerce ; on y donnait des fêtes qui n'étaient rien moins que des fêtes religieuses ; on y tenait même des réunions guerrières, où l'on discutait des expéditions militaires auxquelles les bourgeois seraient appelés à prendre part ; on y scellait des traités. Sans doute aussi, à partir du milieu du XIe siècle, les architectes, moines et clercs, sont fréquemment remplacés par des laïques ; les maîtres maçons, les corporations d'artisans qui travaillent aux constructions sont laïques ; mais l'évêque et ses chanoines n'en sont pas moins les promoteurs de l'œuvre, ils en sont les inspirateurs, ils en ont la direction ; sans eux l'œuvre ne serait pas faite. Il faut dire aussi que les prélats étaient aidés de toute manière, ne fût-ce que par les confréries de paix qui contribuaient à l'édification, aux réparations, à la décoration de l'église.

Lors de la construction de l'église abbatiale placée sous le vocable de saint Remy à Reims, par les soins des abbés Aicard et Thierri (1005-1049), des membres de la familia ecclesiastica, c'est-à-dire des vassaux de l'abbaye, apportèrent spontanément leur concours. Nous les apercevons par les chemins creux, juchés sur les longs chariots que trainent des files de bœufs roux, charriant les matériaux de construction. De toutes parts affluent les donations. Elles viennent de la caisse royale : Louis VII fait présent de 200 livres pour l'église Notre-Dame de Paris. Les offrandes coulent des sources les plus humbles. On disposait aussi de quêtes faites pendant les offices : comme de nos jours encore. La concession des indulgences, qui deviendrait par la suite une source d'abus, procurait quantité de deniers. Enfin des ressources appréciables étaient fournies par l'exhibition des reliques que les chanoines promenaient en musique dans la contrée. Autour des châsses les jongleurs faisaient entendre des chants émouvants ; après quoi on procédait à la quête.

Pour la construction de l'église de Soissons, la comtesse Adélaïde souffrit que l'on vînt prendre dans ses forêts le bois nécessaire aux charpentes ; bien plus, elle fournit du bois débité et travaillé. Ailleurs les propriétaires des carrières permettaient de venir prendre cher eux les pierres nécessaires. Le plus souvent ces pierres immenses étaient taillées dans la carrière même, en blocs carrés, ou bien en fûts ou en bases de colonnes, en chapiteaux, d'après !es dessins qu'avaient fournis les architectes et, sur de lourds chariots aux larges roues cerclées de fer, elles étaient ensuite traînées par de nombreux couples de bœufs : treize couples, vingt-six bœufs, dit l'auteur des Miracles de Ste-Foi, en parlant de la construction d'une église en Rouergue (milieu du XIe siècle).

Comment décrire l'enthousiasme des foules, quand elles virent

S'agenouiller au loin dans leurs robes de pierre

les demeures destinées à Dieu ?

Spectacle merveilleux à voir, incroyable à raconter, lisons-nous dans les gestes des abbés de St-Trond, ces multitudes qui, avec si grand zèle et si grande joie, amenaient les pierres, la chaux, le sable, les charpentes nécessaires à l'œuvre entreprise, nuit et jour, en des chariots conduits à leurs frais. Comme on ne trouve pas de gros moellons dans le pays, on les transportait des contrées lointaines. Les fûts de colonnes venaient de Worms par bateaux qui descendaient le Rhin jusqu'à Cologne, d'où ils étaient charriés de village en village, sans l'aide de bœufs ni de juments, traînés à bras d'hommes ; on leur fit passer la Meuse, sans le secours d'aucun pont, par le moyen de cordes qui y furent attachées, et ainsi les matériaux vinrent à nous, aux chants des cantiques.

La lettre adressée, en 1145, par l'abbé Haimon aux religieux de Tutbury, en Angleterre, est demeurée célèbre. Il s'agit de l'église de St-Pierre-sur-Dives :

Qui vit onques faits pareils ou en ouït ? Des princes, des hommes  puissants et riches, nobles de naissance, des femmes fières et belles, inclinaient leur nuque au joug des chariots qui transportaient les pierres, le bois, le vin, le froment, l'huile, la chaux, tout ce qui était nécessaire à la construction de l'église et à la subsistance de ceux qui y travaillaient. On voyait jusqu'à mille personnes, hommes et femmes, attachés aux traits qui tiraient un char, tant était pesant le poids dont il était chargé, et, parmi la foule qui avançait avec effort, régnait un profond silence, dans l'émotion dont elle était pénétrée.

En tête du long cortège, les hauts ménestrels faisaient retentir leurs buccines de cuivre et les saintes bannières, aux brillantes couleurs, ondoyaient au vent. Nul obstacle. Ni l'âpreté des montagnes, ni la profondeur des eaux, ni les flots de la mer à Sainte-Marie-du-Port — embouchure de l'Orne —, ne furent capables d'arrêter la marche. Aux chars s'étaient attelés jusqu'à des vieillards ployant sous le faix des ans, et les enfants, engagés dans les traits des voitures, n'avaient pas à se courber : sous les liens ils pouvaient marcher tout droits.

Quand ou fut arrivé auprès des fondations de l'église, les chariots furent rangés à l'entour comme aux abords d'un camp. Du crépuscule à l'aurore retentirent les cantiques. Les chariots étaient éclairés aux rouges lueurs des torches ; et, dans cette nuit, beaucoup de miracles se produisirent : les aveugles recouvraient la vue, les paralytiques se mettaient à marcher.

Le mouvement de foi, qui est ici décrit, est celui du XIIe siècle, d'où sortiront les églises gothiques, mouvement d'une plus grande ampleur encore et d'une plus grande force que celui du XIe, qui avait produit les églises romanes. Il commença aux environs de 1130. Il agit surtout dans la France septentrionale et s'accentua dans le courant du XIIe siècle. li prit une intensité particulière sous les règnes de Louis VII et de Philippe Auguste, où il devint prodigieux. Bien peu de cités, au nord de la Loire tout au moins, qui n'aient alors entrepris, sur les plans les plus magnifiques, la reconstruction de la demeure du Seigneur.

C'est de cette époque sans doute que date le proverbe que nous avons recueilli sur les bords du Rhin. On y dit d'un homme très heureux :

Es geht ihm so gut wie dem lieben Gott in Frankreich. — Ses affaires vont aussi bien que celles du bon Dieu en France.

La cathédrale de Noyon, relmitie par les soins de l'évêque Baudoin de Flandre, est achevée en 1167. A Chartres, en 1194, après l'incendie de l'église romane, l'évêque Renaud de Monçon entreprend l'admirable édifice qui fait aujourd'hui notre admiration. En 1220 les voûtes en étaient presque entièrement terminées, la rosace principale était en place. La couverture de l'église fait penser Guillaume le Breton à la carapace d'une grande tortue :

La voilà, dit-il, qui monte de terre, neuve, étincelante de sculpture, chef-d'œuvre sans pareil. La cathédrale royale — nous avons nommé Reims — avec sa haute couronne de pierres, est commencée en 1211 par l'archevêque Aubri de Humbert ; les fondements de la cathédrale d'Auxerre sont posés en 1215 par Guillaume de Seignelay. Et ces méfies évêques, qui se considéraient par une vieille tradition comme les chefs de la cité, faisaient parfais, comme à Cambrai, travailler quand et quand aux fortifications de la ville.

L'abbé du Mont Saint-Michel, le célèbre Robert de Torigni, et qui a été lui-même un merveilleux entrepreneur de bâtisses, disait en parlant de Notre-Dame de Paris dont le chœur fut consacré en 1181 : Quand cet édifice sera fini il n'y aura pas d'ouvrage qui puisse lui être comparé.

Nous avons dit que la construction, contemporaine du règne de Philippe Auguste, en fut due à l'évêque Maurice de Sully qui y consacra sa fortune. La cathédrale de Laon, commencée en 1170 par l'évêque Gautier de Mortagne, conserve le caractère rude et farouche des bourgeois guerriers que nous avons essayé de dépeindre en parlant du mouvement communal. La silhouette fait penser à un château fort plutôt qu'aux églises joyeuses de l'époque où elle fut bâtie. Elle se dresse en haut du mont d'où elle donne l'impression d'une aire féodale. On aurait dit — l'époque où les Boches hideux n'avaient pas encore passé par le pays — que les mêmes mains avaient bail la cathédrale de Laon et le donjon voisin de Coucy. Nulle part la vieille France n'apparait avec une telle majesté : c'est ce beau gothique de la lin du XIIe siècle auquel rien ne peut se comparer, sinon l'art grec (Emile Mâle).

L'abside de la cathédrale de Soissons fut achevée en 1212.

On a appelé le style nouveau où ces églises furent construites, le style gothique. Expression que Raphaël parait avoir été le premier à leur appliquer. Elle fut reprise par Vasari en sa célèbre histoire de l'art italien : par Vasari, elle s'est répandue. Gothique sur les lèvres de Raphaël signifiait barbare, comme encore sous la plume de Molière quand il traite des ornements gothiques :

Ces monstres odieux des siècles ignorants

Que, de la barbarie ont produits les torrents.

Depuis, l'expression a été conservée bien qu'on cessât de lui attribuer le même sens ; elle a paru commode. L'expression juste, pour caractériser ce style serait celle d'architecture française. Voilà le style français par excellence. De même que le roman naquit, au XIe siècle, dans le centre de la France et en Aquitaine, du développement du style architectural des Romains, de même le gothique naquit dans le nord de la France, au XIIe siècle, du développement du style roman. C'est le style de l'Ile-de-France, d'où il s'est ensuite répandu, avec les progrès du pouvoir royal, sur le reste du pays, et de France en Europe. Richard de Dietenheim fait, au XIIIe siècle, venir un architecte de France pour reconstruire l'église Saint-Pierre de Wimpfen, dans le nouveau style : nouveau style qui est qualifié par les rédacteurs de la charte d'opus francigenum, de style français : ... accito peritissimo in architectoria arte latomo, qui tunc noviter de villa Parisiensi e partibus venerat Franciæ, opere francigeno, basilicam ex sedis lapidibus construi jubet. En Italie, le roman règne encore dans les constructions de Jean de Pise à une époque où le gothique fleurit sur tous les points de notre pays.

Le style gothique est caractérisé par l'aspiration vers la clarté, vers la lumière, vers la joie. Huysmans l'a appelé le déploiement de l'âme. On veut des parois de plus en plus hautes et de plus en plus ajourées. Et l'on arrive ainsi à ces œuvres parfaites et exquises de l'art français, la Sainte-Chapelle et la cathédrale de Metz, qui semblent construites en vitraux.

Hugue de Noyers, lisons-nous dans les gestes des évêques d'Auxerre, fit agrandir les fenêtres et les vitraux de son église afin que l'édifice qui, à la manière des églises anciennes, était obscur, brillât d'une plus grande clarté. Girard H, évêque de Cambrai, allongea de même les fenêtres trop courtes, dit son biographe, pour donner plus de lumière à la maison de Dieu.

Il fallait donc des voûtes plus liantes, des murs plus vastes, mais qui, percés de baies plus amples et plus nombreuses, offriraient moins de résistance au poids de la couverture. De là est parti le style gothique. Et tout d'abord l'ogive, expression qui indique, non l'arc brisé, l'arc en tiers-point qui succède à l'arc en plein cintre, mais les arcs se coupant en croix jetés sur chaque travée et dont est augmentée — en latin augere — la force de résistance de la voûte qui y est construite. Le mot ogive ou augive signifiait soutien. Une pareille voûte, observe Émile Mâle, a tous les avantages : elle est facile à construire, elle est légère, car tout son poids porte, non plus sur les murs, mais sur les croisées d'ogives ; elle est solide et si, par hasard, elle se déforme, comme ses quatre compartiments sont indépendants, elle ne se déforme pas tout entière.

Ces quatre arcs qui soutiennent la voûte portent sur quatre points d'appui, dont la force de résistance est accrue à son tour par les arcs boutants. Tel est le principe du style gothique. L'arc brisé lui-même, celui qu'on appelle, par une fausse expression, l'arc ogival, est inspiré par le même motif : augmenter sa force de résistance à la poussée horizontale des voûtes. Loin de caractériser essentiellement le style gothique, l'arc en tiers-point, l'arc ogival, en est, comme on voit, un accessoire ; on a pu l'appeler un accident de construction.

Et la beauté en réside peut-être précisément en ce fait qu'il a été introduit, non par une recherche d'esthétique, non, comme on l'a prétendu, parce que l'œil se serait habitué à la forme ogivale dans les voûtes en pleins cintres croisés, mais par les besoins mêmes, par les exigences techniques de la construction, d'où son harmonie dans l'ensemble de l'édifice.

Enfin les arcs-boutants, — le troisième des caractères essentiels du style gothique, — sont encore nés de la même cause : le besoin de soutenir et de renforcer les murs sous la poussée des voûtes, les murs de plus en plus élevés et percés de rosaces et de fenêtres aux vitraux étincelants, que l'on cherchait à faire hautes, plus hautes encore, resplendissantes de lumière et de couleur. Telle est clone l'ossature de l'édifice gothique : la voûte construite sur quatre nervures saillantes — les ogives — qui reportent la poussée aux quatre angles, sur des appuis que renforcent et soutiennent les arcs-boutants.

Et l'on voit ainsi d'un coup d'œil les progrès réalisés dans la construction, depuis les temples grecs. Ceux-ci, non seulement ne peuvent avoir qu'un étage, mais ils ne peuvent supporter aucune charge. Les Romains sont en progrès : grâce à l'arcade, la partie supérieure de leurs édifices peut être chargée, mais la force qu'ils ont introduite dans la construction est encore emprisonnée dans la plate-bande qui leur vient de l'imitation de l'art grec. Les architectes romans se dégagent de la plate-bande : ils font porter directement l'arcade sur les colonnes. Ils créent la voûte qui donne à leur édifice une puissance de résistance inconnue jusqu'à eux ; mais ils s'asservissent encore, en imitation des Romains, aux ordres superposés : sur l'abaque des colonnes, qui entourent la nef, d'autres colonnes prennent naissance pour s'élever jusqu'à la retombée des voûtes qu'elles soutiennent. Les gothiques enfin font jaillir des faisceaux de colonnes d'un seul trait, du sol au sommet.

Joignons-y la force qu'ils ont trouvée dans les ogives, dans l'arc en tiers-point et dans les arcs-boutants : et nous aurons réuni les principes de leur art.

Depuis le milieu du XIIe siècle, date de la naissance du gothique, les arcs des édifices religieux deviennent de plus en plus aigus ; mais cette transition du roman au gothique ne se fait pas brusquement. Dans l'Ile-de-France et les régions voisines, on passe d'une manière insensible d'un style à l'autre.

Entre l'Abbaye aux hommes de Caen, du pur roman, d'une part, et, d'autre part, le gothique en son plein épanouissement : la cathédrale de Reims, par exemple, se rangent tonte une série de monuments qui s'échelonnent de l'un à l'autre, sans qu'il soit possible de marquer, par une délimitation précise, les frontières des deux styles. On ne peut donc pas, du moins en son pays d'origine, l'Ile-de-France, le cœur du domaine royal, comprenant le Valois, le Beauvaisis, le Vexin, le Parisis, une partie du Soissonnais, isoler l'art ogival de l'art en plein cintre, car il s'y est insensiblement développé. Et l'on verra que c'est, avec la monarchie comme avec la langue française elle-même — la langue de l'Ile -de-France — et avec les épopées, que le style gothique. le style français devait progresser. Vous ne trouvez le gothique en ses origines, ni dans la Flandre flamingante, ni en Lorraine, ni en Alsace, ni en Bretagne, ni dans les pays de langue d'oc ; à plus forte raison, ni en Allemagne, ni en Italie, ni en Espagne. En ces pays, le gothique arrive tout formé- Entre l'église St-Géréon de Cologne, toute romane, et le fameux dôme de la ville, d'un gothique aigu, vous ne trouverez dans la région aucune transition. Au reste la France avait déjà produit des chefs-d'œuvre dans le style gothique depuis plus d'un siècle, l'église abbatiale de Morienval, St-Mienne de Beauvais, Notre-Dame de Senlis el l'église abbatiale de St-Denis (cette dernière commencée en 1143) quand on jetait les fondations (1248) de la cathédrale de Cologne sur les plans de celle d'Amiens.

Tel fut le goût qui gagna les contemporains pour la nouvelle manière de bâtir que l'on vit les évêques et les seigneurs détruire les églises anciennes, en style roman, et souvent des mieux construites, pour élever des églises répondant aux aspirations de leur temps.

A Paris, Maurice de Sully fait raser une église romane, sous le vocable de Notre-Darne, qui datait à peine du règne de Louis le Gros, ce que nous appellerions une église neuve : à Laon, l'église démolie en 1170, sur les ordres de l'évêque Gantier de Montagne pour la construction de la nouvelle cathédrale, ne datait que de cinquante-six ans.

Contrairement â l'opinion généralement répandue, ces constructions se faisaient très rapidement. L'œuvre était immense et il semblait que l'on vit au chant des cantiques, les pierres taillées et ciselées venir se poser d'elles-mêmes les unes sur les autres et jusqu'à des hauteurs inconnues comme s'étaient élevés les murs de Thèbes aux accords de la lyre d'Amphion.

La cathédrale de Paris, Notre-Dame, fondée en 1168, voit son chœur terminé en 1196 ; en 1220, elle était achevée. Qu'on se représente l'immensité de l'œuvre : l'infini détail des sculptures. La Sainte-Chapelle fut entièrement construite en huit ans. Et il faut songer aux moyens de construction alors en usage. On ne connaissait pas les procédés de notre mécanique, ni l'emploi rapide du ciment armé. Il est vrai que la construction de quelques églises, commencées au XIIe ou au XIIIe siècle, ne s'est achevée qu'au XIVe ou au XVe : c'est que les travaux étaient interrompus par des événements politiques, des troubles locaux, ou faute de ressources pécuniaires.

Quant aux artistes qui ont élevé ces grandes œuvres, les plus belles dont s'enorgueillisse le génie humain, malgré la modestie de leur condition qui les faisait qualifier de maîtres maçons ou, tout au plus, de maitres de l'œuvre, les noms de quelques-uns d'entre eux ont été conservés. Pierre de Montreuil a tiré de son génie la basilique. de St-Denis ; Guillaume de Sens traça les plans de la cathédrale de cette ville et en dirigea la construction (XIIe siècle) ; il fut ensuite appelé en Angleterre, où il rebâtit sur un plan nouveau, la cathédrale de Canterbury ; à Jean Langlois nous devons cette merveille, St-Urbain de Troyes ; Jean d'Orbais et, après lui. Robert de Coucy, ont conçu l'église magnifique de Reims — Robert de Coucy est l'architecte des tours — ; Robert de Luzarches a dessiné les plans de la cathédrale d'Amiens ; à Jean de Chelles nous devons le transept de Notre-Dame de Paris et l'architecte Villard de Honnecourt (arr. de Cambrai), après avoir élevé le chœur de la cathédrale de Cambrai, alla porter son art en Hongrie.

Le maître de l'œuvre logeait généralement au pied de la cathédrale où, sous les lourdes bâches de toile grise, il avait établi ses chantiers, sa loge, pour reprendre l'expression du temps. Petite cité ouvrière gouvernée par l'architecte, payée et entretenue sur une comptabilité que tenaient les clercs de l'église. Là vivaient, sous une direction commune, les divers artisans de l'œuvre, depuis les maçons et les charpentiers, jusqu'aux plombiers, aux peintres et aux verriers. Ils travaillaient, dans des ateliers clos et chauffés l'hiver.

La pièce la plus importante de la loge était la chambre aux traits, où le maître de l'œuvre traçait ses plans, où il taillait en légères maquettes de bois les modèles des diverses parties de l'édifice. Ces plans ou maquettes étaient nominés les molles.

Comment ces grands artistes étaient-ils payés ? Un contrat passé en 1261 avec Martin de Lonay par l'abbé de St-Gilles en Languedoc, pour l'achèvement de l'église abbatiale, nous renseigne à ce sujet. Martin recevra 100 livres tournois par an (environ 20.000 francs d'aujourd'hui), pour lui et, sans cloute, pour ses auxiliaires. Il aura en outre deux sous (20 francs d'aujourd'hui) par journée de travail, et il aura le droit de venir prendre ses repas à la table de l'abbé, sauf les jours maigres, qu'il ira manger à la cuisine, où le queu lui servira une pitance égale à une fois et demie celle d'un moine. Et son cheval aura sa place aux râteliers de l'abbaye. D'autre part nous voyons que les architectes des ducs de Bourgogne et des comtes de Poitiers faisaient partie de leur domesticité, au même titre que leurs peintres et leurs miniaturistes. En cette qualité, ils reçoivent une robe par an, ainsi que leur femme, et des gages qui montaient à 10 livres (2.000 francs) annuellement à la Cour de Bourgogne, 6 livres (1.200 francs) à celle du comte de Poitiers.

Les monuments que ces artistes ont conçus et qu'ils ont si magnifiquement exécutés, étaient adaptés au sol sur lequel ils s'élevaient, au climat, à la nature qui les entouraient, aux mœurs, aux besoins des hommes pour lesquels ils étaient faits. On a souvent noté le disparate qu'accusent dans les vil les modernes les monuments construits à l'imitation de l'antiquité. Voyez la Madeleine, à Paris. Peut-on concevoir que cette bâtisse ait été élevée par ces mêmes hommes qui demeurent dans les maisons voisines, alors que les étages de ces maisons ont la hauteur d'un de ses chapiteaux ? Les proportions des monuments antiques étaient admissibles en Grèce, où ils étaient de petites dimensions : les architectes modernes, qui ont voulu s'en inspirer, les ont triplés, quadruplés, quintuplés dans toutes leurs parties, ce qui les a rendus hors de proportion avec les hommes qui doivent s'en servir, hors de proportion avec les demeures environnantes.

Les architectes gothiques, au contraire, selon la lumineuse observation de Viollet-le-Duc et de Lassus, loin de chercher comme les imitateurs de l'antique, la proportion relative, ont cherché la proportion humaine : on veut dire que les proportions des monuments qu'ils ont construits sont toujours calculées relativement à l'homme : les bases, les chapiteaux, les colonnettes, les meneaux, les nervures et les moulures sont de mêmes dimensions qu'il s'agisse d'une grande église ou d'une petite, d'une cathédrale ou d'un oratoire, parce que, de part et d'autre, l'homme est toujours pris pour point de comparaison. Mais dans les grandes églises le nombre de ces motifs est augmenté, le nombre des voussures et de leurs moulures s'accroît dans la grande église en proportion du poids plus considérable des voûtes qu'elles doivent porter, de même le nombre des meneaux aux fenêtres plus grandes : les colonnes s'allongeront ou diminueront, leur diamètre s'élargira ou se rétrécira, mais les chapiteaux et les bases conserveront la même hauteur. Les ornements entreront, en plus ou moins grand nombre, dans la décoration des balustrades qui règnent à la naissance des combles, mais la hauteur de ces balustrades ne variera pas, pas plus que la dimension des ornements eux-mêmes.

Aussi l'église gothique, de quelque dimension qu'elle soit, restera-t-elle toujours vivante, en harmonie avec le milieu pour lequel elle a été faite, harmonieuse à l'homme qui doit y venir prier ; elle s'adaptera toujours, et de la manière la plus charmante, aux constructions qui l'entourent et parmi lesquelles elle semble avoir jailli spontanément comme l'arbre a jailli dans la forêt du même sol que les plantes qui verdissent ou fleurissent à son ombre. Au contraire, l'édifice imité de l'antique souffre d'un voisinage avec lequel il fait disparate, qu'il écrase et dont il est lui-même enlaidi.

A la justesse de ces principes, joignez une merveilleuse entente de la technique. Les charpentes des architectes gothiques sont des chefs-d'œuvre. Et voyez la manière dont ils aménagent l'écoulement des eaux. Les canaux, tenus à découvert, sont faciles à nettoyer, les conduits donnent méthodiquement les uns dans les autres jusqu'aux arcs-boutants dont ils suivent l'échine terminée par ces pittoresques gargouilles qui crachent l'eau du ciel loin des murs, dans les rigoles de la rue.

Et ce qu'il y a de plus beau dans l'église gothique est peut-être son ornementation. Les Anciens, grecs ou romains, avaient adopté le principe de l'unité dans l'uniformité ; les gothiques trouvèrent la formule, infiniment plus féconde, de la variété dans l'unité. Aux murs d'un temple grec ou romain, de la base au sommet, tout se continue : une même ligne se poursuit ; chez les gothiques au contraire, c'est l'ensemble qui donne l'impression d'une parfaite harmonie, tandis que les détails en sont aussi variés, spontanés et aussi libres que possible. De là cette impression de vie que dégagent les édifices du moyen âge. Ajoutons que l'ornementation d'un édifice grec ou romain est en placage artificiellement collé sur les diverses parties du monument qui ne paraissent pas les appeler spontanément, tandis que, dans les édifices gothiques, l'ornementation est provoquée par les éléments mêmes de la construction. Elle répond aux idées, aux croyances du temps ; elle est à la fois un symbole et un enseignement. Tout y est fixé par des règles traditionnelles dont nul en ce temps n'ignore la portée, dont chacun a l'intelligence, une intelligence dont les artistes se font les interprètes.

Les églises sont orientées du Levant au Couchant. Sur la façade occidentale est sculptée la représentation du Jugement dernier qui s'y éclaire aux heures du soir, comme en un lumineux symbole, des feux orange du soleil déclinant. On a remarqué que nombre des églises du temps, et parmi les mieux construites, comme Notre-Dame de Paris, possédaient un chœur qui dévie plus ou moins fortement, en quelques-unes la déviation est très accentuée, pour marquer, croit-on, l'inclinaison de la tête du Christ expirant sur la croix. Et des archéologues éminents ont été jusqu'à se demander si la petite porte ouverte aux flancs de Notre-Dame de Paris — la porte rouge — n'était pas là pour représenter la plaie ouverte par la lance au flanc du divin martyr.

La foule savait que le lion représente la résurrection, parce que les lionceaux sortis inanimés, it ce que Pen croyait, des flancs de leur mère ne prennent vie que troisième jour au souffle de leur père ; elle savait que les petites figures d'enfants nus, dans les plis du manteau d'Abraham, représentaient la vie future, et qu'une main sortant des nuages, avec le geste de la bénédiction, est l'image de la Providence.

Une figure est-elle entourée d'un nimbe crucifère, on voit en elle une des trois personnes de la Trinité ; l'auréole, la gloire qui entoure le corps tout entier, marque la béatitude éternelle ; parmi les figures sacrées, seuls Dieu, les anges, les apôtres, ont les pieds nus. L'artiste courait exactement la multitude de ces règles ; aussi bien, les personnes d'église, qui ont commandé et qui suivent son travail, sont-elles attentives à les lui rappeler, et le peuple ne s'y trompe pas. Ainsi le moyen âge a vu dans l'art un moyen d'enseignement, d'une vie, d'une puissance et d'une ampleur incomparables. Dès le début du XIe siècle, les actes du synode d'Arras ne le disent-ils pas ? Les hommes simples et les illettrés trouvent dans l'église ce qu'ils ne peuvent connaitre par l'écriture ; ils le voient par les lignes du dessin. Au commencement du siècle suivant (XIIe siècle), Honorius d'Autun dirait à son tour : La peinture est la littérature des laïques.

C'est la prière merveilleuse que François Villon fera adresser à la Vierge Marie par sa vieille maman :

Femme je suis, povrette et ancienne,

Ne riens ne sçav, oneques lettre ne lus,

Au moustier [a l'église] vois, dont suis paroissienne,

Paradis peina, Ou sont harpes et bits,

Et ung enfer où damnez sont boulluz :

Lung me faict peur : l'autre, joye et liesse.

La joye avoir, fais-moy, haulte déesse,

A qui pécheurs doivent tous recourir,

Comblez de loi, sans féline ne paresse :

En ceste foi, je vueil vivre et mourir.

On a ainsi pu appeler la cathédrale la Bible des pauvres. Les vitraux, les statues, les peintures murales, les figures des tapisseries ne racontent pas seulement les livres saints, l'ancien et le nouveau Testament, mais les principes de la morale : on v voit la succession des vertus et celle des vices, on y voit l'histoire même du monde, du monde moral et du monde matériel, le cours des saisons, les travaux de la terre et ceux de l'atelier et la reproduction de la nature telle que le Créateur l'a mise sous nos yeux : un miroir du monde, pour reprendre l'expression du temps. C'est à Chartres que ce grand livre d'images compte peut-être les pages les pins nombreuses, avec ses 10.000 personnages peints et sculptés. Le poème s'ouvre par la création du monde, puis voici nos premiers parents chassés du paradis ; ils viennent sur la terre, où le travail rachète leur faute, ennoblit leur vie, les rapproche du Créateur.

Le fécond effort de l'homme qui peine pour vivre, les sculpteurs l'ont mis en relief dans la succession des douze mois dont chacun est représenté par le labeur rustique en la saison correspondante de l'année. Suivent la représentation des vertus et des vices, la figuration du monde, les animaux, les arbres, les plantes, les fleurs, les montagnes et les cours des eaux. Et tout se tient et s'enchaîne harmonieusement dans cette histoire immense, depuis les signes du zodiaque qui représentent la voie constellée, jusqu'à l'herbe qui pousse discrètement dans les champs ; depuis Dieu dans sa gloire éclatante, jusqu'à l'humble paysan incliné sur les bruns sillons. Voyez la vigne serpenter autour du chapiteau. Le rosier sauvage s'accroche aux archivoltes, le lierre, la fougère, les renoncules enlacent les colonnettes. Voici les fleurs, les légumes et les fruits chers aux jardiniers, les roses, les glaïeuls, les héliotropes, les violettes, les géraniums ; jusqu'aux feuilles de choux et aux herbes potagères : c'est le Plantin, le cresson, le persil et la petite oseille ; les pommes et les poires en espaliers, le framboisier chargé de ses baies amarante et les fraises vermeilles entre leurs grandes feuilles vertes ; voici aussi les hôtes tranquilles de la forêt : les branches robustes du chêne et de l'orme, les branches élancées du hêtre, la claire rainure du bouleau, l'érable, le prunier sauvage, le pied-de-veau et l'anémone sylvie ; et l'émail de la campagne, le genêt, les ombelles, les épis de blé mûr et l'arum ; et les animaux de la basse-cour, la poule et le lapin ; les fidèles auxiliaires de l'homme, le bœuf, l'âne, le cheval ; et les animaux exotiques eux-mêmes, l'éléphant, le chameau, le lion, qui se pressent divers et joyeux : c'est, en sa magnificence, l'œuvre entière du Créateur, où l'homme aussi, à la sueur de son front, a mis sa vaillante empreinte.

Et l'édifice immense en est animé, la vie y palpite ; elle y craque depuis les bases des colonnes élancées jusqu'aux chapiteaux sculptés sous les voûtes, elle y court sur la crête des arcs-boutants jusqu'aux gargouilles qui font de formidables grimaces aux bonnes gens qui passent, le nez en l'air, au pied des murs.

Les études sur lesquelles l'artiste s'est guidé ont été faites par lui, d'après nature, minutieusement. On a conservé l'album où Villard de Honnecourt prenait sur nature les croquis qu'il croyait utiles à son art. Après avoir élevé la cathédrale de Cambrai, il parcourut la France et la Suisse, dessinant sur son album, tantôt les tours de Laon et les fenêtres de Reims, tantôt une sauterelle, un perroquet, une mouche, une écrevisse ; à l'étude de la moindre bestiole, il apporte un soin attentif. Abandonnant l'imitation stérile de l'acanthe ou du laurier antique, c'est de toute la faune et de la flore de leur pays, de la franche et joyeuse végétation des bords de la Seine et de l'Oise, que les gothiques décorent, avec une saine ardeur, la maison du bon Dieu.

On a déjà fait remarquer que le style gothique, dans son époque de jeunesse, au XIIe siècle, reproduit les fleurs printanières : la végétation y est encore en bourgeons. A peine la fougère est-elle sortie de la bourre qui l'enveloppe, les boutons apparaissent à la pointe des ramilles encore recourbées à la manière d'un ressort. Au XIIIe siècle le gothique, en son épanouissement, cueille pour sa parure une végétation en pleine maturité : la fleur s'est ouverte, la tige allongée, les feuilles se sont entièrement dépliées. Le XIVe et le XVe siècle reproduiront enfin une flore automnale, un feuillage recroquevillé, froncé, déchiqueté : les artistes recherchent les grandes fougères qui appliquent la dentelle de leurs palmes aux murs humides ou bien des plantes sèches comme le chardon, les épines, une végétation qui, pareille au style lui-même dont elle fait l'ornement, donnera l'impression d'une vie qui, après un suprême et flamboyant éclat, sera près de s'éteindre.

Ainsi, en la continuité de leur existence, les cathédrales ont eu, comme la nature dont elles ont été l'expression magnifique, leur printemps vivace, leur luxuriant été et leur automne où les corolles se tarabiscotent, où la frondaison se dore comme imprégnée des feux du soleil couchant.

Enfin toute la gaîté du temps, les gentilles espiègleries qui ne portent pas atteinte à la sérénité d'une religion sans rides. Dans un coin du pieux édifice, le singe du jongleur fait de bizarres cabrioles : ailleurs c'est un moine, paisiblement endormi à l'office et qui se réveille en sursaut avec un immense bâillement ; au long de cette balustrade la commère à califourchon sur son âne le chevauche à rebours ; et mille autres gamineries d'artiste qui, en ce temps de foi confiante, ne déparent pas la sainteté du lieu.

Quant aux sculpteurs, à ces admirables artistes qui se sont faits les interprètes de la foule en créant ces mille chefs-d'œuvre, c'est à peine s'ils avaient conscience de leur art. Ils étaient des tailleurs de pierres. Ils étaient, dans les contrats, traités comme de simples maçons, obligés de travailler à leur tâche, depuis l'heure du lever jusqu'à l'heure qu'ils puissent avoir soupé. Henri de Bruxelles, l'un des maîtres- de l'œuvre de la cathédrale de Troyes, se marie : le jour des noces il n'est pas venu travailler, aussi ce jour lui est-il décompté sur ses journées de salaire.

Au fait, les sculpteurs des cathédrales ont été grands plus encore parce qu'ils se sont faits, connue les poètes des épopées, les interprètes inconscients des vives croyances et des puissantes aspirations du peuple au milieu duquel ils vivaient, que par leur habileté professionnelle.

Disons enfin que la plupart de ces statues étaient peintes, ainsi que les voûtes des églises, les voûtes bleu de roi piquetées d'étoiles d'or.

A Notre-Dame, les statues peintes en tons vifs se détachaient, aux tympans des portails, sur un fond d'or éclatant.

Polychromie tout à la fois hardie et harmonieuse, dont la plus belle partie était formée par les vitraux.

Et voici l'art français par excellence et au témoignage des étrangers, des étrangers comme le moine Théophile qui le constate en son Traité des divers artsDiversurum artium schedula. Les premières églises romanes avaient de grands murs pleins que des peintres couvraient de fresques traitées dans le style des mosaïques, sous une inspiration byzantine. La lumière ne pénétrait sous les voûtes que par des baies étroites, que fermaient des dalles ajourées, ou par de gros châssis en bois d'où le verre était absent. De ces primitives dispositions on a conservé un exemple en l'église de Lichères (Charente).

L'emploi des ogives et des arcs-boutants ayant permis la construction de murailles plus hautes et plus vastes, les architectes osèrent les percer de baies plus grandes et garnies de verre : d'autant que l'emploi des triples nefs demandait que la lumière pût pénétrer plus avant dans l'église pour en éclairer la partie centrale. Et avec quelle joie la pensée vivante et jeune des hommes de ce temps dut accueillir l'invention des verres de couleur qui allaient donner aux parois des églises un éclat et une beauté auxquels nulle fresque ni mosaïque n'eût été capable d'atteindre. Et voici les églises qui vont tendre de plus en plus, grâce au perfectionnement de la construction, à devenir d'immenses châsses lumineuses, faites de mosaïques translucides, car tels paraissent bien les vitraux qui remplissent l'édifice d'une lumière chaude, où les rayons du soleil se colorent de la gamme variée de l'arc-en-ciel.

Ce fut donc en France que naquit l'art des fenêtres en couleur. Le texte le plus ancien où il soit question de vitraux historiés nous est fourni par Richer, quand il nous dit qu'Adalbéron, archevêque de Reims, l'un des fondateurs de la monarchie capétienne, en rebâtissant sa cathédrale (969-988) l'orna de fenêtres où étaient figurées des histoires — fenestris diversas continentibus historias.

Au début du XIe siècle, en France encore, cet art des fenêtres historiées devait faire un grand progrès par la substitution des vergettes de plomb coulé, aux châssis de bois. La souplesse du plomb permet de suivre des contours sinueux. L'emploi en était nécessaire dans le vitrail tel que le moyen âge le pratiquerait, non seulement pour soutenir le dessin, mais pour encadrer les couleurs dont il empêche le rayonnement. Sans lui les couleurs les plus claires et les plus vives, juxtaposées à celles qui sont plus sombres, empiéteraient sur ces dernières et, vues à distance, brouilleraient le dessin. Résilles de plomb qui vont jouer un grand rôle et dans le dessin même. Voyez le beau Christ de la Passion à Poitiers : l'anatomie du corps y est tracée par les vergettes de plomb elles-mêmes.

Le moine Théophile, qui vivait au début du XIIe siècle, en Italie peut-être, et plus probablement eu Allemagne, en son Traité de la Pratique des Arts donne la technique du vitrail. Après avoir constaté que c'est un art français, il ajoute :

Lorsque vous voudrez composer des fenêtres de verre, commencez par vous procurer une longue table de bois unie. assez longue et assez large pour que vous y puissiez travailler deux panneaux de chaque fenêtre ; ensuite prenez de la craie et, après l'avoir raclée avec un couteau, de manière à en recouvrir la table tout entière, aspergez-la d'eau, puis étendez-la avec un linge de manière à en couvrir toutes les parties de la table. Quand votre enduit sera sec, prenez mesure de la longueur et de la largeur des panneaux de la fenêtre, et reportez-la sur la table, à la règle ou au compas, avec du plomb ou de l'étain. Si vous y voulez une bordure, tracez-la en lui donnant la largeur et l'ornementation désirées. Cela fait, tracez les images en aussi grand nombre que vous voudrez, d'abord avec du plomb ou de l'étain, ensuite avec de la couleur rouge ou noire, en dessinant tous les traits avec soin ; car il sera nécessaire, quand vous peindrez le verre, que vous fassiez les ombres et les lumières suivant ce dessin de la table. Disposant les différentes draperies, marquez la couleur de chacune d'elles à sa place, ainsi que de tout autre objet que vous vous proposerez de représenter : marquez-en la couleur par une lettre. Après cela, prenez un petit godet de plomb, où vous mettrez de la craie broyée dans de l'eau ; fabriquez-vous deux ou trois pinceaux de poil, savoir de queue de martre ou de petit-gris, ou d'écureuil, ou de chat, ou de crinière d'âne ; et prenez un morceau de verre de l'espèce que vous voudrez, plus grand dans toutes ses dimensions que l'espace sur lequel il devra être placé, et, l'appliquant sur le champ de la table, vous en suivrez le dessin, selon que vous en apercevrez les traits sur la table à travers le verre, en les répétant de votre pinceau sur le verre lui-même ; et si le verre est épais, au point que vous ne puissiez apercevoir au travers les traits dessinés sur la table, prenez un verre blanc et, le posant sur la table, tracez-y en décalque les traits en question ; après quoi, quand votre dessin sera sec, placez le verre de couleur épais contre le verre blanc et, l'élevant contre le jour, de manière à l'éclairer de ses rayons, calquez-en les traits tels que vous les apercevrez. Vous dessinerez de même tous les genres de verre, qu'il s'agisse de figures, de draperies, de mains, de pieds, de bordures, ou de tout autre objet que vous voudrez reproduire en couleur.

Le découpage des verres de couleur suivant les lignes du dessin était une opération difficile et délicate, car on ne connaissait pas encore l'usage de la pointe de diamant, qui n'apparaîtra qu'au XVIe siècle. On se servait du fer rouge dont le contact risquait de faire sauter le verre en éclats.

Les verriers des XIe et XIIe siècles ne se servent que de couleurs simples, le rouge, le bleu, le jaune, puis de leurs composés, le vert et le violet. Par endroits ils mettent du blanc : du blanc mat, du blanc translucide ou du blanc verdâtre. Les nuances sont données par les inégalités du verre, par l'épaisseur qui en est plus ou moins grande selon les endroits. Oh ! certes, au point de vue d'une fabrication idéalement parfaite, les plaques de verre employées dans les vitraux du 'tue siècle fourniraient de nos jours matière à plus d'une critique : que de bulles, de boursouflures, de renflements, d'inégalités. Mais l'art du verrier sut tirer de ces imperfections mêmes les plus heureux effets. Aux yeux qui regardent ces vitraux à distance, qu'ils offrent de vie.et de chaleur ! Ils tendent lit mitraille d'une tenture translucide formée de pierres précieuses, qui scintillent et palpitent, au lieu des surfaces froides, mornes que présentent les vitraux modernes.

Les vitraux des XIe et XIIe siècles sont composés de morceaux de verres teintés dans la masse : c'est par la juxtaposition des verres de couleur que le dessin est obtenu.

Les plus anciens vitraux à personnages aujourd'hui connus sont ceux de Dijon et de Reims ; mais c'est dans l'Ile-de-France, au XIIe siècle, que furent produits, avec l'épanouissement du stylo gothique, les vitraux les plus riches et les plus beaux. C'est à St-Denis que, sous la direction de l'abbé Suger, l'art du verrier atteignit sa perfection. Les plus beaux des vitraux qu'il ait commandés, cette incomparable histoire de la première croisade, ont malheureusement été saccagés par la Révolution : ce qui eu subsiste permet de juger de ces chefs-d'œuvre.

De St-Denis les verriers de l'abbé Suger essaimèrent à Chartres, puis à Angers au milieu du XIIe siècle. Les verriers de St-Denis passèrent ensuite le détroit et allèrent à York y décorer la cathédrale de leurs mosaïques éblouissantes.

Les plus beaux vitraux aujourd'hui connus sont tous de la fin du XIe et du XIIe siècle : ce sont les vitraux de la basilique de St-Rémi à Reims — saccagés par les Boches, — de la basilique de St-Denis, des cathédrales de Chartres, d'Angers et de Bourges. Le dessin des figures peut en paraître trop archaïque et trop raide : mais quel n'en est pas le caractère ! et que dire de l'ornementation, de ces bordures de fleurs et de feuillage qui en font d'admirables miniatures, éclatantes et lumineuses ? Les vitraux du XIIe siècle, tels qu'on en retrouve quelques-uns à la Ste-Chapelle, sont déjà plus grêles et le coloris en est plus sec.

On reconnaît les vitraux du XIIe siècle à leur fond bleu, d'un bleu transparent et profond comme l'azur céleste aux beaux jours de l'été, atmosphère qui palpite autour des figures qu'elle semble envelopper.

Au XIIIe siècle ce fond bleu, à la fois intense et très doux, est remplacé par un carrelage de tons bleus et rouges, ce qui produit à distance un coloris violet, avec une nuance de tranquille mélancolie, qui est loin d'être sans charme, mais qui ne donne plus à l'ensemble de l'œuvre la puissante et profonde harmonie d'autrefois.

Et au point de vue technique, ces verrières étaient d'une facture admirable. Les rainures en étaient garnies de mastic qui défendait l'œuvre contre la pluie. Aussi ces merveilles d'art, et qui n'ont plus été surpassées et dans quelque branche des arts que ce soit, étaient-elles parvenues intactes jusqu'au seuil de l'âge moderne : il fallut l'ignorance cultivée des XVIIe et XVIIIe siècles, la grossièreté de la Révolution et l'infâme sauvagerie des armées allemandes en 1914-1918, pour les détruire criminellement.

A la mort de Philippe Auguste, presque toutes les cathédrales du domaine royal étaient achevées : Paris, Chartres, Bourges, Noyon. Laon, Soissons, Meaux, Auxerre, Arras, Cambrai, Rouen, Évreux, Séez, Bayeux, Coutances, Le Mans, Angers, Poitiers, Tours. La Guyenne anglaise conservait au contraire ses vieux monuments.

A la mort de Philippe le Bel, le domaine royal se sera étendu, il aura englobé la Champagne, la Flandre de langue française, il aura conquis Lyon, son influence aura pénétré l'Auvergne et la Bourgogne, et l'on verra alors ces provinces adopter à leur tour le style gothique qu'elles recevront tout formé. Mais les provinces placées sous la domination anglaise résistent encore, et quand elles entreront enfin dans le mouvement général, elles trouveront un style qui, après sa longue et glorieuse carrière, n'aura plus la force nécessaire à un vigoureux renouveau.

Ainsi nos grandes églises sont presque toutes terminées à l'époque où les Valois monteront sur le trône : les églises tardivement commencées au XIVe siècle — sauf toutefois St-Ouen de Rouen   ne pourront plus être achevées. Elles se sont comme atrophiées au cours de leur croissance — et c'est bien l'expression qui convient, tant une sève vivifiante paraissait monter dans leurs artères de pierre. Au reste, pas une seule de nos grandes églises n'a été achevée telle qu'elle avait été conçue. Le prodigieux essor, qui les fit jaillir de terre, est compris presque entièrement dans le règne de Philippe Auguste — quarante ans — que l'on reculerait peut-être jusqu'à l'année 1240 — soixante ans en tout. Et l'effort produit, dans ce cours espace de temps pourrait sembler surhumain. On n'en a plus vu de comparable — et de bien loin — comme on n'a plus rien vu de comparable à la formidable éclosion des épopées contemporaines des cathédrales qui leur donnèrent un si magnifique écho.

C'est dans l'Ile-de-France, cette contrée plus petite que la Grèce, aussi grande qu'elle par le génie, que s'élaborèrent, quand et quand, les églises gothiques et les épopées, pour se répandre ensuite sur le monde civilisé. Influence littéraire et artistique qui créera, dès le XIIe siècle, une Europe française pour reprendre l'expression dont serait caractérisée plus tard le rayonnement de la culture française après le règne de Louis XIV.

Les chroniqueurs anglais eux-mêmes, tels que Erbert de Bosham, parlent au XIIe siècle de la douce France. Bruneto Latini écrira, au XIIIe siècle, en français, son Trésor, parce que la parlure de France est plus commune à toutes gens, plus délectable à ouïr que nulle autre. Et François d'Assise ne trouvera pas plus grande douceur qu'à chanter les louanges du Seigneur en français.

Déjà Paris exerçait sa fascination sur toute l'Europe. Un poète allemand, Hugo de Trimberg, écrit

Combien de gens se sont rendus à Paris, ils y ont peu appris, ils y ont beaucoup dépensé, mais ils ont vu Paris !

Les mœurs des châtelains français devinrent pour toute l'Europe :

..... la touche et l'exemplaire

De ce qu'on doit laissier et faire.

(Cléomadès.)

De même que, dans toute l'Allemagne, on ne lisait plus que des épopées françaises traduites ou adaptées en allemand ; les meilleurs poètes Heinrich von Veldeke, Johannsdorf, Friedrich von Hansen, Rudolf von Neuenburg, combien d'autres, imitaient les trouvères ou les troubadours, Folquet de Marseille et Pierre Vidal ; la langue française était parlée par tous les gens instruits : les expressions et locutions françaises pénétraient déjà la langue allemande pour désigner ce qui a rapport à la culture et à la civilisation ; le style français, se substituait à l'ancienne manière de construire ; les habits étaient taillés à la française, les domestiques servaient à la française, la vie de Cour et de château était ordonnée à la française, dans les burgs rhénans on accueillait avec empressement les jongleurs français.

Nous avons vu Guillaume de Sens construire la cathédrale de Canterbury (1175-1181) sur le modèle de celle de Sens ; la cathédrale de Lincoln est bâtie par un autre Français (1195-1200), reproduisant une église dont la construction avait été commencée à Blois en 1138. Nous avons vu les architectes français aller en Allemagne y élever leur opus francigenum, tandis que de jeunes architectes allemands viennent apprendre en France les principes et les règles de leur art. Au delà des frontières de l'Allemagne, nous avons suivi l'architecte Villard de Honnecourt jusqu'en Hongrie, où il éleva sans doute la cathédrale de Cassovia. Mathieu d'Arras et Pierre de Boulogne dirigeront la construction de la cathédrale de Prague, où vient après eux Henry Arler, maître des œuvres de Boulogne-sur-Mer. Au fils de ce dernier, Pierre Arler, on est vraisemblablement redevable de la cathédrale d'Ulm. Etienne de Bonneuil avec dix bacheliers s'en ira jusqu'en Suède construire la cathédrale d'Upsal. Les compagnons quitteront Paris en septembre 1281. Martin Ravège a élevé la cathédrale de Colocza, où l'on conserve sa pierre tombale.

D'Angleterre les architectes français passèrent en Norvège où leur influence est particulièrement sensible dans les plans et la décoration de la belle église bleue de Trondjem.

En Espagne également sont très nombreuses les églises des XIIe et mue siècles dues à des architectes de notre pays : dès la fin du Xe siècle l'église de Compostelle, puis celle de Léon, de Burgos, de Girone. Les plans de la cathédrale de Tolède, fondée en 1226, ont été dessinés par Pierre de Corbie. Enfin jusqu'en l'île de Chypre et en Terre Sainte plusieurs des édifices religieux ou militaires les plus importants furent dus à des architectes parisiens ou champenois.

En Italie ce sont des architectes français, Philippe Bonaventure, Pierre Loisart, Jean Mignot, qui ont construit le dôme de Milan. Dans l'Italie méridionale, Frédéric II et Charles d'Anjou ont employé des architectes français, Philippe Chinart, Jean de Toul et Pierre d'Angicourt.

En Italie comme en Allemagne l'influence des poètes français dépassa encore, aux XIIe et XIIIe siècle, celle des artistes. La plupart de nos poèmes nationaux y furent importés, et telle fut l'activité avec laquelle nos jongleurs y répandaient les œuvres des trouvères qu'ils arrivèrent, comme nous l'avons vu, à former une espèce de jargon, mélange d'italien et de français, que les peuples, d'outre-monts parvenaient à comprendre et que nos artistes débitaient sur les places, au coin des rues, juchés sur quelque tréteau. Et l'avidité, avec laquelle les populations de la Péninsule les écoutaient, était si grande que le Magistrat de Bologne crut devoir faire une loi pour interdire les attroupements autour des chanteurs français.

Les troubadours obtinrent en Italie, en Espagne, en Portugal des succès égaux à ceux des trouvères.

Je désire faire un chant d'amour à la manière provençale, dit un poète de la Péninsule ibérique : et quel poète ? Denis le Libéral, roi de Portugal. Troubadours espagnols comme troubadours italiens écrivent en provençal jusqu'au XIVe siècle et l'on sait que Dante lui-même fit beaucoup de vers provençaux. Les Cours d'Aragon, de Castille, de Léon, de Navarre, de Portugal, retentissent des chants et chansons composés en notre langue d'oc.

La France a donc connu deux grands siècles d'organisation créatrice, le XIe siècle, le siècle de la féodalité, et le XVIIe siècle, le siècle du pouvoir royal, l'un et l'autre suivis de ces deux grands siècles d'expansion littéraire et artistique, conséquence des efforts faits dans l'âge précédent, le XIIe et le XVIIIe siècle.

 

SOURCES. Théophile. Essai sur divers arts, éd. L'Escalopier, 1843. — Victor Mortet, Textes relatifs à l'histoire de l'architecture (XIe-XIIe s.), 1911.

TRAVAUX DES HISTORIENS. Viollet-le-Duc, Dictionnaire d'Architecture, éd. cit. — J -B.-A. Lassus, Album de Villard de Honnecourt, 1858. Anthyme Paul, Histoire monumentale de la Fr., nouv. éd. 1911, in-4°. — L. Gonse, L'Art gothique. s. d (1890). — Emile Mâle, L'Art religieux du XIIIe s. en Fr., 1902. Œuvre capitale, d'une rare valeur et à tous les points de vue. — H. Stein, Les architectes des cathédrales gothiques, s. d. (1909). Précieux petit volume dont nous nous sommes beaucoup servi. — Cam. Enlart, Manuel d'archéologie française, 1902-1916. 3. vol. — 0l. Merson, Les vitraux, 1898. — Luc. Magne, L'art applique aux métiers. Décor sur verre, 1913. — L. Reynaud, Hist. gén. de l'influence française en Allemagne. 1914. — Alwin Schultz, Das Höfische Leben sur Zeit der Minnesinger, 2e ed.. 1899, 2 vol. — Em. Mâle, L'Art allemand et l'art français du M. A., 1917.