LE MOYEN ÂGE - LA FRANCE FÉODALE

 

CHAPITRE V. — LES CROISADES.

 

 

Pèlerinages en terre sainte au XIe siècle. Invasions sarrazines en Espagne. La noblesse militaire en France. La disette de 4095. Urbain II au concile de Clermont. Pierre l'Ermite. La croisade des pauvres gens. La croisade des chevaliers. Son chef, l'évêque du Puy, Adhémar de Monteil. Prise de Nicée (19 juin 1097). Victoire de Dorylée (1er juillet). Siège d'Antioche (20 oct. 1097-3 juin 1098). L'invention de la sainte lance. Prise de Jérusalem (15 juillet 1099). Godefroi de Bouillon. Conquête de la Terre Sainte et son organisation par les croisés. Conséquences des croisades en Occident.

 

Sous le règne de Philippe Ier, se produisit le grand mouvement des croisades. Le roi de France était excommunié, ainsi que ses voisins Guillaume le Conquérant, roi d'Angleterre, et l'empereur allemand Henri IV ; aucun des trois princes ne put donc y prendre part.

Depuis le Xe siècle, des pèlerins partis d'Occident visitaient, en Asie Mineure, les lieux saints, berceau du christianisme. Et ces voyages furent multipliés par la conversion du roi de Hongrie, saint Etienne (979-1038), qui ouvrit vers l'Orient la voie du Danube. En 1035, Robert le Diable, duc de Normandie, partit pour la Palestine avec une multitude de ses sujets. Le voyage de 1065 compta des milliers de pèlerins.

A Jérusalem vivait une population chrétienne assez nombreuse, dans un quartier entouré de 'mirs. On y voyait les monastères d'hommes et de femmes fondés par saint Etienne. Plusieurs témoignages attestent le bon état des églises et des hôpitaux alors possédés dans la ville par les Chrétiens. Mais, sur le dernier quart du XIe siècle, la domination des lieux saints changea de mains. Les califes fatimites du Caire, bienveillants et humains, furent chassés par les califes de Bagdad, les Seldjoukides. Eu 1070, Jérusalem était pris par Ansiz-ibn Abik. En 1084, Antioche, redevenu chrétien depuis Nicéphore Phocas, tombait d son tour au pouvoir des Turcs. Un nouveau régime, intolérant et dur, allait peser sur ces contrées : et les récits émus des pèlerins s'en feraient les échos à leur retour. Nombre d'habitants de Jérusalem et d'Antioche, exilés de leurs demeures, refluent en Occident. Leurs paroles douloureuses sont recueillies, répandues par les moines nomades.

Ajoutez une nouvelle invasion en Espagne de Musulmans africains, les Almoravides. Le 25 octobre 1087, l'armée chrétienne est battue à Zolaca. Nous avons dit l'importance que les guerres répétées contre les Sarrazins d'Espagne avaient prise dans les préoccupations de la chevalerie française, le nombre d'expéditions que les seigneurs des bords de la Seine, de la Loire, de la Saône, avaient dirigées contre eux. Le moment était venu d'une expédition plus grandiose contre les Sarrazins d'Orient.

Assurément la foi, la foi qui dressait les cathédrales, joua un grand rôle dans la croisade ; mais on y trouve d'autres causes que les contemporains peut-être n'avouaient pas.

L'éducation de la noblesse, au XIe siècle, était toute militaire. Les chevaliers ardents, robustes, avides de mouvement, n'étaient bons qu'à la guerre. Nous avons vu l'utilité de cette éducation en son temps ; mais voici que l'œuvre du baron féodal est accomplie ; le fief est organisé. Le seigneur en est réduit à tourner son activité guerrière contre les fiefs voisins.

De bienfaisante qu'elle était, cette activité devient- néfaste ; mais les seigneurs féodaux, comment les employer ?

Ne s'accordent pas bien ensemble

Repos et los [louange].

[Cligès].

Devant eux va s'ouvrir l'immense champ des croisades.

Des circonstances accidentelles jouèrent un rôle important : la disette de 1095. Un chroniqueur contemporain, Ekkehard, dit expressément que ce fut la misère produite par la famine, et en Gaule plus particulièrement, qui poussa tant d'hommes à quitter leurs foyers. Sigebert écrit à l'année 1095 :

La famine, qui sévissait depuis longtemps, devint très grave. Les pauvres pillaient les biens des riches. Dans les campagnes les paysans se nourrissaient de racines.

L'ardeur conquérante des Turcs Seldjoukides menaçait directement l'empereur chrétien de Constantinople, Alexis. Il se détermina à envoyer vers le Souverain Pontife des ambassadeurs qui rejoignirent Urbain II au synode de Plaisance (mars 1095). Ils lui firent une vive peinture des maux dont était menacé l'empire chrétien d'Orient. Du synode de Plaisance, Urbain II publia lin premier appel ; peu après il venait en France où il était reçu avec transport : Nul homme vivant, écrit Guibert de Nogent, ne se souvenait que le chef suprême du siège apostolique fût jamais venu visiter ces contrées.

Urbain II était un orateur puissant, il était grand, de noble prestance ; il déployait une inlassable activité.

Il parut au concile de Clermont. Ce serait une erreur de croire que ce concile eût été convoqué spécialement au sujet de la croisade. On y devait traiter de l'excommunication de Philippe Ier ; on y devait traiter de l'Église de France L'ordre du jour — s'il est permis de parler ainsi — ne portait les projets de croisade qu'en troisième ligne ; mais à peine en fut-il question que se produisit une immense explosion d'enthousiasme. Nombre de chrétiens, chassés d'Antioche et de Jérusalem, étaient mêlés aux assistants. Urbain II n'avait pas terminé sa harangue que les cris de Dieu le veut éclataient de toute part.

Foucher de Chartres vit les chevaliers se faire coudre sur l'épaule, en étoffe de soie ou d'or, ou bien de laine brune ou rouge, les croix qui indiquaient le vœu de partir pour la Guerre sainte.

Dès qu'on eut terminé le concile de Clermont, écrit Guibert de Nogent, il s'éleva une grande rumeur dans toutes les provinces de France et aussitôt que la renommée portait à quelqu'un la nouvelle des ordres publiés par le pontife, il allait solliciter ses parents et ses voisins de s'engager dans la voie de Dieu.

Et l'on vit surgir Pierre l'Ermite : un ermite de profession, un ermite ordonné. Il était né dans l'Amiénois. Il avait naguère entrepris le pèlerinage des lieux saints, mais était rentré dans sa patrie, sans avoir pu l'achever. A Clermont, les paroles d'Urbain II l'exaltèrent et il se consacra à la croisade. Nous le vîmes, écrit Guibert de Nogent, parcourir les villes et les bourgs, prêchant partout ; le peuple l'entourait en foule, l'accablait de présents et célébrait sa sainteté.

Il distribuait généreusement tout ce qui lui étai t donné. Il rétablissait la bonne intelligence entre ceux qui étaient brouillés, ramenait à leurs maris les femmes fugitives, non sans y joindre d'agréables présents. Il semblait qu'il y eût en lui quelque chose de divin et la foule allait jusqu'à arracher les poils de son mulet ou de son âne, en manière de reliques. Il portait une tunique de laine et, par-dessus, un manteau de bure qui lui descendait jusqu'aux talons ; il allait bras et pieds nus. Il était petit et maigre, ses cheveux étaient noirs, ses yeux brillants, son teint olive, et il portait une longue barbe grise :

Celui qui ot la barbe dusqu'au neu del baudré...

[la barbe lui descendait jusqu'au nœud de la ceinture].

(Chanson d'Antioche.)

Les chroniqueurs entrent à son sujet dans les moindres détails. Par eux nous savons que Pierre l'Ermite n'aimait ni le pain ni la viande et se nourrissait de vin et de poisson. Apre, décidé, rempli d'énergie, il joignait à une activité dévorante une imagination ardente et un enthousiasme communicatif. Les gens vendaient leurs biens, leurs champs, la maison familiale, pour subvenir aux frais de l'expédition. Les pauvres se mettaient en modeste équipage. Guibert de Nogent a vu les paysans ferrer leurs bœufs, les atteler à leurs longues charrettes, où ils entassaient femme et enfants et leur petit avoir.

Et ces petits enfants, dit Guibert, aussitôt qu'ils apercevaient un château ou une ville demandaient avec empressement si c'était Jérusalem. L'enthousiasme devint tel que l'on n'eut plus besoin de prêcher la guerre sainte dans les églises : un chacun la prêchait d'abondance de cœur, dans sa maison à ses amis, aux voisins arrêtés au pas de son huis, sur la trappe de sa cave et, dans la rue même, à tout venant. J'ai entendu dire, écrit encore Guibert de Nogent, qu'il était arrivé dans l'un de nos ports de mer, des hommes qui parlaient un langage inconnu : ils mettaient les doigts l'un sur l'autre en forme de croix, montrant par là qu'ils voulaient s'enrôler pour la cause de la foi.

Pierre l'Ermite et ses bandes innombrables se mirent en route sur la fin du mois de mars 1096. Ce fut la vraie croisade, la croisade des pauvres gens. Cependant à ces hordes désordonnées, auxquelles les contemporains déjà ont appliqué la parole de Salomon, les sauterelles n'ont point de roi et toutefois elles marchent par bandes, allait succéder une autre armée organisée avec soin, l'armée des barons féodaux qui préparaient avec réflexion et méthode la lointaine expédition.

Et déjà on voyait se réaliser les paroles d'Urbain II :

Et ils deviendront des soldats, ceux qui, jusqu'à ce jour, furent des brigands ; ils combattront légitimement contre les barbares ceux qui se battaient contre leurs frères et leurs cousins ; et ils mériteront la récompense éternelle ceux qui se louaient comme mercenaires pour un peu d'argent.

Dans le royaume, selon l'expression de Foucher de Chartres, Urbain II avait renouvelé la paix.

Les luttes de château à château, de château à ville, de vassal à suzerain, de famille à famille, s'apaisaient. Avant que les peuples se fussent mis en mouvement pour cette grande expédition, écrit Guibert, le royaume de France était livré de toutes parts aux troubles et aux plus cruelles hostilités... Bientôt les esprits se trouvèrent complètement changés... Comme le souffle d'un vent impétueux peut être calmé par une pluie douce, de même ces querelles et ces combats entre concitoyens furent apaisés.

Il convient de placer ici la précieuse remarque de Joinville quand il désapprouvera la croisade de Tunis, entreprise à tort, dira-t-il, parce que, à cette époque, le royaume était en paix.

Premier effet de la croisade. Et une seconde conséquence en fut de faire cesser la disette : de fait, les barrières entre les seigneuries et les provinces se trouvèrent détruites, au moins pour un moment. Comme chacun désirait se procurer l'argent nécessaire pour l'expédition lointaine, on vendait ce qu'on avait amassé, provisions de blé, vin et bestiaux. Les greniers des spéculateurs s'ouvrirent largement : les boisseaux de froment, d'orge, de maïs et d'avoine se répandirent sur le marché. La disette des grains, dit un contemporain, se tournait en abondance et je vis sept brebis vendues pour cinq deniers — quatre francs environ de valeur actuelle.

A la tête d'une bande nombreuse, Pierre l'Ermite arriva à Cologne le samedi de Pâques, 12 avril 1096. D'autres bandes étaient commandées par un chevalier de noble extraction, mais de mince fortune, Gautier sans Avoir ; elles quittèrent Cologne avant celles de l'Ermite et entrèrent en Hongrie.

Une erreur répandue, attribue aux armées de Pierre l'Ermite et de Gautier sans Avoir des massacres de Juifs. Elles se conduisirent au contraire, pendant leur passage en Allemagne, avec une mesure et une sagesse que l'on doit, admirer chez des bandes de ce temps et composées de pareille façon. Les égorgements de Juifs ne commencèrent à Cologne que le 29 mai 1096, date à laquelle Pierre et ses gens étaient partis. Ces massacres furent commandés par un seigneur allemand, le comte Emich de Leiningen ; ils furent exécutés par les gens d'armes, des Allemands, qu'il avait réunis.

Gantier et ses hommes arrivèrent heureusement à Belgrade : mais là, comme ou leur refusait des vivres, ils se mirent à piller. Après des combats malheureux coutre les Bulgares, ils arrivèrent enfin devant Constantinople, où ils campèrent aux portes de la ville (juillet 1096), et attendirent l'arrivée de Pierre et de son année.

Pierre l'Ermite, en effet, traversait, à la tête d'une foule désordonnée, la Bavière, la Hongrie. Le chroniqueur Ekkehard peint l'étonnement provoqué par ces troupes en nombre infini, qui à cheval, qui à pied, d'autres dans des chariots à deux roues.

Il est certain que Pierre l'Ermite fit preuve de qualités remarquables : autorité, intelligence, activité. C'était vraiment un chef populaire ; mais la tâche qu'il avait entreprise était au-dessus des forces humaines. A mesure que les difficultés se multiplièrent, que le ravitaillement en nourriture et en fourrage devint plus difficile, que, avec la longueur de la marche, l'enthousiasme des premiers jours faiblit, que des instincts de désordre et de pillage se firent jour, son autorité devint insuffisante sur la cohue tumultueuse qu'il traînait à sa suite. Il ne pouvait plus réfréner cette multitude de peuples divers, qui ne voulaient plus écouter ses paroles ni obéir à ses ordres. Son ascendant fut cependant assez grand encore pour lui permettre de remporter, à la tête de ses bandes, la victoire de Semlin — Zimony —. Une armée hongroise, qui s'était avancée contre les croisés, fut mise en déroute. Elle perdit plus de quatre mille hommes, tandis que Pierre ne laissa que cent des siens sur le champ de bataille. Semlin fut mis au pillage, après quoi l'Ermite fit passer la Save à ses bandes sur un pont de bateaux.

En ces circonstances, et en d'autres qui vont suivre, on trouve en Pierre l'Ermite, non seulement un organisateur, mais un homme de guerre. Il est vrai qu'un homme de guerre ne peut réussir qu'à la tête de troupes disciplinées.

Les bandes des croisés subirent un premier échec à Nissa — Nich — contre les Bulgares. Pierre y perdit la voiture qui contenait son trésor de guerre. Dix mille croisés furent égorgés. Le reste se débanda et s'enfuit dans les forêts. Pierre et les quelques hommes d'armes qui lui obéissaient encore, se réfugièrent au versant d'une montagne, où ils firent sonner le ralliement. Il pleurait sur le sort de tant des siens, qui venaient de périr avant d'avoir atteint la Terre Sainte. Enfin trente mille hommes se retrouvèrent autour de lui et reprirent leur marche en avant (juillet 1096).

A Sternitz — Sofia — Pierre reçut de l'empereur Alexis, un message qui lui signalait les plaintes auxquelles l'insubordination des croisés donnait lieu. L'empereur leur interdisait de s'arrêter dans aucune ville plus de trois jours avant d'arriver devant Constantinople ; mais il avait envoyé des ordres, ajoutait-il, afin qu'en tous lieux des vivres leur fussent fournis.

A cette nouvelle, Pierre l'Ermite pleura de joie. Les croisés atteignirent Philippopoli où, devant les habitants de la ville assemblés, Pierre fit un récit émouvant de son entreprise, des malheurs éprouvés, des difficultés vaincues. Les habitants, profondément émus, donnèrent des vivres. des chevaux, de l'argent. Les croisés arrivèrent sous les murs de Constantinople le 30 juillet 1096, trois mois et dix jours après leur départ de Cologne. Il faut tenir compte des conditions où cette expédition s'était accomplie, de la composition de l'armée de Pierre l'Ermite. Telle qu'elle s'est faite, cette marche des croisés jusqu'aux rives du Bosphore est une des entreprises grandioses dont l'histoire ait conservé le souvenir.

Nos pèlerins furent contraints à camper hors les murs de la capitale grecque, en des plaines où ils trouvèrent Gautier sans Avoir et ses compagnons.

A vrai dire, l'empereur Alexis éprouva plus de peur que de plaisir à l'aspect de ces premiers auxiliaires. En quel débraillement et quelle farouche misère se trouvaient ces paysans armés, suivis de femmes et enfants, après leur longue et rude odyssée ! D'autant plus que nombre d'entre eux, nonobstant les défenses, pénétraient dans la grande ville, où ils entraient sans façon dans les demeures somptueuses, volaient et pillaient ; embrassaient les darnes, un peu rudement parfois, houspillaient les tilles de chambre : à quelques résidences ils mirent le feu. Ils arrachaient le plomb aux toitures des églises et le vendaient aux Grecs.

L'empereur eut hâte de faire passer en Asie Mineure ces alliés inquiétants. Dès le 5 août, on commença à transporter les premiers détachements sur les eûtes de Bithynie.

Longeant la rive asiatique du Bosphore, Pierre marcha avec son armée sur Nicomédie — Ismid —. Il arriva à Civitot — aujourd'hui Hersek — sur le golfe de Nicomédie. Ici, par indiscipline, une partie des contingents allemands se séparèrent de lui. D'autres, des Français, au nombre de 7.000 à 10.000 hommes, malgré les exhortations de Pierre, poussèrent une pointe jusqu'aux environs de Nicée. Ils ravagèrent la contrée et se livrèrent aux plus épouvantables excès. En ces rudes temps du moyen âge, pensez à des hommes appartenant à la classe populaire et exaspérés par les privations. Séparés de leur chef, ils ne connaissaient plus de frein. Ils s'emparaient des enfants ; pour les faire cuire, ils les coupaient en morceaux, ou bien, ils les faisaient rôtir embrochés à des pieux. Aux adultes, ils faisaient subir des tortures affreuses. Ils rejetèrent dans la ville les habitants de Nicée sortis à leur rencontre, et, avec un riche butin, un nombreux bétail, ils firent au camp une rentrée triomphale

Le succès de cette entreprise excita la jalousie de ce qui restait de contingents allemands et des Lombards, qui se séparèrent de Pierre, malgré ses objurgations (20 septembre 1096). Leur aventure tourna moins bien : surpris par un lieutenant de Soliman, aux environs du château de Xerigordos, ils parvinrent à s'y réfugier ; mais, assiégés. torturés par la faim et la soif, ils capitulèrent, furent massacrés ou emmenés prisonniers (7 octobre 1096).

Le reste des troupes de Pierre l'Ermite tomba dans une embuscade à Civitot. L'armée turque était fraîche, nombreuse, admirablement armée, admirablement commandée. Par d'habiles manœuvres elle attira les croisés en des gorges étroites où, très commodément, elle les égorgea (21 octobre 1096).

Des vaisseaux, envoyés par l'empereur de Constantinople Alexis, recueillirent les débris de l'expédition populaire ; niais la grande majorité de ces pauvres gens avaient péri. Ceux qui survécurent, et parmi eux Pierre l'Ermite, furent ramenés sous les murs de Constantinople, où les uns attendirent l'arrivée de l'armée des chevaliers, tandis que les autres regagnèrent tristement le pays de France.

L'armée des chevaliers, qui arrivera au printemps de l'année 1097 sur les lieux du désastre, aux environs de Nicomédie et de Civitot, sera prise d'horreur à la vue des ossements desséchés : Oh ! que de têtes coupées et d'ossements, les bords de la mer en étaient couverts !

La fille de l'empereur Alexis, la princesse Anne, rapporte qu'on fit plus tard de ces ossements une vraie montagne. Et dans la suite ils serviraient de matériaux pour la construction d'un château fort par les Français. Mêlés à de la chaux, ces ossements formaient des murs secs et résistants.

Le lamentable échec de la croisade populaire, malgré les éléments de succès qu'elle contenait, malgré la valeur des chefs, de Pierre l'Ermite et de Gautier sans Avoir, malgré la vaillance et la foi des soldats, montre que les peuples n'accomplissent de grands actes et ne créent de grandes œuvres qu'en agissant dans une coordination sociale parfaite : dans une coordination sociale semblable à celle qui devait faire le succès de la croisade des chevaliers.

Divisée en cinq corps principaux, celle-ci ne se mit en route que bien après le départ de Pierre l'Ermite et de ses compagnons. Le premier de ces corps d'armée, composé de Lorrains, de Français du Nord et de Rhénans, comptait dans ses rangs Godefroi de Bouillon, duc de Basse-Lorraine et ses frères Eustache et Baudoin de Boulogne. Par l'Allemagne, la Hongrie, la Bulgarie et la Thrace, il arriva en vue de Constantinople, le 23 décembre 1096. La deuxième armée, formée de contingents flamands et frisons, sous la direction du comte Robert de Flandre, parvint sous les murs de Constantinople en avril 1097. Ils avaient pris par l'Italie, par la Campanie et l'Apulie, et atteignirent le port de Bari sur l'Adriatique. Parmi eux le chroniqueur Foucher de Chartres. Un grand nombre de pauvres gens, écrit-il, et ceux qui manquaient d'énergie, effrayés à la pensée des misères qui les attendaient, vendirent alors leurs arcs, reprirent le bâton du pèlerin et regagnèrent leur pays. Mais la majeure partie s'embarqua pour l'Orient. La troisième armée, à la tête de laquelle brillait Raimond de St-Gilles, comte de Toulouse et marquis de Provence, arriva sous les murs de Constantinople vers la même époque que les soldats de Robert de Flandre, c'est-à-dire en avril 1097. Elle avait pris par la Lombardie, la Dalmatie et l'Epire. La quatrième armée de chevaliers comprenait les Italiens et les Normands établis en Pouille, en Calabre et en Sicile, avec Boémond, prince de Tarente, le fils aîné du fameux Robert Guiscard, et le neveu de Guiscard, Tancrède. Ils s'embarquèrent sur l'Adriatique à Brindes, d'où ils passèrent à Durazzo. Par l'Epire et la Thrace, ils atteignirent Constantinople au mois d'avril également. Enfin, en mai 1097, les Français du Centre et de l'Ouest, sous les ordres de Robert Courte-Hense, duc de Normandie, et d'Etienne de Blois, passèrent le Bosphore à leur tour.

Nous avons donné les noms des plus illustres seigneurs qui se trouvaient dans ces cinq corps d'armée ; niais cc serait une erreur de croire qu'aucun d'eux exerçât un commandement militaire, une autorité pareille à celle d'un général en chef, pour prendre une expression moderne. Chaque baron féodal allait, indépendant du baron voisin, entouré des contingents que lui assuraient les hommes de son fief, ses vassaux, entouré de son barnage, de sa mesnie :

De France, d'Engleterre, de toute Normendie.

Et prince et duc et conte, chascuns o [avec] sa mesnie.

(Chanson d'Antioche, chant Ier, v. 796.)

Chacun de ces contingents agissait isolément, sous la direction de son chef féodal, de qui il suivait l'enseigne. Ainsi l'on arriva à Constantinople par petites troupes, dont chacune reproduisait l'image du fief qu'elle avait quitté. Le baron qui la commandait n'était à son tour uni à un autre seigneur plus important que par les liens féodaux qui pouvaient exister entre eux. Dans les plaines de la Syrie, en Palestine, l'armée des croisés représentera un morceau de la France féodale transporté en Orient, avec ses cadres, sa constitution, sa hiérarchie. De là viendra sa faiblesse pour les mouvements d'ensemble, mais aussi sa force de résistance et son indestructible cohésion.

Entourés d'une considération particulière étaient, parmi leurs compagnons d'armes, les vieux chevaliers qui avaient déjà guerroyé les Sarrasins en Espagne, par delà les monts, les héros authentiques dés chansons de geste :

Plus ont blances les barbes que la flor ens et [dans le] pré,

Par desouz la ventaille [du heaume] permit [apparaissent] li poil meslé... [les poils gris de la barbe]

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cil sont bon chevalier de viele antiquité,

Si conquisrent Espagne, par lor grant poesté [valeur].

(Chanson d'Antioche, chant VIII, v. 311-13, 334-35).

Dans le nombre on reconnaissait Thomas de Marie, sire de Coucy, Clarembaud de Vendeuil, Guillaume le Charpentier...

Sur leurs rapides destriers nos chevaliers ont l'équipement classique du baron féodal :

Armés d'aubers et d'elmes [heaumes] et d'escus de quartiers [divisés en quartiers]

Hanstes [lances] ont fort et roides à [ornés de] gonfanons pliés ;

Bien luist en lor escus et l'argent et l'or miers [pur],

Es aubers et ès elmes li fers et li aciers...

(Chanson d'Antioche, chant VIII, v. 242.)

L'ost des croisés est sous la direction d'un personnage, dont le rôle n'a pas été suffisamment mis en lumière, le légat du pape, Adhémar de Monteil, évêque du Puy. Ne nous y trompons pas : Adhémar de Monteil, à la tête de cette France féodale, qui s'est transportée en Orient, représente une autorité comparable à celle du roi au sommet de la France féodale demeurée dans ses foyers ; autorité morale, de caractère à la fois religieux et militaire, et qui a pour principale l'onction de maintenir l'union et la concorde, de faire œuvre de justice et d'apaisement. Car Adhémar de Monteil, à la tête des croisés, est baron autant que prélat, de même que le roi, ainsi que nous l'avons vu, est prélat autant que baron. Ad liémar de Monteil, c'est l'archevêque Turpin des chants épiques :

Li evesque del Pui lu preus et emparlés.

Quant le servise [religieux] a tait, del mostier [église] est tournés,

Plus tost qu'il onques pot, à l'ostel [sa demeure] est alés,

De merveillouses armes est le jour adobés ;

Il vesti un auberc [haubert] dont li pans est safrés [formé d'une feuille de métal battu].

Et a lachié [lacé] son elme [heaume] qui est à or gentes [garni de pierreries],

Uns esperons à or li ont és pies fremés [fixé],

Puis a çainte l'espée à son senestre lés [côté gauche].

(Chanson d'Antioche, chant VIII, v. 1).

Adhémar de Monteil fut le véritable chef de la première croisade. L'autorité morale qui le plaçait à la tête de la confédération des seigneurs francs était affermie en lui par une vigoureuse intelligence, un caractère énergique, un merveilleux don d'organisation. Notamment dans toutes les questions d'approvisionnement, qui devinrent si redoutables, si angoissantes, il rendit les plus grands services. Quand il mourra à Antioche, le 1er août 1098, les seigneurs, dans la nécessité où ils se trouveront de le remplacer par un autre chef, éliront l'évêque de Martorano — cité du royaume de Naples.

Tels furent donc les chefs de la première croisade : l'évêque du Puy, puis, après sa mort (1er août 1098), l'évêque de Martorano, jusqu'au jour où, à Jérusalem, Godefroi de Bouillon sera élu baron du Saint-Sépulcre.

Foucher de Chartres décrit les croisés campés sous les murs de la capitale grecque : En vue de la ville, nos tentes furent dressées et nous nous reposâmes pendant quatorze jours de nos fatigues. Nous ne pouvions entrer dans la ville ; l'empereur ne le permettait pas, il craignait que nous ne lui portions quelque tort ; nous étions obligés d'acheter chaque jour, hors des murs, ce qui était nécessaire à notre subsistance. Les habitants nous l'apportaient sur ordre de l'empereur.

Français et Byzantins se défiaient les uns des autres ; ceux-ci avaient peur d'être pillés et violentés ; ceux-là, craignaient d'être empoisonnés ou trahis. Les chevaliers occidentaux paraissaient des êtres brutaux et grossiers aux sujets de l'empereur Alexis qui, de leur côté, étaient regardés par les Occidentaux comme des fourbes et des couards.

Le but poursuivi par la France d'une part et par la Grèce, de l'autre, n'était d'ailleurs pas identique : Alexis Comnène n'avait. appelé les croisés que pour détruire les Turcs, qui lui devenaient redoutables, et étendre son empire ; tandis que les Français n'entendaient combattre que pour la foi et demeurer maîtres des territoires conquis.

Pénétrant en Asie, Mineure, les croisés s'avancèrent jusque sous les murs de Nicée, dont ils commencèrent le siège (15 mai 1097). Les différents corps d'armée s'y trouvèrent réunis, et il semble qu'ils aient alors reconnu pour quelque temps l'autorité militaire du prince de Tarente, Boémond.

Foucher de Chartres estime l'armée des croisés à 100.000 hommes d'armes, sans compter les valets, les archers et la foule des clercs, des femmes et des enfants : 600 090 âmes venues d'Occident se seraient ainsi trouvées réunies dans la croisade des chevaliers ; ces chiffres sont peut-être exagérés.

Ce fut un siège en règle : des machines furent construites ; balistes et pierriers battirent les murs ; les remparts furent minés Mais les Turcs étaient habiles à lancer des flèches. Avec des crochets de fer attachés à des cordes, ils agrippaient les corps des assaillants qui avaient succombé au pied des murs et puis, à l'aide de catapultes, lançaient ces cadavres sur les Chrétiens. Les vivres étaient apportés aux assiégeants par des vaisseaux que l'empereur Alexis expédiait de Constantinople. Sur la mer glauque, leurs voiles, où passait la lumière du jour, avaient la couleur du soleil couchant. La ville fut prise le 19 juin 1097 ; elle fut occupée par les troupes grecques. Après quoi les Francs purent se donner un peu de repos, dont ils profitèrent pour remettre leur équipement en état.

Le 27 juin, ils reprirent leur marche vers l'Est.

Les cavaliers turcs, sur leurs agiles montures, apparaissaient subitement, voltigeaient autour d'eux, les enveloppaient. Ils les étourdissaient par leurs cris, par le bruit de leurs timbales.

Il demenent tel bruit com chiens encaénés [enchaînés].

(Chanson d'Antioche.)

Ils leur lançaient des dards et combattaient tout en fuyant, tirant des flèches sur ceux qui les poursuivaient.

Une armée importante, amenée par l'émir Soliman au secours des Turcs assiégés dans Nicée, rencontra les croisés dans la plaine de Dorylée (1097, 1er juillet). Les Turcs, au jugement de Foucher de Chartres, étaient 360.000, tous à cheval et armés d'arcs et de flèches. Plusieurs des principaux chefs francs, Godefroi de Bouillon, Raimond, comte de Toulouse, Hugue le Grand, comte de Vermandois, frère du roi de France, avaient quitté le gros de l'armée avec leurs hommes. Boémond, qui commanda en cette journée, y déploya les qualités d'un grand homme de guerre. Les Turcs commencèrent l'attaque, avec des cris furieux, en faisant pleuvoir sur les croisés une pluie de flèches. Boémond soutenait les siens avec une rare énergie ; mais, en dépit de ses efforts, les Chrétiens, pour lesquels cette guerre était d'un genre tout nouveau, allaient faiblir, quand survinrent Godefroi de 13ouil Ion et lingue le Grand à la tête de leurs contingents. Prélats et prêtres, vêtus d'aubes blanches, parcouraient les rangs des combattants. Ils recevaient la confession des blessés. Les Musulmans plièrent. Les Chrétiens poussèrent leur attaque. Les Turcs fuyaient par monts et par vaux, et la poursuite des Francs avait cessé depuis longtemps qu'ils fuyaient encore frappés de terreur.

Et les croisés continuèrent leur marche sur Antioche, traversant la petite Arménie, où tout avait été dévasté par les Turcs.

Dès leurs premières rencontres Turcs et Francs apprirent à s'apprécier. Les Francs eux-mêmes, écrit Guibert de Nogent, reconnaissent qu'ils n'ont vu aucune race d'hommes qui puisse être comparée à celle des Turcs, pour la finesse de l'esprit et pour la vaillance dans les combats ; et, de plus, lorsque les Turcs commencèrent à se battre contre eux, les Francs furent presque réduits au désespoir par l'étonnement que leur causèrent les armes dont leurs adversaires se servaient et dont les nôtres n'avaient aucune connaissance. Les Francs ne pouvaient non plus se faire aucune idée de l'extrême dextérité de leurs adversaires dans le maniement des chevaux et de la promptitude avec laquelle ils évitaient les attaques et les coups de leurs ennemis, ayant l'habitude de combattre et de lancer leurs flèches en fuyant. De leur côté les Turcs se regardent comme ayant la même origine que les Francs et pensent que la supériorité militaire appartient de droit à ces deux peuples parmi toutes les nations.

Les croisés franchirent le Taurus et, par la Cilicie, se dirigèrent sur Antioche. Ils avaient à franchir un fouillis de cimes hérissées. Ils n'étaient pas vêtus pour de pareilles expéditions. Sous un soleil implacable, combien leur pesaient leurs épaisses broignes de cuir, plaquées d'écailles d'acier. Ils souffraient de la soif ; les chevaux crevaient au long du chemin ; à certaines étapes les hommes d'armes périssaient par centaines.

Alors, écrit Foucher, vous auriez ri, ou peut-être pleuré, en voyant nombre des nôtres, faute de chevaux, mettre en paquets les objets qu'ils possédaient, sur le clos de moutons, de chèvres, de cochons, de chiens, vêtements et victuailles ou autres objets nécessaires aux voyageurs. Le dos de ces pauvres bêtes se râpait au frottement des paquets. Et l'on voyait des chevaliers en armes, chevaucher des bœufs.

Par des lieux déserts et hors des routes, écrit de son côté Guibert, les Chrétiens entrèrent dans un pays inhabité, impraticable et dépourvu d'eau... Ils n'avaient d'autre ressource, pour calmer leurs souffrances, que des gousses d'ail dont ils se frottaient les lèvres.

Et vous verriez beaucoup de cimetières dans les champs et dans les bois, le long des chemins, faits des tombes de nos croisés (Foucher de Chartres).

Mais la foi et la forte discipline féodale soutenaient l'armée. On y parlait des langues les plus diverses, car il y avait là des Français, des Flamands, des Frisons, des Gallois, des Bretons, des Lorrains, des Rhénans, des Normands, des Ecossais, des Anglais, des Aquitains, des Italiens, des Ibères, des Daces, des Grecs et des Arméniens. Mais si nous étions divisés par tant de langues, nous n'en étions pas moins unis dans l'amour de Dieu (Foucher de Chartres).

C'est entre les chefs que la division allait se glisser. Ils se jalousaient. Les conquêtes, que chacun d'eux espérait faire, créaient entre eux des rivalités. Sur la fin de septembre, Baudoin de Boulogne, frère de Godefroi de Bouillon, et Tancrède, duc de Pouille, suivis de leurs contingents, se séparèrent du gros de l'armée et, par delà le Taurus, pénétrèrent dans le pays des Arméniens, où ils mirent le siège devant Tarse, dont ils s'emparèrent.

Il avait été convenu entre les croisés que les villes conquises appartiendraient à celui des chefs qui y ferait flotter le premier sa bannière. Tancrède planta son gonfanon de soie sur les murs de Tarse :

Beauduins l'a véu ; le cuer [cœur] eu ot iré [fut, irrité].

Le jour a fait tel chose dont on l'a moult blasmé :

Le pignon [pennon] fit osier un sien ami privé,

Le sien e fait drecier qu'il ot à or listé [bordé d'or].

(Chanson d'Antioche, chant III, v. 437.)

Tancrède, furieux, voulait marcher contre Baudoin à la tête de ses contingents Richard le Pèlerin prend le parti de Tancrède ; tandis que Foucher de Chartres lui donne tort. Sous l'influence du prince de Tarente, Boémond, les deux rivaux se réconcilièrent.

On verra pareils dissentiments se renouveler après la prise d'Antioche entre Boémond et Raimond de Saint-Gilles. C'est à les apaiser que s'emploie l'autorité suzeraine d'Adhémar de Monteil, et, après lui, de son successeur l'évêque de Martorano.

L'armée des croisés atteignit Antioche le 20 octobre 1097. Dans la ville se trouvait une importante garnison de musulmans. Antioche était défendu par sa position naturelle, par l'Oronte, par sa situation au flanc de la montagne que ses murs, renforcés de 450 tours, ceignaient d'une haute ceinture de pierre. Les Francs dressèrent leurs tentes à peu de distance des remparts et attaquèrent la place avec fureur. On en arriva bientôt, de part et d'autre, aux actes de la plus grande férocité. Les Chrétiens parvenaient-ils à s'emparer de quelques Turcs :

Les testes lor trenchoient, ès picus les font boter (fixer),

Parmi ces champs les font et drecier et lever... (v. 618.)

Lugubre décor sous les yeux des assiégés. Les croisés firent prisonnier le neveu de l'émir Jagi-Sian qui défendait la ville :

Au neveu Garsion (Jagi-Sian) ont fait le chief coper ;

Aus mangoniaus [par des mangonneaux] le firent en la cité gicler.

(Chanson d'Antioche, chant V, v. 409.)

Par leur impitoyable cruauté se distinguaient parmi les croisés ceux que Richard le Pèlerin appelle la gent le roi Tafur : les ribauds, la piétaille, des gens sans aveu, mais d'une foi exaltée et d'une vaillance à toute épreuve Ces ribauds étaient placés sous le haut commandement de Boémond. Le roi Tafur, assisté de Pierre l'Ermite, exerçait sur eux une autorité immédiate. Richard le Pèlerin les peint en termes pittoresques :

Il ne portent o [avec] els ne lance ne espée,

Mais gisarme [guisarme] esmolne et machu-e plomée [plombée],

Li rois [Tafur] porte une faus qui moult bien est tem prée [trempée...]

Moult tient bien de sa gent la compaigne serrée,

S'ont lor sas [sacs] à lor cols à cordele torsée [tressée],

Si ont les contés nus et les pances pelées,

Les mustiax [genoux] ont rostis et les plantes [chaussures] crevées :

Par quel terre qu'il voisent moult gastent la contrée...

(Chanson d'Antioche, chant VIII, partie conservée de Richard le Pèlerin, v. 87.)

Le siège se prolongea. Comment s'approvisionner dans des contrées ravagées ou désertes ? La famine, les traits des Sarrazins semaient la mort. Les privations étaient si grandes que nombre de croisés abandonnèrent le camp ; leur énergie était usée : ils voulaient regagner leur pays. Et, parmi ces fuyards, on trouva certain jour, avec stupeur, Pierre l'Ermite lui-même ; il fuyait avec l'un des plus redoutés capitaines de l'ost, Guillaume, vicomte de Melun, dit le Charpentier. On le nommait ainsi, observe un chroniqueur, non parce qu'il était habile à débiter du bois, mais parce que, dans le combat, il frappait à la manière des charpentiers. Les soldats de Tancrède rattrapèrent les fugitifs.

Les chroniqueurs rapportent que le Charpentier passa toute la nuit couché par terre dans la tente de Boémond. Le prince do Tarente voulait le mettre à mort ; mais plusieurs des principaux croisés supplièrent qu'on l'épargnât : J'y consentirais volontiers, répondit Boémond, s'il jurait du fond du cœur de ne plus abandonner le saint pèlerinage. Le Charpentier en fit le serment, ainsi que Pierre l'Ermite ; serment que Pierre devait tenir, mais le Charpentier s'enfuirait quelques mois plus tard, sans pouvoir être repris.

Parmi les Francs, la famine devenait de plus en plus affreuse. Ils se nourrissaient d'herbes, d'écorces, de racines ; ils mangeaient leurs chevaux, leurs ânes, leurs chameaux, leurs chiens, et jusqu'aux souris et aux rats ; ils dévoraient les courroies et les lanières de cuir dont se composaient les harnachements de leurs montures. Pour comble de misère, leurs tentes étaient en loques, pourries, déchirées ; nombre d'entre eux n'avaient plus d'autre abri que la voûte étoilée.

Des scènes atroces sont décrites avec une singulière énergie par Richard le Pèlerin et par Graindor de Douai :

Dans [sire] Piere li hermites séoit [était assis] devant son tré [tente],

Li rois Tafurs [chef des ribauds] i vint et moult de son barné [de ses gens]

Plus en i ot de mil qui sont de faim enflé.

Sire, consilliés moi, por sainte carité,

Por voir morons de faim et de caitivité [misère].

Et respondi dans [messire] Picres : C'est par vo lasqueté [lâcheté],

Alès, prenés ces Turs, qui sont là mort jeté,

Bon seront à mangier s'il sont cuit et salé.

Et dit li rois Tafurs : Vous dites vérité.

Del tré [tente] Perron [de Pierre] s'en torve, ses rihaus a mandé ;

Plus furent de dis mil, quant furent aüné [rassemblés],

Les Turs ont escorchiés et la coraille [les entrailles] osté,

Et en l'iave [eau] et en rost ont la char quisiné

[Et en bouilli et en rot ont la chair cuisinée].

Assés en ont mangié, mais de pain n'ont gousté,

De ce furent Paien moult forment effréé [grandement effrayés],

Pour le flair de la char sont au mur acoté,

[Sont venus s'accoter au haut des remparts de la ville].

De vint mile Paieras sont rihaut esgardés :

N'i a un tout seul Turc, n'ait de ses iex [yeux] ploré.

(Chanson d'Antioche, chant V, v. 4.)

Les ribauds se disaient l'un à l'autre : Voici mardi gras. Cette chair de Turc est meilleure que bacon ou jambon à l'huile. Et quand dans les prés on ne trouva plus de cadavres de Sarrasins à écorcher, on en alla déterrer au cimetière.

Et vont aus chimiteres, s'ont les corps desterrés,

Tout ensamhle les ont en un mont assamblés,

Trestous les porris [pourris] ont dedens Terme [l'Oronte] jetés,

Et les autres eseoreent, au vent les ont hallés [séchés]... (v. 51.)

Les seigneurs de l'ost viennent contempler ce terrible festin, Robert Courte-Heuse et Boémond, et Tancrède et Godefroi de Bouillon.

Devant le roi Tafur est chascun arestés,

En riant li demandent : Coment vous eontenés ?

— Par foi ce dist li rois [Tafur] moult sui bien conraés [restauré]

Se jo avoie à boire, à meulier ai assés.

Dist li dus de Buuillon : Dans [sire] rois, vous en aurés.

De son bon vin li fu uns bostels [bouteille] présentés...

(Chanson d'Antioche, chant V, v. 61.)

Et les plus mauvais instincts se réveillaient sous l'aiguillon d'une lancinante misère. S'il arrivait, dit Guibert, que quelqu'un de l'armée s'éloignât un peu trop loin du camp et qu'un autre de la même armée vint à le rencontrer seul, l'un mettait l'autre à mort pour le dépouiller.

Enfin, le 3 juin (1098), les Chrétiens s'emparèrent de la ville, grâce à l'un des assiégés, un Arménien nommé Firouz, que Boémond était parvenu à séduire. Par des cordes, il fit monter de nuit une vingtaine de Francs sur les remparts ; ceux-ci en eurent bientôt tiré à eux quarante autres. Ils ouvrirent les portes et, aux cris de : Dieu le veut ! les croisés firent irruption dans Antioche, où ils se mirent à massacrer les infidèles avec une conviction féroce.

La joie des Chrétiens, maîtres d'Antioche, fut de courte durée. Dès le 5 juin, Kerboga, émir de Mossoul, parut en vue de la ville avec une armée immense, 500.000 ou 600.000 hommes, si nous en croyons les relations : il aurait sauvé Antioche s'il ne s'était arrêté trois semaines au siège d'Edesse, où Baudoin s'était enfermé. Dans Antioche, les Turcs avaient consommé ou détruit tout ce qui se trouvait d'approvisionnements. Kerboga intercepta les communications des croisés avec la mer, en sorte qu'ils ne pouvaient plus être ravitaillés par les vaisseaux de l'empereur Alexis. L'armée des Francs est assiégée à son tour, et bientôt les horreurs de la famine de se faire sentir à nouveau, aggravées des horreurs de la peste. Nombre de croisés se nourrissaient du sang de leurs chevaux, dont ils suçaient les veines. Et les désertions reprirent. Ceux qui, las de tant souffrir, abandonnaient la croisade pour tâcher de regagner leurs foyers, s'esquivaient de nuit, par des cordes, à l'aide desquelles ils se glissaient au bas des remparts. D'où le nom de funambules — du mot latin funambulus, danseur de cordes — qui ne tarda pas à leur être donné. Parmi eux, l'un des plus nobles seigneurs de l'armée, Etienne, comte de Blois, qui regagna la France.

La foi soutenait la vaillance des assiégés, fortifiée par des visions et par des rêves mystiques ; enfin l'invention de la sainte lance, dont le flanc du Christ avait été percé, trouvée le 14 juin 1098 sur les indications d'un prêtre provençal, Pierre Barthélemy, redonna courage à tous. Ce merveilleux épisode est rapporté par des témoins de la croisade, par l'auteur des Gestes, relation anonyme publiée par Bongars, et par Raimond d'Aguilers. Le Christ et saint André seraient apparus par trois fois à Pierre Barthélemy, pour lui faire connaître l'endroit où, sous l'autel de l'église St-Pierre d'Antioche, la sainte lance serait retrouvée. Sur les indications du prêtre, on exécuta des fouilles et la précieuse relique apparut. Allégresse et transports ! On prit la résolution de sortir eu armes de la ville et de marcher contre Kerboga. Visiblement soutenus par l'intervention du ciel, les croisés ne seraient-ils pas invincibles ? Ce fut alors que, pour la première fois, les croisés se donnèrent un capitaine. Le choix des chefs de l'armée tomba sur le prince de Tarente, Boémond. Encore le commandement ne fut-il mis entre ses mains que pour une durée de quinze jours.

Ce Boémond, fils de l'habile Robert Guiscard, était le type du chevalier féodal : taillé en hercule, les cheveux coupés au ras du front, il avait les poings et la tête carrés, les yeux glauques écartés l'un de l'autre. Il paraît l'avoir emporté sur ses compagnons d'armes par son entente de la guerre ; adroit à poster les combattants aux points stratégiques et à leur faire exécuter des manœuvres opportunes. Il se tenait durant l'action à l'arrière de l'ost avec une réserve d'élite, suivant de l'œil le mouvement des troupes, prêt à intervenir au moment utile.

Avant d'en venir aux mains, le 27 juin (1098) Boémond envoya cinq messagers à l'émir Kerboga pour lui enjoindre de se retirer. A leur tête était Pierre l'Ermite, qui parla à l'émir avec une fougue et une autorité dont le Sarrazin ne laissa pas d'être impressionné ; mais Kerboga se ressaisit et fit répondre que les Francs avaient le choix entre leur conversion au Croissant ou la mort.

La bataille fut livrée le 28 juin. Les croisés étaient dans un état de délabrement pitoyable ; nombre d'entre eux à peine vêtus. La plupart des chevaliers marchaient à pied ; d'autres étaient montés sur des ânes ou des chameaux ; mais ils étaient animés d'une ardeur qui doublait leurs forces.

La description de la bataille d'Antioche par Richard le Pèlerin et Graindor de Douai serait à reproduire en entier. Richard en fut spectateur. Son récit s'anime d'un souffle épique. Les Chrétiens sortent d'Antioche, franchissent l'Oronte, pour venir offrir la bataille à Kerboga.

Les femmes des croisés vont elles-mêmes prendre part à l'action.

Les dames qui alérent nostre Seigneur servir...

Aus osteus [les hôtels à Antioche] sont corutes por les bordons [saisir,]

En son lient lor guimpes pour au vent refremir

[Elles se lient leurs guimpes sur le haut de la téte, pour les défendre contre le vent].

Les plusors vont les pieres en lor mances coillir,

[Elles prennent des pierres dans leurs manches pour les jeter sur [les Sarrazins],

Les autres de douce aigue [eau] font les boutiaus [bouteilles] emplir.]

(Chanson d'Antioche, chant VIII, v. 482).

La bataille s'engage avec violence, les Tafurs y font merveille. Armé de son bâton ferré, Pierre l'Ermite frappe à mort tout Sarrazin qu'il atteint. Les chevaliers, avant d'expirer, battent leur coulpe et avalent quelques brins d'herbes en guise d'hostie consacrée. Scènes épiques.

L'auteur des Gestes, qui prit part à l'action, s'exprime ainsi : On vit descendre des montagnes des masses innombrables de guerriers montés sur des chevaux blancs et précédés de blancs étendards. Les nôtres ne pouvaient comprendre quels étaient ces guerriers ; mais enfin ils reconnurent que c'était une armée de secours envoyée par le Christ et commandée par saint Georges, saint Mercure et saint Demetrius. L'excellent chroniqueur ajoute : Ceci n'est point un mensonge : beaucoup l'ont vu.

La plus grande partie des Turcs furent massacrés : leur camp, avec d'abondantes provisions, tomba entre les mains des Chrétiens qui se trouvaient désormais maîtres de la Syrie tout entière.

Il n'est pas douteux que l'invention de la lance n'ait donné aux croisés leur élan et ne leur ait assuré la victoire. On notera que les prélats qui se trouvaient dans l'armée, et notamment Adhémar de Monteil, n'ajoutèrent pas foi à la révélation. Dès le premier moment, ils crurent à une supercherie. Les hommes de guerre, au contraire, en particulier Raimond de Toulouse, de qui Pierre Barthélemy était chapelain, y ajoutèrent une foi absolue. Huit mois étaient écoulés, que les discussions entre les partisans des deux opinions contraires se poursuivaient encore avec tant d'âpreté que, pour en finir, on obligea Barthélemy à subir l'épreuve du feu. Ce fut au siège d'Irkha, le 8 avril 1 099. Le malheureux prêtre dut traverser des buissons enflammés.

A peine les Chrétiens le virent-ils sortir du brasier, qu'ils poussèrent des grands cris enthousiastes. Ils se jetèrent sur lui, arrachant de son corps les vêtements en lambeaux, lui arrachant ses cheveux pour en faire des reliques. Le comte de Toulouse prit le pauvre prêtre entre ses bras et l'emporta chez lui ; mais il avait été affreusement brûlé en traversant les flammes et périt de ses blessures, douze jours après. Ceux qui, par honneur et amour de Dieu, avaient vénéré la lance, dit Foucher de Chartres, en devinrent incrédules, à grande peine. Le comte Raimond garda longtemps la lance, jusqu'à ce qu'il la perdit, je ne sais comment.

L'heureux effet n'en avait pas moins été produit.

La route vers Jérusalem était ouverte. La ville sainte venait de changer de maître une fois de plus. Les Fatimites d'Égypte, chassés de la Palestine vingt ans plus tôt par les Turcs, s'étaient empressés de profiter des embarras créés par le débarquement des croisés, pour reconquérir les territoires' perdus et ils venaient de rentrer dans Jérusalem (août-septembre 1098).

Les croisés furent encore arrêtés dans leur marche au siège de Marra. Ici les horreurs de la famine reparurent. Et il devait en être ainsi toutes les fois que la grande armée des croisés séjournerait en un lieu déterminé. Les victuailles, que pouvait. fournir la contrée, étaient épuisées en quelques jours et les affres de la faim reparaissaient.

Pierre l'Ermite se répandait parmi les croisés, s'efforçant sans relâche d'adoucir leurs peines. Il était investi des fonctions qui pouvaient le mieux lui convenir, celles de trésorier des pauvres. Après avoir été retenu quelque temps encore au siège d'Irkha, où, comme nous venons de le dire, Barthélemy subit l'ordalie par le feu, les Francs arrivèrent en vue de Jérusalem, — le 1er juillet 1099, — trois ans après leur départ !

Dirons-nous leurs transports à la vue de la ville sainte ? Les pèlerins oubliaient leurs fatigues, écrit Albert d'Aix, et hâtaient le pas. En arrivant devant les murs, ils fondaient en larmes.

Nombre de croisés cependant oublièrent le vœu qu'ils avaient fait de n'approcher de la ville que pieds nus.

Parmi nous, écrit Raimond d'Aguilers, la coutume était que celui qui entrait le premier dans un château fort ou dans un village et y plantait sa bannière, en devenait le maître, et nul de ceux qui venaient après lui ne pouvait lui en disputer la possession. Aussi, pendant la dernière nuit, un nombre considérable de croisés partirent en avant pour aller occuper la région des montagnes et les localités riveraines du Jourdain. Petit fui le nombre de ceux qui, préférant se conformer aux ordres de Dieu, s'avancèrent pieds nus vers Jérusalem.

La ville était ceinte d'une muraille formidable.

Nulles ressources pour faire le siège. Le lit du Cédron était à sec, les citernes étaient comblées. Une fois de plus l'admirable vertu de la partie populaire de l'armée montra de quels exploits elle était capable.

On amena tout le bois qu'on put trouver, de plusieurs lieues à la ronde. On en fit un grand nombre d'échelles. Le septième jour du siège, à l'aube, tandis que sonnaient les buccines, les échelles furent dressées contre les murs et, d'un sublime élan, les Francs se précipitèrent à l'assaut. Vains efforts. Du haut des remparts des sorcières jetaient sur les Francs des incantations ; mais ce n'est pas à leurs sortilèges que nous attribuerons l'échec de cette première attaque : les murs étaient trop élevés. Les assiégeants durent renoncer à s'emparer de la ville par escalade. Et l'on se mit à construire des machines et des tours de bois à hauteur des remparts. Mais avec quelle peine ! car le bois devait être apporté de loin.

La ville fut prise le 15 juillet. Les Sarrazins, écrit Foucher de Chartres, avaient attaché deux poutres au haut des murs, dont ils se servaient comme de béliers pour repousser les assaillants. Mais ce qu'ils avaient fait pour leur défense, tourna à leur dam. La tour de bois ayant été approchée du mur, on parvint à couper les cordages où pendaient les poutres, et celles-ci devinrent un pont qui, du haut de la tour, conduisit au sommet des remparts. Les torches jetées par les assiégeants incendièrent la citadelle de bois construite sur le mur et le feu prit de telles proportions que les défenseurs ne purent s'y maintenir. Le vendredi, sur les 9 heures du matin, le premier qui mit les pieds sur les remparts en y plantant l'étendard de la croix, fut un nommé Leuthold. Les Sarrazins fuyaient par les ruelles étroites. Un grand nombre d'entre eux se réfugièrent dans le temple de Salomon. Le monument en était bondé, et la toiture même en était couverte. Les croisés en firent un affreux carnage ; le sang remplissait le Temple, à une main d'épaisseur, et les Musulmans, réfugiés sur la toiture, furent tués pour la plupart à coups de flèches ; ce qui resta fut précipité du faîte sur le sol où les malheureux se fracassèrent le crâne et les os.

L'extermination fut complète, femmes et enfants, tout fut égorgé. Dans les rues on voyait des monceaux de têtes, de pieds et de mains coupés. On fit périr beaucoup de ces malheureux, et des femmes, avec d'horribles raffinements de cruauté. Et tout fut mis au pillage. Les croisés ne tardèrent pas à s'apercevoir que nombre de Sarrazins avaient avalé des besans — ou, pour mieux dire, des byzantins, d'or — pour les dérober à leurs vainqueurs : ils se mirent donc à leur ouvrir le ventre et à leur fouiller les entrailles pour en retirer les pièces d'or ; puis, comme cette procédure leur devint trop lente, ils entassèrent les cadavres en d'immenses bûchers, où ils les firent consumer entièrement. Les croisés accroupis fouillaient dans les cendres à la recherche des besans d'or.

Les indications d'un Syrien permirent aussi de retrouver un morceau de la vraie croix. Les Francs l'enfermèrent dans une gaine d'or et d'argent. Et la relique précieuse fut processionnellement portée au Temple.

Le 22 juillet 1099, huit jours après la prise de Jérusalem, le duc Godefroi de Bouillon fut proclamé baron du Saint-Sépulcre. Le pieux chevalier refusait le titre de roi : il ne voulait pas porter de couronne d'or où le fils de Dieu, le roi des rois, avait porté une couronne d'épines. Et, du choix fait par les croisés, on peut réellement dire qu'il était tombé sur le plus digne. La noblesse de sa race, écrit Foucher de Chartres, sa valeur militaire, sa douceur, sa patience et sa modestie le désignèrent aux suffrages de l'armée.

Les Francs étaient encore dans l'ivresse du triomphe quand ils apprirent, au commencement d'août, l'arrivée d'une grande armée, commandée par le calife fatimite d'Égypte. C'étaient des Ethiopiens et des hordes bédouines. Une nouvelle victoire sous les murs d'Ascalon (12 août 1099) assura définitivement aux Francs l'empire de la Palestine.

Cette première croisade avait coûté la vie à 500.000 ou 600.000 hommes.

Le royaume de Jérusalem fur donc placé sous le gouvernement de Godefroi de Bouillon, qui prit l'humble titre d'avoué du Saint-Sépulcre.

Le frère de Godrefoi, Baudoin, fut proclamé comte d'Edesse ; Boémond, prince de Tarente, reçut la principauté d'Antioche ; enfin le comté de Tripoli ne tarda pas à être donné à Bertrand, fils de Raimond de Toulouse.

Cet empire franc, si brusquement installé sur les confins de l'Asie Mineure, se trouva d'ailleurs rapidement organisé. L'armée des chevaliers croisés n'avait cessé d'être ordonnée féodalement, avec les cadres et la hiérarchie que nous avons décrits en France. Cette même organisation fut établie en bloc sur les versants du Liban. Les villes du littoral acquirent une vie prospère par suite des relations qui se nouèrent avec l'Occident ; les pèlerins aux lieux saints devinrent de plus en plus nombreux ; enfin des ordres, mi-partis religieux et militaires, les Templiers et les Hospitaliers, furent fondés pour défendre la conquête.

Pierre l'Ermite rentra en Europe en 1099 ou 1100. Il était chargé de reliques. Dans les environs de Huy — pays de Liège — il fonda un monastère, où il mourut avec le titre de prieur, le 8 juillet 1115. Ceux des autres croisés qui revinrent dans leurs foyers, s'enorgueillissaient également d'un précieux butin. Au retour d'une croisade ultérieure, le comte Arnoul de Guines reviendra, portant suspendu à son cou, serré dans un petit reliquaire d'argent, un poil de la barbe de Jésus-Christ. On ne tardera pas à exposer, à la dévotion des fidèles, du lait de la Vierge, et dans une petite fiole de verre opaque, un peu des ténèbres, l'une des sept plaies d'Égypte.

Pendant un siècle et demi, les croisades vont se succéder ; mais on ne reverra plus le magnifique élan populaire de la croisade d'Urbain II et de Pierre l'Ermite.

Saint Bernard, l'éloquent abbé de Clairvaux, prêchera une nouvelle croisade, non plus aux masses populaires, mais aux prélats et aux rois. De ce moment ces expéditions lointaines changent de caractère et deviennent une question de foi individuelle et royale, en même temps que d'autorité et d'administration souveraines ; lesquelles seront impuissantes à remplacer l'élan invincible de la foi générale et à rendre la cohésion féodale aux armées qui l'avaient perdue. D'une croisade à l'autre — il y en eut encore sept — le déclin s'en accuse. Les papes, les rois, les chevaliers s'y intéressent encore ; elles se décrètent en de brillants tournois, où les vœux aux dames, au paon et au faisan d'or, se mêlent aux serments faits à Dieu et aux apôtres : les foules populaires s'en sont détachées.

Sur la transformation sociale qui était devenue une nécessité en France, à la fin du XIe siècle, la première croisade eut la plus grande influence. Nous avons vu comment le seigneur féodal avait terminé son rôle. Après avoir été d'une utilité qu'on ne saurait assez proclamer, son activité devenait nuisible. Une grande partie de cette noblesse belliqueuse passa en Orient ; elle y périt ou y fonda des fiefs nouveaux.

Pour faire face aux frais de la croisade, nombre de seigneurs ont vendu leurs domaines, engagé leurs terres. Leurs femmes, demeurées au château, y sont en grande détresse.

De gaeignier avons besongne grandement,

Car, par Dieu, il n'i a chaiens [céans] or ni argent ;

Usure nous menguë [mange] et afine forment...

(Baudoin de Sebourg, chant XVIII, v. 628.)

De cette détresse, Philippe Ier profita très heureusement. Nous le voyons acheter le pays de Bourges, pour 60.000 sous, à Eude Arpin, qui partit pour la conquête de la Terre Sainte avec Gozlin de Courtenay et Milon de Bray. Ces faits se multiplièrent. En l'absence des vassaux puissants, le roi fait pénétrer son autorité en leurs domaines. De plus en plus la royauté tend à devenir nationale.

 

SOURCES. Bongars, Gesta Dei per Francos, 1642, 2 vol. — Michaud, Bibliothèque des Croisades, 1829, 4 vol. (le tome IV comprend les chroniques arabes, trad. Reinaud). — Collection de l'histoire des Croisades publiée par l'Acad. des Inscriptions, depuis 1841. — Publications de la Soc. de l'Orient latin, Paris et Genève, depuis 1876.

Les chroniqueurs les plus intéressants à lire sur la première croisade sont, Guibert de Nogent ; l'auteur anonyme des Gesta Francorum, sans doute un Normand d'Italie ; Foucher de Chartres : Raimond d'Aguilers, chanoine du Puy ; Albert d'Aix : Baudri de Bourgueil, archevêque de Dol ; le moine de St-Rémi de Reims ; Pierre Tudebode, prêtre de Civray en Poitou ; enfin la relation d'Anne Comnène, la fille de l'empereur Alexis, dans l'Alexiade, histoire du règne de son père.

Malgré sa grande réputation, Guillaume de Tyr ne représente pas une source originale.

La Chanson d'Antioche, éd. P. Paris, 1848, 3 vol. — Les Chansons de Croisade, avec leurs mélodies, éd. Bédier et Au bry, 1909. — Assises du royaume de Jérusalem, publ. par Beugnot, dans la Collection de l'Histoire des croisades, 184143.

TRAVAUX DES HISTORIENS. Sybel, Gesch. der ersten Kreuzzuges, 2e éd., 1881. — Kugler, Gesch. der Kreuzzüge, 2e éd., 1891. — Röricht, Gesch. der Kreuzzüge im Unriss, 1898. — Prutz, Kulturgesch. der Kreuzzüge, 1883. — Hagenmeyer, Le vrai et le faux Pierre l'Ermite, trad. Furcy-Raynaud, 1883. — L. Bréhier, L'Eglise et l'Orient au M.-A., 2e éd., 1907. — Gaston Dodu, Histoire des Institutions monarchiques dans le royaume latin de Jérusalem, 1099-1291, 1894. — F. Chalandon, Essai sur le règne d'Alexis Comnène, 1081-1118, 1900.