LE DRAME DES POISONS

 

LE DRAME DES POISONS À LA COUR DE LOUIS XIV.

 

 

II. — MADAME DE MONTESPAN[1].

 

La marquise Françoise-Athénaïs de Montespan était née en 1641, au château de Tonnay-Charente, de Gabriel de Rochechouart, duc de Mortemart, seigneur de Vivonne, et de Diane de Granseigne, fille de Jean de Marsillac. Elle fut appelée Mlle de Tonnay-Charente jusqu'à son mariage. Sa mère, dit Mme de Caylus, voulut lui donner des principes de piété solide. La piété de Mlle de Tonnay-Charente était violente et exaspérée. Nommée, en 1660, fille d'honneur de la reine, elle lui donna une opinion extraordinaire de sa vertu en communiant tous les jours. En 1679, alors qu'elle était depuis plusieurs années la maîtresse du roi, elle étonnait beaucoup la princesse d'Harcourt en lui envoyant, le 1er janvier, pour ses étrennes, une haire, une discipline et des heures enrichies de diamants.

Mlle de Tonnay-Charente épousa, le 28 janvier 1663, un gentilhomme de sa province, L.-H. de Pardaillan, marquis de Montespan, qui avait une année de moins qu'elle. En supposant qu'elle l'eût aimé, ce ne fut pas pour longtemps. Dame d'honneur de la reine, elle était fascinée par la magnificence qui entourait Louise de la Vallière, aimée de Louis XIV et devenue, malgré sa réserve, son allure frêle et douce, l'objet de tant de jalousies, de tant de haines, de tant de colères. Mme de Montespan surtout répandait son envie contre elle en traits méchants, d'une insultante ironie. On sait qu'elle ne tarda pas à la remplacer.

Louise de la Vallière s'était tenue dans l'ombre, évitant l'éclat et les honneurs ; Mme de Montespan, dans son orgueil, voulait éblouir tous les yeux. Tonnante et triomphante, écrit Mme de Sévigné en parlant de Mme de Montespan dans la gloire rayonnante de Versailles. Ailleurs, elle fait le tableau de la cour où brille la favorite du roi : A trois heures, le roi, la reine, Monsieur, Madame, Mademoiselle, tout ce qu'il y a de princes et princesses, Mme de Montespan, toute sa suite, tous les courtisans, toutes les dames, enfin ce qui s'appelle la cour de France, se trouve dans ce bel appartement du roi. Tout est meublé divinement, tout est magnifique. Mme de Montespan était habillée de point de France, coiffée de mille boucles, les deux des tempes lui tombant fort bas sur les deux joues ; des rubans noirs sur la tête, des perles de la maréchale de l'Hôpital, embellies de boucles et de pendeloques : en un mot, une triomphante beauté à faire admirer à tous les ambassadeurs. Elle a su qu'on se plaignait qu'elle empêchait toute la France de voir le roi ; elle l'a redonné, comme vous voyez, et vous ne sauriez croire la joie que tout le monde en a, ni de quelle beauté cela rend la cour.

Sa beauté est extrême, écrit un autre jour Mme de Sévigné, et sa parure comme sa beauté et sa gaieté comme sa parure. Plus grande encore était la réputation de son esprit. Elle fut toujours de la meilleure compagnie, dit Saint-Simon, avec des grâces qui faisaient passer ses hauteurs et qui leur étaient adaptées. Il n'était pas possible d'avoir plus d'esprit, de fine politesse, d'expressions singulières, d'éloquence, de justesse naturelle, qui lui formait comme un langage particulier, mais qui était délicieux, et qu'elle communiquait si bien par l'habitude, que ses nièces et les personnes assidues auprès d'elle, ses femmes et celles qui, sans l'avoir été, avaient été élevées chez elle, le prenaient toutes, et qu'on le reconnaît encore aujourd'hui dans le peu de personnes qui en restent.

Elle s'entourait d'un luxe éclatant. Qui n'a vu une de ses robes par la description de Mme de Sévigné ? D'or sur or, rebrodé d'or, rebordé d'or, et, pardessus, un or frisé, rebroché d'un or mêlé avec un certain or, qui fait la plus divine étoffe qui ait jamais été imaginée : ce sont les fées qui ont fait en secret cet ouvrage.

Dans son domaine de Clagny on voyait, avec le parc immense, un second Versailles à côté de Versailles. Le roi y avait tout d'abord fait bâtir pour sa maîtresse une petite maison : il faut entendre une maison de plaisance. Elle dit que cela pouvait être bon pour une fille d'opéra. La maison fut abattue et le château construit sur les plans de Mansard. Au palais de Versailles, la favorite avait un appartement de vingt pièces au premier ; la reine occupait onze pièces au second étage. Dangeau note que c'était la maréchale de Noailles qui portait la traîne de Mme de Montespan ; celle de la reine était portée par un simple page.

L'influence de la jeune femme fit la fortune, l'espérance et la terreur des ministres, des courtisans, des généraux. Son père devint gouverneur de Paris, son frère maréchal de France. Dans son salon, fréquenté par tout ce que la noblesse et la littérature avaient de plus distingué, se forma une manière d'esprit toute particulière, dont les contemporains parlent souvent, d'un tour subtil et rare, en même temps que naturel et agréable. Il faut ajouter que, par une rencontre merveilleuse, son règne, qui dura treize ans, coïncida exactement avec l'apogée du siècle de Louis XIV.

Mme de Montespan sortait escortée des gardes du corps. Dans la France entière, à son passage, gouverneurs et intendants lui venaient offrir en grande pompe leurs hommages, les villes envoyaient des délégations. Elle traversait les provinces en carrosse à six chevaux, suivie d'un autre carrosse aussi tiré par six chevaux, où se trouvaient six filles de sa suite, puis venaient les fourgons et six mules et douze cavaliers. On se croirait dans un conte de Perrault.

Elle eut de Louis XIV sept enfants que le Parlement dut légitimer et déclarer enfants de France. L'aîné, duc du Maine, reçut la principauté de Dombes et le comté d'Eu ; en 1675, âgé de cinq ans, il eut le régiment d'infanterie du maréchal de Turenne ; en 1682, le roi lui donna le gouvernement du Languedoc, le 15 septembre 1688 la charge de général des galères et la lieutenance générale des mers du Levant. L'aînée des filles, Mademoiselle de Nantes, épousa le duc de Bourbon ; l'autre, Mademoiselle de Blois, fit un mariage encore plus brillant : Le Roi, dit Saint-Simon, voulut marier Mlle de Blois, seconde fille de Mme de Montespan, à M. le duc de Chartres. C'était le propre et unique neveu du Roi et fort au-dessus des princes du sang.

Madame Palatine dit de la marquise de Montespan : Elle est plus ambitieuse que débauchée. Le mot est juste. Elle eut un orgueil sans mesure. Mile de la Vallière aima le roi en maîtresse, Mme de Maintenon en gouvernante, Mme de Montespan en dominatrice.

***

C'est en 1666 que les historiens observent les premiers signes de l'ambition de Mme de Montespan, qui aspire à l'amour du Roi, et c'est précisément à cette époque que La Reynie, commentant les dossiers de la Chambre ardente, place ses premières visites aux sorcières.

Marguerite Monvoisin, fille de la Voisin, parla ainsi devant les juges : Toutes les fois qu'il arrivait quelque chose de nouveau à Mme de Montespan et qu'elle craignait quelque diminution aux bonnes grâces du Roi, elle donnait avis à ma mère, afin qu'elle y apportât quelque remède, et ma mère avait aussitôt recours à des prêtres, par qui elle faisait dire des messes, et donnait des poudres pour les faire prendre au roi. La fille de la Voisin explique que ces poudres étaient pour l'amour, composées tantôt d'une manière, tantôt d'une autre, d'après les diverses formules de sorcellerie. Il y entrait des cantharides, de la poussière de taupes desséchées, du sang de chauves-souris, et les plus ignobles ingrédients. On en faisait une pâte qui était placée sous le calice durant le sacrifice de la messe et bénite par le prêtre au moment de l'offertoire. Louis XIV avalait cette composition mêlée à ses aliments.

Ma mère, dit la fille de la Voisin, a porté plusieurs fois à Mme de Montespan, à Saint-Germain, à Versailles, à Clagny, des poudres pour l'amour, pour faire prendre au Roi, qui avaient passé sous le calice, même d'autres qui n'avaient pas passé ; ma mère en a envoyé à Mme de Montespan par la demoiselle Désœillets — c'était une des suivantes de la favorite ; — moi-même j'en ai donné à Mme de Montespan dans l'église des Petits-Pères, une autre fois sur le chemin de Saint-Cloud.

Les dépositions de Marguerite Monvoisin sont importantes. Elle n'avait jamais été mêlée aux sorcelleries de sa mère, mais elle en avait eu connaissance. La Reynie observe que, dans ses déclarations, éclate un certain air d'ingénuité, ou, si les choses sont fausses, tout le monde peut être trompé. Il ajoute qu'elle dit tant de circonstances et tant d'actes différents, qui ne se contredisent point, qu'il est moralement impossible qu'elles soient inventées, joint qu'elle n'a pas assez de génie pour inventer et pour suivre ce qu'elle aurait inventé. Plusieurs de ces circonstances sont prouvées et véritables, elle cite des gens vivants. Le juge instructeur dit encore que les dénégations mêmes des sorcières, accusées par Marguerite Monvoisin comme complices de Mme de Montespan, leur embarras, leurs contradictions, leur refus de répondre quand elles se sentent pressées, confirment son témoignage.

Lorsque Marguerite Monvoisin fit ses dépositions, sa mère était morte sur le bûcher depuis plusieurs mois. On lit, dans son interrogatoire du 12 juillet 1680 :

Pourquoi elle n'a pas donné avis plus tôt de ces mauvais desseins contre la personne du Roi ?

Elle ne pouvait donner avis de ce qu'elle avait entendu sans perdre sa mère, n'a cru être obligée de le déclarer, n'a demandé conseil à personne, a déclaré tout ce qu'elle sait sur ce sujet.

Si elle ne sait pas qu'elle y est obligée et que ce serait un grand crime de dissimuler quoi que ce soit sur ce sujet ?

Elle a fort bien su de quelle conséquence sont les choses qu'elle a déclarées, elle l'a entendu avant de les déclarer, elle l'entend fort bien après les avoir déclarées, et il n'est pas même permis de parler sur cette matière quand il n'y aurait rien de vrai, ou que l'on ne saurait rien ; sait qu'il n'y a rien qui ne soit de conséquence sur ce sujet.

Si elle ne sait pas que ce serait un crime d'ajouter la moindre circonstance sur les faits sur lesquels elle s'est expliquée ?

Oui, et ceux de qui elle a parlé en peuvent dire beaucoup ; croit avoir diminué plutôt que d'augmenter ; n'a eu d'autre pensée que de déclarer la vérité, n'ayant plus rien à craindre à l'égard de sa mère ; s'il lui vient en mémoire quelque nouvelle circonstance, ou si on l'en fait souvenir, elle reconnaîtra la vérité.

Plusieurs écrivains ont pensé que les sorcières avaient compromis les plus grands noms de France, devant les juges de la Chambre ardente, dans l'espoir de sauver leur vie en se liant à des personnes si haut placées que nul n'oserait porter la main jusqu'à elles. Tout au contraire, nous voyons la Voisin cacher jusqu'au moment du supplice ses relations avec la maîtresse du roi, car sa plus grande crainte était que l'horrible châtiment des régicides ne lui fût appliqué. Dans un moment d'épanchement elle dit aux gardes qu'elle avait auprès d'elle à Vincennes : Je crains plus que tout ce que l'on me demande certain voyage à la Cour. Il sera beaucoup question dans la suite de ce voyage que la sorcière avait fait pour le compte de Mme de Montespan. C'est à toute extrémité, après avoir entendu son arrêt de mort, arrêt sans appel, que Françoise Filastre fit ses foudroyantes dépositions des 30 septembre et 1er octobre 1680, dont il a été question précédemment, dépositions à la suite desquelles Louis XIV, épouvanté, fit suspendre les séances de la Chambre ardente.

Les déclarations de Marguerite Monvoisin furent exactement confirmées par celles de l'abbé Guibourg, avec lequel elle n'avait eu, depuis son arrestation, aucun moyen de communiquer. Ainsi, comme le dit La Reynie, la preuve en fut faite selon les règles de la justice.

Aujourd'hui l'histoire a d'autres preuves encore. Nous venons d'entendre la fille de la Voisin : Toutes les fois qu'il arrivait quelque chose de nouveau à Mme de Montespan et qu'elle craignait quelque diminution aux bonnes grâces du roi, elle donnait avis à ma mère. Or, si nous suivons, dans la correspondance de Mme de Sévigné et les chroniques de la Cour, l'histoire accidentée des rapports de Mme de Montespan avec Louis XIV, de 1667 à 1680, en nous reportant, d'autre part, aux dépositions des accusés devant la Chambre ardente, nous trouvons dans le rapprochement la confirmation précise des affirmations de Marguerite Monvoisin. L'observation en est faite plusieurs fois par La Reynie : Le temps indiqué par l'accusé est considérable pour Mme de Montespan.

Comment, par qui, l'orgueilleuse favorite fut-elle conduite aux taudis des sorcières ? Les historiens ont émis à ce sujet bien des hypothèses. Ils n'ont pas connu la déclaration de La Chaboissière, valet de Vanens, que nous avons citée : Que le chevalier de Vanens aurait mérité d'être tiré à quatre chevaux pour les conseils qu'il avait donnés à Mme de Montespan. A peine La Chaboissière eut-il laissé échapper cet aveu, que, très agité, il voulut se rétracter et supplia que ces paroles ne fussent pas écrites dans son interrogatoire. La Reynie dégage cet aveu du chaos des papiers de procédure, et le souligne nettement comme le point initial du drame.

Les relations de la favorite avec les sorcières commencèrent donc à l'époque même où l'on vit poindre son amour pour le roi. En 1667, nous la trouvons rue de la Tannerie, en compagnie du magicien Lesage et de l'abbé Mariette, prêtre de Saint-Séverin. Celui-ci appartenait à une bonne famille parisienne ; il était grand, bien fait, avec un teint très blanc et des cheveux noirs. Au fond d'une petite chambre s'élevait un autel : Mariette, vêtu des ornements sacerdotaux, prononçait des incantations. Lesage chantait le Veni Creator, puis Mariette lisait un évangile sur la tête de Mme de Montespan, qui s'était agenouillée devant lui et récitait des conjurations contre Louise de la Vallière. Elle ajoutait les paroles mêmes se retrouvent dans l'un des interrogatoires de Lesage : — Je demande l'amitié du roi et celle de monseigneur le Dauphin, qu'elle me soit continuée, que la reine soit stérile, que le roi quitte son lit et sa table pour moi, que j'obtienne de lui tout ce que je lui demanderai pour moi, mes parents ; que mes serviteurs et domestiques lui soient agréables ; chérie et respectée des grands seigneurs, que je puisse être appelée aux conseils du roi et savoir ce qui s'y passe, et que, cette amitié redoublant plus que par le passé, le roi quitte et ne regarde la Vallière, et que, la reine étant répudiée, je puisse épouser le roi.

Une autre fois, dans l'église Saint-Séverin, en présence de Mme de Montespan, l'abbé Mariette fit des conjurations sur deux cœurs de pigeons, qui avaient été bénits aux noms de Louis XIV et de Louise de la Vallière, durant le sacrifice de la messe.

Au commencement de 1668, Mariette et Lesage eurent l'audace de se rendre jusqu'à Saint-Germain, en pleine cour royale, et, au château même, dans le logement occupé par Mme de Thianges, sœur de Mme de Montespan, ils recommencèrent leurs sortilèges. Les fumigations aromatiques remplissaient la chambre de vapeurs bleuâtres, auxquelles se mêlait le parfum âcre de l'encens. Mme de Montespan formulait la conjuration. Celle-ci, déposa Lesage, était pour obtenir les bonnes grâces du roi et pour faire mourir Mlle de la Vallière. Mariette dit : pour l'éloigner seulement. Or il arriva que, peu de temps après ces pratiques, l'année même, en 1668, Mme de Montespan réalisa son rêve et fut reçue dans le lit du roi. La faveur de la Vallière pâlit rapidement. En 1669, Mme de Montespan accoucha du premier des sept enfants qu'elle eut de Louis XIV. Eût-elle mis en doute l'efficacité des pratiques démoniaques, la confiance fût née de ce jour.

Un incident, dont les conséquences auraient pu être terribles, vint troubler ce bonheur tant désiré. Mariette et Lesage étaient redevables à la Voisin de la clientèle si fructueuse de Mme de Montespan. Mais c'étaient des ingrats, et ils en arrivèrent à faire des conjurations pour la marquise, non plus avec la collaboration de la Voisin, mais avec celle d'une sorcière concurrente, la Duverger. La Voisin fut indignée et, écrit La Reynie, en fit du bruit. Cela fit quelque éclat, et le roi, ayant eu avis que ces gens-là faisaient des impiétés et des sacrilèges, les ayant fait arrêter, Mariette et Dubuisson — c'était le nom que Lesage prenait à cette époque — furent arrêtés et mis à la Bastille, au mois de mars 1668. De la Bastille, ils furent traduits devant le Châtelet sous l'accusation de sorcellerie. Les chroniqueurs de la Cour, sans connaître les motifs, notent qu'à ce moment, brusquement, Mme de Montespan quitta Paris. Mais Lesage et Mariette avaient trop d'intérêt à se taire. D'ailleurs, écrit le lieutenant de police, le premier juge qui instruisit le procès étant par sa femme cousin germain de Mariette, feu M. le président de Mesmes[2], présidant lors la Tournelle, la Voisin étant en pleine liberté avec le crédit des personnes intéressées et avec lesquelles elle était en commerce, ces malheureuses pratiques étant alors inconnues, rien ne fut approfondi. Il fut question de voir seulement comment on traiterait et jugerait cette affaire pour sauver Mariette à cause de sa famille. Le peu qu'on ne put cacher fit condamner Lesage aux galères et Mariette au bannissement. Le roi aggrava la peine de ce dernier en détention ; mais le prisonnier s'évada de Saint-Lazare, où il avait été enfermé. Quant à Lesage, la Voisin, grâce à ses relations, ne tarda pas à le faire mettre en liberté. Dans un mémoire à Louvois, La Reynie montre les conclusions qui se dégagent du procès de 1668. Après avoir fait observer, avec beaucoup d'à-propos, que les déclarations des accusés sont d'autant moins suspectes qu'elles datent d'une époque (mars 1668) où il ne pouvait encore être question dans le public des relations à peine naissantes entre Louis XIV et Mme de Montespan, le lieutenant de police dit que Mariette et Lesage n'ont pu connaître ces relations que par Mme de Montespan elle-même, et il ajoute :

Il paraît, par le procès fait à Lesage et à Mariette, en 1668, que Mme de Montespan était, au moins dès 1667, en commerce avec la Voisin, que, dès ce temps, elle voyait par son moyen Mariette et Lesage ; que Mariette disait en présence de Lesage, et dans la chambre de Mariette, des évangiles sur la tête de Mme de Montespan.

Il y avait donc un dessein dès lors.

Lorsque j'ai interrogé sur cela les deux complices, qui restent, ils ont dit — séparément — que ce dessein était de parvenir aux bonnes grâces du roi, que, pour cela, la Voisin donnait dès lors et que l'on faisait passer des poudres sous le calice qu'on donnait à Mme de Montespan, et qu'elle récitait une conjuration où étaient le nom du roi et le sien, qu'elle faisait d'autres cérémonies à Saint-Germain, qu'elle faisait dire la messe sur des cœurs à Saint-Séverin, puis dans la chambre de Mariette d'autres impiétés et des sacrilèges, pour cela et pour faire mourir, à ce que l'un dit, et l'autre, pour éloigner seulement, Mme de la Vallière — ces nouvelles sorcelleries pour la mort de Mlle de la Vallière, furent faites sur des ossements humains.

Lesage et Mariette n'en ont rien dit jusqu'à ce que le premier, excité par des ordres exprès de dire la vérité, et Mariette, forcé de les déclarer par les choses mêmes, l'un et l'autre — séparément — ont établi ces faits.

La Reynie observe encore que Lesage et Mariette indiquèrent certains détails, reconnus dans la suite exacts, dont seule Mine de Montespan pouvait leur avoir donné connaissance.

Nous avons dit plus haut les motifs qui inspirent confiance dans les déclarations de Marguerite Monvoisin ; les dépositions correspondantes de Lesage méritent une égale attention. Le 8 octobre 1679, Louvois écrivait à Louis XIV : M. de La Reynie me témoigna qu'il était persuadé que, si je parlais à Lesage, il achèverait de se déterminer à dire tout ce. qu'il sait, ce qu'il croyait d'autant plus important que cet homme qui, jusqu'à présent, n'est convaincu d'avoir fait lui-même aucun empoisonnement, a une parfaite connaissance de tous ceux qui se sont faits à Paris depuis sept ou huit ans. J'y ai été hier matin — au donjon de Vincennes — et lui ai parlé au sens que M. de La Reynie a désiré, lui faisant espérer que Sa Majesté lui ferait grâce, pourvu qu'il fit les déclarations nécessaires pour donner connaissance à la justice de tout ce qui s'est fait à l'égard des poisons. Il me promit de le faire, et me dit qu'il était bien surpris que je l'excitasse à dire tout ce qu'il savait. Dans une lettre du 11 octobre 1679, Louvois renouvela ses instances pour obtenir que Lesage parlât d'une manière complète, en toute franchise. Le magicien hésitait, cherchait à se dérober, répétant à ceux qui le pressaient combien il était étonné qu'on le poussât ainsi à dire tout ce qu'il savait ; mais cette résistance animait l'ardeur de La Reynie. Il revenait à la charge ; comme Louvois, il faisait entrevoir la grâce du roi. Enfin, Lesage parla. Ses principales déclarations étaient écrites parmi les papiers que Louis XIV fit brûler dans la cheminée de son cabinet, comme il a été dit ; nous n'en avons donc plus le texte complet ; mais, par les notes qu'a laissées le juge instructeur La Reynie, aussi bien que par les fragments d'interrogatoire conservés et que l'on trouvera reproduits en partie ci-dessous, nous savons que les révélations de Lesage confirmèrent entièrement celles de Marguerite Monvoisin.

***

Le scandale des amours de Louis XIV fut d'autant plus vif que le jeune marquis de Montespan n'avait rien du mari complaisant, trait singulier à cette époque et dans ce milieu. C'était un homme extravagant, extraordinaire, dit Mlle de Montpensier, qui se plaignait à tout le monde de l'amitié du roi pour sa femme. Il fit des scènes à sa femme et la souffleta. Il fit des scènes au roi. Quand Montespan allait à Saint-Germain et qu'il faisait de ces prônes, Mme de Montespan était au désespoir. Il venait fort souvent chez moi, écrit Mlle de Montpensier, il est mon parent et je le grondais. Il y était venu un soir et m'avait fait une harangue qu'il avait faite au Roi, où il citait mille passages de la Sainte Écriture, David, enfin lui disait force choses pour l'obliger à lui rendre sa femme et craindre le jugement de Dieu. Je lui dis : Vous êtes fou ! Je fus à Saint-Germain le lendemain et dis à Mme de Montespan : J'ai vu votre mari à Paris, qui est plus fou que jamais ; je l'ai fort grondé et lui ai dit que, s'il ne se taisait, il mériterait qu'on le fit enfermer. Elle me dit : Il est ici qui fait des contes dans la Cour ; je suis honteuse de voir que mon perroquet et lui amusent la canaille.

Louis XIV ne laissait pas d'être contrarié par l'attitude de ce surprenant mari. On le voit, dans sa toute-puissance, se cacher, se dissimuler, comme un amant vulgaire. Ses craintes redoublèrent quand sa maîtresse devint mère. Louis XIV aima beaucoup ses enfants, particulièrement ceux qu'il eut de Mme de Montespan. Devant la loi ces enfants appartenaient au mari, et Louis XIV tremblait que, par vengeance et ironie, Montespan lui vint prendre son fils et sa fille.

Montespan trouva un appui dans son oncle l'archevêque de Sens. Quand la passion du roi fut connue, dit l'abbé Boileau, frère du poète, l'archevêque mit publiquement en pénitence une femme de la ville vivant comme la marquise, sa nièce, en concubinage patent et fit publier dans son diocèse les anciens canons contre la violation de la loi religieuse. Le diocèse de Sens comprenait Fontainebleau, où la Cour résidait alors. Mme de Montespan dut partir, confuse. Il lui semblait qu'elle était montrée du doigt. Elle n'osa rentrer sur le territoire de l'archevêché de Sens qu'après la mort du prélat, en 1674.

Quand le marquis de Montespan comprit que ses efforts étaient vains et que, du haut du trône, Louis XIV ne lui répondrait que par des lettres de cachet, il se vêtit de deuil, habilla de deuil toute sa maison, et, dans un carrosse drapé de deuil, vint à la Cour, prendre congé, en grande pompe, de ses parents, amis et connaissances. Ce jour le mari, tout de noir habillé, ne fut pas ridicule ; les plaisantins se turent et, sur le trône, le Roi fut odieux. Un homme de génie prêta son aide au monarque. Molière écrivit Amphitryon. La pièce fut représentée en cette année 1668 et les rieurs reprirent place dans le camp royal.

Un partage avec Jupiter

N'a rien du tout qui déshonore.

Vicomtes et marquises, sur les banquettes dorées, applaudissaient au brocard et soulignaient d'éclats de rire les railleries cruelles. Le roi n'en fut pas moins atteint, surtout dans l'opinion de la bourgeoisie parisienne. Il le sentit et il lui arriva de dire lui-même à sa maîtresse : Que si elle avait quitté maison, enfants et mari pour le suivre, il avait quitté, lui, le soin de sa réputation qui était extrêmement flétrie pour avoir aimé une femme qu'il avait de si grandes raisons de ne pas regarder comme il avait fait.

Montespan était parti pour sa province. Quelques hommes de la compagnie qu'il commandait eurent querelle avec le sous-bayle de Perpignan ; le fait était de peu d'importance, mais il vint à la connaissance des ministres et Louvois écrivit aussitôt à l'intendant : 21 septembre 1669. Je ne saurais bien expliquer combien j'ai été surpris qu'une chose de la nature de celle qu'a faite M. de Montespan se soit passée sans que j'en aie eu connaissance. Je vous adresse une dépêche du Roi pour le Conseil souverain de Roussillon par laquelle Sa Majesté lui ordonne d'informer. De quelque manière que vous en usiez, il ne faut rien oublier, soit dans les informations du sous-bayle de Perpignan, soit dans celle des désordres commis à Illes, d'impliquer le commandant de la compagnie — Montespan — et le plus grand nombre de cavaliers qu'il se pourra, afin qu'ils prennent l'épouvante et que la plupart désertent et particulièrement le commandant ; après quoi ce ne serait pas une affaire d'achever de ruiner cette compagnie. Si vous avez les noms des cavaliers qui ont insulté le sous-bayle, il faut les arrêter dès le premier jour afin d'en faire un exemple et que, par leurs dépositions, lors de leur exécution, vous ayez davantage de preuves contre le capitaine, pour tâcher, de façon ou d'autre, de l'impliquer dans les informations, de manière que l'on puisse le casser avec apparence de justice. Si vous pouviez faire en sorte qu'il pût être assez chargé pour que le Conseil souverain eût matière de prononcer quelque condamnation contre lui, ce serait une fort bonne chose ; vous en devinerez assez les raisons pour peu que vous soyez informé de ce qui se passe dans ce pays-ci. Le cynisme de Louis XIV et de son ministre dépasse toutes bornes. Montespan dut, effectivement, se réfugier en Espagne ; mais, de ce jour, Louis XIV vit que sa situation vis-à-vis du mari offensé, loin de s'être améliorée, était pire. De l'étranger Montespan pouvait faire valoir avec plus d'indépendance et de bruit ses droits sur les enfants du Roi, provoquer un scandale aux yeux de toute l'Europe.

Louis XIV avait fait introduire au Châtelet une demande en séparation de corps et de biens formulée par Mme de Montespan. Nonobstant, les instances du Roi et des ministres, qui harcelaient les juges, l'affaire demeurait en suspens. Les magistrats ne pouvaient se résoudre à l'iniquité qu'on leur demandait. Enfin, ils cédèrent, en partie sous la pression du Premier Président de Novion, gagné par la promesse des sceaux. La séparation fut déclarée le 7 juillet 1674, par le procureur général Achille de Harlay, assisté de six juges. Le jugement invoquait la dissipation des biens de la communauté par le marquis de Montespan, le mauvais ménage entre le marquis et la marquise et les sévices dont la marquise se plaignait de la part de son mari. Cet arrêt, prononcé contre Montespan, fut un acte monstrueux. Après avoir déshonoré sa couronne, Louis XIV déshonorait la justice ; — mais il est une justice plus haute, à laquelle, comme on le verra, il ne devait pas échapper.

La sentence du 7 juillet 1674 n'assura pas la tranquillité du roi. En 1678, Montespan dut revenir momentanément à Paris pour les soins d'un procès. Aussitôt Louis XIV d'écrire à Colbert (15 juin) : Il me revient que Montespan se permet des propos indiscrets ; c'est un fou que vous me ferez le plaisir de faire suivre de près, et pour que le prétexte de rester à Paris ne lui reste pas, voyez Novion afin qu'on se hâte au Parlement. Je sais que Montespan a menacé de voir sa femme et comme il en est capable et que les suites seraient à craindre — toujours la question des enfants — je me repose encore sur vous pour qu'il ne parle pas. N'oubliez pas les détails de cette affaire et surtout qu'il sorte de Paris au plus tôt. Telles étaient les besognes où devaient s'abaisser les Colbert et les Louvois ; mais tels aussi les tracas et les peines sous lesquels Louis XIV courbait le front, — un front que la honte déjà rougissait et que la douleur devait bientôt rider.

***

Louis XIV aimait ses maîtresses, non pour elles, mais pour lui-même. La nouvelle passion dura trois ans. Peut-être dira-t-on que c'est beaucoup. En 1672, la jalousie, qui ne devait cesser de ravager l'âme hautaine de Mme de Montespan, éclata en des orages dont Mme de Sévigné parle ainsi : Elle est dans des rages inexprimables ; elle n'a vu personne depuis quinze jours ; elle écrit du matin au soir, en se couchant elle déchire tout. Son état me fait pitié. Personne ne la plaint, quoiqu'elle ait fait du bien à bien des gens. Mme de Montespan retourna chez la Voisin et ce n'est pas sans émotion que nous voyons cette femme merveilleuse, d'une grâce divine et d'un esprit supérieur, après être entrée dans le crime s'y enfoncer de plus en plus. Des mains de l'abbé Mariette, qui lui disait des évangiles sur la tête et faisait des incantations sur des cœurs de pigeons, elle arrive dans celles de l'abbé Guibourg, qui disait la messe noire.

Guibourg se prétendait bâtard de la maison de Montmorency. Il avait soixante-dix ans ; son teint était lie de vin. Il tournait tout à fait un œil. Dans ces monstrueux offices il égorgea les propres enfants qu'il avait eus de sa maîtresse, une grosse fille rousse, la Chanfrain.

Pour obtenir de la messe noire le résultat désiré, il fallait qu'elle fût célébrée trois fois de suite. Les trois messes furent dites en 1673, à quinze jours ou trois semaines d'intervalle, la première dans la chapelle du château de Villebousin, au hameau du Mesnil, près de Montlhéry. Mlle Désœillets, la suivante de Mme de Montespan, était intimement liée avec Leroy, gouverneur des pages de la Petite-Écurie, qui possédait une maison au Mesnil. Gui‘ bourg avait habité le château comme aumônier des Montgommery. M. J. Lair en a donné la description : Construction du XIVe siècle, d'ailleurs bien choisie pour de ténébreuses incantations, le château, situé à une demi-lieue de la route de Paris à Orléans, était entouré de douves profondes, remplies d'eau vive. Leroy se rendit à Saint-Denis, où il vit l'abbé Guibourg. Il promit cinquante pistoles, c'est-à-dire cinq cents francs, et un bénéfice de deux mille livres. Au jour dit, se rencontrèrent à Villebousin, Mme de Montespan, l'abbé Guibourg, Leroy, une grande personne qui est certainement Mlle Désœillets, et un personnage au nom inconnu, qui se disait attaché à l'archevêque de Sens. Dans la chapelle du château, le prêtre dit la messe sur le corps nu de la favorite couchée sur l'autel. A la consécration, il récita la conjuration, dont il donna le texte aux commissaires de la Chambre : Astaroth, Asmodée, princes de l'Amitié, je vous conjure d'accepter le sacrifice que je vous présente de cet enfant pour les choses que je vous demande, qui sont que l'amitié du Roi, do monseigneur le Dauphin, me soit continuée, et, honorée des princes et princesses de la Cour, que rien ne me soit dénié de tout ce que je demanderai au Roi, tant pour mes parents que serviteurs. — Guibourg avait acheté un écu (quinze francs d'aujourd'hui) l'enfant qui fut sacrifié à cette messe, écrit La Reynie, et qui lui fut présenté par une grande fille, et, ayant tiré du sang de l'enfant qu'il piqua à la gorge avec un canif, il en versa dans le calice, après quoi l'enfant fut retiré et emporté dans un autre lieu.

Les détails de la messe du Mesnil furent déclarés par Guibourg, et, d'autre part, confirmés par la déposition de la Chanfrain, sa maîtresse.

La seconde messe sur le corps de Mme de Montespan eut lieu quinze jours ou trois semaines après la première, à Saint-Denis, dans une masure délabrée. La troisième eut lieu dans une maison à Paris, où Guibourg fut conduit les yeux bandés et reconduit de même jusqu'à l'arcade de l'Hôtel de Ville.

A cette époque, le journal de la santé de Louis XIV, rédigé par d'Aquin, son premier médecin, porte que le Roi souffrit des plus violents maux de tête. Vers la fin de cette année 1673, il fut attaqué d'étourdissements tels que, par moments, la vue se troublait et qu'il croyait défaillir. Est-il téméraire, observe très justement M. Loiseleur, de voir dans ces migraines et ces étourdissements l'effet des poudres fournies par la Voisin ? L'hypothèse de M. Loiseleur sera appuyée d'une manière précise par une déclaration du magicien Lesage que l'on trouvera plus bas.

Il reste à nous demander comment Mme de Montespan parvenait à faire passer les poudres manipulées par les sorciers dans les aliments de Louis XIV, qu'entouraient les officiers du gobelet ? Deux révélations, l'une et l'autre du 8 novembre 1680, faites, la première par Lemaire, qui fut enfermé à Vincennes avec l'abbé Guibourg, la seconde par Lesage, donnent l'indication désirée.

Nous lisons dans les notes que La Reynie prenait pour son usage personnel en manière de Mémento : Le 8 de novembre 1680, Lemaire ayant demandé à me parler, il m'a dit qu'étant dans la même chambre avec Guibourg et un autre homme, Guibourg leur a dit de si étranges choses, surtout à l'égard de Mme de Montespan, qu'il ne sait où il en est, et que s'il y avait quelque officier à soupçonner, ce serait Duchesne, officier du gobelet ; que Duchesne a été laquais chez M. d'Aubray, qu'il a servi, depuis, M. Bontemps, et enfin Mme de Montespan qui l'affectionne beaucoup, qui l'a fait officier du gobelet, et qu'il ne laisse pas de servir toujours chez Mme de Montespan. Et plus loin : Par les derniers interrogatoires de Lesage et par celui du 8 novembre 1680, particulièrement, il paraît que Gilot, aussi officier du gobelet, était dans le commerce des impiétés dès 1668, et qu'il a sollicité Lesage pour les desseins de Mme de Montespan.

La crise de l'année 1675 fut plus grave. Louis XIV eut subitement de grands accès de dévotion. Les clairvoyants comprirent qu'il se lassait de sa maîtresse. Mme de Montespan venait d'éprouver le jeudi de la semaine sainte (11 avril) un refus d'absolution de la part d'un prêtre de sa paroisse. Outrée, elle courut chez le curé de Versailles, parla avec emportement, mais le curé approuva son vicaire. Et la grande voix de Bossuet, qui n'avait cessé de s'élever contre le double adultère, retentit avec une force nouvelle. Comme on était à Versailles, un carême, au temps de Pâques, écrit Mlle de Montpensier, Mme de Montespan s'en alla. On fut fort étonné de cette retraite. J'allai à Paris et fus la voir dans cette maison où étaient ses enfants. Mme de Maintenon était avec elle. Elle ne voyait personne. Comme tout le monde était fort alerte sur son retour, quoique personne ne parût s'en mêler, on sut que M. Bossuet, lors précepteur de monseigneur et à présent évêque de Meaux, y venait tous les jours avec un manteau gris sur le nez. Nous avons encore d'autres renseignements par le secrétaire particulier de Bossuet, l'abbé Le Dieu. Louis XIV ordonna à sa maîtresse de se retirer. Quand Bossuet vint voir l'exilée, celle-ci l'accabla de reproches ; elle lui dit que son orgueil l'avait poussé à la faire chasser, qu'il voulait seul se rendre maitre de l'esprit du Roi. Puis, quand elle comprit que ses emportements se briseraient contre la sereine fermeté du prélat, elle chercha à le gagner par des flatteries et des promesses ; elle fit briller à ses yeux les premières dignités de l'Église et de l'État.

Cet exil dura du 14 avril au 11 mai. D'autre part, le magicien Lesage, dans un interrogatoire du 16 novembre 1680, déclare que fût-il dans les derniers tourments, il ne saurait dire autre chose sinon qu'en 1675, au commencement de l'été — voilà bien la date précise, — Mme de Montespan cherchant à se maintenir, la Voisin et la Désœillets travaillaient ou faisaient semblant de travailler pour elle, mais en réalité, impuissantes à lui conserver l'amour du Roi, elles lui donnaient tout simplement des poudres qui, prises à de certaines doses, auraient pu constituer des poisons. Ainsi parlait Lesage ; les déclarations de la fille Voisin, résumées par La Reynie, sont identiques : Les poudres que sa mère envoyait à Mme de Montespan étaient des poudres pour l'amour et pour les faire prendre au Roi. Une fois que sa mère porta des poudres à Clagny elle était accompagnée du grand Auteur — le magicien Latour —, de son frère aîné, d'elle fille Voisin, d'une servante appelée Marie, morte depuis, et de Fernand, bon ami de l'Auteur, et de la Vautier, mais qui n'entrèrent pas à Clagny. Ne peut dire si l'Auteur y entra avec sa mère, mais étaient tous revenus ensemble et avaient fait collation au Heaume près du bois de Boulogne, avec des violons ; il y eut quelque bruit entre eux. Son frère, qui lui fit ce récit, lui dit que sa mère avait rapporté cinquante louis d'or. Sa mère, outre les poudres qu'elle a données à Mme de Montespan. ne lui en a envoyé par personne que par la Désœillets, qui était celle qui faisait les allées et venues pour cela. Quant aux poudres qui avaient passé sous le calice, elles venaient d'un prêtre appelé le Prieur — l'abbé Guibourg —. Quant aux autres qui n'y avaient passé, sa mère les tenait dans le tiroir d'un cabinet dont elle avait la clef. Il y en avait de noires, de blanches et de grises, qu'elle mêlait en présence de Désœillets. Son père voulut rompre une fois le cabinet, où il y avait les poudres, disant qu'il lui arriverait malheur. Et le résultat de ces pratiques fut, une fois de plus, de nature à donner confiance en la puissance de la sorcellerie : Mme de Montespan revint auprès du roi. Il est vrai que Mme de Richelieu disait : Je suis toujours en tiers. Nonobstant ce tiers, Mme de Montespan eut le comte de Toulouse et Mlle de Blois. Mme de Sévigné écrit à sa fille le 28 juin 1675 : Vous jugez très bien de Quantova — Mme de Montespan — : si elle peut ne point reprendre ses vieilles brisées, elle poussera son autorité et sa grandeur au delà des nues ; mais il faudrait qu'elle se mît en état d'être aimée toute l'année sans scrupule. En attendant sa maison est pleine de toute la Cour, la considération est sans borne. Le 31 juillet, Mme de Sévigné écrivait encore : L'attachement pour Quantova est toujours extrême ; on en fait assez pour fâcher le curé et tout le monde.

En 1675, Mme de Montespan avait été éloignée par des scrupules religieux ; elle devait être écartée en 1676 par des motifs qui lui fournirent un tout autre sujet d'irritation. Le roi fut alors pris, subitement, d'un terrible besoin d'amours multiples, rapides, brusques, variés. Mme de Sévigné marque cet état d'âme d'une expression pittoresque : Cela sent la chair fraîche dans le pays de Quanto[3]. A peu d'intervalle, la princesse de Soubise, Mme de Louvigny, Mlle de Rochefort-Théobon, Mme de Ludres, d'autres sans doute encore, se succédèrent dans le cœur et le lit du roi.

Mme de Soubise fit une plaisante apparition dans la galerie des maîtresses royales. Elle aima Louis XIV par amour pour son mari. Après avoir recueilli pour celui-ci les honneurs, les dignités, les charges et les beaux écus au soleil qu'il désirait, Mme de Soubise plia bagage et se retira en bon ordre. Elle avait fait le moins de bruit possible et retrouva son mari, ravi de l'aventure. Le prince de Soubise estimait, avec le poète, qu'un partage avec Jupiter... du moment que Jupiter y savait mettre le prix.

Ces intrigues ont leur double écho, sous la plume de Mme de Sévigné et dans les dossiers de la Chambre ardente. Le 2 septembre 1676, Mme de Sévigné écrit : La vision de Mme de Soubise a passé plus vite qu'un éclair ; tout est raccommodé. Quanto, l'autre jour, au jeu, avait la tête tout appuyée familièrement sur l'épaule de son ami ; on crut que cette affectation était pour dire : Je suis mieux que jamais. Mais, dès le 11 septembre, la situation a changé. Tout le monde croit que l'étoile de Mme de Montespan pâlit. Il y a des larmes, des chagrins naturels, des gaietés affectées, des bouderies ; enfin, ma bonne, tout finit. Les uns tremblent, les autres se réjouissent, les uns souhaitent l'immutabilité, la plupart un changement de théâtre, enfin l'on est dans le temps d'une crise d'attention à ce que disent les plus clairvoyants. — Tout le monde croit que le roi n'a plus d'amour, lisons-nous dans une lettre du 30 septembre, et que Mme de Montespan est embarrassée entre les conséquences qui suivraient le retour des faveurs et le danger de n'en plus faire, crainte que l'on en cherche ailleurs. Outre cela, le parti de l'amitié n'est point pris nettement : tant de beauté encore et tant d'orgueil se réduisent difficilement à la seconde place. Les jalousies sont vives. Ont-elles jamais rien empêché ? Enfin, le 15 octobre 1676 : Si Quanto avait bridé sa coiffe — s'était retirée — à Pâques de l'année qu'elle revint à Paris, elle ne serait pas dans l'agitation où elle est ; il y avait du bon esprit à prendre ce parti, mais la faiblesse humaine est grande ; on veut ménager des restes de beauté ; cette économie ruine plutôt qu'elle n'enrichit. Mme de Ludres venait de succéder à Mme de Soubise.

Les angoisses de Mme de Montespan étaient encore irritées par l'éclat, plus vif chaque jour, d'un astre nouveau sur le ciel de Versailles. A son lever il avait répandu une lumière toute pâle, discrète, modeste, mais qui scintillait avec de petits éclairs railleurs. La veuve Scarron, devenue Mme de Maintenon, avait été choisie comme gouvernante des enfants du roi et de Mme de Montespan. Quels progrès la fortune de la gouvernante avait faits en peu d'années ! Mais parlons de l'amie — Mme de Maintenon —, écrit le 6 mai 1676 Mme de Sévigné : elle est encore plus triomphante que celle-ci — Mme de Montespan —. Tout est comme soumis à son empire. Toutes les femmes de chambre de sa voisine sont à elle ; l'une lui tient le pot à pâte, à genoux devant elle, l'autre lui apporte ses gants, l'autre l'endort ; elle ne salue personne et je crois que, dans son cœur, elle rit bien de cette servitude.

Mme de Sévigné mous dit ainsi ce qui se passait à la cour, Marguerite Monvoisin nous dira ce qui se passait chez les sorcières. La fille de la Voisin a dit, écrit La Reynie, qu'elle a vu dire de cette sorte de messes sur le ventre, par Guibourg, chez sa mère. Elle aidait sa mère à préparer les choses nécessaires pour cela : un matelas sur des sièges, deux tabourets aux deux côtés où étaient les chandeliers avec des cierges, après quoi Guibourg venait de la petite chambre à côté, revêtu de sa chasuble — blanche, semée de pommes de pin noires, — et après cela la Voisin faisait entrer dans la chambre la femme sur le ventre de laquelle la messe devait être dite. Mme de Montespan se fit dire cette sorte de messe il y a trois ans chez sa mère (c'est-à-dire exactement en 1676), où elle vint vers les dix heures et n'en sortit qu'à minuit. Et sur ce que la Voisin lui dit qu'il était nécessaire qu'elle dit le temps où l'on pourrait dire les autres deux messes qu'il fallait dire pour faire réussir son affaire, Mme de Montespan dit qu'elle n'en saurait trouver le temps, qu'il fallait qu'elle, Voisin, fit sans elle ce qu'il y aurait à faire pour faire réussir l'affaire, ce qu'elle lui promit, ce qui a été fait, et les messes furent dites sur le ventre de la Voisin par Guibourg. — Ce trait montre encore la sincérité de la sorcière dans l'accomplissement de ces pratiques. — La fille Voisin ayant marqué toutes les circonstances du fait, la disposition du lieu, celle de la personne — elle connaissait Mme de Montespan, — la préparation du prêtre revêtu des ornements sacerdotaux, les termes de la conjuration dans laquelle les actes du procès portent qu'on y disait les noms de Louis de Bourbon et de Mme de Montespan, la fille de la Voisin ajoute qu'il avait été égorgé un enfant à la messe que Mme de Montespan s'était fait dire chez sa mère.

Lorsque j'ai été avancée en âge, dit Marguerite Monvoisin, ma mère ne s'est plus défiée de moi et j'ai été présente à cette sorte de messes, et j'ai vu que la dame était toute nue sur le matelas, ayant la tête pendante, soutenue d'un oreiller sur une chaise renversée, les jambes pendantes, une serviette sur le ventre et, sur la serviette, une croix à l'endroit de l'estomac, le calice sur le ventre. Elle ajoute que cette dame était Mme de Montespan. Il fut présenté à la messe de Mme de Montespan, dit Marguerite Monvoisin au cours d'un autre interrogatoire, un enfant paraissant né avant terme, qui fut mis dans un bassin. Guibourg l'égorgea, versa dans un calice et consacra le sang avec l'hostie, acheva sa messe, puis fut prendre les entrailles de l'enfant. Ma mère porta le lendemain chez Dumesnil, pour distiller, le sang et l'hostie, dans une fiole de verre que Mme de Montespan emporta. Ces faits furent confirmés, le 23 octobre 1680, par la confrontation de Marguerite Monvoisin et de Guibourg, avec cette variante que Guibourg s'efforça de rejeter sur la Voisin l'égorgement de l'enfant :

Guibourg dit qu'il n'est pas vrai que lui, Guibourg, ouvrit l'enfant, parce qu'il se serait tout gâté avec son aube ; qu'il trouva l'enfant ouvert.

Par la fille Voisin, au contraire, est dit qu'il lui ouvrit le cœur, dont il tira du sang caillé, et fut mis dans la fiole où l'autre sang et tout le reste avaient été mis, que madame de Montespan l'emporta et que, pour faire entrer le sang caillé du cœur, il fut cassé un verre commun, dont, ayant Ôté le pied, on le fit servir d'entonnoir.

Par Guibourg il est dit qu'il n'ouvrit point l'estomac de l'enfant, mais que, l'ayant trouvé ouvert, il en tira à la vérité les entrailles et ouvrit le cœur pour en tirer le sang qui était dedans, et qu'il le mit dans un vase de cristal avec quelques parties de l'hostie consacrée, le tout emporté par la dame, sur le ventre de qui il avait dit la messe, qu'il a toujours cru être madame de Montespan.

Ce tableau est empreint de tant d'horreur qu'on ne se résoudrait pas à en admettre l'authenticité si les témoignages de Marguerite Monvoisin et de l'abbé Guibourg n'étaient encore appuyés des aveux arrachés à d'autres complices de ces forfaits, qui furent arrêtés à des dates différentes et interrogés séparément — Lesage, Lacoudraye, la Delaporte, la Vertemart, Françoise Filastre, l'abbé Cotton, — confirmés par les déclarations de plusieurs témoins qui avaient recueilli, avant le procès, en divers temps et lieux, des propos échappés aux accusés. La Reynie souligne ce fait que les déclarations concordantes de Lesage et de la fille Voisin furent faites à seize mois l'une de l'autre, et sans qu'ils aient pu dans cet intervalle avoir aucune communication entre eux.

Le 11 octobre 1680, La Reynie écrit à Louvois, qui voulait sauver Mme de Montespan tout en poursuivant le procès des autres accusés et proposait, à cette fin, d'enlever de la procédure les aveux faits à la question par la Filastre et l'abbé Cotton, où se trouvaient les plus lourdes charges contre la favorite : Il est certain, quand même on trouverait un expédient légitime pour dissimuler aux juges, quant à présent, des faits dont le secret peut être bon à garder, même pour le bien de la justice, que ces mêmes faits reviendraient tout de même par la dame Chappelain, par Guibourg, par Galet, par la Pelletier, par la Delaporte, et peut-être encore par plusieurs quand on les jugera.

Au sujet de la déposition faite par l'abbé Guibourg, La Reynie écrit : Impossible moralement que Guibourg ait trompé en faisant sa déclaration et qu'il ait inventé ce qu'il a dit du pacte, c'est-à-dire de la conjuration qui était dite au cours des messes sur le ventre. Il n'a pas l'esprit assez appliqué, ni assez de suite pour une méditation telle que celle qu'il lui aurait fallu faire pour trouver à dire ce qu'il a dit sur ce sujet, parce que, quand il serait capable d'une telle application, il n'a pas assez de connaissance des nouvelles du monde et n'aurait pu trouver tant de choses de suite à dire sur le fait de Mme de Montespan. Et ailleurs : Guibourg et la fille de la Voisin se sont rencontrés l'un et l'autre sur des circonstances si particulières et si horribles qu'il est difficile de concevoir que deux personnes aient pu les imaginer et les forger tout ensemble, à l'insu l'une de l'autre. Il faut, ce semble, que ces choses aient été faites pour être dites.

L'illustre magistrat ajoute les réflexions qui suivent :

1° — Le temps du commerce de la Voisin avec l'Auteur — Latour —, des voyages à Saint-Germain et des poudres auxquelles elle le faisait travailler, est l'année 1676.

2° — Le temps des abominations marquées par Guibourg et par la fille Voisin reviendrait à ce même temps. .

3° — Il y deux ans que Lesage a parlé de l'Auteur, des poudres, de la Désœillets et des voyages de la Voisin en 1676.

4° — Il est établi au procès que deux ou trois ans avant que Lesage ait été pris, il a témoigné qu'il craignait que cette affaire ne le perdit. Ils ont dit en ce temps que le roi avait des vapeurs. Il a témoigné qu'il voulait quitter la Voisin à cause de cela et du commerce qu'elle avait avec la Désœillets.

Dès le commencement de ces recherches, il a été parlé de ces mêmes faits ; la Bosse, première jugée, en a donné les premières notions ; elle en a parlé à la question ; mais, parce que le roi n'avait pas permis encore qu'on pût recueillir ces sortes de faits à l'égard de personnes considérables et qu'il n'y avait rien d'ailleurs qui pût y faire donner la moindre attention, il ne fut pas fait mention, dans le procès-verbal de question de la Bosse, de ce qu'elle dit de madame de Montespan.

En cette année 1676, Mme de Montespan ne recourut pas seulement aux sortilèges de la messe noire ; les sorcières envoyèrent à son instigation La Boissière et Françoise Filastre, jusqu'en Normandie, auprès d'un nommé Louis Galet, qui avait de beaux secrets pour le poison et pour l'amour. Galet donna des poudres. Dès que son nom fut prononcé par les accusés de la Chambre ardente, ordre fut donné de l'arrêter. Il fut écroué dans les prisons de Caen le 23 février 1680. Il fut interrogé étant encore loin des autres accusés détenus à la Bastille et à Vincennes. Les dépositions faites de part et d'autre coïncidèrent d'une manière précise. Et La Reynie de conclure : Guibourg et Galet en étant convenus après la question de la Filastre, ils ont fait entre eux et à leur égard une preuve complète sur ces faits.

***

Il faut convenir que Mme de Montespan eût été d'un naturel singulièrement incrédule si elle n'eût conservé une confiance aveugle dans l'influence du démon sollicité par les magiciens et les sorcières. Mme de Ludres fut délaissée et Louis XIV retomba à ses genoux. Le 11 juin 1677, Mme de Sévigné mandait à Mme de Grignan : Ah ! ma fille, quel triomphe à Versailles ! quel orgueil redoublé ! quelle reprise de possession ! Je fus une heure dans cette chambre. Elle était au lit, parée, coiffée : elle se reposait pour le medianoche — souper vers le milieu de la nuit —. Elle donna des traits de haut en bas sur la pauvre Io — Mme de Ludres —, et riait de ce qu'elle avait l'audace de se plaindre d'elle. Représentez-vous tout ce qu'un orgueil peu généreux peut faire dire dans le triomphe et vous en approcherez. On dit que la petite — Mme de Ludres — reprendra son train ordinaire chez Madame. Elle s'est promenée dans une solitude parfaite avec la Moreuil dans le jardin du maréchal Du Plessis. Le 18 juin, Mme de Sévigné écrit à Bussy-Rabutin : Mme de Montespan l'a pensé étrangler — Mme de Ludres — et lui fit une vie enragée. Le 7 juillet, à Mme de Grignan : La pauvre Isis — Mme de Ludres — n'a point été à Versailles. Elle a toujours été dans sa solitude. Quand une certaine personne — Mme de Montespan — en parle, elle dit : ce haillon. L'événement rend tout permis.

Quanto et son ami Louis XIV — nous citons toujours Mme de Sévigné — sont plus longtemps et plus vivement ensemble qu'ils n'ont jamais été. L'empressement des premières années s'y retrouve, et toutes les craintes sont bannies pour mettre une bride sur le cou qui persuade que jamais on n'a vu d'empire mieux établi. Et, peu après : Mme de Montespan était l'autre jour toute couverte de diamants ; on ne pouvait soutenir l'éclat d'une si brillante divinité. L'attachement paraît plus grand que jamais, ils en sont aux regards : il ne s'est jamais vu d'amour reprendre terre comme celui-là

Cependant, courtisée et victorieuse, la favorite paraissait tourmentée, elle était agitée, elle était dans une fièvre effrayante. Le 13 janvier 1678, le comte de Rébenac écrivait au marquis de Feuquières : Le jeu de Mme de Montespan est monté à un tel excès que les pertes de 100.000 écus (un million et demi d'aujourd'hui) sont communes. Le jour de Noël elle perdait 700.000 écus (dix millions de notre monnaie) ; elle joua sur trois cartes 150.000 pistoles (sept millions de valeur actuelle) et les gagna. Elle s'étourdissait dans son triomphe — son dernier triomphe, éblouissant mais éphémère, et qui allait être suivi des jours les plus cruels.

En mars 1679, Mme de Montespan demandait à l'abbé Gobelin de prier et de faire prier pour le roi qui est sur le bord d'un grand précipice. Ce précipice était le cœur de Marie-Angélique de Scoraille, demoiselle de Fontanges. Angélique de Fontanges avait dix-huit ans ; elle était blonde, blonde comme la paille aux clairs reflets ; ses grands yeux d'enfant étonné étaient gris pâle, profonds et limpides ; son teint avait la blancheur du lait, ses joues avaient la couleur des roses ; et de caractère, disent les contemporains, c'était une véritable héroïne de roman. Elle vivait à la Cour en qualité de fille d'honneur de Madame, comme Mme de Ludres et, auparavant, Mlle de la Vallière. Mlle de Fontanges, dit Madame Palatine, est belle comme un ange de la tête aux pieds. Si nous en croyons Bussy-Rabutin, ses parents la voyant si belle et si bien faite et ayant plus de passion pour leur fortune que pour leur honneur, boursillèrent entre eux, pour pouvoir l'envoyer à la Cour et pour lui faire une dépense honnête et conforme au poste où elle entrait.

Ce fut un coup de foudre pour Louis XIV et Mme de Montespan. On lit à cette date dans le Précis historique de Saint-Germain-en-Laye par Lorot et Sivry : Mme de Montespan part brusquement de Saint-Germain par suite de la jalousie qu'elle a conçue contre Mlle de Fontanges. Mais l'amant royal n'admettait pas que ses maîtresses le quittassent à leur gré. Il avait imposé à Louise de la Vallière le dur martyre de suivre, en victime expiatoire, le triomphe de Mme de Montespan ; il imposa à Mme de Montespan le triomphe de Mlle de Fontanges. L'altière marquise s'y résigna, en apparence du moins. Le 30 mars 1679, elle écrit au duc de Noailles : Tout est fort paisible ici ; le roi ne vient dans ma chambre qu'après la messe et après souper. Il vaut beaucoup mieux se voir peu avec douceur, que souvent avec de l'embarras. Bientôt même cette satisfaction apparente lui fut retirée. Ce fut l'abandon public et complet.

Au témoignage de Mme de Sévigné, il y eut bal à Villers-Cotterêts, chez Monsieur. Il y eut des masques. Mlle de Fontanges y parut brillante et parée des mains de Mme de Montespan. Bussy applaudit à la disgrâce : Mme de Montespan est tombée, le roi ne la regarde plus et vous jugez bien que les courtisans suivent cet exemple.

Le 6 avril, Mme de Sévigné ajoutait : Mme de Montespan est enragée ; elle pleura beaucoup hier, vous pouvez juger du martyre que souffre son orgueil. Le 15 juin, elle répond à sa fille : C'est une place bien infernale, comme vous dites, que celle de celle qui va quatre pas devant — Mme de Montespan.

De même qu'elle avait chansonné Louise de la Vallière, elle se répandait en épigrammes contre sa rivale heureuse. Mme de Montespan, écrit Bussy-Rabutin, voyant que le grand Alcandre — Louis XIV — se détachait d'elle tous, les jours de plus en plus, en conçut tant de rage qu'elle commença à médire publiquement de Mme de Fontanges. Elle disait à chacun qu'il fallait que le grand Alcandre ne fût guère délicat d'aimer une fille qui avait eu des amourettes dans sa province ; qu'elle n'avait ni esprit, ni éducation, et qu'enfin, à proprement parler, ce n'était qu'une belle peinture. Elle en disait encore mille autres choses aussi fâcheuses. En effet, il lui voyait toujours le même esprit d'orgueil qu'il n'avait jamais pu humilier.

Mlle de Fontanges répondit en accablant d'étrennes somptueuses sa devancière, elle et tous ses enfants. Elle venait d'être proclamée duchesse avec vingt mille écus de pension. La fureur de Mme de Montespan éclata. Elle fit à Louis XIV une scène violente, et comme le roi lui objectait son orgueil, son esprit de domination et d'autres défauts, elle répondit, hautaine, méprisante, concentrant la violence de sa colère dans un de ces mots durs et crus qui l'avaient tant fait redouter au temps de sa domination, elle répondit à Louis XIV que si elle avait les imperfections dont il l'accusait, du moins elle ne sentait pas mauvais comme lui.

Ma mère, raconte la fille de la Voisin, me dit que Mme de Montespan voulait dans ce moment tout porter à l'extrémité et la voulait engager à des choses où elle avait beaucoup de répugnance. Ma mère me faisait entendre que c'était contre le roi, et, après avoir entendu ce qui s'était passé chez la Trianon — sorcière, commère de la Voisin —, je n'ai pu en douter. La maîtresse abandonnée résolut de faire périr à la fois Louis XIV et Mlle de Fontanges. Elle s'adressa à la sorcière de la Villeneuve-sur-Gravois et n'eut pas de peine à réunir quatre complices dans l'affreux cabinet de la rue Beauregard : la Voisin et la Trianon, qui se chargeaient de faire, périr Louis XIV ; Romani et Bertrand, artistes en poisons, qui promettaient de tuer Mlle de Fontanges. Mme de Montespan donna l'argent.

Louis XIV devait être empoisonné le premier. La Voisin et ses associés avaient songé tout d'abord à mettre des poudres magiques, préparées selon les formules des grimoires, sur les habits du roi ou bien en un lieu où il devait passer, ce que la demoiselle Désœillets, attachée à Mme de Montespan, prétendait faire aisément. Le roi mourrait de langueur. Mais, après réflexion, la Voisin s'arrêta à un moyen dont l'exécution lui paraissait plus sûre. Conformément à l'ancienne coutume des rois de France, Louis XIV recevait lui-même, à certains jours, les placets que lui présentaient ses sujets. Tout le monde était introduit, sans distinction de condition ni de rang. On résolut d'accommoder un placet, en l'enduisant de poudres ayant passé sous le calice : le roi le prendrait dans ses mains, et serait frappé de mort. La Trianon se chargeait de la préparation du papier que la Voisin devait remettre entre les mains de Louis XIV.

Le placet fut rédigé. On demandait au roi d'intervenir en faveur d'un certain Blessis, un alchimiste que le marquis de Termes tenait séquestré dans son château. La Voisin se rendit auprès de son compère, Léger, valet de chambre de Montausier, et lui demanda une lettre de recommandation auprès de l'un de ses amis à Saint-Germain, qui la ferait passer parmi les premiers à l'audience, afin qu'elle pût elle-même tendre son placet au roi. Léger répondit qu'il était inutile qu'elle allât jusqu'à Saint-Germain, car il se chargeait de faire parvenir le placet d'une manière sûre ; mais la sorcière tenait à le donner elle-même.

L'audace de la Voisin épouvantait les plus hardis de ses compagnons. La plupart d'entre eux ne craignaient pas la mort, mais les horribles tortures que la justice réservait aux régicides. Afin de l'intimider, la Trianon lui tira son horoscope. Ce document s'est retrouvé parmi les papiers que la Chambre des Poisons saisit sur la sorcière. La Trianon prédisait à la Voisin qu'elle serait impliquée dans un procès pour crime d'État. Bah ! répondit celle-ci, il y a 100.000 écus à gagner — un million et demi d'aujourd'hui. C'était le prix du marché entre la Voisin et Mme de Montespan pour l'empoisonnement de Louis XIV.

La Voisin partit pour Saint-Germain le dimanche 5 mars 1679, accompagnée de Romani et de Bertra Elle revint le jeudi, 9 mars, très contrariée : elle n'avait pu approcher du roi de manière à lui donner le placet. Elle aurait pu le mettre sur la table, posée auprès du roi à cet effet, mais c'était en mains propres que le papier devait être remis. La Voisin dit qu'elle retournerait à Saint-Germain, et comme son mari lui demandait quelle était donc cette affaire si pressée :

Il faut que j'en périsse, ou que je vienne à bout de mon dessein !

Quoi ! périr ! répliqua Monvoisin, c'est beaucoup pour un morceau de papier.

Le vendredi, 10 mars, les missionnaires — ces prêtres d'une congrégation fondée par saint Vincent de Paul dont il a déjà été question plus haut firent une visite chez la devineresse. La Voisin prit peur et donna le placet à sa fille afin qu'elle le brûlât, ce que Marguerite fit le lendemain, samedi, à la pointe du jour. Il va sans dire que le placet était toujours dans son enveloppe, car on serait mort, assuraient les sorcières, en le touchant. Le dimanche 12 mars, la Voisin fut arrêtée ; c'est le lundi 13 qu'elle devait retourner à Saint-Germain. La nouvelle de l'arrestation se répandit et, le mercredi 15 mars, Mine de Montespan s'enfuit de la Cour.

Dans une succession de notes très rapides — les phrases ne sont même pas complètes, et nous ajoutons, pour plus de clarté, les mots en italiques, La Reynie fait la preuve de l'attentat dirigé contre Louis XIV, par la Voisin, instrument de Mme de Montespan :

PLACET : — Par les dépositions de la fille Voisin, de Romani, de Bertrand, est établi que le voyage à Saint-Germain de la Voisin est pour présenter le placet ; Bertrand le transcrit, est allé savoir de la Voisin ce qu'elle avait fait, a su qu'elle y a été depuis le dimanche sans l'avoir pu donner, l'AVAIT RAPPORTÉ — ces deux mots sont soulignés par La Reynie —, y devait retourner. Par là il est évident qu'il s'agissait et que le fond du dessein du voyage de la Voisin à Saint-Germain était pour donner le placet.

La Trianon, la Vautier conviennent du voyage. La Trianon marque dans son horoscope l'affaire d'État, le crime de lèse-majesté sur ce voyage ; interrogée, elle fait à ce sujet de méchantes réponses ; parmi les circonstances avouées dénie le placet ; — si c'était chose indifférente, n'aurait intérêt à le dénier ; faut qu'il y ait un sujet ; — ce sujet ne peut être autre que ce que dit la fille Voisin.

Le voyage à Saint-Germain est d'autant plus suspect que la Voisin, interrogée des voyages à Saint-Germain, n'a jamais fait mention de celui-là n'aurait fait de façon de le dire, s'il n'y avait que cela.

A quoi il faut ajouter la confidence de la Voisin à ses gardes dans sa prison, sur la crainte qu'elle avait qu'on ne lui demandât l'explication du voyage de Saint-Germain. Elle dit le mot : Dieu a protégé le roi.

La Reynie ajoute : La Trianon demeure d'accord — dans sa confrontation à la fille Voisin du 19 août 1680 — d'avoir dit à la fille que ce voyage à Saint-Germain était cause que sa mère était prise, que ce voyage lui porterait malheur, que cela passait son esprit, et qu'elle serait embarrassée en quelque affaire d'État. En ce temps, la Voisin ne paraissait guère contente de Blessis — et n'avait par conséquent aucune raison de s'employer pour sa liberté —. Ce qui est encore plus considérable, c'est que la Trianon et la fille Voisin conviennent que le prétendu crime d'État dont il est question dans l'horoscope était le voyage de Saint-Germain. — Enfin, observe La Reynie, il y a longtemps qu'il a été parlé de ce placet au procès, avant même que la fille Voisin ait été arrêtée. Dès le 27 septembre 1679, Louvois écrivait à Louis XIV : Votre Majesté trouvera dans ce paquet ce que Lesage a encore dit sur le voyage que la Voisin fait à Saint-Germain ; il cite tant de gens pour témoins de ce qu'il allègue, qu'il est difficile de croire qu'il l'ait inventé. Et La Reynie confirme : Avant les déclarations qu'elle a faites, la fille de la Voisin en avait dit quelque chose à deux prisonnières qui sont avec elle. En dernier lieu, la fille de la Voisin a voulu se défaire elle-même et s'étrangler avant ces mêmes déclarations.

L'assassinat de la duchesse de Fontanges devait mettre le sceau à la vengeance de Mme de Montespan. La Voisin s'écria, à ce propos, devant la Trianon chez qui elle dînait : Oh ! la belle chose qu'un dépit amoureux ! Romani et Bertrand étaient chargés d'empoisonner la jeune femme à l'époque même où la Voisin et la Trianon feraient périr Louis XIV ; mais les poisons employés contre elle seraient moins prompts, de façon, disaient les complices, qu'elle mourrait en langueur et qu'on dirait que ce serait de regret de la mort du roi qu'elle serait morte.

Romani avait projeté de se déguiser en marchand d'étoffes. Bertrand le suivrait en qualité de valet. Ils présenteraient leurs marchandises à la duchesse et, en supposant qu'elle ne prît pas les étoffes, elle ne se sauverait point de prendre les gants, disait Romani, parce que ceux qu'il ferait venir de Grenoble seraient parfaitement bien faits et que les dames ne manquaient jamais d'en prendre lorsqu'on en portait de bien faits et que les gants feraient le même effet que la pièce d'étoffe. On fit effectivement venir de Rome et de Grenoble les gants de la plus belle qualité, et Romani les prépara d'après les recettes des magiciens.

Nous retrouvons également dans les papiers de La Reynie un enchaînement de petites notes, aux phrases inachevées, qui font la preuve du complot contre la vie de Mme de Fontanges :

ÉTOFFES, GANTS : — Il faut nécessairement que ce que la fille de la Voisin a dit du dessein d'empoisonner madame de Fontanges soit vrai et qu'on en ait parlé, parce que Romani convient du moyen, d'avoir cherché une entrée dans la maison de madame de Fontanges, d'avoir voulu passer pour marchand de soie étranger.

pensé et parlé comment on pourrait avoir des étoffes ;

en commerce sur cela avec la dame de la Bretesche, chargée par tout le procès du commerce de poisons et suspecte par ce qu'en dit lui-même Blessis ;

en commerce avec la Dumesnil qui a une véritable entrée chez madame de Fontanges ;

ce que Bertrand dit confirme id., car demeure d'accord du fait, la fille de la Voisin ne le peut avoir deviné.

Nota : Ce qui mérite d'être observé et suivi : Romani, en ce même temps, en commerce avec la Désœillets — suivante de Mme de Montespan.

Un dernier trait n'est pas le moins surprenant.

Nous venons de voir que Mme de Montespan s'enfuit de la Cour lorsqu'elle apprit l'arrestation de la devineresse et de ses complices. Sa terreur, mais sa fureur surtout, étaient extrêmes. Au moment où sa fortune était détruite à jamais, où elle se sentait perdue, elle voulait du moins avoir l'affreuse joie de voir périr de ses mains la duchesse de Fontanges. La devineresse, qui avait été le principal instrument de ses passions, allait être interrogée et, sans aucun doute, allait dévoiler aux yeux attentifs des magistrats les horribles pratiques où la maîtresse du roi avait été mêlée. C'est à ce moment même que Mme de Montespan, ardente à réaliser ses desseins, entre en rapport avec Françoise Filastre, commère de la Voisin et, après elle, la plus redoutable sorcière de Paris. La Filastre était de celles qui avaient voué leur enfant au démon, en le faisant égorger, aussitôt après la naissance. La Filastre retourna en Normandie trouver ce Galet de qui il vient d'être question, puis elle alla en Auvergne demander des secrets pour empoisonner sans qu'il parût. Revenue à Paris, elle fit des démarches pour entrer chez Mme de Fontanges ; mais son arrestation l'empêcha de mettre son projet à exécution.

La nature donna à Mme de Montespan la cruelle satisfaction qu'elle avait demandée à la magie et au poison. Le 28 juin 1681, la duchesse de Fontanges mourut âgée de vingt-deux ans, en l'abbaye de Port-Royal du quartier Saint-Jacques. Elle fut enlevée par une pleuro-pneumonie, d'origine tuberculeuse, dont l'action avait été hâtée par une perte de sang, suite de couches. La jeune femme mourut convaincue qu'elle était empoisonnée, et soupçonna sa rivale. Louis XIV, qui eut la même pensée, craignit que l'autopsie révélât le crime, et chercha à l'éviter ; mais les proches l'exigèrent. Les médecins conclurent à une mort naturelle. L'opinion subsista que Mme de Fontanges avait succombé au poison versé par : Mme de Montespan, — opinion dont Mme de Caylus, Mme de Maintenon, Madame Palatine, Bussy-Rabutin se sont faits les échos.

***

Devant les commissaires de la Chambre ardente, le magicien Lesage avait laissé échapper cette boutade : Si l'on prenait la Filastre, l'on saurait d'étranges choses. On prit la Filastre ; elle nia tout devant les commissaires, mais le 1er octobre 1680, à la question, elle donna la confirmation précise des révélations faites par les prisonniers de la Bastille et de Vincennes : le jour même, Louis XIV terrifié fit suspendre les séances de la Chambre ardente. Le 17 octobre 1680, Louvois écrivait à La Reynie : J'ai reçu les lettres que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, le roi en a entendu la lecture avec douleur. Louis XIV fit donc fermer la Chambre ardente, et lorsque, le 19 mai 1681, sur les instances de La Reynie, les séances en furent reprises, il fut défendu aux magistrats de rien faire sur aucune des déclarations contenues aux procès-verbaux de question et d'exécution de la Filastre. De ce jour Louis XIV n'eut plus aucun doute sur les crimes de sa maîtresse. Une dernière preuve lui en allait être fournie.

Le nom de Mlle Désœillets, suivante de Mme de Montespan, revient à toutes les pages du procès. Elle faisait les démarches et commissions auprès des sorcières. Les accusés la connaissaient presque tous ; ils parlaient d'elle de la manière la plus précise. La fille de la Voisin indiquait sa demeure, où elle s'était rendue plusieurs fois. Mlle Désœillets avait une amie, Mme de Villedieu, qui fréquentait les devineresses, mais pour ses propres desseins. Quand la Voisin fut arrêtée, les deux amies s'entretinrent de l'événement.

Comment pouvez-vous être en repos, vous qui avez été si souvent chez la sorcière ? disait Mme de Villedieu.

Le roi ne souffrira pas qu'on m'arrête.

Le propos fut spontanément rapporté par Mme de Villedieu à l'exempt Desgrez. Et, de fait, quand, le 22 octobre 1680, La Reynie manda à Louvois : Ce qui a été dit à l'égard de la demoiselle Désœillets, dans les commencements et a été répété à la fin, est si fort, qu'il est impossible d'empêcher qu'elle ne soit obligée de paraître devant les gens qui ont parlé d'elle, il trouva à Versailles oreilles closes. Si bien que Mme de Villedieu dit, quand on la conduisit à Vincennes : Il est étonnant que l'on m'emprisonne, moi qui n'ai été qu'une seule fois chez la Voisin, tandis qu'on laisse en liberté Mlle Désœillets qui y a été plus de cinquante fois.

Louvois se décida enfin à faire comparaître Mlle Désœillets, non devant les juges, mais devant lui-même, dans son cabinet. Le 18 novembre 1680, il écrivit à La Reynie :

Mlle Désœillets assure, avec une fermeté inconcevable, que pas un de ceux qui peuvent l'avoir nommée ne la connaissent, et, pour m'assurer de son innocence, m'a chargé de conjurer le roi de trouver bon que l'on la mène au lieu où sont ceux qui peuvent avoir déposé contre elle. Elle répond sur sa vie que pas un ne dira qui elle est. Sur quoi il a plu à Sa Majesté de résoudre que je la mènerai à Vincennes, vendredi prochain, que je ferai descendre Lesage, la fille de la Voisin, Guibourg, et les autres gens que vous me ferez dire avoir parlé d'elle. La personne, dont je viens de vous parler, entrera et se montrera à eux, et je leur demanderai s'ils la connaissent, sans la leur nommer.

L'événement ne tourna pas comme Louvois l'avait espéré. La Reynie démontrait à cette époque que, à son insu et malgré sa vigilance, on avait des intelligences avec les prisonniers de Vincennes, qui recevaient des avis. Ce on est Mme de Montespan. Sans doute le lieutenant de police prit-il cette fois les plus grandes précautions. Les détenus ne purent être avisés, si bien que tous, immédiatement, reconnurent la suivante de la favorite.

Mlle Désœillets s'était d'ailleurs fait des illusions sur l'impunité qui lui serait assurée. Louis XIV ne permit pas qu'elle parût devant les juges, ni même qu'elle fût confrontée aux accusés ; mais il la fit renfermer, par lettre de cachet, pour le restant de ses jours, dans une solitude étroite. La malheureuse mourut le 8 septembre 1686, à l'hôpital général de Tours. Et la pauvre Mme de Villedieu, qui n'avait d'autre tort que d'avoir été un moment la confidente de Mlle Désœillets, à cause du secret qu'il fallait garder, eut le même sort.

***

Quand il apprit brusquement tous les crimes dont s'était souillée la femme qu'il avait le plus aimée, la femme de qui il avait fait, aux yeux de l'Europe, la reine de la cour de la France, celle qui était la mère de ses enfants préférés, quels furent les sentiments et l'attitude de Louis XIV ? que se passa-t-il dans son âme, claquemurée pour la postérité comme pour les contemporains dans cette majesté effrayante dont parle Saint-Simon ?

Dès le milieu d'août 1680, Louvois — qui, en cette terrible aventure, mit toute son intelligence et toute son influence à protéger Mme de Montespan — lui avait ménagé un tête-à-tête avec le roi. Mme de Maintenon, anxieuse, les observait de loin. Mme de Montespan a d'abord pleuré, dit-elle, fait des reproches et, enfin, parlé avec hauteur. Au premier instant, sous le coup des déclarations du roi, Mme de Montespan était demeurée atterrée, elle avait fondu en larmes, confuse, humiliée ; puis, se ressaisissant, la maîtresse femme s'était redressée de la hauteur de son orgueil, avec la force de sa passion et de sa haine contre ses rivales. S'il était vrai qu'elle eût été poussée à de grands crimes, c'est que son amour pour le roi était grand et grandes aussi la dureté, la cruauté, l'infidélité de celui à qui elle avait tout sacrifié. Et le roi pouvait la frapper, mais il devait craindre d'oublier qu'il atteindrait du même coup, aux yeux de la France et de l'Europe, la mère de ses enfants, des enfants légitimés de France. Mme de Montespan sortit de cet entretien irrévocablement perdue, mais aussi définitivement sauvée.

Il faut se rappeler le rang où Louis XIV avait élevé sa maîtresse. Il lui importait, par-dessus tout, d'éviter un scandale. L'exil même de la favorite déchue, une disgrâce absolue, risquaient de déchaîner des tempêtes. La Reynie, qui, grâce à son don de pénétration dans les caractères, connaissait bien celui de Mme de Montespan, avertissait Louvois : Il faut craindre des éclats extraordinaires, dont on ne peut prévoir les suites. Louvois, Colbert et Mme de Maintenon elle-même unirent leurs efforts pour amortir une chute trop rude. Colbert venait de fiancer sa fille cadette au neveu de Mme de Montespan. On sait d'ailleurs combien l'illustre homme d'État avait à cœur la grandeur nationale à laquelle il avait si laborieusement contribué, et qui, pour lui, ne pouvait être séparée de la grandeur du roi. Mme de Maintenon avait élevé avec tendresse les enfants de Mme de Montespan et, toute sa vie, leur conserva une affection réelle. Ajoutons que Louis XIV, avec tous ses défauts, son égoïsme absolu, sa rudesse, sa dureté, sa médiocrité d'intelligence, avait du moins, à un degré qui n'a plus été atteint, le sentiment de la dignité royale, et que, en cette crise affreuse, il ne se départit pas un instant de cette majesté calme et tranquille dont ne cessaient de s'émerveiller tous ceux qui l'approchaient. Mme de Montespan ne fut pas chassée de la cour. Elle abandonna son grand appartement du premier pour un appartement plus éloigné du centre de la vie royale. Louis XIV continuait de la recevoir en public et lui rendait publiquement des visites qui trompaient les spectateurs superficiels ; mais les yeux exercés aperçurent le changement profond qui s'était opéré sous les apparences extérieures. Mme de Sévigné écrit à sa fille que Louis XIV traite Mme de Montespan avec rudesse ; Bussy-Rabutin écrit qu'il la traite avec mépris. Ainsi commença le martyre expiatoire, un martyre de vingt-sept ans.

Le 15 mars 1691, Mme de Montespan se retira à Paris, dans la communauté de Saint-Joseph, qu'elle avait fondée. Louis XIV lui faisait une pension toute royale : dix mille pistoles — cinq cent mille francs d'aujourd'hui — par mois ; mais lorsqu'en 1692 fut célébré le double mariage de Mlle de Blois et du duc du Maine, enfants de Mme de Montespan, avec le duc de Chartres et Mlle de Charolais, Louis XIV ne permit pas que la mère parût au mariage ni qu'elle signât au contrat.

Dans les premiers temps, Mme de Montespan eut la, plus grande peine à se faire au calme et à la monotonie de sa retraite à Saint-Joseph. Elle promena son loisir et ses inquiétudes, dit Saint-Simon, à Bourbon, à Fontevrault, aux terres d'Antin, et fut des années sans pouvoir se rendre à elle-même. Quelles étaient ces angoisses ? Saint-Simon ne peut les expliquer ; nous les connaissons aujourd'hui.

Mme de Montespan eut beaucoup de peine à quitter la gloire du monde ; mais du jour où le renoncement en fut fait, elle se jeta avec autant de passion dans la pénitence, qu'elle en avait déployé dans l'ambition et dans l'amour. Depuis le moment où elle se retira à Saint-Joseph, raconte Saint-Simon, jusqu'à sa mort, sa conversion ne se démentit point et sa pénitence augmenta toujours. On la vit alors, dans le couvent des Carmélites, rue du Faubourg-Saint-Jacques, venir demander à son ancienne rivale, qu'elle avait durement chassée, à la douce et sainte Louise de la Vallière, sœur Louise de la Miséricorde, les paroles qui donnent au cœur le repos et l'oubli. Bien qu'elle aimât tendrement ceux de ses enfants qui étaient nés de Louis XIV, c'est vers le duc d'Antin, le fils qu'elle avait eu du marquis de Montespan, que, par devoir, elle tourna sa sollicitude et, dit Saint-Simon, elle s'occupa de l'enrichir. — Le Roi n'avait avec elle aucune sorte de commerce, écrit encore le grand chroniqueur, même par leurs enfants. Leur assiduité fut retranchée, ils ne la voyaient plus que rarement et après le lui avoir fait demander. Le Père de La Tour tira d'elle un terrible acte de pénitence : ce fut de demander pardon à son mari et de se remettre entre ses mains. Elle écrivit elle-même, dans les termes les plus soumis, et lui offrit de retourner avec lui, s'il daignait la recevoir, ou de se rendre en quelque lieu qu'il voulût lui ordonner. A qui a connu Mme de Montespan, c'était le sacrifice le plus héroïque. Elle en eut le mérite, sans en essuyer l'épreuve. M. de Montespan lui fit dire qu'il ne voulait ni la recevoir, ni lui prescrire rien, ni ouïr parler d'elle de sa vie.

Elle n'avait plus aucun rapport avec la cour, les ministres, les intendants, les juges ; ne demandant plus rien, ni pour elle, ni pour les siens, et employant les immenses revenus qu'elle devait à Louis XIV à répandre le bien autour d'elle, en aumônes incessantes et d'une libéralité inouïe, et en fondations pieuses. Belle comme le jour, dit Saint-Simon, jusqu'au dernier moment de sa vie ; sans être malade, elle croyait toujours l'être et aller mourir. Cette inquiétude l'entretenait dans le goût de voyager, et, dans ses voyages, elle menait toujours sept à huit personnes de compagnie. Au travers de ses élans de piété et de l'épanouissement de sa charité, apparaissaient ainsi le remords incessant et le continuel besoin de s'étourdir. Seuls Louis XIV, Louvois et La Reynie auraient pu expliquer cette page que nous empruntons encore à Saint-Simon :

Peu à peu elle en vint à donner presque tout ce qu'elle avait aux pauvres. Elle travaillait pour eux plusieurs heures par jour à des ouvrages bas et grossiers, comme des chemises et d'autres besoins semblables, et y faisait travailler ce qui l'environnait. Sa table, qu'elle avait aimée avec excès, devint la plus frugale ; ses jeûnes furent multipliés, sa piété interrompait sa compagnie et le plus petit jeu auquel elle s'amusait et, à toutes les heures du jour, elle quittait tout pour aller prier dans son cabinet. Ses macérations étaient continuelles ; ses chemises et ses draps étaient de toile jaune, la plus dure et la plus grossière, mais cachés sous des draps et une chemise ordinaires. Elle portait sans cesse des bracelets, des jarretières et une ceinture à pointes de fer qui lui faisaient souvent des plaies ; et sa langue, autrefois si à craindre, avait aussi sa pénitence. Elle était, de plus, tellement tourmentée des affres de la mort qu'elle payait plusieurs femmes dont l'unique emploi était de la veiller. Elle couchait tous ses rideaux ouverts, avec beaucoup de bougies dans sa chambre, ses veilleuses autour d'elle, qu'à toutes les fois qu'elle se réveillait elle voulait trouver causant, joliant ou mangeant, pour se rassurer contre leur assoupissement.

Enfin sonna l'heure tant redoutée. Elle en eut le pressentiment, le pressentiment étrange, une année d'avance. Dès la première atteinte du mal, elle vit que sa fin était proche. Ce fut le 27 mai 1707, à Bourbon.

Elle profita d'une courte tranquillité pour se confesser et recevoir les sacrements. Elle fit auparavant entrer tous ses domestiques, jusqu'aux plus bas, fit une confession publique de ses péchés publics et demanda pardon du scandale qu'elle avait si longtemps donné, même de ses humeurs, avec une humilité si sage, si profonde, si pénitente, que rien ne put être plus édifiant. Elle reçut ensuite les derniers sacrements avec une piété ardente. Les frayeurs de la mort qui, toute sa vie, l'avaient si continuellement troublée, se dissipèrent subitement et ne l'inquiétèrent plus. Elle remercia Dieu, en présence de tout le monde, de ce qu'il permettait qu'elle mourût dans un lieu où elle était éloignée des enfants de son péché, et n'en parla durant sa maladie que cette seule fois. Elle ne s'occupa plus que de l'éternité, quelque espérance de guérison dont on voulût la flatter, et de l'état d'une pécheresse dont la crainte était tempérée par une sage confiance en la miséricorde de Dieu, sans regret et uniquement attentive à lui rendre son sacrifice plus agréable, avec une douceur et une paix qui accompagna toutes ses actions.

Les courtisans furent surpris de l'indifférence que Louis XIV témoigna en apprenant la mort de son ancienne maîtresse. A la duchesse de Bourgogne, qui lui en faisait la remarque, il répondit : Que, depuis qu'il l'avait congédiée, il avait compté ne la revoir jamais et qu'ainsi elle était, dès lors, morte pour lui. Il blâma ouvertement la douleur que montrèrent les enfants qu'il avait eus de Mme de Montespan ; et, à la stupéfaction de la Cour, il leur interdit de porter le deuil ; le spectacle en fut d'autant plus incompréhensible qu'à cette même date la princesse de Conti, fille de Louis XIV et de Louise de la Vallière, portait le deuil de Mme de la Vallière, sa tante.

Il serait injuste de juger, par ce qui précède, Mme de Montespan. Nous n'avons parlé que des crimes où elle fut poussée par la violence de ses passions. Nous n'avons pas rappelé le bien qu'elle répandit avec autant de libéralité que de discernement, l'éclat donné à la cour royale par sa grâce et son esprit, la protection éclairée que trouvèrent en elle les plus grands écrivains et les plus grands artistes, la bonté lumineuse avec laquelle elle adoucit la vieillesse du grand Corneille, tant d'œuvres fécondes enfin qu'elle créa avec autant d'intelligence que de cœur, dont plusieurs subsistent encore aujourd'hui. Il faudrait un Racine, la pénétration de son esprit, sa faculté de concilier les extrêmes opposés dans un même caractère et l'harmonieuse majesté de son langage, pour parler de Mme de Montespan. Belle, claire, radieuse, d'une élégance royale, exquise par la distinction des manières et la finesse de sa conversation, insouciante et joyeuse, rayonnante et glorieuse, et si charmante, elle dominait toute la cour de France — l'horrible cliente de l'abbé Guibourg, de la Filastre et de la Voisin.

 

NOTE AJOUTÉE A LA SIXIÈME ÉDITION

MM. Jean Lemoine et André Lichtenberger, dans leur savant et brillant ouvrage, De La Vallière à Montespan (p. 21 et suivantes), ont présenté le marquis de Montespan et la manière dont il prit les amours de sa femme avec Louis XIV sous un jour très différent de, celui qui nous a paru et nous parait encore le jour vrai. Le témoignage de Madame Palatine, qui voit tout en mal, de Saint-Simon qui, pour le détail des faits, est parfois inexact, surtout pour l'époque dont il s'agit, enfin de cette mauvaise petite langue de Madame de Caylus, ne suffisent pas à jeter des soupçons sur la sincérité de l'attitude de Montespan. Il est vrai que c'était un homme fantasque, un gascon ; mais un gascon est-il nécessairement un mari complaisant ? Il est vrai aussi que, violemment séparé de sa femme, il ne lui demeura pas fidèle : mais en vérité n'est-il pas surprenant qu'on lui en fasse grief ? MM. Lemoine et Lichtenberger paraissent établir qu'en 1614 — les faits dont il s'agit ci-dessus sont de 1668 — qu'en 1674 Montespan accepta que se femme payât ses dettes : mais en quelle détresse n'avait-il pas été jeté ? La misère plie les caractères. On n'a pas prétendu que celui de Montespan eût la trempe de l'acier.

 

 

 



[1] SOURCES MANUSCRITES : Bibliothèque de l'Arsenal, Archives de la Bastille, mss 10 338-10 559 (dossiers de la Chambre ardente) ; — Bibliothèque nationale, ms. français 7 608, notes de La Reynie.

SOURCES IMPRIMÉES : François Ravaisson, Archives de la Bastille, t. IV-VII, Paris, 1870-74 ; — Correspondance de Mme de Sévigné ; — Correspondance de Madame Palatine ; — Bussy-Rabutin, Histoire amoureuse des Gaules ; — Mémoires de Mme de Caylus, de l'abbé de Choisy, du marquis de la Fare, de Mlle de Montpensier, du duc de Saint-Simon.

TRAVAUX DES HISTORIENS : P. Clément, Madame de Montespan et Louis XIV, Paris, 1869 ; — P. Bonassieux, le Château de Clagny et Madame de Montespan, Paris, 1881 ; — J. Lair, Louise de la Vallière, Paris, 1881 ; — J. Loiseleur, Trois énigmes historiques, Paris, 1883 ; — G. Jourdy, la Citadelle de Besançon, prison d'État au XVIe siècle, ou épilogue de l'Affaire des poisons, Gray, 1888 ; — docteur G. Legué, Médecins et Empoisonneurs au XVIIe siècle, Paris, 1896.

[2] La duchesse de Vivonne, belle-sœur de Mme de Montespan, et elle-même cliente passionnée des sorcières et des magiciens, était la fille du président de Mesmes.

[3] Mme de Montespan.