LE MOYEN ÂGE - LA FRANCE FÉODALE

 

CHAPITRE IX. — LES JONGLEURS.

 

 

Trouvères et jongleurs. La langue française est du latin. Les talents des jongleurs. Leurs manuscrits. Comment les jongleurs étaient rétribués. Leur misère. Colin Muset et Rutebeuf. Les jongleurs faiseurs de gloire. Les beaux mots et les beaux dits. Les troubadours.

 

Dans la vie châtelaine, un grand élément de plaisir était apporté par les jongleurs. Leur nom vient du latin joculares ou joculatores. Ne les confondons pas avec les trouvères : les trouveurs, comme on disait au XIIe siècle. Le jongleur produit au public l'œuvre que le trouvère a composée. Les troubadours étaient les trouvères du Midi, ceux qui écrivaient en langue d'oc — oc = oui —, et leur nom a la même origine : il vient de trobar, trouver. Les trouvères se servaient de la langue d'oïl — oïl = oui —, c'est-à-dire du français proprement dit. La ligne de démarcation entre les cieux idiomes part de la rive droite de la Garonne à son confluent avec la Dordogne, d'où elle fléchit vers le Nord : Angoulême reste en langue d'oïl ; Limoges, Guéret, Montluçon sont en langue d'oc ; d'où la ligne frontière incline vers Lyon par Roanne et St-Etienne.

Le provençal se divisait eu dialectes comme le français du Nord, c'est le provençal proprement dit, le languedocien, l'auvergnat, le limousin, et, à l'Est, en Savoie et en Dauphiné, un idiome d'une grande saveur par son parfum de latinité singulièrement conservé : on l'a nommé le franco-provençal. Parmi ces dialectes, le limousin devint la langue littéraire, comme en langue d'oïl le parler de l'Ile-de-France.

Langue d'oïl et langue d'oc sont également dérivées du latin ; le français est, comme le provençal, du latin insensiblement transformé. Au XIe siècle, Adhémar de Chabannes appelle encore le français du latin.

Rollon de Normandie étant mort, son fils Guillaume lui succéda ; il avait été baptisé : les Normands adoptèrent la foi du Christ et, oubliant leur langue barbare, ils s'accoutumèrent au latin. Aussi bien, si l'on prend le plus ancien monument de notre langue, le fameux serinent prêté à Strasbourg en 841 par Louis, fils de Louis le Débonnaire, à son frère Charles le Chauve, il est impossible de dire si ce langage est encore du latin ou si c'est déjà du français :

Pro Deo amur et pro Christian poblo (peuple) et nostro commun salvament (salut), d'ist di en avant (de ce jour en avant), in quant Deus savir (savoir) et podir (pouvoir) me dunat, si salvarai eo cist meon fradre Karlo (je secourrai ce mien frère Charles) et in adiudha (aide) et in cadhuna cosa (chaque chose) si cure om per dreit (droit) son fradre salvar (secourir) dist (doit).

On ne trouve aucune mention des jongleurs avant le XIe siècle, mais, dès le règne de Robert le Pieux (commencement du XIe siècle), on les voit mêlés aux diverses classes de la société.

De bonne heure les jongleurs français ont pris la direction du mouvement littéraire en Europe.

Ils apparaissent en pleine lumière à l'époque où l'épopée cesse d'être étroitement familiale, locale, à l'époque où l'épopée est déracinée, pour être portée de pays en pays, par les amples rognés : les jongleurs la font entendre, aux sons de la vielle celtique, de château en château, de foire en foire, de ville en ville.

On a défini les jongleurs : Ceux qui faisaient profession de divertir le public ; car leurs talents étaient variés. Un poète dit à un jeune homme qui se destine à la jonglerie : Sache trouver — c'est-à-dire composer des poèmes —, et bien sauter, bien parler et proposer des jeux-partis ; sache jouer du tambour et des castagnettes et faire retentir la symphonie — instrument de musique —... sache jeter et rattraper des pommes avec deux couteaux, avec chants d'oiseaux et marionnettes... sache jouer de la cithare et de la mandore et sauter à travers des cerceaux. Tu auras une barbe rouge. Fais sauter le chien sur le bâton et fais-le tenir sur deux pattes. Dans les pittoresques encadrements des Manuscrits du XIIIe siècle on voit encore les jongleurs avec leurs barbes et leurs perruques rouges.

Ge te dirai que ge sai faire,

dit à l'un de ses compagnons, le jongleur d'un fabliau :

Ge sui jouglères de vièle,

Si sai de muse et de frestèle

Et de harpe et de chifonie,

De la gigue, de l'armonie,

Et el salteire et en la rote

Sai-je bien chanter une note ;

la harpe, la chifonie, la gigue, l'arnionie, le salteire et la rote étaient des instruments de musique ;

Bien sai joer de l'escanbot [gobelet d'escamoteur],

Et faire venir l'escharbot

Vif et saillant dessus la table ;

C'est le chant des enfants pour faire venir l'escargot vif et saillant dessus la table : Mas ! mas ! mas ! montre-moi tes cornes !

Et si sai meint beau geu de table [tric-trac] ;

Et d'entregiet [prestidigitation] et d'arrumaire [magie],

Bien sai un enchantement faire ;

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et lire et chanter de clergie [science des clers],

Et parler de chevalerie

Et les prudhomes raviser [avertir]

Et lor armes bien deviser [lire leurs armoiries]...

(Fabliau des deux bordeors, v.205.)

Et ce même jongleur saura chanter les gestes héroïques de Roland et de Guillaume, de Rainoart et de Garin, de Vivien et d'Ogier ; il sera l'écho poétique des plus touchantes idylles, Perceval, Tristan et Iseut, Flore et Blancheflor :

Ge sai bien servir un prudome

Et de beax diz toute la some [somme] ;

Ge sai contes, ge sai flabeax [fabliaux],

Ge sai conter beax diz noveax,

Rotruenges [chansons à refrain] viez et nouvelles,

Et sirventois [chansons satiriques] et pastoreles,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ge sai bien chanter devise [souhait]

Du roi Pepin de Saint-Denise,

Des Loherans lote l'estoire

Sai-ge par sens et par mémoire,

De Charlemaine et de Roulant

Et d'Olivier le conbatant ;

Ge sai d'Ogier, ge sai d'Aimmoin,

Et de Girart de Roxillon,

Et si sai du roi Loeis

Et de Buevon de Conmarchis

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Si sai porter consels d'amors

Et faire chapelez [couronnes] de fors

Et çainture de druerie [présent d'amour],

Et beau parler de cortoisie

A cens qui d'amors sont espris

(Fabliau des deux bordeors, v. 283.)

D'autres savent imiter le chant du rossignol, le cri du paon, le bourdonnement de l'abeille, le mugissement du taureau. Aubry de Trois-Fontaines parle de la prouesse d'un jongleur qu'il vit à Compiègne, où l'on célébrait les fiançailles de Robert d'Artois avec la fille du duc de Brabant : il montait un cheval qui marchait sur une corde tendue. L'auteur du Conte moral, écrit qu'on ouvre volontiers la porte à

Ceux qui savent jambes encontremont jeter,

Qui savent lote nuit rotruenges [chansons à refrain] canteir,

Ki la mainsni-e funt et saillir et dancier ;

[Qui savent faire danser aux sons de leurs instruments toute la maisonnée.]

à ceux qui savent faire le périer — poirier — sur la halte table — la table dressée sur le dais —, et qui savent bien rechinier — faire des grimaces —.

Joinville écrit de son côté : Vindrent trois menestriers (jongleurs) et estoient frères et en aloient en Jérusalem en pèlerinage ; et avoient trois cors, dont les voiz de cors leur venoient parmi les visages. Quant ils en commençoient à corner, vous derriez que ce sont les voiz des cygnes qui se partent de l'estanc [étang], et il fesoient les plus douces mélodies et les plus gracieuses que c'estoit merveille de l'or.

Et ces mêmes jongleurs — des Arméniens — fesoient trois merveillouz sauz, car on leur metoit une tonaille — serviette — dessous les piez et tournoient tout en estant — debout —, si que lotir pié revenoient tout en estant sonr la touaille. Li dui — deux — tournoient les testes &trières et li ainsilez ansi, et quant on li fesoit tourner la teste devant, il se seignoit — signait —, car il avoit paour que il ne se brisast le col au tourner.

Et ces jongleurs accompagnaient de leurs instruments les armées en marche et venaient dans les églises chanter des variations sur le Kyrie, le Sanctus, l'Agnus Dei.

Nombre de jongleurs étaient eux-mêmes trouvères. C'est un jongleur qui écrit l'Histoire de la Guerre sainte et un autre la Vie de saint Alexis ; le plus charmant et le plus grand des poètes du mue siècle, Colin Muset et Rutebeuf, seront l'un et l'autre des jongleurs.

Nos compagnons conservent soigneusement le manuscrit où se trouve écrit le texte de leur gaie science ; de leurs belles chansons ils voudraient garder le privilège, ou, s'ils en cèdent copie à un confrère, à un concurrent, ce ne sera que moyennant finance :

Je vos en dirai d'une [chanson] qui molt est honorée,

El royaume de France n'a nulle si loée.

linon de Villeneuve l'a molt estroit gardée :

N'en volt prendre cheval ne la mule afeutrée [harnachée]

Peliçon, vair ne gris [fourrure], mantel, chape forrée,

Ne de buens [bons] parisis [deniers] une grant henepée [plein un hanap] :

Or en ait-il maus grez qu'ele li est emblée [volée]...

(Les Quatre fils Aymon, éd. Castels, p. 10.)

Huon de Villeneuve a fait tous ses efforts pour conserver le texte de sa chanson par devers soi ; il en a refusé argent et destrier, pelisse doublée de gris et chape fourrée ; mais voici qu'elle lui a été volée.

En traitant plus haut des chansons de geste, nous avons vu que les premiers jongleurs avaient été des guerriers. Suger encore, dans sa vie de Louis VI, parle d'un brave chevalier qui était un jongleur et qui se détache de l'armée des barons féodaux, de l'armée d'Enguerran de Boves et d'Eble de Roucv, pour venir se ranger sous les bannières royales ; mais, depuis le milieu du XIIe siècle, on ne trouve plus guère parmi les jongleurs que des professionnels qui vont de pays en pays, à cheval, leur malle et leurs effets en croupe, leur vielle et leur archet liés en bandoulière pour faire entendre en tous lieux les laisses de leurs chants épiques, les vifs refrains de leurs rotrouenges, leurs vaduries et leurs triboudaines, cherchant à gagner leur vie.

Comme des mouches sur une liqueur sucrée, écrit un orateur du XIIIe siècle, on voit les jongleurs voler à la Cour des princes. L'auteur du roman provençal Flamenca a décrit des noces où 500 jongleurs font valoir les talents les plus variés :

Alors vous eussiez entendu retentir des instruments, monter à tous les tons... L'un vielle le lai du chèvrefeuille, l'autre celui de Tintagueil ; l'un chante les fidèles amants, l'autre le lai que fit Ivan ; l'un joue de la harpe, l'autre de la vielle ; l'un de la flûte, l'autre du fifre ; l'un de la gigue, l'autre de la rote ; l'un dit les paroles, l'autre l'accompagne... l'un fait jouer des marionnettes, l'autre jongle avec des couteaux ; un autre danse en faisant la cabriole : un grand murmure remplissait la salle.

Nos artistes recevaient pour leur peine le logis et le couvert, des vêtements, de l'argent.

L'auteur de Huon de Bordeaux nous montre un jongleur à la Cour royale. Il se met à vieller ; les seigneurs se pressent autour de lui ; dans leur enthousiasme ils se défont l'un après l'autre de leurs manteaux qui tombent autour du jongleur et font tas. Nous avons vu des princes, dit Rigord, qui, après avoir dépensé vingt et trente marcs à des vêtements admirables et merveilleusement brodés, les donnaient huit jours après à des jongleurs.

Aussi bien, pour aimer l'art et la poésie, nos menestrels n'en doivent pas moins vivre et nourrir les leurs. Et ils ne l'envoient pas dire :

Or vous traïez en chà, signour, je vous en prie,

Et qui n'a point d'argent, si ne s'assieche mie [ne s'asseye pas],

Car chil qui n'en ont point ne sont de ma partie...

(Bauduin de Sebourc, chant V, v. 19-21.)

Et quel mécontentement quand le gain ne répond pas à l'espoir, quand le jongleur n'a pas reçu des barons, chez lesquels il a fait valoir son art, la rétribution désirée. En tous lieux l'accueil n'est pas le même. Il est de riches hommes qui, en retour du plaisir quo les jongleurs leur procurent,

Aler les font sovent deschauz :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ne lor douent fors viez drapiaus [vêtements] ;

Et petit de lor bons morsiaus

En gitant, com as chiens, lor ruent .....

[Ce petit de leurs bons morceaux, ils le leur jettent comme à des chiens.]

(Fabliau des lecheors, v. 89.)

Colin Muset s'exprime à ce sujet en ternies singulièrement vivants. Il s'adresse à un seigneur chez lequel il a chanté, chez lequel il a dit des vers et joué de la vielle, et qui ne lui a servi que maigre pitance :

Sire cuens [comte] j'ai vïélé

Devant vous en vostre ostel,

Si ne m'avez riens doné,

Ne mes gages aquité,

C'est vilanie !

Foi que doi [dois] sainte Marie

Ensi ne vous sieurré mie.

[Dans ces conditions je ne serai plus de votre suite]

M'aumosnière est mal garnie

Et ma boursse mal farsie.

Sire cuens, car commandez

De moi vostre volenté.

Sire, s'il vos vient à gré

Un biau don car me douez

Par courtoisie !

Talent ai [j'ai grande envie], n'en doutez mie,

De rater à ma mesnie !

[De retourner dans ma famille !]

Quant g'i vois [j'y vais] boursse esgarnie [vide]

Ma fame ne nie rie mie !

Ainz [mais] me dit : Sire Engelé [Monsieur l'empoté],

En quel terre avez esté

Qui n'avez rien conquesté ?

Trop vous estes deporté [amusé]

Aval la ville ?

Vez [voyez] coin vostre male [malle] plie !

Elle Pst bien de vent farsie !

Honiz soit qui a envie

D'esfre en vostre compaignie !

Mais quant vieng à mon ostel

Et ma femme a regardé Denier moi le sac enflé

Et je, qui sui bien paré

De robe grise [fourrée] ;

Sachiés qu'ele a tost jus mise [déposé]

La conoille [quenouille], sans faintise ;

Elle me rit par franchise [gentillesse],

Les deus braz au col me plie.

Ma fame va destrousser

Ma male sans demorer ;

Mon garçon [domestique] va abuvrer

Mon cheval et conréer [soigner],

Ma pucele [servante] va tuer

Deux chapons, pour déporter

A la jansse alie [sauce à l'ail] ;

Ma fille m'aporte un pigne [peigne]

En sa main par cortoisie :

Lors sui de mon ostel sire

A mult Brant joi-e sanz ire [chagrin]

Plus que nuls ne porroit dire.

Et le grand Rutebeuf revient sur ce même thème, mais en termes poignants :

Ne me blastnez se je me haste

D'aler arrière,

Que jà n'i aura bele chière [bon accueil]

L'on n'a pas ma venu-e chière

Si je n'aporie.

C'est ce qui plus me desconforte

Que j'ose huchier à ma porte

A vuide main.

Chez lui, le pauvre Rutebeuf trouve sa femme sèche, rêche, geignarde ; le propriétaire vient réclamer le loyer ; ses meubles sont engagés ; et voici qu'arrive la nourrice exigeant de l'argent pour l'enfant paître, sans quoi elle le renverra braire au logis.

Entendez le cri déchirant que le poète lance jusqu'au pied du trône royal :

Je touz [tousse] de froit, de faim baaille,

Dont je suis mors et maubailliz [mal fichu].

Je suis sans toutes [couvertures] et sans lis [lit] ;

Sire, si ne sai quel part aille :

Mes costeiz connoit le pailliz,

Et liz de paille n'est pas liz,

Et en mon lit n'a fors la paille....

Sire, je vos sais asavoir

Je n'ai de quoi do pain avoir .....

La misère lui a pris ses amis :

Je cuit [crois] i vent les a osté ;

L'amor est morte !

Ce sont ami que vens emporte

Et il ventoit devant ma porte,

S'es enporta .....

Et il conclut par ces vers admirables :

L'espérance de lendemain,

Ce sont mes festes ! .....

Aussi, comme l'écrit Guillaume le Vinier :

Tel fois chante li jougleres

Que c'est tous li plus dolens

[Et, de tous, il est le plus triste],

Il chant selon sa matère

Com' del mont [du monde] li mains joians [le moins joyeux] ;

Quar por déduit [plaisir] n'est-ce mie,

Mais par besoigne d'aïe [secours],

Coin' jougleres courtois, frans ;

Quant a sa laisse renie [finie]

Par douçor requiert et prie

Aide por passer le tans

[Un secours qui lui permette de vivre quelque temps].

Saint Louis donnait de l'argent à povres menestirers qui, par vieillesce ou par maladie, ne pooient labourer ne maintenir leur mestier, qu'à peinne porroit l'on raconter le nombre (Joinville).

Les jongleurs couraient les foires, les lieux de pèlerinage ; ils s'arrêtaient aux abords des sanctuaires où ils disaient leurs vers, en plein air souvent, à la foule quand et quand bruyante et attentive. A Paris, ils se faisaient entendre de préférence sur le Petit-Pont, qui parait avoir joué au moyen âge le rôle du Pont-Neuf au xvii' siècle. Nous avons vu comment Gilles de Paris y entendait chanter au peuple les gestes de Charlemagne, aux accords de la vielle. Sur la grand'place, les jongleurs dressaient leurs tréteaux d'où ils débitaient leurs laisses aux badauds béats. En certains lieux on percevait sur eux des droits ; ils étaient traités en débitants de denrées ou de mercerie. C'était le cas à Mimizan en Aquitaine — près de Mont-de-Marsan —. Un certain W.-R. de Monos y tenait la jonglerie et percevait le quart des redevances versées par les jongleurs. Il relevait ce droit en fief du roi d'Angleterre, duc d'Aquitaine, moyennant un épervier qu'il lui devait chaque an, ou, à défaut. dix livres de cire. Et là, parmi cet auditoire de passants rassemblés sur la place publique, combien la récolte devait souvent être modeste ! L'un des jongleurs qui paraissent dans Huon de Bordeaux interrompt brusquement un chant épique pour recommander à ses auditeurs d'arriver le lendemain chacun avec une maille nouée dans le pan de sa chemise — à défaut de bourse — ; et surtout que la dite maille ne soit point frappée au coin poitevin ; mais au coin de Paris : car la maille parisis valait quatre fois la maille poitevine :

Si revenés demain, après disner

Et si vous proi (prie) cascuns m'ait aparté

U pan de sa chemise une maille noué ;

Car en ces poitevines, a poi [peu] de largeté :

Avers fu et escars [parcimonieux] qui les fit estorer [fabriquer]

Ne qui ains [oncques] les donna à cortois menestrel.

(Huon de Bordeaux, v. 4937.)

Au reste, si les jongleurs sont trop souvent misérables, cela tient pour beaucoup à leur humeur frivole, à leur goût du plaisir. L'un d'eux le dit bonnement :

Et se j'ai vostre argent, si ne le plaindès jà [ne le plaignez pas],

Car si tost que le l'ai, li taverniers l'ara.

(Bauduin de Sebourc, chant XII, v. 921-22.)

Notre jongleur a-t-il gagné quelque surcot ou quelque maille et vient-il à passer devant une taverne, il ne peut résister à l'appel du valet d'auberge qui le huche au pas de la porte. Il entre :

Quant ont trois sous, quatre ou cinc assemblez,

En la taverne les vont toz alœr.

Si en font l'este tant que purent durer...

Et quant il a le buen [bon] vin sayoré,

Quant voit li hostes qu'il a tot aloé...

Frere, dit-il, querrez ailiers hostel...

Donez-moi gage de ce que vous devez.

Et cil li lesse sa chaule et son soller [ses souliers]...

(Le Moniage Guillaume.)

Et le voilà, comme le pauvre jongleur de Sens, qui n'avait pas souvent robe entière :

Mes moult savent en la chemise

Estoit au vent et en la bise...

(De Saint-Pierre et du jougleor.)

Le vent est froid, la bise est aigre :

Ne vois venir avril ne mai !

Vez-ci la glace !

Aux péages des ponts et des routes ils paient en monnaie de singe, c'est-à-dire par un tour de leur façon, ou de l'animal, du petit singe, qui, souvent, les accompagne, — ou bien par quelques vers de leurs poèmes, par un couplet de leurs chansons.

Plus de confort était assuré aux jongleurs attachés en qualité de domestiques, de ministeriales — ménestrels —, à quelque grande maison.

Watriquet a chanté devant des passants : Balades et rondiaus menuz. Ses auditeurs lui demandent :

Seroies-tu nient Raniqués ?

— Non voir, dame, mais Watriques,

Menestrel au conte de Blois [Gui de Blois]

Et si [aussi] à monseignor Gauchier

De Chastillon [le connétable...]

(Fabliau des trois chanoinesses de Cologne, v. 108.)

Joinville parle des menestriers aux riches hommes, c'est-à-dire des jongleurs attachés à la maison des grands seigneurs, qui venaient à la Cour du roi avec leurs vielles. Après le repas saint Louis, attendait à oïr ses graces que les ménétriers eussent dit leurs poèmes, lors se levait et les prêtres, qui étaient devant lui, disaient ses graces.

Nous avons vu que nombre de grands seigneurs étaient trouvères ou troubadours. Ils entretenaient des jongleurs qui vivaient à leurs châteaux parmi leur domesticité. Les jongleurs les accompagnaient quand ils allaient en voyage. Ils produisaient au public les œuvres de leurs maitres. Telle miniature de la Bibliothèque nationale représente le poète en bliaud de soie et se carrant dans un grand fauteuil doré : il tient en main un bâton de chef d'orchestre dont il marque les mesures au jongleur qui, debout devant lui, répète en la chantant une de ses poésies.

Au reste, les grands seigneurs ne protégeaient pas seulement les jongleurs et les ménestrels, pour le plaisir et les divertissements qu'ils pouvaient leur procurer : ces poètes étaient les dispensateurs de la renommée en un temps Mi ils étaient les seuls à parler des actions des hommes. Lambert d'Ardres raconte que l'auteur de la chanson d'Antioche, Richard le Pèlerin, refusa de mentionner dans son récit épique de la première croisade les hauts faits d'Arnoul l'Ancien, seigneur d'Ardres, parce que celui-ci lui avait refusé une paire de chausses d'écarlate. Le seigneur d'Ardres, dit Lambert, fuyant la gloire humaine, a mieux aimé refuser un petit don à un bouffon que d'être chanté et prisé en ses chansons avec accompagnement d'instruments de musique. Nous avons conservé quelques vers de la chanson d'Antioche par Richard le Pèlerin, mais pour la plus grande partie, nous ne possédons plus son œuvre que sous le remaniement de Graindor de Douai. On a fait observer très justement que Richard Cœur de Lion n'aurait jamais eu la brillante réputation dont il jouit de son temps, s'il n'avait tant favorisé trouvères et jongleurs. En son absence même, Guillaume de Longchamp, demeuré en Angleterre en qualité de régent, y faisait venir des jongleurs de France pour y chanter ses louanges, aux carrefours des villes, devant le peuple assemblé.

Au reste, avec le temps, il se fit une division parmi les jongleurs : les uns devinrent les poètes qui composaient leurs œuvres et ne les disaient qu'en bonne compagnie ; les autres récitèrent ou chantèrent avec accompagnement d'instruments de musique les créations des trouvères ; enfin une troisième classe comprit les saltimbanques, faiseurs de pirouettes et montreurs d'animaux.

Classe plus humble et méprisée par le jongleur dont la qualité s'affine :

Menestrieus se doit maintenir

Plus simplement c'une pucelle !...

Menestrieus qui veut son droit faire

Ne doit le jongleur contrefaire,

Mais en sa bouche avoir tous diz (tous jours)

Douces paroles et biaus diz [beau langage].

Ah ! les beaux dits, les jolis mots, les beaux contes, quelle importance nos jongleurs y attachent, qu'ils s'appellent Courte-barbe ou Fier-à-bras, Brise-pot ou Simple-d'Amour.

Contrairement à l'opinion répandue, jamais poètes n'ont eu à un plus haut degré le souci de la forme que les trouvères, troubadours et jongleurs du XIIe siècle. Des centaines d'années avant Malherbe, ils ont connu le pouvoir d'un mot mis en sa place. Le pauvre Boileau ignorait lamentablement ses plus glorieux prédécesseurs.

Courte-Barbe résume toutes les aspirations de son métier, et, ma foi, toutes celles du poète moderne, dans les vers suivants, et qui se terminent par un timide et touchant appel à l'immortalité :

Une matère ci dirai

D'un fablel [fabliau] que vous conterai.

On tient le rnenestrel à sage

Qui met en trorer (composer, inventer) son usage,

De fere biaus dis et biaus contes,

C'on dit devant dus [ducs], devant contes.

Fablel sont bon à escouler :

Maint duel, maint mal font inesconter [oublier],

Et maint anui et maint meffet :

Cortebarbe a cest fablel fet ;

Si croi bien qu'encor l'en soviegne.

(Le Fabliau des trois aveugles de Compiègne, v. 1.)

Assurément ils aiment la rime, la consonnancie ; mais ils ne lui sacrifieront pas le sens de leurs vers : à la rime, ils préfèrent la raison : Foin de la rime riche, si elle doit nuire à la pensée !

Ma paine metrai et m'entente

A conter un fabliau par rime

Sans colour et sans léonine [rime riche].

Mais s'il i a consonancie [assonnance],

Il ne m'en chaut qui mal en die :

Car ne puet pas plaisir [plaire] à toz

Cousonanci-e sans bons moz.

(Fabliau des Trois dames, v. 1...)

Il est vrai que, parfois, la rime est difficile à trouver. On s'en tire comme on peut, par un trait malin, une jonglerie :

Li prestre dist isnel le pas [aussitôt]

Primes en hait et puis en bas :

Dorninus Domino meo

Mais ge ne vos puis pas en o

Trover ici consonancie...

(Fabliau du prestre qui dit la Passion, v. 50.)

Sur les tablettes de cire, où ils gravent d'une pointe agile leurs gracieuses ou espiègles inventions, ils effacent bien des fois les lignes écrites, pour améliorer et affiner leurs textes. Maudites tablettes de cire ! en leur pâte molle et changeante, combien se sont perdues de ces charmantes œuvres où s'était marqué le génie gaulois des jongleurs ! Le parchemin était coûteux et on ne lui confiait que les œuvres d'importance, les œuvres graves et qui n'étaient pas toujours les meilleures.

L'art de la jonglerie entra en décadence dans le courant du XIIIe siècle.

L'ère des jongleurs se clôt vers le début de la guerre de Cent ans. La jonglerie aussi s'était formée avec la France féodale : elles disparaîtraient l'une quand et quand l'autre. Les lecteurs, remplacent les auditeurs ; Chantecler, comme on le nomme dans le Roman du Renard, le hardi et aventureux jongleur, vêtu d'une robe à capuchon, mi-partie verte et jaune, ou d'une robe de soie rouge, Chantecler que l'on voit un vert chapelet — couronne — en sa teste aux châteaux, aux foires, aux pèlerinages, sa vielle en main, la mémoire farcie de légendes épiques. de romans courtois, de lais, de ballades et de fabliaux, est remplacé par l'homme de lettres.

***

Nombre de troubadours — les poètes du Midi — furent comme les trouvères — les poètes du Nord —, à la fois poètes et jongleurs ; nombre d'entre eux furent, comme les jongleurs, à la fois poètes et musiciens, inventant non seulement les mots mais le son de leurs poésies. Ils ont eu, et peut-être plus encore que les trouvères, le souci de la forme, an point qu'ils en arrivèrent, dans la première période surtout, à cultiver celle-ci pour elle-même, à ne plus aimer la poésie que pour la forme, ce qui les amena par raffinement au trobar claus, c'est-à-dire à l'invention obscure, fermée aux profanes.

La poésie des troubadours fleurit, comme celle des trouvères, depuis le milieu du XIe siècle jusqu'au XIIe siècle. La période d'éclat en est le XIIe siècle ; tandis que les plus grands trouvères, les auteurs des plus beaux chants épiques, brillèrent à la fin du XIe siècle.

La poésie des troubadours est essentiellement, et presque exclusivement, une poésie lyrique, mais en ce genre elle est hors de pair. Elle parle d'amour et place l'amour dans le cadre qui lui convient, dans la belle nature. Quand l'herbe verte et la feuille paraissent et que les fleurs s'ouvrent dans les vergers, quand le rossignol lance son chant, je suis heureux de l'entendre et heureux de voir la fleur ; je suis pontent de moi, mais plus encore de ma dame, écrit Bernard de Ventadour.

Ce goût de la nature en fête est porté à un tel point que Raimbaud d'Orange en vient à protester contre cette orgie de rossignols qui s'égosillent en des prés fleuris.

Je ne chante ni pour oiseau, ni pour fleur, ni pour aurore... je chante pour la dame à qui vont mes pensées...

Nous avons dit que les troubadours avaient écrit en limousin, bien qu'une grande partie d'entre eux n'aient pas appartenu à cette province. Bernard de Ventadour, Marcabrun, Ladre Rudel, Arnaud de Mareuil, Giraut de Bornelh, Arnaud Daniel, Bertran de Boni, qui florissaient dans la seconde moitié du XIIe siècle, sont les meilleurs poètes de la poésie en langue d'oc.

Bertrand de Born, dit Dante, a chanté les armes, Arnaud Daniel l'amour ; Giraut de Bornelh la droiture, l'honnêteté et la vertu.

Celui que Dante plaçait au premier rang était Arnaud Daniel. Il fut, dit-il en son Purgatoire, le plus grand artiste de sa langue maternelle... En roman et en vers d'amour il surpassa tous les autres ; laisse dire les sots qui croient que Giraud de Bornent lui est supérieur. Armand Daniel est le poète des rimes riches, des rimes chères comme il dit. Est-ce ce qui lui conquit la faveur de Dante ? car le jugement du grand poète italien n'a pas été ratifié par la postérité. La nécessité de plier le sens aux rimes riches, aux rimes lugubrement riches, comme les a si bien appelées Joseph Bédier, lui a fait sacrifier plus d'une fois la clarté et la poésie elle-même. Giraud de Bornelh disait tout au contraire : Que si j'en avais le talent, je ferais une chansonnette si claire que mon petit-fils la comprendrait et que tout le monde prendrait plaisir. Giraud de Bornelh, dit un ancien biographe, était limousin de la contrée d'Excideuil... Il était de basse naissance... Il fut appelé le maitre des troubadours et il l'est encore par les bons connaisseurs, ceux qui entendent les mots subtils où sont bien exprimés les sentiments d'amour... L'hiver, il étudiait ; l'été, il parcourait les châteaux, menant avec lui deux chanteurs qui chantaient ses chansons. Il ne voulut jamais prendre femme ; et tout ce qu'il gagnait, il le donnait à ses parents pauvres et à l'église de la ville où il était né.

Bertrand de Born est le poète guerrier.

Bien me plaît la bonne saison de Pâques qui fait naître feuilles et fleurs ; j'aime à entendre la joie des oiseaux qui emplissent les bocages de leurs chants ; mais j'aime aussi à voir, rangés par la campagne, chevaliers et chevaux armés.

J'aime à voir les éclaireurs et venir après eux la masse des hommes d'armes ; j'aime à voir les forts châteaux assiégés, les fortifications rompues et démolies et l'armée sur le rivage, entourée de fossés et de palissades aux pieux solides et serrés...

Peyre Cardinal occupe une place originale parmi les troubadours ; seul, parmi ces poètes de l'amour, il raille l'amour :

Jamais je n'ai tant gagné que le jour ou je perdis ma mie, car en la perdant je me gagnai moi-même que j'avais perdu...

Enfin je puis me louer de l'amour car il ne m'enlève plus appétit et sommeil ; il ne m'expose plus au froid et au chaud ; il ne me fait plus soupirer, ni errer de nuit à l'aventure ; je ne me déclare plus conquis, ni vaincu ; l'amour ne m'attriste, ni ne m'afflige plus ; je ne suis plus trahi ; hé l'ami ! je suis parti arec mes clés !

Je ne crains plus la jalousie, je ne fais plus de folie héroïque, je ne suis plus rossé, je ne suis plus volé, je ne fais plus le pied de grue ; je ne me déclare plus vaincu par l'amour. Je suis parti avec mes dés !

Je ne dis plus que je meurs pour la plus belle, ni que la plus belle me fait languir ; je ne la prie plus, ni ne l'adore affalé à ses pieds ; je ne la requiers, ni ne la désire ; je ne lui rends plus hommage. Je ne me mets plus en son pouvoir, je ne lui suis plus soumis, elle n'a plus mon cœur en gage, je ne suis plus son prisonnier : hé l'ami ! je suis parti avec mes dés !

Mais c'est là une unique exception, car toute l'œuvre des troubadours est un hymne, mille et mille fois répété et varié, à l'amour dans la belle nature.

Nous avons vu que l'apogée en est marquée dans la seconde moitié du XIIe siècle. Au XIIIe siècle la veine poétique perd de sa richesse. A reprendre sans cesse le même thème, les troubadours aboutissent à une conception de l'amour, affinée et subtilisée au point qu'elle n'a plus rien de terrestre. La réaction religieuse, qui suivit la guerre des Albigeois, aidant, peu à peu, l'improvisation se transforme en un hymne à l'amour épuré qui devint un hymne à la Vierge. La Vierge est la plus pure et la plus belle, la plus aimable des femmes.

Tant et si bien qu'il n'y eut plus d'autre forme poétique admise que ces chants à Marie, dernières fleurs de la vieille poésie en langue d'oc et qui donnèrent au long aller cette interminable série de poésies à la Vierge couronnées aux Jeux floraux....

 

SOURCES. E. Koschwitz, Les plus anc. monum. de la langue française, 3e éd., Heilbronn, 1897. — Œuvres de Rutebeuf, éd. Jubinal, Bibl. elz., 1874-75, 3 vol. — Les chansons de Colin Muset, éd Bédier, 191.3. — Montaiglon-Raynaud, Recueil des fabliaux... 1872-80, 6 vol. — P. Paris, Le Romancero français, 1833. — K. Bartsch, Alt französische Romanzer u. Pastourellen, Leipzig, 1870. — K. Bartsch, Deutsche Liederdichter des XIIe bis XIVe. Jahrh., 3e éd. Stuttgart, 1833. — Les Chansons de Guillaume IX d'Aquitaine, éd. Jeanroy, 1913. — Les Poésies de Peire Vidal, éd. et trad. Langlade, 1913.

TRAVAUX DES HISTORIENS. P. Paris, Chansonniers du XIIe siècle, ap. Hist. litt. de la Fr., XXIII, 512-838. — E. Freymond, Jongleurs und Menestrels, Halle, 1883. — Jos. Bédier, Les Fabliaux, 1893. — Edm. Faral, Les jongleurs en Fr., 1911. — Jos. Anglade, Les troubadours, 1809. Le livre de M. Anglade est d'une rare valeur. — A. Schultz, Dar Höfische Leben zur Zeit der Minnesinger, 2e éd., Leipzig, 1889. — Ch.-V. Langlois, La Société française au XIIIe siècle, 2. éd., 1904.