LE DRAME DES POISONS

 

RACINE ET L'AFFAIRE DES POISONS.

 

 

M. Larroumet a consacré à Racine un charmant petit livre[1]. Dans la première partie il étudie la vie du poète et montre très justement l'influence exercée sur son art par le milieu où il a vécu. Dans la seconde partie il étudie très ingénieusement la poétique de Racine. Le style même de M. Larroumet, très fin et très sobre — nous dirions volontiers d'un ton gris perle, — avec, par endroits, des incorrections qui, à notre sens, en relèvent la saveur, s'adapte parfaitement à l'auteur qu'il analyse. On voit bien là quel homme a été Racine, sensible et fin, tout de mesure et de délicatesse. On sait que M. Larroumet excelle à reconstituer les appartements et ameublements de nos grands écrivains, d'après les inventaires après décès. Il y réussit une fois de plus, pour Racine, de la manière la plus heureuse. La peinture de sa vie familiale, après que l'illustre poète eut renoncé au théâtre, est délicieuse.

Au milieu de cette famille, qui reproduisait, avec une variété charmante, les traits de sa nature sensible et inquiète, Racine pratiquait toutes les vertus d'un bon père. Il redevenait enfant avec Babel, Fanchon, Madelon, Nanette et Lionval ; seuls les deux aînés, garçon et fille, ne portaient point de ces diminutifs, par respect du droit d'aînesse. Il préférait le bonheur de leur société à la recherche des grands.

Un jour, il revenait de Versailles, où il était allé faire sa cour, lorsqu'un écuyer de M. le Duc lui apporte une invitation à dîner pour le soir même : Je n'aurai point l'honneur d'y aller dîner, lui répondait-il ; il y a plus de huit jours que je n'ai vu ma femme et mes enfants, qui se font une fête de manger aujourd'hui avec moi une très belle carpe ; je ne puis me dispenser de dîner avec eux. Et il faisait apporter la carpe en ajoutant : Jugez vous-même si je puis me dispenser de dîner avec ces pauvres enfants, qui ont voulu me régaler aujourd'hui et n'auraient plus de plaisir s'ils mangeaient ce plat sans moi. Je vous prie de faire valoir cette raison à son Altesse Sérénissime.

On sait que Racine, après avoir renoncé à écrire pour le théâtre, versa dans la piété la plus grande. Mais ici encore un trait charmant. Je me souviens, dit Louis Racine, de processions dans lesquelles mes sœurs étaient le clergé, j'étais le curé et l'auteur d'Athalie, chantant avec nous, portait la croix. Et l'inséparable figure de l'excellent Boileau, qui était alors devenu sourd comme un pot, apparaît tout auprès : M. Despréaux, écrit Racine à son fils Jean-Baptiste, nous régala le mieux du monde ; ensuite il mena Lionval et Madelon dans le bois de Boulogne, badinant avec eux et disant qu'il les voulait mener perdre. Il n'entendait pas un mot de tout ce que ces pauvres enfants lui disaient.

Mais avant de devenir ce modèle de père de famille, ce modèle d'homme pieux et vertueux, Racine avait eu la jeunesse la plus brillante et la plus passionnée. Chacun sait que la Du Parc et la Champmeslé ne se contentèrent pas de jouer ses pièces.

Les amours de Racine avec Mlle Du Parc eurent en l'année 1679 un terrible contre-coup, qui fut l'une des raisons, sinon la raison principale et déterminante, de la résolution que prit alors le poète d'abandonner la carrière d'auteur dramatique. M. Larroumet rappelle cette page de sa vie dans les termes suivants :

La mystérieuse affaire des poisons se déroulait devant la Chambre ardente. Le 21 novembre 1679, une des accusées, la Voisin, mettait Racine en cause. Elle avançait que Racine ayant épousé secrètement Du Parc, était jaloux de tout le monde et particulièrement d'elle, Voisin, dont il avait beaucoup d'ombrage et qu'il s'en était défait par poison, à cause de son extrême jalousie, et que, pendant la maladie de Du Parc, Racine ne partait point du chevet de son lit, qu'il lui tira de son doigt un diamant de prix et avait aussi détourné les bijoux et principaux effets de Du Parc, qui en avait pour beaucoup d'argent. Il n'y a là certainement qu'une abominable invention de femme perdue, ajoute M. Larroumet, une de ces calomnies que la méchanceté, la corruption et l'avidité soulèvent dans l'entourage des femmes galantes. Racine avait dû défendre à sa maîtresse de recevoir la Voisin. De là, furieuse colère de celle-ci, qui, au bout de onze ans, essayait de se venger en impliquant le poète dans une formidable accusation. De preuves, elle n'en donnait aucune et la procédure de l'affaire, publiée dans les Archives de la Bastille, n'en contient pas trace. Cependant, une lettre écrite le 11 janvier 1680, par Louvois au conseiller d'État, Bazin de Bezons, se termine ainsi : Les ordres du Roi nécessaires pour l'arrêt du sieur Racine vous seront envoyés aussitôt que vous les demanderez. Il est difficile de douter qu'il soit question ici du poète. Mais il n'y eut pas d'arrestation : Racine avait pu se justifier auprès du roi et de Louvois.

Cet épisode de la vie du grand poète mérite d'arrêter l'attention, d'autant qu'il fut peut-être la cause de l'abandon, à jamais regrettable, d'une carrière où il avait jeté le plus vif éclat.

Ce ne furent ni Louvois ni Louis XIV qui arrêtèrent la lettre de cachet que la déposition de la Voisin avait, suspendue sur la tête de Racine. Bazin de Bezons, commissaire de la Chambre ardente et membre de l'Académie française, voulut épargner à son collègue l'affront d'une arrestation dans de semblables circonstances et crut pouvoir attendre que les dénonciations de la Voisin fussent confirmées d'autre part.

Racine avait été effectivement l'amant de la Du Parc, de son nom de jeune fille Marguerite-Thérèse de Gorla, fille d'un chirurgien lyonnais. La Voisin connaissait très intimement la Du Parc et l'appelait sa commère.

Voici, dans son intégrité, la partie du célèbre interrogatoire subi par la Voisin le 2i novembre 1679, qui est relative à Racine :

Qui lui a donné connaissance de la Du Parc, comédienne ?

— Elle l'a connue il y a quatorze ans, étaient très bonnes amies ensemble et elle a su toutes ses affaires pendant ce temps. Elle avait eu intention de nous déclarer, il y a déjà du temps, que la Du Parc devait avoir été empoisonnée et que l'on a soupçonné Jean Racine. Le bruit en a été assez grand. Ce qu'elle a d'autant plus lieu de présumer que Racine a toujours empêché qu'elle, qui était la bonne amie de la Du Parc, ne l'ait vue pendant tout le cours de la maladie dont elle est décédée, quoique la Du Parc la demandât toujours ; mais quoiqu'elle y allât pour la voir, on ne l'a jamais voulu laisser entrer et ce par l'ordre de Racine, ce qu'elle a su par la belle-mère — deuxième femme du chirurgien de Gorla — de la Du Parc, appelée Mlle de Gorla, et par les filles de la Du Parc, qui sont à l'hôtel de Soissons, qui lui ont marqué que Racine était la cause de leur malheur.

— S'il ne lui a jamais fait de proposition de se défaire de la Du Parc par poison ?

— L'on y aurait été bien reçu.

— Si elle ne sait pas que l'on s'est adressé pour cela à la Delagrange ?

— Elle ne sait point cela.

— Si elle ne connaît point un comédien boiteux ?

— Oui, et c'est Béjart, qu'elle n'a vu que deux fois.

— Si Béjart n'avait pas quelque mauvaise volonté contre la Du Parc ?

— Non, et ce qu'elle a su touchant Racine a été premièrement par mademoiselle de Gorla.

— Ce que de Gorla lui a dit, et interpellé de le déclarer précisément.

— De Gorla lui a dit que Racine, ayant épousé secrètement Du Parc, était jaloux de tout le monde et particulièrement d'elle, Voisin, dont il avait beaucoup d'ombrage, et qu'il s'en était défait par poison et à cause de son extrême jalousie, et que pendant la maladie de Du Parc, Racine ne partait point du chevet de son lit, qu'il lui tira de son doigt un diamant de prix, et avait aussi détourné les bijoux et principaux effets de Du Parc, qui en avait pour beaucoup d'argent ; que même on n'avait pas voulu la laisser parler à Manon, sa femme de chambre, qui est sage-femme, quoiqu'elle demandât Manon et qu'elle lui fit écrire pour venir à Paris la voir, aussi bien qu'elle Voisin.

— Si de Gorla ne lui a point dit de quelle manière l'empoisonnement avait été fait et de qui on s'était servi pour cela ?

— Non.

Telles furent les déclarations de la Voisin devant Ica commissaires de la Chambre ardente. Elle les répéta exactement devant les juges au cours de son interrogatoire sur la sellette : A connu mademoiselle Du Parc, comédienne, et l'a fréquentée pendant quatorze ans ; sa belle-mère, nommée de Gorla, lui a dit que c'était Racine qui l'avait empoisonnée, et elle ne sut la mort de la Du Parc que quand son corps fut à la porte exposé pour son enterrement.

Enfin dans les tourments de la torture, la Voisin maintint ses déclarations.

Si elle ne sait pas autre chose de ce qu'elle a dit au procès sur l'empoisonnement de la Du Parc ?

Elle a dit la vérité et tout ce qu'elle a dit sur ce sujet.

Avec gaieté et bonne grâce M. Larroumet jette ces témoignages par-dessus bord : Abominable invention de femme perdue. Nous connaissons la Voisin par ce qui est dit plus haut. On ne peut imaginer qu'une telle créature ait gardé rancune à Racine de ne l'avoir pas laissé pénétrer auprès de sa maîtresse malade, au point de forger contre lui, onze, années plus tard, une accusation aussi monstrueuse. Cette hypothèse est d'autant plus invraisemblable que si la Voisin avait voulu perdre Racine par ses accusations, elle eût formulé contre lui des griefs précis et directs, tandis qu'elle ne fait que répéter des propos qu'elle a entendus. Enfin les filles de la Du Parc vivaient encore et il eût été facile de les confronter à la devineresse.

Les interrogatoires subis par la Voisin furent très nombreux. Ce sont des détails infinis sur une multitude de crimes, où une infinité de personnes étaient impliquées. Il y eut un grand nombre de confrontations. Les déclarations de la terrible sorcière furent soumises à des investigations attentives faites par des juges instructeurs comme Nicolas de La Reynie. Toutes les déclarations de la Voisin furent reconnues exactes.

On a vu que, loin d'inventer des accusations imaginaires pour impliquer dans son procès des personnes d'une situation considérable et se sauver peut-être par là — ainsi que quelques historiens l'ont insinué, — la Voisin s'efforça de garder le silence sur les crimes de ses clients et clientes curieuse discrétion professionnelle. Aussi osons-nous dire que si la Voisin avait déclaré devant les juges : J'ai donné à Racine du poison pour empoisonner la Du Parc, nous n'hésiterions pas à ajouter foi à son témoignage. Mais tel ne fut pas son langage. Elle déclara simplement que, dans l'entourage immédiat de la Du Parc, on fut convaincu que la comédienne avait été empoisonnée par son amant, et que, durant toute la maladie, celui-ci empêcha qu'on la laissât approcher du lit, elle, non plus que sa femme de chambre, Manon, qui était sage-femme.

Il est d'ailleurs important de noter — et cette observation n'a encore été faite par aucun historien — que l'opinion d'après laquelle Racine aurait empoisonné la Du Parc était partagée par plus d'un accusé à la Chambre ardente. La Voisin ne fut pas seule à la formuler devant les juges ainsi qu'en témoigne cette question posée à la sorcière par le commissaire instructeur :

Si elle ne sait pas que l'on s'est adressé pour cela — l'empoisonnement de la Du Parc par Racine — à la Delagrange — sorcière empoisonneuse comme la Voisin — ?

Une grande partie de la procédure de la Chambre ardente ayant été détruite, comme il a été dit, nous n'avons pas conservé l'interrogatoire auquel le commissaire instructeur fit allusion. Le témoignage n'en subsiste pas moins irrécusable.

Tels sont les seuls textes laissés par l'affaire des Poisons où il soit question de Racine. Est-il permis d'en dégager des conclusions certaines ?

Les circonstances qui entourèrent la mort parurent certainement suspectes à la famille de la comédienne et Racine fut accusé. Le poète s'était installé au chevet du lit en gardien, plutôt qu'en garde-malade. Il empêcha la Voisin, sorcière, sage-femme et avorteuse, d'approcher, et de même Manon, qui était sage-femme, et cela malgré le désir formellement exprimé par la Du Parc. Pourquoi le poète empêchait-il, contrairement à la volonté de la malade, ces sages-femmes de venir auprès d'elle ? La Du Parc était la maîtresse de Racine et elle mourut des suites d'un accouchement. Un manuscrit de Brossette[2] rapporte une conversation de Boileau qui fut recueillie le 12 décembre 1703 par Mathieu Marais : M. Racine étoit amoureux de la Du Parc, qui étoit grande, bien faite et qui n'étoit pas bonne actrice. Il fit Andromaque pour elle ; il lui apprit ce rôle ; il la faisoit répéter comme une écolière... La Du Parc mourut quelque temps après en couches.

Le chroniqueur Robinet montre Racine suivant, à demi trépassé, le convoi de la défunte. L'opinion exprimée par M. le docteur Legué[3], que la Du Parc serait morte de manœuvres abortives n'est pas sans vraisemblance ; mais nous considérons comme impossible, étant donné l'état des documents, de se prononcer. En pareille matière, en effet, il n'est guère permis de parler de certitude et quand il s'agit d'une personnalité comme Racine on est tenu à la plus grande réserve. Par ces manœuvres aurait été déterminée chez la maîtresse du poète une péritonite, laquelle, comme chez la gracieuse Henriette d'Angleterre, fit croire au poison. Nous avons vu que les avortements étaient, à cette époque, d'une pratique constante à Paris.

Par le remords né de ce crime s'expliquerait cette incroyable résolution de renoncer au théâtre que Racine prit à l'âge de trente-huit ans, en pleine force, en plein talent, en plein succès ; s'expliqueraient aussi l'austérité et l'excès de sa dévotion après cette conversion singulière, et jusqu'à l'horreur qu'il prit d'un art qui avait fait sa gloire et sa fortune.

Une autre question, que l'on aimerait pouvoir résoudre avec certitude, se présente à l'esprit. Racine était lié de la manière la plus intime avec la Du Parc et celle-ci avec la Voisin. En 1679, l'année où éclata le procès des poisons, parut Phèdre. Est-il téméraire de penser que, à travers les conversations de la Du Parc, confidente de la Voisin, le poète ait vu, avec son acuité d'observation, les figures des marquises passionnées, criminelles par amour, qui avaient été les clientes des sorcières et que, de quelques traits saisis au passage, il ait pu refaire des caractères entiers ?

Représentez-vous, écrit M. Brunetière, l'agitation de Racine quand ce procès éclata. A Paris, en plein Paris, dans le Paris de Louis XIV, rue Verdelet ou rue Michel-Lecomte, Oreste assassinait Pyrrhus, Roxane se vendait à quelque magicienne pour s'assurer l'amour de Bajazet ou la mort d'Attalide ; la fameuse Locuste n'était pas une invention de Tacite et, tous les jours, quelque Phèdre empoisonnait quelque Hippolyte ! Et lui, Racine, toutes ces horreurs, c'était cela qu'il travaillait depuis dix ans à envelopper et comme à déguiser du charme de ses vers ! le meurtre et l'impudicité ! l'adultère et l'inceste ! le délire des sens ! la folie homicide c'était là depuis dix ans ce qu'il essayait de faire applaudir, et quand une Hermione ou quand un Néron sortaient de l'Hôtel de Bourgogne décidés à commettre le crime qu'ils avaient vu glorifier sous leurs yeux, quoi ! c'était cela qu'il appelait sa gloire ! Ô honte ! ô douleur ! ô remords ! et du moment qu'une telle question se dressait devant la conscience d'un tel homme, comment voudriez-vous qu'il y eût autrement répondu qu'en quittant le théâtre ? La vérité même de son art se retournait contre lui. Ce qui rendait ses peintures condamnables, c'en était l'accent de vérité !

 

 

 



[1] Racine, dans la Collection des Grands Écrivains français, Paris, 1895.

[2] Cité par Paul Mesnard, Œuvres de J. Racine, dans la collection des Grands écrivains de la France, t. I (libr. Hachette, 1865), p. 76.

[3] Médecins et empoisonneurs, p. 176.