LE DRAME DES POISONS

 

MARIE-MADELEINE DE BRINVILLIERS[1].

 

 

I. — SA VIE.

 

La marquise de Brinvilliers est demeurée la figure la plus célèbre de nos annales judiciaires. L'énormité de ses crimes, l'éclat de son rang, les circonstances qui entourèrent son procès et sa mort, dont son confesseur, l'abbé Pirot, a laissé un récit qui est un des chefs-d'œuvre de notre littérature ; enfin, l'énergie étrange de son caractère, qui la fit regarder comme une sainte après son supplice par une partie de la population parisienne, attireront longtemps encore sur elle l'attention de ceux qu'intéresse l'histoire du passé.

Michelet a consacré à la marquise de Brinvilliers une étude dans la Revue des Deux Mondes. C'est un récit très inexact et rempli de lacunes. Le petit roman d'Alexandre Dumas lui est préférable, au point de vue historique. Pierre Clément, dans sa Police de Paris sous Louis XIV, et récemment M. Cornu, dans le discours de rentrée de la conférence du stage des avocats à la Cour de cassation, se sont également occupés de la grande criminelle. Dans les pages qui suivent ont pu être utilisés quelques documents nouveaux.

Aux yeux de l'historien, le procès de la marquise de Brinvilliers offre beaucoup d'intérêt. Il a été l'origine de la terrible affaire des poisons qui éclata à la cour de Louis XIV dans le deuxième tiers du règne, où les plus grands noms de France se sont trouvés compromis ; et Mme de Brinvilliers elle-même représente, avec les caractères les plus saillants et que nous pouvons le mieux étudier, un type de femme que nous allons voir se répéter après elle jusque sur les marches du trône.

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Marie-Madeleine — et non Marguerite — d'Aubray, marquise de Brinvilliers[2], naquit le 22 juillet 1630. Elle fut l'aînée des cinq enfants de Antoine Dreux d'Aubray, sire d'Offémont et de Villiers, conseiller d'État, maître des requêtes, lieutenant civil de la ville, prévôté et vicomté de Paris et lieutenant général des mines et minières de France. Dreux d'Aubray était lui-même fils d'un trésorier de France originaire de Soissons[3]. Madeleine d'Aubray reçut une bonne éducation, au moins au point de vue littéraire. L'orthographe de ses lettres est correcte, ce qui est rare chez les femmes de son temps. L'écriture est remarquable, forte, accentuée, une écriture d'homme, et que l'on serait tenté de dater — détail curieux — d'une époque antérieure. Mais son éducation religieuse fut entièrement négligée. Dans ses entretiens avec son confesseur, la veille de sa mort, elle se montra ignorante des maximes les plus élémentaires de la religion, que les enfants apprennent et, dans le cours de la vie, n'oublient plus.

Quant à l'éducation morale, elle lui fit entièrement défaut. Dès l'âge de cinq ans elle était adonnée à des vices horribles. Elle perdit sa virginité à sept ans. C'est ce que Michelet appelle des menus péchés de petite fille. Dans la suite, elle se livra à ses jeunes frères. Nous sommes fixés sur ces divers points par son propre témoignage. Elle apparaîtra douée d'une nature ardente, passionnée, et qui mettait à la disposition de ses passions une énergie étonnante ; mais cette énergie n'agissait que sous l'empire des passions, car elle était impuissante à résister aux impressions qui pénétraient en elle et, aussitôt, la dominaient. Elle était d'une sensibilité extrême aux offenses, à celles, surtout, qui atteignaient son amour-propre. Elle était une de ces natures qui, bien dirigées, sont capables d'actions héroïques, mais qui sont capables aussi des plus grands crimes quand elles sont abandonnées aux instincts mauvais.

En 1651, à l'âge de vingt et un ans, Marie-Madeleine d'Aubray épousa un jeune maître de camp du régiment de Normandie, Antoine Gobelin de Brinvilliers[4], baron de Nourar, fils d'un président de la Chambre des comptes. Il descendait directement de Gobelin, le fondateur de la célèbre manufacture. Mlle d'Aubray apportait à son mari une dot de deux cent mille livres ; celui-ci était riche de son côté ; les deux époux jouissaient d'une grande fortune pour l'époque.

La jeune marquise de Brinvilliers était charmante, alerte, jolie, avec de grands yeux d'une expression profonde. Elle impressionnait beaucoup par sa manière de parler vive, nette et ferme. Son caractère était aimable et enjoué ; elle ne rêvait que plaisir. Un prêtre, doué d'une grande finesse de jugement, qui étudia la marquise de Brinvilliers dans des circonstances terribles, l'a dépeinte ainsi :

Elle était naturellement intrépide et d'un grand courage. Elle paraissait née d'une inclination honnête, d'un air indifférent à tout, d'un esprit vif et pénétrant, concevant les choses fort nettement et les exprimant justes et en peu de paroles, mais très précises ; trouvant sur-le-champ des expédients pour sortir d'une affaire difficile, et prenant tout d'un coup son parti dans les choses les plus embarrassantes, légère au reste et ne s'attachant à rien, inégale et ne se soutenant point, se rebutant quand on lui parlait souvent d'une même chose.

Son âme avait d'elle-même quelque chose de grand, d'un sang-froid aux accidents les plus imprévus, d'une fermeté à ne s'émouvoir de rien, d'une résolution à attendre la mort et à la souffrir même s'il eût été nécessaire.

Elle était d'un poil châtigné et fort épais — ce qui veut dire qu'elle avait de beaux cheveux châtains, — le tour du visage rond et assez beau, les yeux bleus, doux et parfaitement beaux, la peau extraordinairement blanche, le nez assez bien fait, nuls traits désagréables.

Si doux que parût son visage naturellement, quand il lui passait quelque chagrin au travers de l'imagination, il la témoignait assez par une grimace qui pouvait d'abord faire peur, et, de temps en temps, je m'apercevais de convulsions qui marquaient du dédain, de l'indignation et du dépit.

Elle était de fort petite taille et fort menue.

Le marquis de Brinvilliers avait des besoins de luxe et de dépenses ; il aimait le jeu, les plaisirs ; et son mariage fut loin de lui faire perdre ses habitudes joyeuses. En 1659, il se lia intimement avec un nommé Godin, dit Sainte-Croix, capitaine de cavalerie dans le régiment de Tracy, officier originaire de Montauban, qui se disait bâtard d'une bonne famille de Gascogne. Sainte-Croix était jeune et bien fait, doué, dit un mémoire du temps, de tous les avantages de l'esprit et peut-être encore de ces qualités du cœur dont une femme manque rarement, à la longue, de subir l'empire. Dans la suite, M. Vautier eut à tracer le portrait de Sainte-Croix, au cours d'un plaidoyer devant le Parlement : Sainte-Croix, dit-il, était dans la misère et l'indigence, mais il avait un génie rare et singulier. Sa physionomie était heureuse et promettait de l'esprit. Il en avait aussi et tourné du côté de tout ce qui peut plaire. Il faisait son plaisir du plaisir des autres ; il entrait dans un dessein de piété avec autant de joie qu'il acceptait la proposition d'un crime. Délicat sur les injures, sensible à l'amour ; et, dans son amour, jaloux jusqu'à la fureur, même des personnes sur lesquelles la débauche publique se donne des droits qui ne lui étaient pas inconnus. D'une dépense effroyable et qui n'était soutenue d'aucun emploi ; l'âme, au reste, prostituée à tous les crimes. Il se mêlait aussi de dévotion, et l'on prétend qu'il en a fait des livres. Il parlait divinement du Dieu qu'il ne croyait pas, et, à la faveur de ce masque de piété, qu'il n'ôtait qu'avec ses amis, il paraissait avoir part aux bonnes actions et il était de tous les crimes[5]. Bien qu'il fût officier et marié, Sainte-Croix prenait parfois le petit collet et le titre d'abbé.

Sainte-Croix était un brillant et galant cavalier, et la marquise de Brinvilliers, avec sa fine taille et ses yeux bleus, était la plus charmante du monde. La dame de Brinvilliers, observe l'avocat Vautier, ne traitait pas l'amour de mystère ; elle s'en faisait honneur dans le monde où il en résulta beaucoup d'éclat. Elle s'en fit honneur également devant son mari, qui lui répondit en se faisant honneur de l'amour qu'il avait pour d'autres dames ; mais comme il lui arriva aussi de s'en faire honneur devant son père, le lieutenant civil, qui était un homme de vieille roche, celui-ci, fort des droits que les anciennes coutumes mettaient dans les mains du père de famille, obtint une lettre de cachet contre l'amant de sa fille. Le 19 mars 1663, Sainte-Croix fut arrêté dans le carrosse même de la marquise qui était à ses côtés, et jeté à la Bastille.

Les différents écrivains qui se sont occupés de ces faits montrent Sainte-Croix, prisonnier à la Bastille, en compagnie du fameux Exili et apprenant de celui-ci le secret des poisons italiens. Rendu libre, Sainte-Croix aurait transmis les terribles recettes à sa maîtresse et à d'autres qui, à leur tour, les auraient répandues en France.

Cette opinion se rencontre déjà dans les documents du temps, entre autres dans le plaidoyer que Me Nivelle prononça au Parlement en faveur de Mine de Brinvilliers.

Exili, de son vrai nom Eggidi, autrement Gilles, était un gentilhomme italien attaché au service de la reine Christine de Suède. II est vrai qu'il fut enfermé à la Bastille à la même époque que Sainte-Croix. Exili resta à la Bastille du 2 février au 1er juillet 1663 ; Sainte-Croix y demeura du 9 mars au 2 mai. Un capitaine-exempt de la compagnie du chevalier du Guet, un nommé Desgrez — qui jouera dans la suite un rôle important, — reçut Exili à sa sortie de prison avec ordre de le conduire à Calais et de l'embarquer pour l'Angleterre ; mais, soit qu'Exili lui eût échappé en route, soit que, parvenu en Angleterre, il fût retourné en France, nous retrouvons bientôt l'Italien à Paris, et dans la maison même de Sainte-Croix, où il demeura six mois. Et cependant ce n'est pas Exili qui forma Sainte-Croix dans l'art des poisons, pour reprendre l'expression du temps. Bien avant son entrée à la Bastille, le jeune officier de cavalerie avait acquis, en matière de poisons, des connaissances qui dépassaient celles d'Exili. Il les tenait d'un célèbre chimiste suisse[6], Christophe Glaser, établi à Paris, au faubourg Saint-Germain, où il s'était fait une situation importante après la publication, en 1665, d'un Traité de chimie, qui eut dès l'époque un succès considérable. Glaser était apothicaire ordinaire du Roy et de Monsieur. Il fit pendant huit ans des leçons et préparations chimiques en public dans le Jardin des plantes. C'était un savant de valeur. Le sulfate de potasse, qu'il a découvert, a longtemps porté son nom. Glaser fut le principal et, sans doute, l'unique fournisseur de Sainte-Croix et de sa maîtresse. Dans leur correspondance ceux-ci appellent les poisons dont ils se servent : la recette de Glaser. D'ailleurs ces poisons étaient, comme nous le verrons, très simples ; aujourd'hui ils paraîtraient grossiers. Exili, que nous allons perdre de vue, demeura en relation avec la reine Christine et fit, en 1681, un beau mariage, quand il épousa la comtesse Ludovica Fantaguzzi, cousine du duc François de Modène.

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Dès que Sainte-Croix fut sorti de la Bastille, il renoua ses relations avec la marquise de Brinvilliers. La passion de cette dernière avait été exaltée par l'emprisonnement de son amant. Blessée dans son orgueil, elle sentit naître en elle, contre son père, une. haine d'une irrésistible violence. Les dissipations, le jeu, les folles parties en compagnie de son amant, qu'elle entretenait à la mode du temps, avaient obéré sa fortune. Je m'accuse, dira-t-elle dans sa confession, d'avoir donné beaucoup de bien à cet homme et qu'il m'a ruinée. Le désir d'entrer en possession de l'héritage paternel, et le besoin, de jour en jour plus impérieux, de tirer vengeance de l'affront essuyé, lui firent concevoir un crime affreux. L'on vit s'arrêter fréquemment, au carrefour de la foire Saint-Germain, un carrosse, d'où descendaient un jeune officier et une dame élégante. A pied, ils se rendaient rue du Petit-Lion où demeurait l'apothicaire-chimiste Glaser. Ils pénétraient dans une chambre reculée. Les locataires, que ces allées et venues intriguaient, parlaient de fausse monnaie. Bientôt l'on vit cette jeune femme, sous les dehors édifiants de la piété et de la religion, franchir le seuil des hôpitaux : elle se penchait au lit des malades, avec des paroles de douceur et d'amitié ; elle portait des confitures, du vin, des biscuits ; mais, fatalement, les malades dont elle s'était approchée ne tardaient pas à succomber dans des douleurs horribles. Qui eût dit, écrit le lieutenant de police Nicolas de La Reynie, qu'une femme élevée dans une honnête famille, dont la figure et la complexion étaient faibles, avec une humeur douce en apparence, eût fait un divertissement d'aller dans les hôpitaux empoisonner les malades pour y observer les différents effets du poison qu'elle leur donnait ? Elle empoisonnait aussi ses domestiques pour essayer. Françoise Roussel dit qu'elle a été au service de la dame de Brinvilliers. Celle-ci lui donna un jour des groseilles confites à manger sur la pointe d'un couteau, dont aussitôt elle se sentit mal. Elle lui donna encore une tranche de jambon humide, laquelle elle mangea, et depuis lequel temps elle a souffert grand mal à l'estomac, se sentant comme si on lui eût piqué le cœur. La malheureuse en fut malade trois ans.

Quand la marquise de Brinvilliers eut expérimenté la force de la recette de Glaser, et quand elle eut constaté l'impuissance des chirurgiens à découvrir les traces du poison dans les cadavres, l'empoisonnement de son père fut résolu.

A l'approche de la Pentecôte (13 juin) de l'année 1666, Ant. Dreux d'Aubray, déjà souffrant depuis plusieurs mois de maux étranges, partit pour ses terres d'Offémont[7], à quelques lieues de Compiègne. II pria sa fille, la marquise de Brinvilliers, de venir y passer deux ou trois semaines auprès de lui en emmenant ses enfants ; et quand elle arriva, le lieutenant civil la gronda affectueusement de s'être fait attendre. Dès le lendemain de l'arrivée de la marquise, le mal de Dreux d'Aubray redoubla, il eut de grands vomissements qui ont continué, toujours très violents, jusqu'à sa mort, laquelle survint à Paris, où il s'était fait transporter pour y recevoir les soins des meilleurs médecins et où sa fille n'avait pas manqué de l'accompagner. Madeleine de Brinvilliers avoua dans la suite qu'elle avait empoisonné son père vingt-huit ou trente fois de ses propres mains, et d'autres fois par les mains d'un laquais nommé Gascon que Sainte-Croix lui avait donné, qu'ils l'avaient empoisonné tant avec de l'eau qu'avec de la poudre, et que l'empoisonnement dura huit mois. Elle n'en pouvait venir à bout. Il apparaît dès ce moment que le poison dont Mme de Brinvilliers se servait était simplement de l'arsenic. Quand, dans la suite, ces faits furent connus, ce fut une clameur indignée dans toute l'Europe, à la pensée de cette fille entourant de caresses son père mourant et répondant à ses embrassements en versant du poison dans les potions qu'elle lui tendait avec un sourire affectueux. Les plus grands crimes, dit Mme de Sévigné, sont une bagatelle en comparaison d'être huit mois à tuer son père et à recevoir toutes ses caresses et toutes ses douceurs, où elle ne répondait qu'en doublant toujours la dose. Médée n'en a pas fait tant.

Antoine Dreux d'Aubray mourut à Paris le 10 septembre 1666, âgé de soixante-six ans. Les médecins, qui firent l'autopsie du corps, attribuèrent la mort à des causes naturelles ; mais, dès cette époque, le bruit fut répandu que Dreux d'Aubray était mort empoisonné. L'aîné des frères de la marquise, Antoine Dreux d'Aubray, comte d'Offémont, seigneur de Villarceaux et de Bois-Saint-Martin, conseiller au Parlement en 1653, maître des requêtes en 1660, puis intendant d'Orléans, succéda à son père dans la charge de lieutenant civil.

Délivrée d'un censeur redouté, Mme de Brinvilliers ne mit plus de frein à ses débordements. Elle eut plusieurs amants à la fois, outre Sainte-Croix. De celui-ci elle eut deux enfants parmi les siens ; elle fut la maîtresse de Fr. de Pouget, marquis de Nadaillac, capitaine de chevau-légers et cousin de son mari ; elle prit encore pour amant un cousin germain à elle, de qui elle eut aussi un enfant parmi les siens ; enfin elle accorda ses faveurs à un tout jeune homme, précepteur de ses enfants, de qui il va être beaucoup question. Ceci ne l'empêchait pas de ressentir une ardente irritation quand Sainte-Croix parut lui être infidèle ; et quand elle apprit que son mari entretenait une nommée Dufay, dans sa rage, elle songea à la poignarder. Elle avait naturellement une grande délicatesse, écrira d'elle son confesseur, et un sentiment fort exquis sur le point d'honneur et sur les injures.

Les dépenses et les prodigalités redoublèrent, et la part de l'héritage paternel ne tarda pas à être dissipée. Ici se place un incident qui témoigne à la fois de la détresse où Madeleine de Brinvilliers était retombée et des énergies sauvages de son caractère. En 1670, une propriété que le marquis de Brinvilliers et elle possédaient à Norat fut vendue par décret de justice, à la demande des créanciers : dans l'emportement de sa colère, la marquise de Brinvilliers y courut mettre le feu.

La partie la plus considérable de la succession était revenue aux deux frères, dont l'un, intendant d'Orléans, venait d'être nommé, comme nous l'avons dit, lieutenant civil, et dont l'autre était conseiller à la Cour. Mme de Brinvilliers avait déjà essayé de faire assassiner l'intendant, sur le chemin même d'Orléans, par deux gentilshommes à gages, un de ces audacieux coups de main qu'elle ne cessera de combiner jusqu'à la fin de sa vie. Elle déclarait à ce moment que son frère ne valait rien. Pressée par le besoin d'argent, Mme de Brinvilliers se détermina à de nouveaux empoisonnements pour ne pas perdre le fruit du premier. Sainte-Croix était tombé d'accord sur la nécessité de l'opération ; mais avant d'en entamer l'exécution, il tira de sa maîtresse deux promesses, l'une de 25.000 livres, l'autre de 30.000.

En 1669, Mme de Brinvilliers parvint à faire entrer un misérable, nommé Jean Hamelin, dit La Chaussée, en qualité de laquais, chez le conseiller à la Cour. Les deux frères, le conseiller et le lieutenant civil, demeuraient dans la même maison. La Chaussée avait toute facilité pour leur distribuer le poison. Un jour qu'il servait à table chez le lieutenant civil, la dose qu'il mit dans le verre qu'il lui présenta fut si forte que le lieutenant civil se leva tout ému, s'écriant : Ah ! misérable, que m'as-tu donné ? Je crois que tu veux m'empoisonner ! Et il ordonna à son secrétaire d'en goûter. Celui-ci en prit dans une cuiller et déclara sentir une vive odeur de vitriol. La Chaussée ne perdit pas la tête : C'est sans doute le verre dont s'était servi Lacroix, le valet de chambre, qui, le matin, avait pris médecine. Et il s'empressa d'en vider le contenu dans le feu.

Le lieutenant civil était allé à sa terre de Villequoy, en Beauce, pour y passer en famille les fêtes de Pâques. Pâques tombait, en 1670, le 6 avril. Son frère, le conseiller, fut de la partie. Il emmena un seul domestique, La Chaussée. Durant son séjour à Villequoy, La Chaussée aida les cuisiniers. On servit sur la table une tourte de béatilles. Tous ceux qui en mangèrent furent extrêmement malades le lendemain, tandis que les autres se portaient bien. Le 12 avril, on revint à Paris. Le lieutenant civil avait le visage d'un homme qui avait extrêmement souffert.

Les détails de l'empoisonnement sont horribles. Antoine d'Aubray se conservant et se rafraîchissant extrêmement, le poison n'avait pas son effet si vite ; il eut extrêmement de peine à mourir. La Chaussée, assidu auprès de son maître, lui donnait du poison à tous moments. Le corps était si puant et infect pendant la maladie qu'on ne pouvait durer dans la chambre ; le malade était de si méchante humeur qu'on ne pouvait l'aborder, aussi Mme de Brinvilliers ne se présentait-elle pas souvent, elle y envoyait sa sœur la dévote. Cependant La Chaussée ne se rebutait point à servir son maître, il n'y avait que lui qui le pût changer du lit sur le matelas et du matelas sur le lit. Le malheureux souffrait des maux incroyables. Il arriva à La Chaussée de s'écrier : Ce bougre-là languit bien ! il nous fait bien de la peine ! je ne sais quand il crèvera !

Mme de Brinvilliers était à Sains, en Picardie. Elle racontait à Briancourt, le précepteur de ses enfants devenu son amant, qu'on était occupé à empoisonner son frère le conseiller. Elle lui expliquait qu'elle voulait faire une bonne maison, que son fils aîné, qu'on nommait déjà le Président, remplirait un jour la charge de lieutenant civil de M. d'Aubray ; elle ajoutait qu'il y avait encore quelque chose à faire. Ces sentiments étaient sincères. Mme de Brinvilliers chercha à élever et à établir ses enfants — qui étaient sa chair, dit-elle — conformément aux rêves brillants qu'elle nourrissait pour l'avenir de sa maison. Il est vrai qu'elle commença à empoisonner sa fille aînée, mais c'est parce qu'elle la trouvait sotte. Puis elle en eut du regret et lui fit boire du lait.

Telle a été l'une de ses préoccupations dominantes. Il y faut joindre le besoin de vivre avec honneur, c'est-à-dire en brillant équipage, avec de belles parures, un grand train de maison, et en entretenant ses amants d'une manière magnifique. Il lui fallait la gloire du monde, l'expression ne cesse de revenir sur ses lèvres. C'est pour l'honneur qu'elle a empoisonné tant de gens. Le mot est d'elle.

Le martyre du lieutenant civil, frère de la marquise, dura trois mois. Il amaigrissait, déclare le médecin, desséchait, perdait l'appétit, vomissait souvent, brûlait dans l'estomac. Il mourut le 17 juin 1670. Le conseiller à la Cour mourut au mois de septembre suivant. Cette fois, le docteur Bachot, médecin ordinaire du lieutenant civil, les chirurgiens Duvaux et Dupré et l'apothicaire Gavart, après autopsie, déclarèrent que le défunt avait été empoisonné ; mais on soupçonna si peu les auteurs du crime que La Chaussée toucha un don de cent écus légué par son maître pour ses loyaux services.

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Il faut suivre l'existence de la marquise de Brinvilliers après l'empoisonnement de son père et de ses deux frères pour comprendre où les débordements de la passion avaient pu faire tomber cette femme, qui appartenait aux premiers rangs de la société par son nom, par la situation que les siens avaient occupée et par sa fortune, et qui avait été pourvue d'une manière si charmante des grâces de la nature.

Elle est à la merci d'un laquais qui tient en ses mains misérables son honneur et sa vie. Elle le recevait en particulier dans son cabinet, où elle lui donnait de l'argent, disant : C'est un bon garçon, il m'a rendu de bons services ; et elle le caressait. Les visiteurs, qui survenaient à l'improviste, trouvaient la marquise en grande familiarité avec La Chaussée, et elle le fit cacher dans la ruelle de son lit lorsque le sieur Cousté la vint voir.

Sainte-Croix était un complice plus redoutable. Et quelle ne dut pas être la douleur de cette femme si passionnée et si orgueilleuse, quand elle comprit peu à peu que cet homme, à qui elle avait tout sacrifié, n'avait vu en elle qu'un instrument de plaisir et de fortune, et, à présent, maître de ses secrets, en profitait pour tirer d'elle de l'argent par les plus vulgaires procédés d'intimidation ! Sainte-Croix avait enfermé dans une cassette, qui va devenir célèbre, les lettres, au nombre de trente-quatre, que la marquise lui avait écrites, les deux obligations d'argent souscrites par elle après l'assassinat de son père et de ses cieux frères, et plusieurs bouteilles de poison. La dite dame de Brinvilliers mitonnait Sainte-Croix pour avoir sa cassette, et elle voulait que Sainte-Croix lui donnât son billet de deux ou trois mille pistoles, autrement elle le ferait poignarder. Dans ce dernier trait nous la retrouvons. D'autres fois, désespérée, affolée de terreur, elle songeait à s'empoisonner elle-même. Elle suppliait Sainte-Croix de lui donner la cassette, et comme elle ne recevait pas réponse, elle lui envoyait ce mot touchant : J'ai trouvé à propos de mettre fin à ma vie et, pour cet effet, j'ai pris ce soir ce que vous m'avez donné si chèrement : c'est de la recette de Glaser ; et vous verrez par là que je vous sacrifie volontiers ma vie ; mais je ne vous promets pas, avant de mourir, que je ne vous attende en quelque lieu pour vous dire le dernier adieu. Sur la ligne finale elle se redresse ; c'est la menace de la femme offensée.

Quelles scènes à écrire pour un romancier ! Un jour, en manière de réplique à ces cris de sang, Sainte-Croix lui fit avaler, à elle-même, du poison. C'était de l'arsenic ; mais elle s'en aperçut aussitôt aux souffrances qu'elle éprouva, et absorba de grandes quantités de lait chaud ; ce qui la sauva. Elle en fut souffrante durant plusieurs mois. Mme de Brinvilliers déclara après la mort de Sainte-Croix qu'elle avait fait ce qu'elle avait pu pour retirer la cassette de son vivant, et que si elle l'avait pu retirer, elle l'aurait fait égorger après.

Comme tous les criminels, Mme de Brinvilliers était dominée par le besoin invincible de ramener sans cesse la conversation autour de ses forfaits. Il lui arrivait de parler de poisons au premier venu. Les domestiques trouvaient des bouteilles d'arsenic dans son cabinet de toilette. Un jour, étant gaie — il faut entendre pour trop de vin qu'elle avait pris, — elle monta dans sa chambre, une espèce de cassette dans la main, et rencontra une de ses servantes à qui elle dit qu'elle avait de quoi se venger de ses ennemis, et qu'il y avait dans cette botte bien des successions. Mot terrible, qui revint au procès et fit fortune ; le poison ne sera plus appelé que poudre de succession. La Brinvilliers remise quelque temps après vint dire à sa femme de chambre qu'elle ne savait ce qu'elle disait en parlant de successions, et que ses affaires l'accablaient. Elle crut également s'être trahie devant sa suivante, Mlle de Villeray, et il est possible que, en 1673, pour s'assurer de son silence, elle l'ait empoisonnée.

Enfin, elle en vint à révéler, peu à peu, le détail de ses crimes à Briancourt. Au cours de ces entretiens, Mme de Brinvilliers ne témoignait aucun regret de la mort de ses frères, qu'elle méprisait, mais en parlant de son père elle pleurait souvent. Au lendemain d'une de ces confidences — dit Briancourt devant le Parlement, — la marquise de Brinvilliers vint en sa chambre, comme une furieuse, lui marqua qu'elle avait beaucoup de défiance de lui, qu'elle lui avait confié des choses de la dernière conséquence, où il allait de sa vie. Il lui dit que les choses qu'elle lui avait confiées, il n'en parlerait jamais, mais qu'il la priait, les larmes aux yeux, que si elle n'était pas contente de sa conduite, elle souffrît qu'il s'en retournât à Paris. La dame lui répondit : Non, non, pourvu que vous soyez discret ; je ferai votre fortune et je vois bien que vous le serez. En même temps la dame fit revenir Sainte-Croix et s'entretinrent fort longtemps ensemble. Sainte-Croix lui témoigna, à lui Briancourt, de fort grandes amitiés et l'assurant de ses services, et qu'il le priait d'avoir soin du petit garçon qu'il affectionnait. Nous savons, par la confession de Mme de Brinvilliers, que ce petit garçon était effectivement l'enfant de Sainte-Croix.

La déposition de Briancourt devant le Parlement constitue l'un des documents les plus curieux que nous possédions. Cet homme était d'une nature bonne et, dans le fond, honnête, mais de caractère lâche. Sa terrible maîtresse le dominait, l'épouvantait. Il eut néanmoins de ces mouvements d'audace où sont par moments entraînées les natures faibles. Après avoir empoisonné son père et ses deux frères, la marquise de Brinvilliers avait encore à se débarrasser de sa sœur, Mlle Thérèse d'Aubray, et de sa belle-sœur, Marie-Thérèse Mangot, veuve du lieutenant civil. C'est ce qui lui restait à faire. Voyant le péril prochain de Mlle d'Aubray et même de Mme d'Aubray, veuve, qui n'était pas si prochain que celui de la demoiselle, et parce que La Chaussée n'était pas encore entré dans la maison de la d'Aubray et que Mme de Brinvilliers disait qu'elle voulait que l'affaire de Mme d'Aubray fût faite dans deux mois ou point du tout, il — Briancourt — pria Mme de Brinvilliers de prendre garde à ce qu'elle voulait faire, qu'elle avait fait mourir cruellement son père et ses frères, et qu'elle voulait encore faire mourir sa sœur ; que jamais, dans toute l'antiquité, il ne s'était vu d'exemple de cruauté pareille en cela, et qu'elle était la plus cruelle et la plus méchante femme qu'il y eût et qu'il y aurait jamais ; qu'il la priait de faire réflexion à ce qu'elle voulait faire et comme ce méchant homme de Sainte-Croix l'avait perdue et sa famille ; qu'il ne voyait pas de salut pour elle, que, tôt ou tard, elle périrait ; que, quant à lui, il ne souffrirait jamais la mort de Mlle d'Aubray, quoiqu'elle eût écrit une lettre à M. de Brinvilliers, par laquelle elle lui mandait qu'il était un fripon et un débauché. Il n'est pas douteux que l'attitude de Briancourt n'ait sauvé la vie à la sœur et à la belle-sœur de la marquise de Brinvilliers ; il avait d'ailleurs fait prévenir Mlle d'Aubray de se tenir sur ses gardes, par Mlle de Villeray, suivante de la marquise. Dans sa confession, Mme de Brinvilliers déclara que si elle avait songé à empoisonner sa sœur, c'était par haine, pour se venger des observations qu'elle lui avait adressées sur sa conduite.

Briancourt n'avait fait que détourner le péril sur lui-même. Mme de Brinvilliers résolut de se défaire d'un amant qui répondait à ses confidences en censeur. On songea tout d'abord au moyen habituel, le poison. Sainte-Croix, dit Briancourt, avait mis dans la maison de la Brinvilliers un portier parent de La Chaussée et un laquais nommé Bazile, qui affectait extraordinairement de me donner à boire et à manger ; mais voyant cette attention, et même quelque friponnerie dans ce laquais, je le maltraitai si bien que Mme de Brinvilliers dut le congédier.

Suit la scène la plus romantique qu'on puisse imaginer. Briancourt en fit le récit devant le Parlement :

Deux ou trois jours après que Bazile fut sorti, la Brinvilliers lui dit — à Briancourt — qu'elle avait un fort beau lit et une tapisserie de la même parure, que c'était un lit qui avait été mis en gage par Sainte-Croix et qu'elle avait retiré. Elle le fit tendre dans sa grande chambre, où il y avait une cheminée boisée et fermée, et lui dit qu'il fallait qu'il vint coucher cette nuit dans ce lit, et qu'elle l'attendrait à minuit, mais qu'il ne vînt pas plus tôt, parce qu'elle avait à compter avec sa cuisinière. Au lieu de descendre à minuit dans une galerie qui donne sur les fenêtres de la grande chambre, il descendit à dix heures dans la galerie, et voyant au travers des vitres dans la chambre de la Brinvilliers, parce que les rideaux n'étaient point tirés, il vit la dame qui se promenait et éconduisait tous ses domestiques.

Notons en passant que cette galerie existe encore à l'heure actuelle dans l'hôtel que Mme de Brinvilliers habitait rue Neuve-Saint-Paul[8].

Sur les onze heures et demie, poursuit Briancourt, la dame de Brinvilliers, s'étant déshabillée et mise en robe de chambre, fit quelques tours dans la chambre, tenant un flambeau à la main ; ensuite elle vint à la cheminée qu'elle ouvrit. Sainte-Croix en sortit déguisé avec une méchante bouge — c'est-à-dire vêtu de haillons, — un méchant justaucorps et un méchant chapeau, et baisa la dame, et furent un bon quart d'heure à se parler, et puis Sainte-Croix se remit dans la cheminée, et la dame en poussa les deux volets pour la fermer et vint à la porte, fort interdite ; et lui — Briancourt — ne l'était pas moins. Devait-il entrer ? Devait-il s'en aller ? Mais la dame le voyant tout interdit : Qu'avez-vous donc ? est-ce que vous ne voulez point entrer ? Il vit dans le visage de la Brinvilliers beaucoup de furie, étant toute changée et tout extraordinaire. — Nous tenons ici la créature toute vive. — Il entra dans la chambre, et la dame lui demanda si le lit n'était pas beau ; il fit réponse qu'il était très beau, et la dame lui dit : Couchons-nous donc. Alors la marquise de Brinvilliers se mit dans son lit. Comme il avait placé le flambeau sur un guéridon : Déshabillez-vous, lui dit-elle, et éteignez la lumière bien vite. Lui, qui faisait semblant de détacher ses souliers, voulant connaître jusqu'où allait la cruauté de la dame, elle lui dit : Qu'avez-vous donc, je vous vois tout triste ? Alors, il se leva et, s'écartant du lit, dit à la dame : Ah ! que vous êtes cruelle, et qu'ai-je fait ? vous voulez me faire poignarder ! La dame se jeta hors de son lit, lui sauta au cou par derrière ; mais lui, se dégageant, alla droit à la cheminée, d'où Sainte-Croix sortit, et il lui dit : Ah ! scélérat, vous venez pour me poignarder ! et, comme le flambeau était allumé, Sainte-Croix prit le parti de s'enfuir, tandis que la Brinvilliers se roulait à terre, disant qu'elle ne voulait plus vivre et qu'elle voulait mourir, et, en même temps, elle chercha sa cassette aux poisons, l'ouvrit et voulut prendre du poison ; il l'empêcha et lui dit : Vous m'avez voulu faire empoisonner par Bazile, et vous voulez me faire poignarder par Sainte-Croix. La dame se jeta à ses pieds en lui disant que cela ne lui était jamais arrivé et ne lui arriverait jamais, et qu'elle payerait par sa mort ce qu'elle venait de faire présentement, et qu'elle voyait bien que c'était fait d'elle et qu'elle ne pouvait survivre à pareille chose. Il lui dit qu'il lui pardonnait et qu'il ne penserait jamais à ce qu'elle lui avait fait, mais qu'il voulait absolument se retirer dès le matin, puisqu'on voulait se défaire de lui, et fit promettre à la dame qu'elle ne s'empoisonnerait pas. Il demeura en la chambre jusqu'à six heures du matin avec la dame qu'il avait obligée de se mettre dans son lit, étant demeuré avec elle sur un fauteuil, auprès du lit.

Au sortir de cette scène, Briancourt se mit en quête de pistolets qu'il jugeait nécessaires à sa sécurité ; puis il fut demander conseil à un professeur de l'École de droit, M. Bocager, qui l'avait fait entrer chez M. de Brinvilliers.

Du jour où il avait vu la terrible marquise, Briancourt avait marché d'étonnement en étonnement ; mais la surprise la plus forte l'attendait dans le cabinet du professeur de droit. Le jeune homme lui dit : Monsieur, j'ai un grand secret à vous communiquer ; je crois, monsieur, que vous me donnerez un bon conseil, et que vous direz à M. le Premier Président, chez qui vous allez souvent, ce qui se passe, afin qu'il y donne bon ordre. Le professeur de droit civil se renversa dans son fauteuil, le visage décomposé. M. Bocager devint fort pâle, sans rien me dire, disant seulement que je devais garder le secret, et de n'en point parler au curé de Saint-Paul, ni à qui que ce soit, et qu'il donnerait ordre à tout, et que je ne devais pas sortir de si tôt de la maison de la Brinvilliers, mais attendre quelque temps, et qu'il chercherait à me procurer quelque emploi. Briancourt se demandait si tout ce qu'il voyait et entendait tenait au monde réel. Jusqu'où cette effroyable femme avait-elle été chercher des complices ? Jusqu'où avait-elle poussé ses crimes ?

Deux jours après, poursuit Briancourt, la Brinvilliers me dit que M. Bocager n'était pas si honnête homme que je me l'imaginais et que je le verrais quelque jour. Et passant le soir dans la rue, vis-à-vis Saint-Paul, on me tira deux coups de pistolet sans que j'aie pu savoir d'où cela pouvait venir, dont l'un perça mon justaucorps. Voyant que j'étais persécuté, j'allai le lendemain chez Sainte-Croix, avec deux pistolets, ayant laissé un homme à la porte de la rue pour la tenir libre. Je dis à Sainte-Croix qu'il était un scélérat et un méchant, et qu'il serait rompu vif, qu'il avait fait mourir quantité de personnes de qualité. Sainte-Croix me dit qu'il n'avait jamais fait mourir personne, mais que si je voulais aller derrière l'Hôpital Général avec des pistolets, il me donnerait toute sorte de satisfactions ; à quoi je répondis que je n'étais pas homme d'épée, mais que quand on m'attaquerait je me défendrais.

Telle était l'étrange existence du pauvre bachelier en théologie, précepteur des enfants du marquis de Brinvilliers. Dans la crainte d'être empoisonné, il avalait incessamment de l'orviétan en manière d'antidote.

Le marquis de Brinvilliers vivait dans une égale terreur. Il savait ce qui se passait et prenait les choses en patience. Voici comme on dînait chez lui : La marquise de Brinvilliers faisait mettre à son côté droit Sainte-Croix ; le marquis était du côté du buffet. Celui-ci se faisait très attentivement servir par un domestique spécialement attaché à sa personne, lui disant toujours : Ne changez pas mon  verre et rincez-le toutes les fois que vous me donnerez à boire. La soirée passée, le marquis de Brinvilliers se retirait dans sa chambre, Sainte-Croix et la dame de Brinvilliers se retiraient dans la chambre de la dame, Briancourt montait avec les enfants. A l'horreur du crime se mêlaient ainsi des scènes burlesques.

Pour accommodant que fût son mari Mme de Brinvilliers commençait à l'empoisonner ; puis, touchée de remords, elle le faisait soigner par l'un des plus fameux médecins du temps, Brayer.

Elle voulait épouser Sainte-Croix, écrit Mme de Sévigné, et empoisonnait fort souvent son mari à cette intention. Sainte-Croix, qui ne voulait pas d'une femme aussi méchante que lui, donnait du contrepoison à ce pauvre mari, de sorte qu'ayant été ballotté cinq ou six fois de cette sorte, tantôt empoisonné, tantôt désempoisonné, il est demeuré en vie. Brinvilliers conserva de ce ballottage une infirmité dans les jambes. Dans la suite il porta toujours sur lui du thériac, qui passait pour un antidote ; il en prenait de temps à autre et en faisait prendre à ses gens.

Cependant Briancourt parvint à se dégager du service de sa redoutable maîtresse, et, sous l'impression sinistre de ce qu'il avait vu dans le monde, se retira à Aubervilliers, où il vécut solitaire, donnant des leçons chez les Pères de l'Oratoire, qui y avaient un établissement. Il y était depuis sept ou huit mois quand la marquise de Brinvilliers vint le voir ; puis elle envoya, de temps en temps, prendre de ses nouvelles. Ce fut là qu'un soir, le 31 juillet 1672, il reçut de son ancienne maitresse un billet très pressant, le suppliant de venir immédiatement à Picpus, où elle aurait à lui faire une communication importante. Un événement, qui allait entraîner des conséquences incalculables, venait de se produire : Sainte-Croix était mort, le 30 juillet, dans son mystérieux domicile du cul-de-sac de la place Maubert.

Une légende répandue fait mourir Sainte-Croix au cours d'une opération de chimie ; le masque de verre dont il se couvrait, dit-on, le visage, pour se préserver de l'émanation des poisons, se serait brisé. Sainte-Croix mourut naturellement après une maladie de quelques mois, au cours de laquelle plusieurs personnes, qui en ont laissé le témoignage, vinrent le voir. Dans le légendaire laboratoire du cul-de-sac de la place Maubert se trouva bien un four de digestion. Sainte-Croix y philosophait, c'est-à-dire qu'il y travaillait à la pierre philosophale, et, d'une manière particulière, à solidifier le mercure, cet éternel rêve des alchimistes.

Mme de Brinvilliers apprit aussitôt la mort de son amant. Son premier cri fut : La cassette !

 

 

 



[1] SOURCES MANUSCRITES. Bibliothèque de l'Arsenal : Ms. 672 ; — Ibid., Archives de la Bastille, 10,360 ; — Bibliothèque nationale : Mss. français 7,610 et 14,055 ; — Ibid., Cabinet des titres, pièces originales, 917, au mot Daubray ; — Ibid., Section des imprimés, coll. Morel de Thoisy, 382.

SOURCES IMPRIMÉES : Factums pour ou contre Mme de Brinvilliers, La Chaussée, Pennautier, dans les Recueils de la Bibl. nationale cités ci-dessus ; — F. Danjou, Archives curieuses de l'histoire de France, 2e série, t. XII, Paris, 1840 ; — Armand Fouquier, Causes célèbres de tous les peuples, t. IV, livraison 91, Paris, 1861 ; — Fr. Ravaisson, Archives de la Bastille, t. IV, Paris, 1810 ; — Correspondance de Mme de Sévigné, dans la Coll. des Grands Écrivains, t. IV et V ; — la Marquise de Brinvilliers récit de ses derniers moments, manuscrit du P. Pirot, publ. par G. Rouiller ; Paris, 1883, 2 vol. (M. Rouiller fait à tort de l'abbé Edme Pirot un jésuite, c'est manuscrit de l'abbé Pirot, qu'il convient d'écrire.)

TRAVAUX DES HISTORIENS : Anonyme (Gayot de Pitaval), Causes célèbres et intéressantes, t. I, Paris, 1734, p. 340-407 ; — J. Michelet, Décadence morale du XVIIe siècle, la Brinvilliers, dans la Revue des Deux Mondes du 1er avril 1860, p. 538-561 ; — Al. Dumas, les Crimes célèbres, la marquise de Brinvilliers, Paris, 1856 ; — P. Clément, la Police sous Louis XIV, éd., p. 94-129, Paris, 1866 ; — Me Cornu, le Procès de la marquise de Brinvilliers, dans la Gazette des Tribunaux du 31 décembre 1894 et du 2 janvier 1895, et imprimé en brochure aux frais de l'ordre des avocats au Conseil d'État et à la Cour de cassation, s. l. n. d.

[2] Brinvilliers ou plutôt Brunvillers-la-Motte, village de Picardie, aujourd'hui dans le département de l'Oise, arrondissement de Clermont, canton de Saint-Just.

[3] Les d'Aubray portaient d'argent, au croissant de gueules, accompagné de trois trèfles de sable.

[4] La seigneurie de Brinvilliers, ou plutôt Brunvillers, fut érigée en marquisat en faveur d'A. Gobelin, quelques années plus tard, par lettres de mai 1660, registrées au Parlement et à la Chambre des comptes de Paris le 30 juillet et le 16 septembre suivants. Le marquis de Brinvilliers portait d'azur, au chevron d'argent, accolé en chef de deux étoiles d'or et, en pointe, d'un demi-vol du même.

[5] Alexandre Dumas a répété ce portrait presque mot pour mot dans son petit roman : la Marquise de Brinvilliers.

[6] Glaser était né à Bâle.

[7] Offémont, dans l'Oise, commune de Saint-Crépin-aux-Bois. Le château, qui subsiste, appartient au comte Pillet-Will.

[8] A présent rue Charles-V, au n° 12. L'hôtel est aujourd'hui occupé par les sœurs du Bon-Secours, gardes-malades.