LE MOYEN ÂGE - LA FRANCE FÉODALE

 

CHAPITRE VI. — UN JUSTICIER DE FER VÊTU : LOUIS LE GROS.

 

 

Portrait de Louis le Gros. Sa lutte contre les hobereaux en leurs donjons de pierre. Et. de Garlande, sénéchal et chancelier. Sa chute en 1127. Le gouvernement de l'abbé Suger. L'abbaye de St-Denis berceau de l'art gothique. L'oriflamme. Levée de la nation à l'appel de Louis VI. Les Allemands battent en retraite. Le meurtre de Charles le Bon, comte de Flandre. Louis le Gros lui fait donner pour successeur Guillaume Cliton. Conflits avec l'Angleterre. Henri Beauclerc marie sa fille à Geoffroi le Bel, héritier du comté d'Anjou. Mort de Louis le Gros.

 

Les progrès, que les croisades firent réaliser au pouvoir royal, furent encore activés par l'avènement de Louis VI.

Il succéda à son père, Philippe Ier, mort vers la fin de juillet 1108. En fait, il gouvernait depuis le début du XIIe siècle.

Il était né en 1081.

Louis VI, dit le Gros, était de forte stature. Il avait une taille élancée ; mais il prit avec l'âge un embonpoint tel que, vers la cinquantaine, il se hissait avec peine sur son cheval, et que, dans son lit, il était obligé, assurent les chroniqueurs, de se tenir debout, ce qui veut dire sans doute qu'il s'y tenait assis.

Son visage était livide, pâleur impressionnante, que l'on attribuait à une tentative d'empoisonnement exercée sur lui dans sa jeunesse par sa marâtre, Bertrade. Ordéric Vital, qui le vit au concile de Reims (oct. 1119), le dépeint ainsi : Il était éloquent, grand, pâle et corpulent. Suger, abbé de St-Denis, vante son humeur enjouée : Aimable et bon, dit Suger, au point qu'il en passait pour bête. A ces traits joignez une activité dévorante, bien que le poids de sa panse eût dû le retenir au lit.

Ce prince, qui fit tant pour les gens du peuple, pour les artisans et pour les paysans, fut surtout un homme de guerre. Suivez-le dans les chemins creux, sillonnés de fondrières, bordés de halliers et de haies vives, sur son robuste destrier : il est coiffé du heaume d'acier bruni eu forme d'œuf ; ses larges épaules portent la broigne de cuir plaquée d'anneaux de fer, et il tient dans sa main vigoureuse une large épée dont le pommeau d'or renferme mie Ment de saint Denis. Levé dès l'aube, infatigable à imposer la justice et la paix.

Tu aurais vu le noble damoisel chevaucher par le pays, avec autant de chevaliers qu'il en pouvait réunir, une heure ès marches de Berry, autre heure ès marches d'Auvergne, ne jà pour ce ne le voyait-on moins tôt en Vexin quand mestier était (Grandes chroniques).

Nous avons vu comment les nobles féodaux, après avoir organisé patronalement leurs domaines, se répandaient au dehors en violences sans cesse renouvelées. Ils ne connaissaient d'autre industrie que le jeu redoutable des armes et continuaient de le pratiquer ; n'étaient-ils pas

de France la riche baronnie

Qui plus désire guerre que damoisiaus sa mie.

(Graindor de Douai.)

Soutenu par ses paysans et ses milices bourgeoises, par les chevaliers ses vassaux immédiats, et par les milices que fournissait l'abbaye de St-Denis, Louis VI réduisit successivement les turbulents seigneurs de Coucy, de Montmorency, de Corbeil, de Mantes, et s'efforça de détruire leurs donjons. Ces donjons, dit Suger, plantés au cœur de l'Ile-de-France désentraillaient le roi, regem eviscerabant.

A l'attaque des châteaux, Louis se montrait au premier rang comme le plus vaillant de ses soldats. Au siège du donjon occupé par Dreux, comte de Mouchy-le-Châtel, il était parvenu à attirer le redoutable baron, avec ses hommes, en dehors des enceintes ; alors se retournant d'une brusque volte-face, il entraîne les siens, et frappant de droite, de. gauche, bousculant les assiégés, il pénètre avec eux dans les cours intérieures. Le château est en flammes ; mais lui, au milieu du feu, poursuit son attaque, où sa force herculéenne et sa haute taille le distinguent ; dans l'ardeur du combat, il est trempé de sueur, il se refroidit et est pris d'un enrouement qui mettra longtemps à guérir. Après quoi Louis apparaît sur le territoire de Bourges, où Aimon II, dit Vaire-Vache, s'est emparé du château de Germigny-sur-Aubois, appartenant à son neveu Archambaut de Bourbon. De la forteresse, Aimon et ses hommes se répandaient sur la contrée voisine qu'ils ravageaient. Les troupes du roi entourent la place. Aimon ne voit de salut que dans la pitié royale. Il ne trouve d'autre recours, écrit Suger, que d'aller se jeter aux pieds du roi. Louis garda le château et emmena Aimon dans l'Ile-de-France, pour y être jugé par les seigneurs de sa Cour. — Ainsi, dit Suger, le roi mit fin, à force de fatigue et d'argent, aux peines et à l'oppression qu'avaient eu à souffrir une foule de gens. Il prit ensuite l'habitude de faire souvent, et toujours avec la même clémence, des expéditions semblables.

Tragique et grandiose fut le siège de Meung-sur-Loire (1103). Les troupes royales s'étaient rendues maîtresses des enceintes. Le donjon, où les défenseurs s'étaient réfugiés, était pressé par les flammes ; alors les assiégés, au nombre de soixante, se précipitèrent, à la suite de leur seigneur, du haut de la tour, sur le sol, où ceux d'entre eux qui ne se tuèrent pas dans la chute, furent percés par les lances ou les flèches des assiégeants.

La célèbre expédition contre le château du Puiset se place en 1111. Le château du Puiset en Beauce avait été élevé par la reine Constance pour la défense de la contrée. Les châtelains, qui s'y étaient installés n'avaient pas tardé à s'y comporter en maîtres. Hugue du Puiset désolait le pays et ses habitants, se conduisant en véritable bandit. Il était beau, dit Ordéric Vital, mais méchant.

Suger lui applique le vers de Lucain :

Et docilis Sullam sceleris vicisse magistrum

[Jaloux de surpasser Sylla, maitre ès crimes].

(Pharsale, liv. I, v. 326).

Il tua de ses propres mains le sénéchal Ansel de Garlande. Louis réunit à Melun un parlement où les doléances affluèrent contre le loup dévorant : ce sont les expressions de Suger. Le roi prit pour base d'opération le monastère de Toury en Beauce, près de Joinville, dont Suger était abbé. Et nous allons voir l'homme de religion s'y comporter en homme de guerre.

Sur l'ordre du roi, Suger introduit dans l'abbaye une nombreuse garnison, il y établit des entrepôts d'armes et de munitions. Et quand tout est préparé, le roi y vient avec ses gens. Hugue du Puiset refuse d'ouvrir les portes de son repaire. Siège en règle. Suger en donne une description malheureusement trop littéraire. Les assiégeants faisaient pleuvoir une grêle de projectiles sur ceux qui les pressaient de toutes parts. Pour remplacer leurs boucliers rompus, les hommes se couvraient d'ais, de planches, de ventaux ou de portes. Nous avions, écrit l'abbé de St-Denis, fait charger plusieurs charrettes d'une grande quantité de bois sec, mêlé de graisse et de sang coagulé, de manière à fournir un prompt aliment aux flammes et à brûler ces malheureux voués au démon. Ces chariots embrasés furent poussés contre le château. Mais celui-ci était formidablement défendu. Des cavaliers rapides parcouraient les chemins de ronde en frappant à mort ceux qui essayaient d'approcher. On désespérait d'enlever la place, quand on aperçoit un prêtre, tête nue, sans heaume pour se protéger le front, sans autre arme défensive qu'une misérable planche, qui gravit l'escarpement, parvient jusqu'à la palissade de la première enceinte, et, se cachant sous les abris qui étaient adaptés aux meurtrières, se met à en arracher les pieux. Voyant sa tentative lui réussir, il fait signe à ceux qui, hésitants, demeuraient dans la plaine. A son appel, une poignée d'assaillants se précipitent contre la palissade ; elle est arrachée. Hugue et les principaux défenseurs de la place se réfugient dans le donjon où le fier baron ne tarda pas à capituler.

Le roi l'emprisonna dans la tour de Château-Landon ; il fit mettre en vente le mobilier et les richesses du Puiset, dont les tours et les courtines furent rasées jusqu'au sol, ce qui remplit de joie, dit Ordéric Vital, les paysans du voisinage et les voyageurs.

En 1128, Hugue du Puiset partit pour la Terre Sainte, où il se conduisit en vaillant homme de guerre et fonda la dynastie glorieuse des comtes de Jaffa.

Et la tâche de Louis le Gros, sans cesse renaissante, était d'autant plus ardue que, par des subsides, le monarque anglais, Henri let Beauclerc, soutenait les barons révoltés.

De ces châteaux féodaux devenus lieux d'offense, Louis le Gros prit ou acheta les uns, il se rendit favorables les propriétaires des autres. Philippe Ier avait fait de Gui de Montlhéry, dit le Rouge, comte de Rochefort, son sénéchal, fonctions où le nouveau roi le maintint afin de s'assurer la tranquille possession de la tour de Montlhéry, ainsi que des castels de Rochefort et de Châteaufort. Louis avait été jusqu'à consentir à recevoir en mariage la fille de Gui le Rouge, quoiqu'elle ne fût pas encore nubile. A Ansel et à Guillaume Rouge, Garlande succéda, comme sénéchal, leur frère Étienne de Garlande, lequel exerça l'autorité la plus grande qui se fût encore trouvée entre les mains d'un officier royal, puisque, aux fonctions de sénéchal, il réunit celles de chancelier. Quelle est ta puissance ! lui disait l'archevêque de Tours, et, sous ta main, quel amas de richesses ! Tu sièges le premier parmi les Palatins et disposes à ton plaisir du royaume tout entier. Etienne de Garlande a laissé la réputation d'un homme adroit, habile à faire fructifier ses intérêts et ceux de sa famille, plutôt que celle d'un homme d'Etat. Il fut remplacé en 112'7 par Suger, abbé de St-Denis. Orientation nouvelle de la Cour royale, et il est remarquable qu'elle se soit produite sous le gouvernement du plus guerrier de tous les rois. Les clercs vont prendre le pas sur les hommes d'armes. A la suite de Suger vont briller au premier rang des palatins, Goshuin, évêque de Soissons ; Geoffroi, évêque de Chartres ; Etienne, évêque de Paris ; Barthélémy, évêque de Laon ; Renaud, archevêque de Reims.

Suger, abbé de St-Denis, a été l'un des plus grands ministres - que la France ait connus. Il était de basse extraction et de taille menue. Petit de corps et petit de race, comme dit l'épitaphe composée pour lui par Simon Chèvre-d'or. Il était chauve. Ses veux noirs et perçants brillaient dans un visage émacié. Ce qu'on doit le plus admirer en lui, écrit son biographe, le moine Guillaume de St-Denis, c'est que la nature ait logé un cœur si ferme, si beau, si grand, dans un corps si chétif et si mince.

Suger pratiquait le jeûne et les macérations ; son corps, si maigre, se réduisait encore au régime le plus austère ; mais il était d'humeur enjouée, voire badine, et plaçait la gaieté, comme le ferait François d'Assise, au nombre des meilleures vertus. En société, il goûtait de tous les mets et versait du vin dans sa coupe.

Des grâces du ciel, écrit un contemporain, il en est une qui lui fut refusée : c'est, après avoir pris le gouvernement de St-Denis, la grâce de devenir plus gras qu'il ne l'avait été comme simple moine ; tandis que les autres, si maigres qu'on les ait vus par devant, ne tiennent pas plus tôt la crosse abbatiale qu'ils se mettent à engraisser des joues et du ventre, voire du cœur.

Sa cellule se composait d'une chambre étroite, nue et simple, clans le magnifique monastère que son activité diligente avait agrandi et décoré. Il y couchait sur de la paille recouverte, en lieu de toile, d'une laine grossière ; mais, pour que son austérité n'apparût pas, un tapis y était jeté durant le jour. Et, dans la cellule close, silencieuse, il restait longuement à étudier les auteurs sacrés et profanes. Il lui arrivait de réciter par cœur vingt et jusqu'à trente vers d'Horace, dit le moine Guillaume. Il avait en histoire des connaissances approfondies et pouvait dire avec précision les gestes des princes qui avaient gouverné la France.

Après ces heures de lecture et de méditation Suger, en de vives causeries, se plaisait à transmettre aux autres le fruit de son labeur. Car il était un causeur captivant et qui possédait l'art charmant du trait et de l'anecdote. Il prolongeait parfois ses récits jusqu'au milieu de la nuit, dit Guillaume. Il avait une éloquence entrainante, le don de persuader ; il s'exprimait avec une aisance égale en français et en latin.

J'ai vu quelquefois, écrit encore Guillaume, le roi des Français au milieu du cercle des personnes qui formaient le gouvernement, se tenir respectueusement debout devant ce grand homme assis sur un escabeau ; lui, leur dictait d'utiles préceptes comme à des inférieurs, et eux tous, suspendus à ses lèvres, écoutaient ses paroles avec la plus profonde attention.

Suger complétait heureusement Louis VI. Le roi était un homme d'action, toujours prêt à. hucher son énorme personne sur le dos d'un gros cheval ; avide des grands coups d'épée et des assauts à perdre haleine. Suger était l'homme des accords, des négociations, habile à former d'heureuses et harmonieuses dispositions. Dès que le trouble se manifestait dans le royaume, écrit son biographe, et que des guerres éclataient, Suger apparaissait comme l'artisan de la concorde et le plus courageux entremetteur de la paix.

Sous son impulsion, et avec la protection de Louis VI reconnaissant de l'éducation qu'il y avait reçue, l'abbaye de St-Denis brilla d'un éclat sans pareil. Par sa beauté et sa magnificence, elle devint véritablement l'abbaye royale, le centre radieux de l'histoire artistique au XIIe siècle. Constructeurs et charpentiers, verriers et sculpteurs sur pierre y furent appelés de tous les coins de la France. On peut dire que, rebâti par les soins de Suger, St-Denis a été le glorieux berceau du style gothique et en toutes ses manifestations, architecture, sculpture ; peinture, art du vitrail et orfèvrerie : d'où il s'est répandu sur l'Europe entière. Les verrières de St-Denis atteignirent du premier coup à la perfection, avec leurs médaillons circulaires groupés dans une bordure lumineuse, avec leurs fonds d'un bleu si beau, si pur, comparables à l'azur du ciel, où les personnages semblent respirer. Les plus précieux ont été saccagés par des mains imbéciles sous la Révolution, mais ce qui en reste représente encore la perfection de cet art merveilleux.

L'abbé de Cluny vint visiter l'admirable édifice. Cet homme nous condamne tous ; s'écria-t-il en parlant de Suger, il bâtit, non pour lui-même, comme nous le faisons, mais uniquement pour Dieu.

L'austère abbé de Clairvaux, saint Bernard, critiqua cependant le faste dont Suger avait décoré les bâtiments qui l'entouraient, tout en restant lui-même simple dans sa vie, pauvre dans sa cellule. Le monastère, dit-il, est rempli de chevaliers, il est ouvert aux femmes ; on y entend traiter d'affaires ; des querelles y éclatent ; certes, on y rend sans fraude à César ce qui est à César, mais y rend-on à Dieu ce qui est à Dieu ?

Critique qui constitue, à nos yeux, un éloge éloquent : l'abbaye de St-Denis était devenue avec Suger, non seulement la demeure du moine, niais la vivante fourmilière qui grouillait autour du grand homme d'État.

Encore Suger parait-il avoir été sensible à la réflexion de saint Bernard : il introduisit dans son abbaye des réformes qui la ramenèrent à une vie plus religieuse et à plus de simplicité.

L'empereur Henri, dit Suger — il s'agit de l'empereur allemand Henri V —, conservait depuis longtemps, au fond de son cœur, un vif ressentiment contre le seigneur Louis parce que, dans son royaume, à Reims, en plein concile, le seigneur Calixte — le Souverain Pontife — l'avait frappé, lui, Henri, d'anathème. Avant donc que ledit seigneur pape fût mort, cet empereur assembla une armée aussi nombreuse qu'il put, puis, par le conseil du monarque anglais Henri, dont il avait épousé la fille, et qui, de son côté, faisait la guerre au roi français, il feignit de marcher vers un autre point, mais projeta d'attaquer à l'improviste la cité de Reims.

A cette nouvelle, Louis VI leva sur l'autel de St-Denis la bannière des comtes du Vexin. Ainsi, pensait-il, saint Denis, le patron des Gaules, combattrait parmi ses soldats. Et c'était une croyance répandue que le glorieux martyr ne manquait jamais de venir assister directement les Français, quand le sol de leur pays était envahi. Après avoir ainsi pris l'étendard vénéré, sur l'autel, Louis VI, à la tète de ses troupes, courut au-devant de l'ennemi.

La cérémonie est rapportée en termes identiques et par Suger et par un diplôme de Louis VI.

La célèbre oriflamme, car c'est d'elle qu'il s'agit, était donc originairement la bannière des comtes du Vexin, et c'est à ce titre que les rois de France venaient la prendre sur l'autel pour la porter dans les combats : en qualité de comtes du Vexin, les rois de France étaient vassaux ou avoués de St-Denis. La plus ancienne description de l'oriflamme date du règne de Philippe Auguste. Elle se trouve dans la Philippide de Guillaume le Breton : petite bannière composée d'un simple tissu de soie d'un rouge éclatant, frangé de vert, et attaché à une hampe en argent doré, bannière semblable à celles que l'on portait dans les processions religieuses.

Guillebert de Metz, qui la vit sur l'autel à St-Denis, en donne une description précise :

Item le seul roy de France porte singulièrement l'oriflambe en bataille ; c'est assavoir un glaive tout doré, où est attachée une bannière vermeille, laquelle ils ont accoutumé de venir prendre et guerre — chercher — en l'église de Mgr saint Denis, en grande solennité et dévotion...

L'oriflambe, dit encore Guillebert, est une bannière vermeille à cinq franges, bordées de houpes de vert — et non d'or fin, comme disent les chansons de geste — ; si doit estre portée plus Imite et par-dessus les bannières royaux. De ce me crue on peut m'en croire , car j'en ay vu deux de mon temps sur l'autel des glorieux martirs, en chascune partie de l'autel une ; et estoient enhantées de deux petites hantes — hampes — d'argent doré, où pendoient à chascune une bannière vermeille, dont l'une estoit appelée la bannière de Charlemagne...

De l'oriflamme on avait donc fait une réplique, de manière à avoir des pendants pour les deux côtés de l'autel, et aussi sans doute pour ne pas exposer trop souvent l'original aux périls des combats.

Une dernière particularité concernant l'oriflamme nous est donnée par les moines de St-Denis : Et quand il — le roi — s'en part de l'église — de St-Denis où il a levé l'oriflamme —, il s'en doit aller tout droit là où il meut, sans tourner ni de çà, ni de là, pour autre besogne (Grandes Chroniques).

A l'appel de Louis le Gros contre l'empereur allemand, de toute part on accourut autour du roi (août 1124). Des adversaires de la dynastie, comme Thibaud de Chartres, s'empressèrent de s'équiper pour venir se ranger avec leurs hommes sous l'oriflamme rouge. Les Grands du royaume mirent leurs troupes en ordre de guerre sous les yeux du roi. La description qui suit est intéressante à noter. Elle est semblable à celles des armées en marche dans les chansons de geste, alors dans tout leur éclat. On croirait lire la fameuse description des échelles entre lesquelles Charlemagne divisa son armée à Roncevaux. La première échelle fut composée de ceux de Reims et de Châlons, 60.000 hommes, tant de pied que de cheval ; puis venaient ceux de Laon et de Soissons, en nombre égal ; la troisième échelle était formée par les Orléanais, par ceux d'Étampes, par les Parisiens auxquels se joignirent les troupes nombreuses de l'abbaye de St-Denis. Avec eux, dit le roi, je combattrai, ils sont mes nourris et moi le leur. Ainsi dans le Roland parle Charlemagne. Thibaud de Chartres et Hugue de Troyes conduisaient la quatrième division. Les Grandes chroniques ont ici 'une observation curieuse : le comte Thibaud maintenait la guerre, allié au roi d'Angleterre contre le roi Louis, toutefois était-il venu, pour le besoin de royaume, contre les nations estrangères. Pour les Français du XIIe siècle, l'empereur allemand était un étranger, mais non le roi d'Angleterre, prince français. La cinquième division était sous les ordres de Hugue le Pacifique, duc de Bourgogne, et de Guillaume, comte de Nevers. Le roi décida que cette division formerait l'avant-garde. L'excellent comte Raoul de Vermandois, cousin du roi, était arrivé avec les hommes de St-Quentin et du pays environnant. Il était fils de Hugue le Grand, frère de Philippe Ier, de Hugue le Grand qui, avec Suger, était le principal conseiller de Louis VI. Il formait une sixième division que Louis le Gros plaça à l'aile droite. Les habitants du Ponthieu, les Amiénois et les Beauvaisiens, septième division, formèrent l'aile gauche.

Le comte de Flandre, Charles le Bon, prévenu trop tard, n'avait pu réunir que 10.000 combattants. Il en eût amené le triple s'il avait été mandé à temps. Cette huitième échelle forma l'arrière-garde.

Enfin le duc d'Aquitaine, Guillaume VII, le comte de Bretagne, Conan III, et Foulque le Jeune, le belliqueux comte d'Anjou, déployaient une ardeur d'autant plus grande que la distance à franchir, pour rejoindre le roi, ne leur avait pas permis, faute de temps, de réunir des contingents importants.

Et voici comment devisent ces chevaliers, en un vivant écho,  semble-t-il encore, des chants épiques et plus particulièrement du Roland : Marchons avec audace contre les ennemis ; qu'ils ne rentrent pas chez eux sans avoir été châtiés, eux qui ont osé menacer la France, la suzeraine des nations. Qu'ils expient leur arrogance, non chez nous, mais sur leurs terres, ces terres qui sont soumises de droit à l'autorité des Français qui y ont si souvent dominé.

A la vue d'une pareille armée, et qui lui sembla comme surgie du sol, l'empereur allemand s'arrêta épouvanté : il tourna les talons quand et ses hommes. A la nouvelle de sa retraite, ajoute Suger, il ne fallut rien moins que les prières des-archevêques, des évêques et des hommes recommandables par leur piété, pour empêcher les Français d'aller porter la dévastation dans les États de ce prince.

Et le grand ministre ajoute avec raison que cette victoire pacifique fut plus importante encore que si l'on eût triomphé sur le champ de bataille. D'autant que, à ce moment même, Amauri de Montfort, à la tête des contingents du Vexin, repoussait les Anglais sur la frontière normande. Ces événements de l'année 1124 ont laissé dans notre histoire un moindre retentissement que la victoire remportée quatre-vingt-dix ans plus tard par Philippe Auguste à Bouvines : ils ne sont pas moins glorieux.

Suger conclut en un beau mouvement patriotique :

Ni dans les temps modernes, ni dans les temps anciens, la France n'a rien fait de plus brillant et n'a montré plus glorieusement jusqu'où va l'éclat de sa puissance quand ses forces sont rassemblées, que dans ce moment où elle triompha simultanément de l'empereur allemand et du roi d'Angleterre.

Deux années plus tard Louis VI terminait la guerre d'Auvergne. Elle avait commencé en 1122. Le comte d'Auvergne, Guillaume VI, persécutait l'évêque de Clermont, Aimeri, et ses gens. Une première campagne avait été marquée de brillants succès. Louis VI réunit, en 1126, des troupes plus nombreuses.

Déjà le roi était devenu très gros, dit Suger. Il avait peine à porter la masse épaisse de son corps. Tout autre, quelque pauvre qu'il eût été, n'aurait ni voulu ni pu, avec une telle incommodité physique, s'exposer au danger de monter à cheval ; mais lui, contrairement au conseil de ses amis, n'écoutait que son admirable courage, bravait les chaleurs accablantes des mois de juin et d'août que supportaient avec peine les plus jeunes chevaliers : il se moquait de ceux qui ne pouvaient s'accommoder des chaleurs, quoique souvent il fût contraint, parmi les passages étroits des marais, de se faire soutenir par les siens.

Louis mit le siège devant Montferrand où s'étaient réfugiés les hommes du comte d'Auvergne. Il mena le siège avec vigueur. Il faisait couper une main aux partisans du comte d'Auvergne qu'il parvenait à saisir et les faisait l'amener sous les murs de la place afin qu'ils montrassent à leurs camarades leur main coupée portée clans celle qui restait. Alors parut sur les hauteurs Guillaume duc d'Aquitaine, à la tète de troupes nombreuses. Il venait porter secours au comte d'Auvergne, son vassal. Mais, comme l'avait fait l'empereur d'Allemagne, il s'arrêta, impressionné par l'aspect imposant qu'offrait l'armée royale. Et il envoya un message au roi, message dont le texte nous a été conservé :

Que la grandeur de la Majesté royale ne dédaigne point d'accepter l'hommage et le service du duc d'Aquitaine ni de lui conserver ses droits. La justice exige qu'il te fasse son service, mais elle veut aussi que tu lui sois un suzerain équitable. Le comte d'Auvergne tient de moi l'Auvergne, comme je la tiens de toi. En conséquence le duc d'Aquitaine proposait de soumettre le différend entre le comte d'Auvergne et l'évêque de Clermont au jugement de la Cour royale. En garantie de bonne foi, il offrait des otages. Propositions que Louis VI accepta après en avoir délibéré avec ses fidèles.

Nous venons de parler avec quelques détails de plusieurs des points sur lesquels Louis le Gros porta son énergique activité.

Faits qui se répétaient du Nord au Sud et de l'Est à l'Ouest. C'est la lance au poing, sur son robuste cheval de guerre, en ses incessantes chevauchées, que le grand prince mérita le surnom, relevé par le ménestrel de Reims au XIIIe siècle, de Louis le Justicier, vigilant à défendre le peuple que les hobereaux dépouillaient, à protéger les marchands qui sillonnaient le territoire, les religieux troublés dans leurs utiles travaux.

Cependant la guerre contre le roi d'Angleterre venait de se rallumer pour la troisième fois. S'y mêlaient des complications dans les provinces du Nord. Le comté de Flandre relevait de la couronne de France. Le 2 mars 1127, le comte de Flandre, Charles de Danemark, dit Charles le Bon, avait été assassiné par quelques chevaliers du pays, qu'inspirait Guillaume d'Ypres. Voilà tout aussitôt le roi Louis, heaume eu tète, à cheval, impatient de punir les meurtriers. Et tout d'abord, à Arras, il fait procéder, par les principaux personnages du pays, à l'élection d'un nouveau comte. Nombreux étaient les prétendants. Parmi eux, Thierri d'Alsace, Guillaume d'Ypres, Baudoin IV comte de Hainaut. Sous l'influence de Louis le Gros, on élut Guillaume Cliton, fils du duc de Normandie Robert Courte-Heuse, que Henri Beauclerc avait dépouillé de son duché. Cliton était. dévoué au roi, de qui il avait épousé la belle-sœur, Jeanne de Montferrat. Puis le roi pénètre en Flandre, où il scelle des chartes et se conduit en souverain. Les meurtriers de Charles le Bon sont assiégés dans la tour de l'église de Bruges, d'où, menacés par les flammes, ils se précipitent du sommet sur le sol. Les plus coupables, Houchard et Bertold, subirent d'affreux supplices. Bouchard fut lié à une roue où les corbeaux le dévorèrent ; Bertold fut mangé vivant par un chien avec lequel on l'avait attaché au sommet d'une perche. Louis revint en France Mais Cliton n'était pas l'homme politique qui convenait aux circonstances.

Déjà les villes flamandes étaient devenues fortes et puissantes. Le nouveau comte de Flandre en méconnut les intérêts, en méprisa les franchises. Thierri d'Alsace fut appelé par les mécontents. L'action de Louis le Gros se trouvait entravée par sa lutte contre le roi d'Angleterre. Il demande aux bourgeois de Flandre de lui envoyer huit des leurs pour régler, d'accord avec eux, leur différend avec Guillaume Cliton. La réponse des bourgeois fut insolente : Que le roi de France se mêle de ses affaires ! Louis VI fit jeter l'interdit sur les églises de la Flandre par l'évêque de Tournai, il fit excommunier Thierri d'Alsace par l'archevêque de Reims. Il s'avança même à la tête d'une armée jusqu'à Lille, où Thierri s'était enfermé et dont il commença le siège. Mais Guillaume Cliton, blessé au siège d'Alost, renonça à la lutte et se fit moine. Thierri n'avait plus de concurrent.

Esquisse, dont les détails se préciseront sous Philippe le Bel.

Le roi d'Angleterre, Henri Ier Beauclerc, était à la fois un homme de guerre et un homme d'État éprouvé ; prince de grande sagesse, dit Suger, et dont la force de pensée et de corps était également digne d'admiration.

Nous ne savons si Suger admirait pareillement sa fourberie, sa cruauté et son avarice. Il était le plus jeune des fils de Guillaume le Conquérant. Nous ne nous arrêterons pas aux détails de la lutte qu'il soutint contre Louis le Gros, presque sans interruption pendant vingt-cinq ans.

Ce qui caractérise les combats à une époque où la chevalerie atteint son apogée, est le petit nombre de morts qu'ils occasionnent. A la bataille des Andelys, par exemple (20 août 1119), et qui fut très ardente, sur 900 chevaliers engagés, 3 seulement furent tués. Ils étaient vêtus de fer. Par crainte de Dieu, par chevalerie, on cherchait à faire des prisonniers plutôt qu'à tuer. Des guerriers chrétiens n'ont pas soif de répandre le sang (Ordéric Vital).

La guerre était née d'un conflit pour la possession du château de Gisors, dont l'importance stratégique était considérable.

Aux ressources immenses dont il disposait, Henri Beauclerc ajoutait l'actif concours de son neveu, Thibaud IV de Blois. De son côté, Louis le Gros s'efforçait de soulever contre le prince anglais, la féodalité normande. Quand, le 25 novembre 1120, le fils du roi d'Angleterre eut péri clans le naufrage de la Blanche Nef — une partie de plaisir confiée à un équipage ivre — Louis le Gros remit en vigueur les prétentions de Guillaume Cliton, fils de Robert Courte-Heuse, sur le duché de Normandie. Le roi d'Angleterre maria à cet instant l'unique enfant qui lui restait, sa fille Mathilde, à Geoffroi le Bel, héritier du comté d'Anjou (1127). Les fondements, sur lesquels ne devait pas tarder à s'édifier le menaçant empire des Plantagenêts, étaient posés. La lutte, interrompue par de courtes trêves, ne devait prendre fin qu'en 1135, à la mort du monarque anglais. Comme il ne laissait pas de fils, des compétitions violentes se produisirent pour sa succession et les conflits arillés qu'elles firent naître au sein du royaume anglo-normand donnèrent un moment de répit à la monarchie capétienne.

On lira avec surprise qu'un prince doué comme Louis le Gros de toutes les qualités qui font un grand roi, énergie, activité, force de caractère, dévouement au peuple, claire intelligence de ses besoins, et qui, dans l'accomplissement de sa tâche, n'eut pas un moment de défaillance, ait songé à abdiquer pour se faire moine eu l'abbaye de St-Denis. Le sentiment des devoirs qu'il avait encore à remplir sur le trône, l'en empêcha.

Sur les dernières années de sa vie, il souffrait beaucoup de son extrême corpulence, qui non seulement embarrassait ses mouvements, mais lui infligeait la goutte et autres misères. Il avait gagné de l'expérience et se sentait bien à la hauteur de son métier de roi. Ah ! si avec les connaissances qu'il avait acquises, il avait pu retrouver l'agilité et la vigueur de la jeunesse ! Las ! disait-il, comme nous sommes de frêle nature et chétive, qui oncques ne peut savoir et pouvoir tout ensemble !

Déjà depuis quelque temps, écrit Suger, le seigneur Louis, affaibli par sa corpulence et par les fatigues continuelles de ses travaux guerriers, perdait les forces de son corps et non celles de son âme... Quoique sexagénaire, il était d'une telle science et d'une telle habileté que, si l'incommodité continuelle de la graisse qui surchargeait son corps ne s'y fût opposée, il aurait encore partout écrasé ses ennemis, par sa supériorité... Quoique accablé par son pesant embonpoint, il résista si fermement au roi d'Angleterre, au comte Thibaud et à tous ses ennemis, que ceux qui étaient témoins de ses belles actions, ou les entendaient raconter, célébraient hautement la noblesse de son âme et déploraient la faiblesse de son corps. Epuisé par sa maladie, et pouvant à peine se soutenir par suite d'une blessure à la jambe, il marcha contre le comte Thibaud, brûla Bonneval, à l'exception d'un couvent de moines qu'il épargna...

Sa dernière expédition en 1137, fut dirigée contre le château de St-Brisson sur Loire, près de Gien. Le seigneur du lieu détroussait les marchands. Louis l'obligea à capituler et livra son château aux flammes. Il revenait d'accomplir cet acte de justice quand il fut pris, à Châteauneuf-sur-Loire, d'une violente dysenterie. Il n'acceptait les remèdes des médecins qu'avec impatience. Il admettait tout le monde auprès de son lit ; entrait dans sa chambre qui voulait ; à tous il faisait bon, visage. Il profita d'un moment d'amélioration pour se faire transporter jusqu'à Melun. La nouvelle de sa maladie s'était répandue, et, de toute part, ce fut un immense concours de gens de toutes classes. Les peuples dévoués auxquels il avait conservé la paix, dit Suger, abandonnaient les châteaux, les bourgs, les charrues, pour accourir sur les chemins au-devant de lui : ils recommandaient sa personne au Seigneur.

Louis VI entendit sonner sa dernière heure. Il ordonna d'étendre un tapis dans la chambre où il gisait et d'y répandre des cendres de manière à ce qu'elles y dessinassent une croix. Il s'y fit placer, les bras étendus, dans la grise poussière et, la face tournée vers le ciel, Louis le Justicier rendit à Dieu sa grande âme, le 1er août 1137, à l'âge de 56 ans.

 

SOURCES. Suger, Vie de Louis le Gros, éd. Molinier, 1887. — Le moine Guillaume, Vie de Suger, Hist. de la Fr. (D. Bouquet), XII, 102-113. — Ordéric Vital, Hist. ecclésiasticæ libri XII, éd. Le Prévost, 1838-55, 5 vol. — Galbert de Bruges, Vie et meurtre de Charles le Bon (1127-28), éd. Pirenne, 1891.

TRAVAUX DES HISTORIENS. Ach. Luchaire, Louis VI le Gros, Annales de sa vie et de son règne, 1890. — Thompson, The developpement of the french monarchy under Louis VI le Gros, 1895. — Cartellieri, Abt Suger von Saint-Denis, 1898. Ach. Luchaire, Les Premiers Capétiens, dans Hist. de France, dir. Lavisse, II2, 1901. — L. Halphen, Le Comté d'Anjou au XIe siècle, 1906.