LE DRAME DES POISONS

 

LA MORT DE MADAME[1].

 

 

EN COLLABORATION AVEC

M. le Professeur PAUL BROUARDEL, Doyen de la Faculté de médecine de Paris, et M. le Docteur PAUL LE GENDRE, Médecin de l'hôpital Tenon.

 

Qui n'a lu l'oraison funèbre de Henriette-Anne d'Angleterre, duchesse d'Orléans ? Qui n'a tressailli à l'écho de la puissante et poignante apostrophe : Ô nuit désastreuse ! ô nuit effroyable où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre cette étonnante nouvelle : Madame se meurt, Madame est morte !... Madame a passé du matin au soir ainsi que l'herbe des champs. Le matin elle fleurissait, avec quelles grâces vous le savez, le soir nous la vîmes séchée.... Quelle diligence ! en neuf heures l'ouvrage est accompli. Le chef-d'œuvre de Bossuet a couronné la mémoire de Madame d'une immortelle auréole où resplendiront à travers les siècles les grâces, l'imagination vive et charmante de la jeune femme qui ravissait ses contemporains, donnant le ton du goût et de l'esprit au milieu de la cour la plus brillante et la plus spirituelle que le monde ait connue.

Les circonstances où se produisit cette mort foudroyante ont éveillé l'attention des historiens.

Madame revenait d'Angleterre, où elle avait réussi à faire signer, le 1er juin 16'70, par les ministres de son frère Charles II, le traité de Douvres, qui assurait à Louis XIV l'alliance de l'Angleterre contre la Hollande, lui permettant de conquérir à la France la Flandre et la Franche-Comté. Madame resta à Douvres du 24 mai au 12 juin ; elle se rembarqua pour la France, heureuse de l'issue glorieuse de sa mission ; elle arriva à Saint-Germain le 18 juin. Elle se voyait à vingt-six ans, dit Mme de la Fayette, le lien des deux plus grands rois de ce siècle ; elle avait entre les mains un traité d'où dépendait le sort d'une partie de l'Europe ; le plaisir et la considération que donnent les affaires se joignant en elle aux agréments que donnent la jeunesse et la beauté, il y avait une grâce et une douceur répandues dans toute sa personne qui lui attiraient une sorte d'hommage qui lui devait être d'autant plus agréable qu'on le rendait plus à sa personne qu'à son rang.

Peut-on parler des mœurs de Monsieur[2] ? Le miracle d'enflammer le cœur de ce prince, dit Mme de la Fayette, n'était réservé à aucune femme du monde. Il n'en avait pas moins le cœur fort tendre. Madame avait finalement obtenu l'exil du chevalier de Lorraine, l'infâme ami de son époux.

Madame mourut subitement à Saint-Cloud, en proie aux douleurs les plus cruelles, dans la nuit du 29 au 30 juin 1670, sur les trois heures du matin. Aussitôt coururent des bruits de poison qui ne tardèrent pas à se répandre et à se fortifier. Ils formèrent l'opinion commune à la cour, à Paris, dans toute la France, en Angleterre, en Hollande, en. Espagne où la fille de Madame monta sur le trône. Charles II refusa de recevoir la lettre par laquelle le duc d'Orléans lui faisait part de la mort de Henriette. Le duc de Buckingham, écrit Colbert de Croissy, ambassadeur en Angleterre, est dans les emportements d'un furieux. La population de Londres faillit se livrer à des excès violents contre les Français qui y résidaient. On criait dans les rues : A bas les Français ! L'ambassade de France dut être protégée. La seconde femme de Monsieur, Madame Palatine, demeura toujours convaincue que Madame Henriette était morte empoisonnée, et tout porte à croire que, dans les premiers moments au moins, Louis XIV partagea ces soupçons.

Quant à ceux qui auraient été les auteurs du Trime, les uns accusaient les Hollandais, contre lesquels Madame avait fait signer le traité de Douvres ; les autres, Monsieur et le chevalier de Lorraine. Dans l'un et l'autre cas, l'intérêt historique du problème est très grand ; l'imagination le grandit du commentaire magnifique dont Bossuet a entouré la mort de la gracieuse princesse ; enfin il s'est accru de tous les efforts faits depuis plus d'un siècle pour le résoudre. Depuis une cinquantaine d'années surtout, écrit un des maîtres de l'érudition moderne, M. Arthur de Boislisle[3], la question a été serrée de plus près et les témoignages pesés avec plus de soin, du moins par les écrivains impartiaux, sérieux, familiarisés avec les documents du règne de Louis XIV ou avec les problèmes scientifiques, comme Monmerqué, Walckenaer, Littré, P. Clément, Paul Lacroix, François Ravaisson et le comte de Baillon, comme M. Jung, M. Loiseleur, M. Lair ou M. Anatole France, comme M. Chéruel surtout, Mais il se trouve que les uns se sont abstenus de rendre un verdict définitif et que les autres ont varié entre l'empoisonnement auquel Walckenaer, Paul Lacroix, Fr. Ravaisson croyaient très fermement, M. Lair aussi, et la mort par accident ou par maladie, admise par Mignet, par M. Loiseleur, par Littré ;si bien que la question s'est obscurcie, au lieu de s'éclaircir, entre des conclusions diamétralement opposées, mais venant de gens également autorisés. M. de Boislisle s'abstient lui-même de toute conclusion, et voici que, récemment, un spécialiste, le Dr Legué, dans son livre si intéressant Médecins et Empoisonneurs[4], consacré à la question une étude nouvelle, s'efforçant de démontrer que Madame était morte empoisonnée par du sublimé corrosif.

Grâce à une étude précise des textes, guidé par le mémoire de M. de Boislisle que nous venons de citer, grâce surtout aux indications savantes de deux maîtres de la science moderne, nous arrivons, comme on le verra plus bas, à une solution indiscutable. M. le professeur Brouardel, doyen de la Faculté de médecine de Paris, et M. le De Paul Le Gendre, médecin de l'hôpital Tenon, voudront bien agréer l'hommage de notre profonde et respectueuse gratitude. La parole de M. Brouardel fait autorité en matière de médecine légale, et tous les hommes de science s'inclinent devant l'opinion de M. Paul Le Gendre dans le domaine des questions où nous avons eu l'honneur de le consulter.

 

I

Conformément au premier principe de la critique en histoire, il importe de fixer exactement, dès le début, la valeur des sources où nous pouvons puiser des éléments utiles à l'étude de l'événement qui nous occupe. Les sources se divisent ici très nettement en trois catégories : 1° les rapports des médecins et chirurgiens ; 2° les relations des personnes qui ont pu approcher Madame au moment de la mort, ou bien ont pu entendre des récits autorisés ; 3° la correspondance officielle des cours de Londres et de Paris.

La première catégorie nous offre — nous sommes gâtés — cinq procès-verbaux ou rapports sur l'autopsie :

a. Le procès-verbal officiel signé des quinze médecins ou chirurgiens, tant français qu'anglais, qui assistèrent à l'autopsie[5].

b. La Relation de la maladie, mort et ouverture du corps de Madame, par M. l'abbé Bourdelot, médecin[6]. L'abbé Bourdelot était un des médecins français qui assistèrent à l'opération.

c. Le rapport de Vallot[7], médecin de la feue reine mère. Vallot était considéré comme l'une des sommités médicales de son temps. Il assista à l'autopsie parmi les médecins français. Son rapport fut officiellement porté à Londres par le maréchal de Bellefonds.

d. Le Mémoire d'un chirurgien du roy d'Angleterre qui a été présent à l'ouverture du corps[8]. Ce chirurgien s'appelait Alexandre Boscher.

e. La relation de Hugh. Chamberlain[9], médecin ordinaire du roi d'Angleterre, qui assista également à l'opération. Ce document ainsi que le précédent sont extrêmement utiles pour contrôler la relation officielle et celle des médecins français. Quelques écrivains ont cru que Louis XIV, craignant une rupture avec l'Angleterre, avait dicté aux médecins français leur opinion. Boscher et Chamberlain représentaient, en toute indépendance, le gouvernement anglais.

A ces cinq documents, d'une authenticité indiscutée, on peut ajouter la notice insérée dans la Gazette du 5 juillet 1670, qui fut officiellement inspirée par les médecins de la Cour, et l'opinion du fameux Gui Patin[10], doyen de l'École de médecine de Paris, bien qu'il n'eût pas assisté à l'ouverture du corps.

Dans notre deuxième catégorie, relations de personnes qui ont pu approcher Madame au moirent de la mort ou entendu des récits autorisés, il faut citer en première ligne la relation de la mort de Madame par la charmante comtesse de La Fayette, écrivant l'Histoire de Madame Henriette d'Angleterre, première femme de Philippe de France, duc d'Orléans[11]. La comtesse de La Fayette était attachée à la suite de Madame ; elle ne la quitta pas durant la journée où elle mourut. Elle a laissé, de la maladie si courte et de l'agonie, un récit simple, précis et sobre où chaque trait a un air de vérité.

Auprès de cette précieuse page d'histoire, il faut citer la lettre de Bossuet[12], qui assista Madame au moment de la mort, et le récit de M. Feuillet[13], chanoine de Saint-Cloud, qui avait été auprès de Madame avant que Bossuet arrivât.

La troisième catégorie de sources comprend la correspondance échangée entre les cours de France et d'Angleterre et leurs représentants : ce seraient des documents de la plus grande valeur si leur caractère officiel et diplomatique n'avait, en la circonstance, imposé aux auteurs des lettres la plus grande réserve, ne leur avait même dicté leurs sentiments. Ce sont d'abord les lettres de Louis XIV et de Hugues de Lionne à Charles II et à Colbert de Croissy, ambassadeur à Londres[14] ; puis les dépêches de Louis XIV et de Hugues de Lionne à M. de Pomponne, ambassadeur à la Haye[15] ; du côté anglais, les cinq lettres adressées par lord Montaigu, ambassadeur auprès du roi de France, à lord Arlington, secrétaire d'État de Charles II[16], et les lettres de lord Arlington au chevalier Temple[17].

Tels sont les seuls documents dignes de foi que nous ayons à notre disposition pour étudier les circonstances (le la mort de Madame, car il faut rejeter de la manière la plus absolue les relations de Saint-Simon et de la seconde femme de Monsieur, Madame Palatine. Chéruel, et surtout M. de Boislisle, en ont montré les invraisemblances et les absurdités[18]. Nous n'y reviendrons pas. Le travail de M. de Boislisle est particulièrement intéressant, en montrant que ces deux fameuses relations avaient une source commune. Quant aux témoignages de d'Argenson[19], de l'abbé de Choisy[20], de Daniel de Cosnac[21], d'Olivier Lefèvre d'Ormesson[22] et de Voltaire[23] — dépourvus, en la matière, d'une autorité comparable à celle des auteurs que nous avons cités plus haut, — ils sont inutiles sur les points où ils les confirment ; sur les points où ils les contredisent, ils ne peuvent prévaloir ; et sur les points où ils contiennent des indications nouvelles, ils sont dangereux à suivre, car nous manquons précisément de témoignages autorisés pour les contrôler. Littré a agi judicieusement en les négligeant pour rédiger son étude sur la Mort de Madame, et le reproche que lui en fait Loiseleur[24] n'est pas justifié. Bien au contraire, c'est peut-être à cet heureux trait de critique que Littré a dû le succès de son argumentation.

 

II

Nous allons exposer de la manière la plus simple et la plus précise que nous pourrons les circonstances de la mort de Madame, et déjà l'on verra de ce seul récit se dégager l'un des faits que nous voulons établir, à savoir que Madame n'a pu être empoisonnée.

Henriette d'Angleterre, plus comparable au jasmin qu'à la rose, très maigre, délicate, un peu bossue — elle n'en était pas moins agréable, — épuisée, non seulement de quatre couches successives, mais de la vie à outrance qu'on menait alors à la cour, ne se soutenait, dit fort bien M. de Boislisle, que par cette grâce d'état qui est l'apanage des femmes nerveuses. Dès 1664, Gui Patin écrit[25] : Madame la duchesse d'Orléans s'est trouvée mal à Villers-Cotterêts, ses médecins l'ont mise au lait d'ânesse. Il est donc présumable que Madame souffrait de l'estomac. Le roi, écrit Hugues de Lionne à Colbert de Croissy[26], nous dit qu'il y avait plus de trois ans qu'elle se plaignait très souvent d'un point de côté qui l'obligeait à se coucher par terre des trois et quatre heures sans pouvoir trouver de repos dans aucune posture qu'elle se mit. Madame ressentait constamment une douleur à la hauteur de l'estomac, à une place fixe. Elle se plaignait, en outre, écrit l'abbé Bourdelot, d'un feu et douleur cruelle, non du ventre, mais de l'estomac jusqu'à la gorge. Elle avait de continuelles envies de vomir. Le plus souvent, elle ne pouvait se nourrir que de lait et restait au lit des journées entières. De ces indications, nous dit M. le Dr Paul Le Gendre, ressort que Madame souffrait d'une inflammation chronique de l'estomac, d'une gastrite. Les procès-verbaux d'autopsie montrent, en outre, que Madame était atteinte de tuberculose du poumon, et il n'est pas rare que ces deux états morbides coexistent[27].

Durant le voyage qu'elle fit en Flandre avec le roi et Monsieur, avant son départ pour l'Angleterre, la mine de la jeune princesse parut effrayante. Elle avait été réduite à prendre du lait, écrit Mme de La Fayette, et se retirait chez elle dès qu'elle descendait de carrosse et la plupart du temps pour se coucher.... Un jour que l'on parlait d'astrologie, Monsieur avait dit qu'on lui avait prédit qu'il aurait plusieurs femmes ; qu'en raison de l'état où était Madame, il avait raison d'y ajouter foi[28].

Madame revint d'Angleterre le 18 juin. Son état s'était extrêmement empiré. Le lendemain, elle garda le lit[29]. Elle entra chez la reine, écrit Mlle de Montpensier, comme une morte habillée, à qui on aurait mis du rouge, et, comme elle fut partie, tout le monde dit, et la reine comme nous : Madame a la mort peinte sur le visage[30]. —Le 24 juin de l'année 1670, écrit Mme de La Fayette, huit jours après son retour d'Angleterre, Monsieur et elle allèrent à Saint-Cloud. Le premier jour qu'elle y alla, elle se plaignit d'un mal de côté et d'une douleur dans l'estomac à laquelle elle était sujette. Néanmoins, comme il faisait extrêmement chaud, elle voulut se baigner dans la rivière. M. Yvelin, son premier médecin, fit tout ce qu'il put pour l'en empêcher ; mais quoi qu'il pût dire, elle se baigna le vendredi (27 juin), et le samedi, elle se trouva si mal qu'elle ne se baigna point. — J'arrivai à Saint-Cloud, dit Mme de La Fayette, le samedi à dix heures du soir. Je la trouvai dans les jardins. Elle me dit que je lui trouverais mauvais visage et qu'elle ne se portait pas bien. Elle avait soupé comme à son ordinaire, et elle se promena au clair de lune jusqu'à minuit. Les lignes qui précèdent, où chaque détail est de grande importance, ont été laissées dans l'ombre par les historiens qui ont conclu à l'empoisonnement.

Le dimanche, 29 juin, à dîner, Madame mangea comme à son ordinaire, et, après le dîner, elle se coucha sur des carreaux, ce qu'elle faisait assez souvent quand elle était en liberté. Elle m'avait fait mettre auprès d'elle, dit Mme de La Fayette, en sorte que sa tête était quasi sur moi. Un peintre anglais peignait Monsieur ; on parlait de toutes sortes de choses et, cependant, elle s'endormit. Pendant son sommeil, elle changea si considérablement qu'après l'avoir longtemps regardée, j'en fus surprise et je pensai qu'il fallait que son esprit contribuât fort à parer son visage, puisqu'il la rendait si agréable quand elle était éveillée et qu'elle l'était si peu quand elle était endormie. J'avais tort néanmoins de faire cette réflexion, car je l'avais vue dormir plusieurs fois et je ne l'avais pas vue moins aimable. Après qu'elle fut éveillée, elle se leva du lieu où elle était, mais avec un si mauvais visage que Monsieur en fut surpris et me le fit remarquer. Elle s'en alla ensuite dans ce salon, où elle se promena quelque temps avec Boisfranc, trésorier de Monsieur, et, en lui parlant, elle se plaignit plusieurs fois de son mal de côté.

Nous arrivons au moment où aurait été commis l'empoisonnement ; on voit déjà que ce moment arrive trop tard.

Monsieur descendit pour aller à Paris. Il trouva Mme de Meckelbourg sur le degré et remonta avec elle. Madame quitta Boisfranc et vint à Mme de Meckelbourg. Comme elle parlait à elle, Mme de Gamaches lui apporta, aussi bien qu'à moi, dit Mme de La Fayette, un verre d'eau de chicorée qu'elle avait demandé il y a quelque temps. Mme de Gourdon, sa femme d'atours, le lui présenta. Elle le but et, en remettant d'une main la tasse sur la soucoupe, de l'autre elle se prit le côté et dit, avec un ton qui marquait beaucoup de douleur : Ah ! quel point de côté ! Ah ! quel mal ! je n'en puis plus.

Elle rougit en prononçant ces paroles et, dans le moment d'après, elle pâlit d'une pâleur livide qui nous surprit tous ; elle continua de crier et dit qu'on l'emportât, comme ne pouvant plus se soutenir. Nous la prîmes sous les bras ; elle marchait à peine et toute courbée ; je la soutenais pendant qu'on la délaçait. Elle se plaignait toujours et je remarquai qu'elle avait les larmes aux yeux. J'en fus étonnée et attendrie, car je la connaissais pour la personne du monde la plus patiente. Je lui dis, en lui baisant les bras que je soutenais, qu'il fallait qu'elle souffrit beaucoup ; elle me dit que cela était inconcevable. On la mit au lit, et sitôt qu'elle y fut, elle cria encore plus fort qu'elle n'avait fait et se jeta d'un côté et de l'autre comme une personne qui souffrait infiniment. On alla en même temps chercher son premier médecin, M. Esprit ; il vint et dit que c'était la colique et ordonna les remèdes ordinaires à de semblables maux. Cependant les douleurs étaient inconcevables. Madame dit que son mal était plus considérable qu'on ne pensait, qu'elle allait mourir, qu'on lui allât quérir un confesseur.

La jeune femme se croyait empoisonnée. On lui apporta, en manière de contrepoison, de l'huile et le la poudre de vipère, ce qui la fit vomir. Après quelques heures d'une affreuse agonie, Henriette d'Angleterre expira, exhortée par Bossuet.

Madame montra vis-à-vis de la mort une grandeur d'âme dont tous ceux qui l'ont approchée ont rendu un témoignage ému. Madame fut douce envers la mort, dit Bossuet, comme elle l'était avec tout le monde. Son grand cœur ni ne s'aigrit, ni ne s'emporta contre elle. Elle ne la brava pas non plus avec fierté, contente de l'envisager sans émotion et de la recevoir sans trouble.

 

III

Ce simple récit des faits suffirait à infirmer l'opinion d'après laquelle Madame Henriette serait morte empoisonnée. Les observations qui suivent contribueront à lui enlever tout crédit. Les écrivains sont unanimement d'accord sur ce fait que Madame n'a pu être empoisonnée que par le verre d'eau de chicorée qui lui fut présenté par Mme de Gamaches. Or, dès que les soupçons s'éveillèrent dans l'esprit de Madame et parmi son entourage, c'est-à-dire dès le premier moment, Monsieur commanda de donner de cette eau à un chien ; Mme Desbordes, femme de chambre de la princesse, et qui lui était toute dévouée, lui dit qu'elle avait fait l'eau et en but ; Mme de Meckelbourg en but également[31]. Force est donc de reconnaître que la fameuse eau de chicorée ne pouvait être empoisonnée. M. J. Lair, avec son esprit net et vigoureux, a bien analysé la scène[32] : La tisane, dont tant de personnes burent, était saine ; c'est la tasse qu'il eût fallu examiner. — Les détails donnés par Mme de La Fayette et par d'autres, écrit M. de Boislisle[33], excluent l'idée de poison versé dans l'eau même ; aussi Madame Palatine dit-elle que l'on avait empoisonné, non pas l'eau, ni le pot non plus, mais la tasse réservée à la princesse et dont personne n'eût osé se servir.

Il est certain que les empoisonneurs du XVIIe siècle cherchaient à préparer les gobelets et tasses d'argent de manière à empoisonner les personnes qui, dans la suite, s'en serviraient. Fréquentant chez la Voisin, la Bosse, la Chéron, la Vigoureux, les sorcières les plus renommées de l'époque, nous trouvons un certain Fr. Belot, garde du corps du roi, de la compagnie de Noailles, qui avait, effectivement, cette spécialité et en tira de jolis revenus jusqu'au jour où ce commerce le conduisit en place de Grève, où il fut roué le 10 juin 1619. Voici comment il procédait : Il gorgeait un crapaud d'arsenic, le plaçait dans un gobelet d'argent, puis, en le piquant à la tête, le faisait uriner et enfin l'écrasait dans le gobelet. Sur cette belle opération il prononçait des formules magiques. — Je sais un secret, disait Belot, tel qu'en accommodant une tasse avec un crapaud et ce que j'y mets, si cinquante personnes venaient à y boire après, encore qu'elle fût lavée et rincée, elles crèveraient toutes, et que la tasse ne se pourrait après désempoisonner qu'en la jetant dans le feu ardent. Après avoir ainsi empoisonné la tasse je n'en ferais pas l'essai sur un chrétien, mais sur un chien, et je ne confierais la tasse à personne. Mais il arriva qu'un client de Belot, plus sceptique, fit boire un chien dans la tasse préparée et constata que l'animal ne s'en porta pas plus mal ; il en fit même au magicien une scène violente, lui reprochant que sa marchandise ne valait rien. Belot parla franchement aux commissaires de la Chambre ardente : Je sais que le crapaud ne peut faire de mal à personne ; ce que j'en faisais avec les tasses et les écuelles d'argent, c'était pour attraper les tasses et les écuelles. Son art n'en jouissait pas moins d'une réputation fortement établie. A la même date, le magicien Blessis passait pour savoir accommoder les miroirs de façon que toute personne qui viendrait à s'y regarder fût frappée de mort[34].

Ces faits apparaissent comme des enfantillages sous un examen scientifique. La connaissance que l'on avait au XVIIIe siècle des poisons se bornait à l'arsenic, à l'antimoine et au sublimé ; elle ne permettait pas d'empoisonner une tasse de manière à provoquer une mort foudroyante sans que la personne appelée à s'en servir s'aperçût, au moment de boire, de la présence du poison. L'opinion de M. le professeur Brouardel est, sur ce point, formelle, et, quelque convaincu qu'il soit de l'empoisonnement de Madame, M. le Dr Legué doit reconnaître que l'histoire de la tasse est à faire sourire tout homme compétent.

La conclusion est que, Madame n'ayant pu être empoisonnée, ni par l'eau qu'elle but, ni par la tasse qui contenait cette eau, n'a pas pu être empoisonnée du tout.

 

IV

On a ouvert son corps[35], écrit Bossuet, avec un grand concours de médecins, de chirurgiens et de toutes sortes de gens, à cause qu'ayant commencé à sentir des douleurs extrêmes en buvant trois gorgées d'eau de chicorée, que lui donna la plus intime et la plus chère de ses femmes, elle avait dit d'abord qu'elle était empoisonnée. Dans la même pensée, l'ambassadeur d'Angleterre assista à l'opération avec un médecin et un chirurgien anglais.

Après avoir fait voir que Madame ne pouvait avoir été empoisonnée, il reste à établir de quel mal elle est morte. Notre tâche est simplifiée par la merveilleuse étude de Littré[36] démontrant que Madame succomba à une péritonite suraiguë, conséquence inévitable et immédiate d'une perforation, par ulcère simple, de l'estomac. Cette étude, nous dit le Dr Paul Le Gendre, est le plus bel exemple que l'on puisse citer d'une démonstration médicale rétrospective. Nous l'avons sous les yeux ; mais nous la trouvons résumée sous la plume du plus pur écrivain de ce temps, M. Anatole France, qui voudra bien nous autoriser à lui faire cet emprunt. Littré, fort des observations de la médecine, n'hésite pas à diagnostiquer l'ulcère simple de l'estomac[37], que le professeur Cruveilhier fut le premier à décrire[38], et que les médecins de Madame ne purent reconnaître puisqu'ils ne le connaissaient pas. Il est certain que, depuis quelque temps, Madame, après ses repas, souffrait de l'estomac. Le liquide qu'elle prit le 29 juin détermina la perforation de la paroi ulcérée. De là cette cruelle douleur au côté, puis la péritonite que nous avons constatée. Les médecins qui ouvrirent le corps trouvèrent, en effet, que l'estomac était percé d'un petit trou ; mais comme ils ne pouvaient s'expliquer l'origine pathologique de ce trou, ils s'imaginèrentaprès coupqu'il avait été fait par mégarde pendant l'autopsie, sur quoi, dit le chirurgien du roi d'Angleterre, je fus seul qui fis instance. L'incident est rapporté de la manière suivante par l'abbé Bourdelot : Il arriva par mégarde, lors de la dissection, que la pointe du ciseau fit une ouverture à la partie supérieure du ventricule, sur laquelle ouverture beaucoup de gens se récrièrent demandant d'où elle venait. Le chirurgien dit qu'il l'avait faite par mégarde et M. Vallot dit qu'il avait vu quand le coup avait été donné.

Littré objecte avec raison qu'il est difficile de faire, par mégarde, une incision avec une pointe de ciseaux — il ne s'agit pas d'un bistouri — dans une membrane résistante et distendue comme l'estomac dans une autopsie. L'illusion des médecins qui assistèrent à l'ouverture du corps de Madame s'explique d'autant mieux que, dans cette lésion, maintenant connue, les bords du pertuis sont d'une netteté et d'une propreté parfaites, très réguliers, en sorte que le trou semble fait d'une manière artificielle. Jaccoud signale la délimitation très nette de l'ulcère, l'absence d'inflammation et de suppuration périphérique[39]. — La section des tissus, écrit M. Bouveret[40], est tellement nette que, suivant une comparaison classique, l'ulcère paraît comme taillé à l'emporte-pièce. La dimension en varie d'une lentille à une pièce de cinq francs.

M. Anatole France explique fort bien quel était, en cette occasion, l'état d'âme des médecins qui rédigèrent le procès-verbal d'autopsie : Les médecins français tremblaient de trouver dans les entrailles de la princesse les indices d'un crime dont le soupçon eût atteint la famille du roi. Ils craignaient même tout ce qui prêtait au doute, et, par cela même, à la malveillance. Sachant que la moindre incertitude sur la cause de la mort ou l'état du cadavre serait interprétée par le public dans un sens qui les perdrait, ils avaient pour tout expliquer la raison de l'intérêt et le zèle de la peur. Or, dans l'impossibilité où ils étaient de rapporter à un type pathologique normal une lésion inconnue à tous et suspecte peut-être à quelques-uns[41], ils avaient grand avantage à expliquer par un accident d'autopsie cette plaie énigmatique. Et l'on comprend qu'ils crurent naturellement ce qu'ils désiraient croire. Les chirurgiens anglais, aussi ignorants qu'eux, acceptèrent leur raison faute d'en trouver de meilleure. — Le fait est, dit Littré en concluant, qu'on devait trouver un trou et qu'on le trouva ; toute contestation tombant devant ces trois choses : l'invasion subite du mal, la péritonite et la présence de l'huile — et de la bile, ajoute le Dr Paul Le Gendre — que les procès-verbaux d'autopsie montrent dans le bas-ventre. On trouva, en effet, répandue dans le bas-ventre, une matière que les rapports des médecins français qualifient de grasse comme de l'huile[42]. C'en était, en effet. C'était l'huile que Madame avait bue comme contrepoison et qui s'était épanchée hors de l'estomac.

Aussi bien, en supposant même — contre toute vraisemblance — que ce trou eût été réellement fait par mégarde par le jeune Félix, qui fut l'opérateur, tous les détails connus de la santé de Madame avant la mort et les détails révélés par l'autopsie sont si concluants en faveur du diagnostic d'ulcère simple terminé par perforation, qu'on serait conduit à admettre qu'il devait exister, sur un autre point de la paroi de l'estomac, un autre petit trou ayant échappé à l'observation des médecins et des chirurgiens qui regardaient l'autopsie, ce qui n'offrirait rien de surprenant, car leur attention n'était pas sollicitée sur ce point. On pourrait encore supposer que les ciseaux de Félix, s'ils avaient vraiment traversé la paroi de l'estomac par mégarde, n'auraient fait qu'agrandir la perforation spontanée déjà existante. Il faut, en effet, tenir compte de l'état de ramollissement putride où devaient se trouver les organes, le cadavre étant demeuré exposé pendant toute une journée de grande chaleur. (Paul Le Gendre.)

En résumé, avant le 29 juin, douleurs gastriques causées par l'ulcération ; le 29, déchirure de l'ulcération et péritonite suraiguë. La péritonite est d'ailleurs nettement caractérisée par les procès-verbaux. Telles sont les conclusions de Littré ; M. le Dr Paul Le Gendre, avec sa haute compétence, nous les confirme sans hésitation, ainsi que M. le professeur Brouardel, qui nous fait l'honneur de nous écrire : En admettant une ulcération de l'estomac, tous les phénomènes se déroulent d'une façon classique.

Si nous nous reportons aux travaux de l'illustre Cruveilhier qui, le premier, donna la description de l'ulcère simple, nous y trouvons, par une coïncidence intéressante, dans le cas même qu'il présente comme le cas type, les rapports les plus étroits avec la maladie de Madame, et une preuve nouvelle de la justesse de l'opinion de Littré[43].

Or, les accidents rapidement mortels, écrit Cruveilhier[44], qui sont la suite de la perforation de l'estomac, survenant brusquement et, quelquefois, immédiatement après l'ingestion d'aliments ou de boissons, la question d'empoisonnement a été soulevée un assez grand nombre de fois. Je n'ai jamais vu de cas plus remarquable à cet égard que celui d'un charbonnier, âgé de vingt-trois ans, d'une force athlétique, qui, chargé d'un sac de charbon, boit un verre de vin en passant devant un cabaret : il continue sa route, mais, au bout de quelques minutes, il est pris de douleurs atroces, reçoit chez lui les premiers soins, est apporté mourant le lendemain matin à la maison de santé du faubourg Saint-Denis, présente tous les caractères d'une péritonite par perforation, et meurt trois heures après son entrée à l'hôpital, avec toute la plénitude de son intelligence. J'avais pu recueillir de sa bouche un précieux renseignement, c'est qu'il souffrait de l'estomac depuis plusieurs mois et que ses digestions étaient très laborieuses. La corporation des charbonniers, persuadés que leur camarade était victime d'un empoisonnement, et que la cause de cet empoisonnement était le verre de vin pris immédiatement avant l'invasion des accidents, décida qu'elle devait intenter un acte judiciaire contre le marchand de vin, et, dans ce but, elle voulut que l'autopsie fût faite en présence d'une députation de leur corps. C'était un cas de perforation spontanée par ulcère simple de l'estomac.

L'expertise de Littré, pour reprendre l'expression dont il qualifie lui-même son travail, se confirme donc de toutes manières. Loiseleur[45] a cru devoir lui reprocher la rareté du cas. Ce n'est pas un argument ; le cas peut être rare et avoir été celui de Madame. Encore Loiseleur exagère-t-il beaucoup. Brinton estime que la perforation de l'estomac, en cas d'ulcère simple, se produit treize fois et demie sur cent, et qu'elle est plus commune chez la femme au-dessous de trente ans[46]. Madame en avait vingt-six.

Loiseleur admet bien la péritonite, mais ce serait une péritonite survenue à la suite d'un refroidissement. Pourquoi, écrit-il[47], Littré passe-t-il absolument sous silence la fin de la phrase — de Mme de La Fayette —, bien autrement grave et significative que le commencement : Néanmoins il faisait extrêmement chaud, elle voulut se baigner dans la rivière. M. Yvelin, son premier médecin, fit tout ce qu'il put pour l'en empêcher ; mais, quoi qu'il pût dire, elle se baigna le vendredi, et le samedi elle s'en trouva si mal qu'elle ne se baigna point, et plus loin : ... elle se promena au clair de lune jusqu'à minuit.

Il n'y a qu'un malheur pour la théorie de Loiseleur, mais ce malheur est grand : la péritonite primitive, c'est-à-dire se produisant comme maladie première, et, en particulier, la péritonite par refroidissement, que Loiseleur veut substituer à la maladie de Cruveilhier, diagnostiquée par Littré, n'est plus admise par la science moderne. Les derniers cas que l'on a cru pouvoir en citer, dit M. le Dr Paul Le Gendre, étaient des perforations de l'appendice.

Venons enfin à l'ouvrage de M. le Dr Legué, Médecins et Empoisonneurs, où la partie la plus importante est occupée par une étude minutieuse des circonstances qui entourèrent la mort de Madame. M. Legué conclut à l'empoisonnement par le sublimé, qui aurait été versé dans la fameuse eau de chicorée. Son étude est intéressante, comme le livre tout entier, mais les conclusions croulent sous les constatations suivantes

Si l'eau de chicorée, nous fait l'honneur de nous écrire M. le professeur Brouardel, avait contenu une dose même minime de sublimé, Madame aurait repoussé le verre après la première gorgée. Le sublimé a un goût révoltant. A dose médicamenteuse (1 gramme pour un litre), le goût est atroce.

Madame, depuis plusieurs jours, prenait de l'eau de chicorée tous les soirs, et ce soir elle la but comme de coutume.

Pour tuer une personne, poursuit M. le professeur Brouardel, il faut au moins 10 ou 15 centigrammes. Cette dose correspond à une quantité de solution représentant environ 200 grammes de liquide. Il semble impossible de l'ingérer sans être arrêté par une vive répugnance.

Madame ne but certainement pas 200 grammes de son eau de chicorée, elle en prit à peine quelques gorgées.

L'empoisonnement par le sublimé, écrit M. Brouardel, produit des lésions de la muqueuse stomacale qui n'auraient pu échapper aux médecins qui ont fait l'autopsie.

Nous avons cinq procès-verbaux d'autopsie qui sont unanimes à constater que l'estomac — à l'exception du petit trou dont nous avons parlé — était en bon état.

Enfin, 4°, les faits sur lesquels M. le Dr Legué s'appuie[48] pour diagnostiquer l'empoisonnement par le sublimé et qu'il emprunte au rapport de l'abbé Bourdelot, se sont produits, non pas après l'absorption de la tasse d'eau de chicorée, qui, d'après M. Legué, aurait empoisonné Madame, mais avant. En transcrivant dans son livre le rapport en question, M. Legué a omis par distraction le passage : Il y a apparence qu'il y avait longtemps que cette bile se couvait... où l'on voit clairement que dans les lignes qui suivent, l'auteur parle d'un état bien antérieur à la crise fatale.

L'argumentation de M. Legué ne se soutient donc d'aucune façon.

L'historien peut enfin faire observer que la fille de Madame, Marie-Louise, la jeune reine d'Espagne, mourut en 1689, à peu près au même âge que sa mère, après avoir bu une tasse de lait glacé[49], et à cette occasion se répandirent également des bruits de poison. Quand Charles II, frère de Madame, mourut, lui aussi, d'une manière brusque, on parla encore d'empoisonnement, et quand la petite-fille de Madame, la jeune et gracieuse duchesse de Bourgogne, fut frappée du mal qui l'enleva, on crut encore au poison. Déjà lorsque la mère de Madame, Henriette-Marie de France, veuve de Charles Ier d'Angleterre, était morte le 10 septembre 1669, dans sa maison de campagne de Colombes, on avait accusé son médecin Vallot de l'avoir empoisonnée, par inadvertance, en lui donnant des pilules à base d'opium.

 

Nous avons été heureux, grâce au concours de maîtres éminents, de M. le professeur Brouardel, de M. le Dr Paul Le Gendre, historiquement armé des savantes investigations de M. Arthur de Boislisle, nous avons été heureux de faire revivre dans son éclatante justesse le mémoire admirable de Littré. Le grand écrivain termine par une page éloquente, chant de triomphe en l'honneur de la science moderne, qui aurait peut-être conservé Madame dans cette grande place qu'elle remplissait si bien.

Nous terminerons par la même observation que nous placions à la fin de notre étude sur le Masque de fer, où nous montrions comment, depuis un siècle déjà, la solution avait été indiquée, et constations que, dans les problèmes même qui passent pour insolubles, l'histoire maniée avec rigueur et précision donne des conclusions aussi certaines que celles des sciences exactes[50].

 

NOTE AJOUTÉE A LA CINQUIÈME ÉDITION

Dans l'important ouvrage qu'il vient de consacrer aux empoisonnements[51], M. le professeur Brouardel, doyen de la Faculté de médecine, a fait à ce livre le grand honneur de réimprimer le chapitre relatif à la Mort de Madame parmi ses pièces justificatives. L'éminent savant en adopte toutes les conclusions. M. Brouardel fait suivre cette réimpression des observations suivantes :

P.-S. — La perforation de l'estomac est-elle un des accidents possibles de l'intoxication par le sublimé ? Si elle se produit, est-ce dans les premières heures après l'ingestion ou plus tard ?

C'est là une question que j'aurais dû me poser avant de répondre à M. Frantz Funck-Brentano. Comme mes devanciers j'ai accepté la tradition et n'ai pas vérifié les textes.

En relisant les cinq observations d'intoxication par le sublimé, que j'ai personnellement recueillies, à la suite de méprises accidentelles ou de suicide, et en constatant que, dans aucune d'elles, il n'y avait eu perforation, j'ai été pris de scrupule, j'ai cherché dans les auteurs la confirmation des opinions régnantes, je n'ai trouvé qu'un cas, celui de Taylor, déjà cité par Tardieu.

Si la perforation survient pendant le cours de l'intoxication par le sublimé, elle est donc excessivement rare.

Tardieu écrit[52] : Enfin, tout à fait exceptionnellement, l'estomac peut être perforé. Taylor en cite un cas ; c'est le seul, dont, à ma connaissance, il soit fait mention.

Hugouneng[53] ne fait pas allusion à la possibilité de cet accident.

Von Jaksch[54] : Si l'empoisonnement ne date que de quelques heures, on ne trouve que les signes typiques d'une gastrite toxique, le diagnostic ne saurait être fait que d'une manière générale, et on peut dire que l'individu a succombé à un empoisonnement par un sel caustique. Mais lorsque plusieurs heures se sont écoulées, etc. Von Jaksch ne parle pas de perforation.

Maschka[55] indique la possibilité de la perforation de l'estomac, mais n'en cite pas d'exemple.

Hoffmann[56] note l'extrême rareté de cette perforation, mais n'en cite pas d'exemple.

Letulle[57] signale les ulcérations polymorphes de la muqueuse de l'estomac, mais ne parle pas des perforations.

Je n'en ai pas trouvé d'exemple dans le Schmidts Jahrbücher, ni dans le Fortschritte de Friedländer, ni dans l'atlas de Leser, ni dans celui de Hoffmann, Brouardel et Vibert.

A l'autopsie, écrit M. Ogier[58], dans l'estomac on trouve des colorations rouges plus ou moins marquées, des suffusions sanguines, ecchymoses, ulcérations ; la perforation de l'organe a été rarement observée.

M. Vibert[59] dit : Dans les cas de suicide surtout, l'on a assez souvent l'occasion d'observer de graves lésions de l'estomac. La muqueuse est très congestionnée, tuméfiée, de manière à former des plis volumineux ; elle est parsemée d'ecchymoses plus ou moins étendues et d'eschares... Les eschares se détachent quelquefois très vite, laissant à leur place des ulcérations qui dépassent rarement la couche sous-muqueuse. M. Vibert ne parle pas de perforation.

Il reste donc un seul cas, celui de Taylor. Voici le texte du médecin anglais[60] : La perforation de l'estomac est rare comme effet de ce poison — le sublimé corrosif — ; on n'en a rapporté, je crois, qu'un cas.

Je ne voudrais pas conclure que dans l'intoxication par le sublimé il n'y a pas de perforation de l'estomac ; mais de l'ensemble des observations publiées il me semble établi qu'il n'y a pas de perforation dans les premières heures qui suivent l'ingestion du poison (24 à 48 heures) ; mais qu'il est possible que les ulcérations de la muqueuse de l'estomac résultant de l'ingestion de la solution du sublimé soient suivies, au moment du travail d'élimination, d'une perforation qui ne pourrait guère survenir avant le quatrième ou cinquième jour.

Nous sommes loin des hypothèses soulevées à l'occasion de la mort de Madame.

 

 

 



[1] Cette étude a paru dans la Revue encyclopédique du 25 septembre 1897. Toutes les conclusions en ont été postérieurement confirmées dans un intéressant mémoire de M. le docteur Cabanès, inséré dans la Revue hebdomadaire du 1er juillet 1899, p. 91-119.

[2] On sait que l'on désignait sous le nom de Monsieur le duc d'Orléans, frère cadet du roi ; la femme de Monsieur était appelée Madame.

[3] La Mort de Madame (appendice XXVII au tome VIII des Mémoires de Saint-Simon, publiés dans la collection des Grande Écrivains de la France ; Paris, 1891, in-8), p. 636-637.

[4] Paris, 1896, in-12.

[5] Ce document capital n'a encore été publié qu'en anglais par Mary-Anne Everett-Green, Lives of princesses of England (Londres, 1857, in-8°), VI, 581-588. Ce texte n'a été utilisé que par très peu d'écrivains, et, à notre connaissance, par aucun écrivain français.

[6] Publiée par Poncet de la Grave dans ses Mémoires intéressants pour servir à l'histoire de France (Paris, 1789, in-12), III, 411-418.

[7] Daté de Versailles, 1er juillet 1670 ; publié par Mrs Everett-Green, op. cit., VI, 589-90, et par Fr. Ravaisson, Archives de la Bastille, t. IV (Paris, 1870, in-8°), p. 37-38.

[8] Conservé en ms. à la Bibliothèque nationale, ms. franç. 17 032, f. 13-14, publié par Everett-Green, loc. cit.

[9] Datée du 30 juin 1670 ; publiée en anglais d'après l'original conservé aux archives de Londres, par Mrs Everett-Green, op. cit., VI, 588-589. Cette relation, comme celle des quinze médecins et chirurgiens, n'a encore été utilisée par aucun écrivain français.

[10] Lettre du 30 juillet 1670, imprimée dans la 2e édition (la Haye, 1725, in-12) de sa Correspondance, t. III, p. 392. L'édition des lettres de Gui Patin, donnée en 1846 par le Dr Réveillé-Parise (3 vol. in-8°), n'a pas reproduit ce document important.

[11] Les éditions de l'Histoire de Madame Henriette sont nombreuses. L'édition originale est datée d'Amsterdam, 1720, in-12. La deuxième édition (Amsterdam, 1742, in-12) réunit l'Histoire de Madame Henriette aux Mémoires de la Cour de France pour les années 1688 et 1689. De 1742, il faut passer à l'année 1853 pour obtenir une nouvelle édition critique, celle de A. Bazin (Paris, Techener, 1853, in-16). En 1882, on vit l'édition de M. Anatole France (Paris, Charavay, pet. in-8° carré), précédée d'une préface qui est un bijou littéraire. La dernière édition a été donnée par un lettré délicat, M. Eug. Asse (Paris, Jouaust, 1890, in-16).

[12] Juillet 1670. Publiée par A. Floquet dans la Bibliothèque de l'École des Chartes, ann. 1844, p. 176-178. L'authenticité de ce document a été contestée sans raison sérieuse par Walckenaer, Mémoires sur la Vie de madame de Sévigné, III, 223 ; mais fort bien défendue par A. Floquet, à l'opinion duquel la critique doit se ranger. Cf. P. Clément, dans la Revue des Questions historiques, t. III (1861), p. 532, note 1.

[13] Publié par Pontet de la Grave, op. cit., III, 406-410.

[14] Publiées par Mignet, Négociations relatives à la succession d'Espagne sous Louis XIV, III, 207-214.

[15] Publiées par P. Clément, Revue des Questions historiques, III (1867), 530-533.

[16] Publiées à la suite des deux premières éditions de l'Histoire d'Henriette d'Angleterre, par Mme de La Fayette.

[17] Lettre du comte d'Arlington au chevalier Temple, Utrecht, 1701.

[18] Chéruel, dans Saint-Simon considéré comme historien, p. 153-154, et Notice sur Saint-Simon, p. XCV-XCVII ; M. de Boislisle dans l'appendice XXVII au tome VIII de son édition des Mémoires de Saint-Simon. Voir aussi les observations de Loiseleur dans le Temps du 2 et du 3 novembre 1872.

[19] Essais dans le goût de ceux de Montaigne composés en 1736 (Amsterdam, 1785, in-8°), p. 290-291.

[20] Mémoires pour servir à l'histoire de Louis XIV, t. II, p. 94-95 (Publiés par M. de Lescure, Paris, 1888, 2 vol. in-8°).

[21] Mémoires de Daniel de Cosnac, archevêque d'Aix, t. I, p. XLVII-LVI (Publiés pour la Soc. de l'Histoire de France par le comte Jules de Cosnac, Paris, 1857, 2 vol. in-8°).

[22] Journal de Lefèvre d'Ormesson (Publié par Chéruel dans la Collection des documents inédits, Paris, 1860-61, 2 vol. in-4°).

[23] Siècle de Louis XIV, chap. XXVI.

[24] Le Temps, 2 nov. 1872.

[25] Lettre du 26 septembre 1664, recueil cité, III, 484-485.

[26] Lettre de juillet 1670, publiée par Mignet, op. cit., III, 212.

[27] M. le Dr Cabanès attache une grande importance à ce fait que nous avions, grâce aux observations de M. le Dr Paul Le Gendre, précédemment établi.

[28] Ces détails donnés par Mme de La Fayette sont exactement confirmés par les mémoires de Mlle de Montpensier.

[29] Mémoires de mademoiselle de Montpensier, collationnés sur le manuscrit autographe par A. Chéruel (Paris, 1856-59, 4 vol. in-12), IV, 137.

[30] Mémoires de mademoiselle de Montpensier, IV, 144.

[31] Mémoires de madame de La Fayette et Lettre de Bossuet.

[32] Lair, Louise de La Vallière et la Jeunesse de Louis XIV (Paris, 1881, in-8°), p. 241.

[33] Op. cit., VIII, 647.

[34] Ces faits, d'après les documents provenant du procès de la Chambre ardente conservés à la Bibliothèque de l'Arsenal, Archives de la Bastille, mss 10 338-10 359.

[35] Dans la soirée du 30 juin. L'opération fut commencée à huit heures.

[36] Publ. dans le volume intitulé Médecine et Médecins (Paris, 1872, in-8°), p. 429-474. Cette étude avait paru précédemment dans la Philosophie positive, sept.-oct. 1867.

[37] Aussi appelé ulcère rond ou ulcère perforant ; appelé ulcère simple pour le distinguer de l'ulcère cancéreux.

[38] En 1830. L'ulcère simple est aussi, de ce fait, souvent appelé maladie de Cruveilhier.

[39] Pathologie, t. II (1877), p. 159.

[40] Traité des maladies de l'estomac (1893), p. 230.

[41] Le passage suivant du journal d'Olivier d'Ormesson donne une grande force à la supposition de M. Anatole France : Le rapport des médecins montra l'estomac entier, d'où l'on conclut que ce n'était pas poison, car l'estomac aurait été percé et gâté. II, 594.

[42] Le rapport du médecin anglais, Chamberlain, dit en propres termes que c'était de l'huile. Le bas-ventre était rempli d'une humeur bilieuse et de l'huile flottait dessus. Publ. par Everett-Green, Lives of princesses of England, VI, 589. Cette observation est importante parce que M. le Dr Legué conteste l'opinion de Littré. Littré prétend que les médecins ont constaté la présence de l'huile ; mais c'est parce qu'il profite de l'équivoque à laquelle prête une phrase du rapport de l'autopsie : ... toute la capacité pleine d'une substance sanieuse, putride, jaunâtre, aqueuse et grasse comme de l'huile. Franchement, n'est-ce pas là donner au texte une signification qui, certainement, n'est jamais entrée dans l'esprit des médecins ? (Médecins et Empoisonneurs, p. 255-256.) Le Dr Legué, pas plus que Littré, d'ailleurs, n'a connu les rapports publiés en anglais par Mrs Everett-Green.

[43] Le cas cité par Cruveilhier a des rapports beaucoup plus frappants que celui qui est cité par Littré, d'après la description du savant allemand Ludwig Muller, où il est dit que l'accident a eu lieu chez la malade pour s'être baisée par hasard et avoir fait quelque mouvement.

[44] Archives générales de médecine, année 1856, 1re partie, p. 155-156.

[45] Le Temps, 3 nov. 1872.

[46] Bouveret, Traité des maladies de l'estomac, p. 267.

[47] Le Temps, 3 nov. 1872.

[48] P. 247 et p. 260.

[49] Revue historique, 1894, t. LVI, p. 253.

[50] Légendes et archives de la Bastille, p. 122.

[51] Les empoisonnements, Paris 1902, in-8°.

[52] Tardieu, Étude médico-légale sur l'empoisonnement, p. 569, 1861, 2e édition, 1875, p. 665.

[53] Hugouneng, Traité des poisons, 1891.

[54] Von Jaksch, Die Vergiftungen, 1895.

[55] Maschka, Encyclopédie de médecine légale.

[56] Hoffmann, Traité de médecine légale, 1898.

[57] Letulle, Traité de médecine et de thérapeutique de Brouardel, Gilbert et Girode, t. III, p. 178, 1897.

[58] Ogier, Traité de chimie toxicologique, p. 395, 1899.

[59] Vibert, Précis de toxicologie, p. 232, 1900.

[60] Taylor, Médecine légale, trad. de Coutagne. Paris, 1881, p. 143.