LE MOYEN ÂGE - LA FRANCE FÉODALE

 

CHAPITRE PREMIER. — SIÈCLES D'ANARCHIE.

 

 

IXe et Xe siècles. Les invasions barbares. Destruction des villes. Impuissance de l'autorité souveraine. Les luttes civiles. L'anarchie. Destruction de la civilisation romaine. La société n'est plus gouvernée.

 

La nuit du IXe siècle... Que se passe-t-il ? A peine les documents permettent-ils d'entrevoir un peuple épars, sans direction. Les barbares ont rompu les digues. En flots successifs les invasions sarrasines se sont répandues sur le Midi. Les Hongrois foulent les provinces de l'Est. Ces étrangers, écrit Ficher, se livraient aux plus cruels sévices ; ils saccageaient villes et villages et ravageaient les champs ; ils brûlaient les églises ; puis ils repartaient avec une foule de captifs, sans être inquiétés.

Le resne [royaume] ont ars [incendié], gasté et escillié [dévasté] ;

Assés enmainent de ces caitis [captifs] liés,

Petis enfans et les frances moilliers [femmes],

Les gentis homes mainent batant, à pié.

(Ogier le Danois, v. 401)

Par les fleuves arrivent jusqu'au centre de la France les Normands, venus du Nord, nageans par l'Océan en manière de pyrates.

Chartres, au cœur du pays, s'enorgueillissait de son nom la cité de pierre, urbs lapidum. Les Normands paraissent, Chartres est saccagé. De la ville d'Autun, Guillaume le Breton célèbre l'antiquité et les richesses ; mais ces richesses les barbares les ont dispersées, ce ne sont plus que halliers incultes, liserons et bruyères. La contrée est dévastée jusqu'à la Loire, dit la chronique d'Amboise, au point que, dans les lieux où s'élevaient des villes prospères, vaguent les animaux sauvages, la plaint, où mûrissaient les moissons, ne connaît plus que

Le chardon et la ronce aux épines aiguës.

(Virgile, Bucoliques, V, 39.)

Et Paris ? Qu'en dirai-je, écrit Adrevald. Cette ville, naguère resplendissante de gloire et de richesse, célèbre par la fertilité de son territoire, n'est plus qu'un monceau de cendres.

Dans le courant des te et Xe siècles, toutes les villes de France furent détruites. Imagine-t-on les égorgements et les déprédations qui se concentrent en un pareil fait ?

Dans les villettes rustiques les masures tombent en poussière, les murs des églises se lézardent, les toitures en sont crevées, les lianes envahissent les tabernacles où le lierre s'agrippe aux chapiteaux ; la maison de Dieu se transforme en un repaire où les renards se terrent, où nichent les oiseaux de proie, où l'on voit briller les yeux sans paupières des hiboux immobiles entre les toiles d'araignée.

Impuissants à leur résister, nombre d'hommes d'armes s'unissent aux envahisseurs. On pille de compagnie. Et, comme il n'existe plus d'autorité principale, les luttes privées, d'individu à individu, de famille à famille, de localité à localité naissent, se multiplient, s'éternisent : Et trois n'en rencontrent pas deux sans les mettre à mort.

Les statuts des sacrés canons et les capitulaires de nos ancêtres sont annulés, écrit Carloman en son palais de Verneuil (mars 884). Les guerres privées deviennent coutumières. En l'absence d'une autorité commune, dit Hariulf, les plus forts se répandaient en violences.

Les hommes se déchirent les uns les autres comme les poissons de la mer. (Concile de Trosly.)

Chevauchées, rescousses, prises et reprises, et dont on jugera par ce que Bicher dit de ce chef de guerre qui conduit son armée par le pays d'où l'ennemi tire ses vivres : il le ravage avec une telle furie qu'il n'y laisse pas même une cabane à une pauvre vieille tombée en enfance.

Il n'y a plus de commerce. Terreur incessante. D'une main craintive on n'élève plus que des constructions en bois. Il n'y a plus d'architecture.

Dès le temps de Charlemagne, sous sa grande autorité militaire, on aurait pu observer une société en dissolution ; et combien le désordre continuera de se brouiller par la suite. A la fin du Xe siècle, subsistait-il une parcelle, si petite fût-elle, des conditions sociales, politiques ou économiques, établies en Gaule par les Romains, ou bien introduites, après eux, par les barbares d'une façon grossière ?

Tout est modifié. Le moine Paul, qui vivait au XIe siècle, parle d'une collection de chartes dont les plus anciennes dataient du IXe siècle : Quels changements ! Les rôles conservés dans l'armoire de notre abbaye montrent que les paysans de ce temps vivaient sous des coutumes que ne connaissent plus ceux d'aujourd'hui ; les mots mêmes dont ils se servaient ne sont plus ceux d'à présent. Et plus loin : J'ai trouvé les noms de lieux, de personnes, de choses, changés depuis lors à tel point que, non seulement ils sont abolis, mais qu'il n'est plus possible de les identifier : loin de les avoir conservés, les hommes les ignorent (Cartulaire de Saint-Père).

Le paysan a abandonné ses champs dévastés pour fuir la violence de l'anarchie, le peuple a été se blottir au fond des foras ou des landes inaccessibles ; il s'est réfugié sur les hautes montagnes.

Les liens qui servaient à unir les habitants du pays ont été rompus ; les règles coutumières ou législatives ont été brisées ; la société n'est plus gouvernée par rien.

 

SOURCES. Chron. de Nithard, éd. Pertz, SS. II, 642-72. — Chron. de Nantes, éd. R. Merlet, Paris. 1896. — Chron. des comtes d'Anjou, éd. Halphen et Poupardin, 1913. — Richeri historiarum libri IV, éd. Waitz, SS. rerum germanicarum in usum scholarum, 1877. — Adrevald, Miracles de S. Benoît, éd. Duchesne. Hist. Franc., SS. III, 1661. — Chron. d'Hariulf, éd. Lot, 1894. — Garin le Loherain, trad. P. Paris, s. d. (1862).

TRAVAUX DES HISTORIENS. Benj. Guérard, Prolégom. au polyplyque de l'abbé Irminon, 1845. — Fustel de Coulanges, Hist. des inst. pol. de l'anc. Fr., 1879-97, 6 vol. — Jacq. Flach, Les Origines de l'anc. Fr., 1886-1917, 4 vol. — L. Reynaud, Les Origines de l'influence franç. en Allemagne (950-1150), 1913. — Imbart de la Tour, Hist. de la nat. franç., dir. par G. Hanotaux, t. III, Hist. pol. des origines à 1515, s. d. (1921).