LE MOYEN ÂGE - LA FRANCE FÉODALE

 

CHAPITRE III. — LES ÉPOPÉES.

 

 

L'origine des chansons de geste est familiale. Les premiers trouvères sont des guerriers qui célèbrent les hauts faits de la famille à laquelle ils appartiennent. Après eux, la chanson de geste arrive aux jongleurs. Geste veut dire famille. Nos plus vieilles épopées : la chanson de Roland, la chanson de Guillaume, le Pèlerinage de Charlemagne, Garin le Loherain. Un grand poète épique : Bertrand de Bar-sur-Aube. Rapports entre les chansons de geste et les poèmes homériques.

 

La famille construit la France féodale.

Pour la famille, qui offre refuge et abri, pour la famille qui renferme les éléments des destinées futures et qui a progressivement formé la vie publique, on se dévoue sans réserve. A en développer la puissance et la prospérité, tendent les plus grands efforts. Dans le culte du foyer et des ancêtres, dans le culte de l'honneur domestique, l'homme de ce temps puise la valeur qui fera de lui un prud'homme, un preux digne du nom qu'il porte, digne du gonfanon sous lequel il combat et de l'enseigne, du cri qui l'en traille.

En cette époque de foi et d'action qui commence à la fin du Xe siècle et comprend le XIe siècle tout entier — où les historiens ont vu le plus grand siècle de notre histoire, l'âge créateur entre tous, — les sentiments que nous venons de rappeler ont trouvé une sublime expression.

D'après une théorie longtemps en faveur, nos vieilles épopées, les chansons de geste, auraient eu leur origine dans des cantilènes, des chants cours, petits poèmes familiers aux hommes d'armes et au peuple. Mais dès le temps de Mérovée et de Clovis, ils se seraient multipliés sous les Carolingiens. Par ces chants guerriers aurait été célébrée la gloire des grands princes, Clovis, Dagobert, Charlemagne, — Charlemagne surtout, — celle des plus vaillants chevaliers, Roland de Bretagne, Raoul de Cambrai, Guillaume d'Orange, Girard de Roussillon. Les diverses chansons de geste auraient ensuite été formées, chacune d'elles par la réunion et le développement de plusieurs cantilènes.

Théorie que les beaux travaux de M. Joseph Bédier ont définitivement condamnée.

Les épopées françaises, les chansons de geste, ont été l'expression spontanée des sentiments héroïques qui se transmettaient au sein des grandes familles où se groupaient sous un même baron les mesnies nombreuses.

La chanson de geste est la chanson du lignage, faite pour en glorifier les aïeux. Elle est née au foyer, où elle s'est formée des traditions transmises, écoutées avec une attention avide dans la solitude des châteaux fermés, le soir, autour du feu qui colore de ses flammes mouvantes les hautes voûtes de pierre. Réunions que Suger décrit en sa chronique.

Les sentiments qui animent le poète et ses auditeurs sont exclusivement des sentiments féodaux. Où vont les dernières pensées de Roland expirant à Roncevaux sur la roche bise ? Vers les terres qu'il a conquises, vers son pays la douce France, vers les hommes de son lignage et le seigneur qui l'a nourri : voilà l'âme des chansons de geste.

Les premiers chantres épiques ont été membres ou vassaux de la famille qu'ils célébraient, en prenant ce mot famille, et dans son sens précis, son sens actuel, et dans le sens élargi que lui donnèrent au moyen âge la mesnie et le fief.

Raoul de Cambrai a un compagnon, Bertolais de Laon, vaillant guerrier, habile à faire des chansons sur les combats auxquels il a pris part :

Bertolais dist que chanson en fera,

Jamais jougleres [jongleur] tele ne chantera

Mout par fu preus et saiges Bertolais

Et de Doon [Laon] fu il nez et estrais,

Et de paraige del miex et del belais [du plus beau] :

De la bataille vi [vit] tot le gregnor fais [les plus hauts faits],

Chançon en fist, n'orreis [oncque n'entendrez meilleure] milor

Puis a esté oie en maint palais... [jamais] ;

(Raoul de Cambrai, v. 2442.)

Il en va de même dans la chanson de Guillaume :

Ainz at [possède] Guillelmes, mis sire, un jugleür [jongleur],

En tote France n'at si bon chanteür,

Ne en bataille plus hardi fereür [qui frappe plus hardiment]

Il li [lui] set dire de geste les chançuns... (v. 1260.)

Tels ont été en France les premiers trouvères, les premiers chantres épiques ; puis ils ont fait place à des trouvères de profession attachés aux familles seigneuriales qui les rétribuaient. Ce fut notamment le cas de l'un des plus illustres d'entre eux, Bertrand de Bar, qui vécut, vers le milieu du XIIe siècle, à Bar-sur-Aube, dans la mesnie d'un puissant baron, Gui de Hanstone. Son seigneur l'a nourri et a fait de lui un riche homme, moyennant quoi Bertrand a composé pour lui une chanson de ceste où était célébré l'ancêtre Beuve de Hanstone.

Mais ces épopées devaient bientôt sortir du cercle de la mesnie, pour être chantées par les guerriers qui chevauchaient sur les routes poudreuses, tels qu'on les rencontre dans Renaud de Montauban, chantant, heaume en tête, leurs gonfanons agités par la marche et par le vent de la plaine. Les vers en résonnaient au milieu des combats. Le passage de Wace nous montrant Taillefer, au début de la bataille d'Hastings (1066) chantant de Charlemagne et de Roland, en est resté célèbre :

Taillefer, qui mult bien chantoit,

Sor un cheval qui test aloit [sur un cheval rapide],

Devant le duc [Guillaume le Conquérant] atoll chantant

De Karlemaigne et de Rolant

Et d'Oliver et des vassals

Qui morurent en Roncevals.

Quand ils orent [eurent] chevalchié tant

Qu'as Engleis vinrent apreismant [approchant] :

Sires, dit Taillefer, merci,

Jo vos ai longuement servi,

Tot mon service me devez ;

Hui [aujourd'hui], si vos plaist, le me rendez.

Por Lot guerredon [récompense] vos requier,

E si vos voil forment [instamment] preier :

Otreiez [accordez] mei, que jo n'i faille.

Le premier colp [coup] de la bataille.

Li dus respondi : Je l'otrei.

Mais les longues laisses des épopées, en leur monotone mélodie, se déroulaient surtout sous les voûtes sonores des donjons, le soir la lueur brasillant° des torches, ou dans le jardin, devant les chevaliers assis sur l'herbe, jouxte la claire fontaine, à l'ombre d'un pin ou d'un amandier ; on les entendait aux fêtes, quand le seigneur tenait sa Cour.

Car les chansons de geste ont été recueillies par les chanteurs de profession qui vont les colportant, de château en château, de foire en foire, de ville en ville. Et, par la spécialisation, s'opère la division du métier. Une séparation se fait entre les trouvères — trouveurs — qui composent le poème, et les jongleurs qui le répandent par les amples régnés.

Les chansons de geste sont des chansons de famille et le nom même qui leur est donné suffirait à le marquer. Geste veut dire famille et plus particulièrement dans l'expression chanson de geste dont sont désignées les épopées.

Le comte Guillaume au nez courbe — Guillaume d'Orange, ainsi nommé à cause de la forme prise par son nez sous le tranchant d'une épée sarrazine — aime son vaillant jongleur :

Il li set dire de geste [de sa famille] tes chançuns... (v. 1263.)

chantant de Clovis, de Charlemagne, de Roland, de Girart de Vienne et d'Olivier le preux.

Si [ses] parent furent cil e [et] si ancessur [ancêtres]... (v. 1272.)

Si Guillaume d'Orange aime à entendre, dans la salle au parvis de marbre, les poèmes où sont célébrés Clovis et Charlemagne, Olivier, Girard et Roland, c'est parce que leur sang coule dans ses veines.

Aussi les héros des chansons de geste, sont-ils — bien plus que les individus qui y figurent avec tant d'éclat — les lignages auxquels ces individus ont appartenu, les fiers lignages qu'ils ont exhaucés.

Garin le Loherain est l'histoire sanglante de la longue haine qui divisa deux familles et l'épopée ne se ferme qu'après l'égorgement du dernier descendant d'Hardré.

Le lignage, pour lequel le trouvère a écrit, a toutes les vertus, surtout les vertus guerrières :

Pruz [preux] [fut] mon père e [et] mun ancestre,

E jeo [je] fui mut [moult] de bone geste [famille],

E, par meismes [par là même], deis [je dois] pruz estre.

(Gormont et Isembart, v. 218.)

Le lignage ennemi a tous les défauts :

Tuit li couart vont ot [avec] Tiedbalt fuiant,

Ot Vivien remestrent [demeurent] li vaillant...

(Chanson de Guillaume, v. 332.)

Après l'avoir dégagée d'une infinie variété de détails et des développements les plus riches, vous trouverez eu ces vers la trame de la plupart des chansons de geste. Fromont et tous les siens sont félons, dit Garin.

Tant firent en pau d'eure que trestuit les amèrent,

Fors que li fel linage, qui toz fors les blasmèrent.

(Chanson des quatre fils Aymon, v. 16763.)

Ganelon n'est pas seul à être un traître, sa parenté tout entière est mauvaise ; tous ceux qui sortiront de lui seront félons, et il ne pour ;a en être autrement tant qu'une goutte de son sang coulera clans les veines d'un de ses descendants, dût-il appartenir à la génération la plus reculée. Jamais le XIe siècle n'eût admis le thème de la Fille de Roland qui fait un preux du fils de Ganelon. Quand Renaud de Montauban apprend que son beau-frère l'a trahi, il veut tuer ses propres enfants : que pourraient-ils devenir, eux qui, par leur mère, tiennent à la famille d'un traître ?

Les chansons de geste, parvenues jusqu'à nous au nombre d'une centaine, peuvent être réparties en plusieurs cycles, dont chacun est un cycle familial : nous avons ainsi le cycle des Aimerides — du nom d'Aimeri de Narbonne — comme les Grecs ont eu le cycle des Atrides ; et Narbonne y tient la place de Mycènes.

Le cycle des Aimerides comprend, à lui seul, vingt-quatre de nos chansons de geste et qui se répartissent ainsi : la geste de Garin de Montglane, l'ancêtre, trois chansons ; la geste d'Aimeri, père de Guillaume, où se trouve le chef-d'œuvre de Bertrand de Bar, Girard de Vienne, huit chansons ; enfin la geste de Guillaume, — qui commence avec la vieille et admirable Chanson de Guillaume et finit avec son moniage, quand Guillaume au courbe nez devient moine en abbaye de Gellone, — treize chansons. Et qu'est-ce que cette longue et magnifique histoire, chantée en vers enthousiastes et confiants, — histoire du vieil Aimeri, de ses fils, petits-fils et arrière-neveux, se dévouant de génération en génération pour défendre la Chrétienté contre les Sarrazins, pour  faire valoir l'honneur et les droits de leur roi, quelles que puissent être son ingratitude et ses injustices, — sinon le récit, multiple et complexe en ses péripéties, pour simple et unie qu'en soit la donnée fondamentale, le récit des efforts faits par une famille de héros pour exalter leur nom ?

Les éléments des chansons de geste se sont donc coordonnés en cette fin du Xe siècle, qui nous montre la France féodale s'organisant définitivement en se donnant pour chef un Capétien. Durant le XIe siècle, le siècle héroïque, les épopées prendront leur forme la plus puissante et se répandront. Les plus anciens manuscrits conservés de nos chansons de geste, comme celui de la chanson de Roland, ont été écrits dans la seconde moitié du XIIe siècle : remaniements de chansons antérieures, car aucun de ces poèmes ne nous est parvenu dans sa forme primitive.

Il est écrit en l'ancienne geste,

lisons-nous dans la Chanson de Roland [vers 3742].

Les trois plus vieilles épopées françaises dont nous possédions le texte sont la Chanson de Roland, la Chanson de Guillaume, et cette œuvre étrange, amusante, déconcertante pour l'époque où elle a été composée, le Pèlerinage de Charlemagne.

L'idée qui domine l'ensemble de ces poèmes, est la lutte de l'Europe chrétienne, sous l'hégémonie de la France, contre les Sarrazins ; à quoi trois grands faits ont contribué. En premier lieu le souvenir laissé par les invasions sarrazines dans le sud- est de la France au IXe siècle ; en second lieu, les luttes soutenues depuis le milieu du Xe siècle et dans le courant du XIe siècle, contre les Sarrazins d'Espagne, auxquelles prirent part un grand nombre de barons français ; en troisième lieu les croisades.

La plus ancienne et la plus belle de nos épopées, la chanson de Roland, remontait vraisemblablement en sa rédaction primitive à la fin du Xe siècle. La rédaction conservée date du siècle suivant. En sa forme première, entièrement perdue, elle devait être plus simple, plus rude, plus fruste, et certainement plus belle encore.

La chanson repose sur un fait historique. En 778, à son retour d'Espagne, Charlemagne traversait les Pyrénées avec son armée. Le 15 août, son arrière-garde fut détruite par des montagnards basques au val de Roncevaux. Elle était commandée par Roland, préfet des marches de Bretagne. Épisode d'importance secondaire, dont le récit, tissé d'héroïques légendes et repris par un trouvère de génie, exprima avec une force et une élévation, incomparables les sentiments des Français de ce temps. Ce chant, du XIe siècle, est une des œuvres les plus belles, et sans aucun doute la plus grande par l'ampleur et l'élévation des sentiments, que possède la littérature de tous les temps.

La légende fit de Roland un neveu de Charlemagne et sa défaite fut attribuée à la trahison d'un certain comte Ganelon, qui allait devenir pour les trouvères du un' siècle, le type du traître, comme Roland deviendrait le modèle de la bravoure et de la loyauté.

L'énergie des affections et la simplicité fruste des idées donne à la narration une puissance qui ne se retrouvera plus. La description des héros se fait d'un trait, comme dans Homère : Roland le bien membré, Charles à la barbe fleurie ; la peinture d'un paysage tient en deux vers :

Halt sont li pui [monts] e li val tenebrus,

Les roches bises [gris sombre], li destreit [défilés] merveillus

(v. 814.)

Par la grandeur et la puissance des sentiments, par la robuste émotion qui domine le poème, la chanson de Roland se place au-dessus de tout ce qui a jamais été écrit. La forme même en est de la plus grande beauté, et s'il est vrai que l'art de l'écrivain consiste à faire rendre aux mots dont il se sert le maximum de leur effet par la manière dont ces mots sont employés, la chanson de Roland est, au point de vue du style également, le chef-d'œuvre de notre littérature.

En quel pays la chanson de Roland a-t-elle été écrite ? On a pensé à la Bretagne parce que Roland en était préfet ; puis à la Normandie, à cause du culte que l'auteur du poème professe pour St-Michel-au-péril-de-la-mer. Il nous parait certain que la chanson est née en Ile-de-France. C'est dans l'Ile-de-France que trouvent leur origine les formes féodales que les autres pays ont ensuite adoptées ; l'Île-de-France a servi de berceau au pouvoir capétien, et, comme nous le verrons, au style gothique ; et là sont nées les plus anciennes épopées, la Chanson de Roland notamment. Quand Charles, pour venger Roland, ramène son ost contre les Sarrazins, il compose les deux premières échelles de Français, ce qui veut dire de chevaliers de l'Ile-de-France ; la troisième échelle comprend les Bavarois — que Charlemagne aime plus que tous autres après toutefois les Français qui lui ont conquis les autres nations ; — la quatrième échelle est faite d'Allemands, la cinquième de Normands, la sixième de Bretons, la septième de Poitevins et d'Auvergnats, la huitième de Flamands, la neuvième de Lorrains et de Bourguignons ; enfin la dernière échelle comprend encore des barons de France. Les Français de l'Île-de-France forment la tête et l'arrière de l'armée. Tandis que les autres corps sont placés sous les ordres de chefs quelconques, les Français sont commandés par Charlemagne et l'oriflamme flotte parmi eux. Charles les aime au-dessus de tous, car ce sont eux qui lui ont soumis l'Europe, c'est pour eux que le poète a écrit.

Et ce poète, à qui nous devons l'œuvre la plus belle de notre langue, comment se nommait-il ? La chanson se termine ainsi :

Ci fait [se termine] la geste que Turoldus declinet. (v. 4002.)

On est incertain sur le sens qu'il convient d'attribuer ici au verbe décliner. S'agirait-il du trouvère c'est-à-dire de l'auteur du poème, ou d'un jongleur qui chantait la geste, ou du copiste qui la transcrivait. Et tout d'abord ne conviendrait-il pas d'écarter l'idée d'un copiste qui aurait eu l'audace de se mettre ainsi sous les yeux du lecteur. D'autre part, en plusieurs chansons de geste, on voit le poète se faire connaître exactement à cette même place. Et c'est là, semble-t-il, une forte raison de croire que Turold a bien été l'auteur, soit de la première version, soit plus vraisemblablement du remaniement qui a donné à la Chanson de Roland la forme sous laquelle elle est parvenue jusqu'à nous.

Un peu postérieure- à la chanson de Roland, la chanson de Guillaume est de la fin du mu siècle. Histoire de la défaite infligée par les Sarrazins à Guillaume au courbe nez dans la plaine de Larchamp-sur-mer — un nom de lieu qu'il n'a pas été possible d'identifier —, et de la vengeance que le noble comte en tirera grâce au concours du roi de France. La facture en est déjà assez différente de celle de la Chanson de Roland ; elle a moins d'ampleur, l'allure en est moins simple ; elle a moins de grandeur ; mais les caractères mis en scène sont dépeints avec un incomparable relief en leur rude énergie.

Un portrait de femme, celui de Guibourc, l'épouse de Guillaume au courbe nez, occupe ici la place la plus importante, tandis que, dans la Chanson de Roland, le rôle des femmes est effacé. Admirable peinture de la châtelaine féodale qui nourrit les hommes de son seigneur, commande au donjon quand le baron est au loin, et lui rend courage quand il revient vaincu, sans un seul de ses compagnons. Les scènes de la chanson de Guillaume ont été reprises maintes fois dans le cycle familial.

Guillaume apparaît sous les murs d'Orange après le désastre de Larchamp. Au premier abord Guibourc se refuse à reconnaître son baron en l'équipage lamentable où il se présente. Enfin elle lui fait ouvrir l'huis du château :

Li quens Willame al perun [perron] descendi.

Dame Guiburc reçut son destrier,

Si l'amenat, là jus, en un celer,

E frein e sele [selle] li ad osté primer [tout d'abord] ;

Foer [paille] e aveine li donat à manger,

Puis l'ad covert d'un bon paille [couverture] pleié ;

Puis vait [va] le conte acoler et baisier ;

Si l'en apele curteisement e ben [bien]

Sire, dist-ele, qu'as-tu fait de ta gent,

Dunt tu menas quatre mil et set [sept] cent ?

— Par ma fei, dame, vencut les unt paens [païens],

Bouches sanglantes, gisent en Larchamp [lieu de la bataille].

— Sire, dist ele, qu'avez fait de Viviens ? [un jeune et vaillant chevalier].

— Par ma fei, dame, ja est morz et sanglanz.

Quant Guiburc l'ot [l'entendit], mult out le cuer [cœur] dolent.

Sire, fait-ele, qu'as-tu fait de Bertram ?

Le fiz Bernard de la cit [ville] de Brusban ?

— Seor [sœur], bele amie, mult i fu combatanz,

A quinze esturs [attaques] i fu pleners el champ...

(La Chanson de Guillaume, v. 2328.)

Et Guillaume lui raconte la mort de Bernard ; et Guibourc poursuit son tragique interrogatoire : Qu'as-tu fait de Guiot ?de Gautier ?de Guielin ?de Renier ? — Ils sont morts, tous morts, et Guibourc par toute réponse, en un mouvement d'une poignante simplicité :

Lave tes mains, sire, s'alez [et allez] manger !...

Et, le lendemain, poussé par sa femme, Guillaume part pour Laon, d'où il ramène les renforts confiés par le roi, à la tête desquels il vainc les Sarrazins.

Le Pèlerinage de Charlemagne est la plus courte de nos chansons de geste. Elle est d'un caractère spécial à cause de la prédominance de l'élément conique ; on dirait d'un fabliau. Charlemagne, piqué par les propos de sa femme qui a fait devant lui un éloge inconsidéré de Hugon le Fort, empereur de Constantinople, a juré d'aller constater de ses propres veux la réalité de ce récit. Il se rend jusqu'à Jérusalem, d'où il rapporte les reliques les plus précieuses, la couronne d'épines, le calice de la Cène, un clou de la vraie croix, du lait de la Vierge... Au retour, dans le palais de Hugon le Fort, à Constantinople, se placent les scènes joyeuses auxquelles nous faisons allusion.

Garin le Loberain, dans la rédaction que nous en possédons, date du troisième tiers du XIIe siècle. Cette rédaction, postérieure à celle des œuvres précédentes, est de cieux auteurs différents. On connaît le nom du second, Jean de Flagy. Ce qui en fait le puissant intérêt, c'est que les rédacteurs du XIIe siècle ont respecté, sous une forme rajeunie, les faits, les idées et les sentiments de l'époque antérieure, ce qui nous ramène à des mœurs rudes et brutales.

Histoire de la grande guerre des Lorrains contre les Bordelais. Elle a son origine dans le différend survenu entre Hervis de Metz et Hardré de Bordeaux, devenu comte d'Artois. Elle se poursuit entre les enfants de Hervis et ceux de Hardré, entre Garin de Metz — le Loherain — et Begon de Belin. La troisième, la quatrième, la cinquième génération poursuivent la lutte féroce, jusqu'à l'extermination de la postérité d'Hardré.

Mœurs et langage sont d'une égale sauvagerie : Avec tout ce qui lui restait de forces, Begon frappe Isoré, sépare le heaume, achève de trancher la coiffe, arrive au crâne, l'ouvre et le pourfend jusqu'à la naissance du haubert. Isoré cette fois tomba pour ne plus se relever : il était mort. Alors Begon, ivre de sang, plonge Froberge dans ce corps inanimé et, comme un loup affamé sur la brebis sans vie, il en arrache les entrailles, les emporte et, s'avançant vers la salle des otages, il les jette au visage de Guillaume de Montclin :

Tiens, vassal, dit-il, prends le cœur de ton ami, tu pourras le saler et le rôtir ! Et qu'il t'en souvienne ! Garin n'a jamais été parjure ! Garin n'a jamais trahi le roi !

On a conservé, avons-nous dit, une centaine de chansons de geste, et ce chiffre énorme ne représente qu'une faible partie de la production épique du Xe au XIIe siècle ; car les Français, qui n'ont pas la tête épique, ont produit et il ne s'agit que des Français de langue d'oïl — huit ou dix fois plus de véritables épopées que tous les autres peuples de l'Europe réunis.

Nous avons cité les plus anciens de ces grands poèmes. Il serait impossible de poursuivre cette énumération ; mais nous devons mentionner les chefs-d'œuvre de Bertrand de Bar-sur-Aube, Girard de Vienne, Aimeri de Narbonne, Les Narbonnais et Beuve de Hanstone. Girard de Vienne et Aimeri de Narbonne ont été directement imités par Victor Hugo écrivant Aymerillot et le Mariage de Roland pour la Légende des Siècles. Nous avons de rares renseignements sur Bertrand de Bar, sur l'admirable trouvère qui peut être considéré comme le plus grand des poètes français, dont le nom soit connu avec certitude. Il vivait à la fin du XIIe siècle, à Bar-sur-Aube, où il composa une partie de ses poèmes, notamment Beuve de Hanstone pour Gui de Hanstone qui le nourrissait. Il avait été précédemment aux gages de Doon de Mayence qu'il quitta pour avoir eu à se plaindre de lui ; aussi par rancune, fit-il jouer à l'un de ses ancêtres, Doon de Mayence, un rôle odieux dans Beuve de Hanstone. Bertrand était clerc. Ce fut également à Bar-sur-Aube qu'il composa Girard de Vienne :

A Bair-sur-Aube, un chastel seignoris [seigneurial],

Se sist Bertrans, en un vergier, pensis [pensif],

Un gentis clers qui ceste chanson fisc... (v. 1-3.)

Peut-être devons-nous aussi à Bertrand Doon de Mayence.

Quoi qu'il en soit, c'était un trouvère fécond et qui avait de son temps une grande renommée, ainsi qu'en témoignent les vers de Doon de Nanteuil :

Certes plus a apris en ung sol an passé [en une seule année]

Qu'onques Bertrans de Bar ne scout en son aé [en toute sa vie]...

Ainsi Bertrand de Bar écrivait ses épopées pour les grandes familles seigneuriales ; tout comme à la génération suivante, quand l'ère des épopées sera close, le poète qui composera — et sur un ton épique encore bien souvent — la vie de Guillaume le Maréchal, écrira pour le lignage du noble seigneur :

[19201] Quant li lignages, frere et allers,

Orront [entendront] ce, molt lor iert [sera] as cuers...

On s'est souvent demandé ce qu'on pouvait trouver d'historique dans les chansons de geste au point de vue de la réalité des faits.

Si l'on considère les grandes figures de Clovis, de Dagobert, de Charlemagne, de Hugue Capet, qui passent dans ces récits, les actions qu'on leur attribue sont légendaires ou bien d'imagination ; cillant aux héros des lignages, la tradition complaisamment transmise dans les familles et recueillie par nos poètes, leur attribue des faits et gestes fabuleux ; mais si l'érudit ne peut rien tirer de ces poèmes au point de vue du récit historique ; il recueillera au contraire une ample moisson en y cherchant les croyances, les mœurs, les idées, les sentiments des Français aux XIe, XIIe et XIIIe siècles. Les personnages qui passent dans ces poèmes sont de fantaisie, ou déformés au point qu'il est impossible de les identifier ; mais les milieux où ils se meuvent, les costumes dont ils sont vêtus, les sentiments qu'ils expriment, sont d'une exactitude rigoureuse.

Il faudrait de nombreuses pages pour montrer par le détail la manière dont les trouvères puisaient dans la réalité. Voici un fait entre d'autres.

Il est emprunté au Renaud de Montauban ou chanson des Quatre fils Aymon.

Depuis des mois Renaud est assiégé avec sa famille par Charlemagne. En son château il souffre de la faim. Après tout le bétail, il a fait tuer les chevaux qui se trouvaient à l'intérieur des murs ; il ne lui reste plus que son fameux cheval Bayard. Lui du moins il veut l'épargner ; mais comme ses enfants réclament de la nourriture, Renaud, sans tuer la noble bête, lui tire du sang dont lui et les siens subsistent quelques jours encore. Ce trait, dans un poème où les invraisemblances ne sont pas ménagées, paraît un des plus invraisemblables. Le vrai peut quelquefois... dira Boileau. Le poète avait entendu raconter les épisodes du siège d'Antioche par Kerboga :

Bien des gens, lisons-nous dans les Gesta Dei per Francos, se nourrissaient du sang de leurs chevaux dont ils suçaient les veines ; mais ils se gardaient de les tuer, car ils n'avaient pas perdu tout espoir de salut.

Ces chansons de geste, qui n'avaient rien d'historique, à en prendre les héros et les faits dans leur réalité, étaient reçues par ceux qui les écoutaient comme l'expression de l'histoire authentique. Les auditeurs des XIIe et XIIIe siècles, qui les entendaient, étaient convaincus que c'était arrivé. La réalité de ces histoires en faisait pour eux le principal intérêt.

Seignor oiés [écoutez] chanson de grant nobilité,

Toute est de voire [vraie] estoire...

(Les Quatre fils Aymon, v. 1-2).

Cette pensée revient dans ces vieux poèmes sous les formes les plus diverses. On a pu dire avec raison que l'épopée est, pour les peuples qui la produisent, la forme primitive de l'histoire. Le jour où elle cesse d'être considérée par eux comme de l'histoire, pour devenir œuvre littéraire, elle cesse d'être épopée. Et cette observation, qui a été faite bien avant nous, est vraie, quand on considère le moyen âge, beaucoup plus encore qu'on ne pourrait le croire. Pierre Dubois fut un avocat, un légiste, qui employa son activité et son érudition, à la fin du mile siècle, à composer pour Philippe le Bel des traités de politique graves et savants : Charlemagne qui n'eut point d'égal, écrit-il, est le seul prince, autant que je me le rappelle, qui, pendant cent ans et plus, se soit tenu en personne à la tête des armées les plus lointaines. (De recuperatione Terre sancte). Ainsi un Pierre Dubois, à une époque avancée du moyen âge, prenait encore pour de l'histoire vraie les chants épiques des trouvères.

La forme des chansons de geste est simple, abrupte ; mais souvent les expressions en sont d'une belle énergie en leur concision et d'une magnifique couleur :

Là ot d'espées moult grant charpenterie,

Et de paieras est la terre vestie [vêtue]...

(La bataille d'Aleschans, v. 490.)

Deux mots enfin sur les rapports qui existent entre les poèmes homériques et nos chansons de geste. L'état social qu'ils peignent est identique. Les poètes Grecs appellent rois ceux que les trouvères nomment barons. Les débuts des grands conflits, qui servent de trame au récit, sont de part et d'autre histoires de femmes.

La demoiselle n'avait pas huit ans et demi. Elle était déjà la plus belle qu'on pût voir. Prenez-la et, avec elle, l'honneur de ma terre, dit le roi Tierri de Maurienne à Garin de Metz. Hélas ! ajoute le poète, la pucelle vint au monde dans une heure mauvaise ; personne ne comptera jamais le nombre de preud'hommes qui devaient mourir à son occasion (Carin le Lohepain). Les aventures de Girard de Roussillon ont pour origine une rivalité amoureuse. Au début du chant épique consacré à Girard de Vienne, la femme de Charlemagne fait subir un affront au noble baron. De là, colère violente, révolte ouverte. Charlemagne vient mettre le siège devant Vienne. Comme le siège de Troie, celui-ci dure sept ans. Parmi les assiégeants Roland, qui ne laisse pas de faire penser à Achille ; et parmi les assiégés, Olivier, plus calme, plus fin, plus cultivé, c'est Hector.

Rodlanz est pruz [preux] ed Oliviers est sage.

Les poètes épiques ne rendront-ils pas Roland invulnérable comme Achille ? Mais l'esprit chrétien donne une issue sublime au duel engagé entre les deux rivaux et que la sœur d'Olivier, Aude au clair visage, suivait du haut des créneaux :

C'est ainsi que Roland épousa la belle Aude.

Comme dans Homère, les femmes de nos chansons de geste restent toujours belles et fraîches, Pénélope jusqu'à la fin de l'Odyssée, Berthe jusqu'à la fin de Girard de Roussillon ; comme dans Homère les guerriers des chansons de geste sont toujours jeunes et vigoureux. Charlemagne a plus de cent ans, qu'il fend encore, de la tête à la ceinture, un chevalier avec toute sa ferraille. Semblables aux héros d'Homère, les héros des chansons de geste s'injurient comme des porte-balles avant d'en venir aux mains. Quant à l'épithète homérique, si elle est moins savoureuse et moins pittoresque dans la Chanson de Roland que dans l'Iliade, elle s'y retrouve encore empreinte d'une singulière grandeur.

Comme les poèmes homériques, les œuvres de nos vieux trouvères furent chantées aux foules populaires dont elles animaient la pensée de leurs sublimes accents.

Gilles de Paris raconte en son Carolinus que, dans les rues, au centre des carrefours, on chantait de geste avec accompagnement de vielle : De Charles, glorieux descendant de l'illustre Pépin, le nom vénérable est sur toutes les livres. Ses hauts faits sont chantés dans le monde entier, aux doux accords de la vielle. Nous lisons dans une épître en vers écrite en Italie sur la fin du XIIIe siècle : Je flânais par les rues, quand j'aperçus un chanteur juché sur une estrade d'où il braillait la renommée des armées carolingiennes et des Français : la foule pend en grappes autour de lui, les oreilles dressées, sous le charme de son Orphée. J'écoute en silence. Ces vers, écrits en langue française, sont déformés par les barbarismes, mais le poète déroule à sa fantaisie la trame de son récit.

 

PRINCIPALES CHANSONS DE GESTE. La chanson de Roland, éd. div. — La Chançun de Guillelme, éd. Herm. Suchier. Bibliotheca normannica, 1911. — Le Pèlerinage de Charlemagne, Karls des Grossen Reise nach. Jérusalem u. Constantinopel, éd. Ed. Koschwitz, dans Allfranzösische Bibliothek, 1880. — Raoul de Cambrai, éd. Meyer et Longnon, 1882. — Garin le Loherain, trd. P. Paris, s. d. (1862). — Girart de Roussillon, éd. P. Meyer. 1884. — Les trois épopées de Bertrand de Bar : Girard de Viane, éd. Tarbé. Reims, 1850. Aymeri de Narbonne, éd. Demaison, 1887, 2 vol. Les Narbonnais, éd. Suchier, 1898-99, 2 vol. — Ogier le Danois, éd. Barrois, 1842.

Le cycle de Guillaume d'Orange, éd. Jonckbloet, La Haye, 1854, 2 vol. qui contiennent li Coronemens Looys, li Charrois de Nymes, la Prise d'Orenge, li Covenans Viviens, la bataille d'Aleschans.

Renaud de Montauban ou Roman des Quatre fils Aymon, éd. Castels, Montpellier, 1909. — L. Gautier a publié une Bibliographie des Chansons de geste, 1897.

TRAVAUX DES HISTORIENS. Léon Gautier, Les Epopées françaises, 2e éd. 1878-92, 4 vol. — Gaston Paris, Histoire poétique de Charlemagne, 1865. — Gaston Paris, La Chanson du Pèlerinage de Charlemagne, ap. Romania. IX (1880), p. 1 sq. — Paul Meyer, Recherches sur l'épopée française. Examen critique de l'histoire de Charlemagne, 1867. — Pio Rajna, Orig. dell' epopea francese, Florence, 1884. — Jos. Bédier, Les Légendes épiques, 1908-1913, 4 vol. — Jacq. Flach, La Naissance de la chanson de geste, Journal des Savants, 1909, p. 27-38 et 116-26. — E. Petit, Croisades bourguignonnes contre les Sarrazins d'Espagne au IIe siècle, Rev. hist., 1886.