LE DRAME DES POISONS

 

PRÉFACE DE M. ALBERT SOREL[1].

 

 

I

M. Frantz Funck-Brentano est, en même temps qu'un savant, un écrivain des plus distingués, cherchant la vie, sachant la rendre, analyste délicat, peintre ému des passions et des misères humaines. Ce nouvel ouvrage ne fera que fortifier et étendre une réputation d'excellent aloi : le Drame des poisons, étude sur la société du dix-septième siècle, titre alléchant et que le livre ne dément point. Toute l'intrigue, toutes les péripéties, toute l'horreur, toutes les invraisemblances même du drame noir se déploient dans ces récits ; c'est la réalité, elle dépasse les inventions de théâtre les plus audacieuses. Je comprends que ces terribles sujets aient tenté les dramaturges, que les plus habiles aient hésité et que les moins adroits aient été découragés. C'est que, si libre que soit devenu notre théâtre, si détachés de préjugés que nous croyons être nous-mêmes, cette fureur de débauches, cette accumulation de crimes, ce tissu d'abominations et d'ignominies, nous déconcertent.

L'auteur, s'il dit tout et lève tous les voiles, sera taxé, non de scandale, on n'en connaît plus guère, mais d'exagération. Il passera pour dénaturer l'histoire. Le spectateur a gardé, de ce qui reste d'études classiques, un fonds de critique bourgeoise par où il décide, pour le passé, et, en particulier, pour le dix-septième siècle, du degré de vérité des caractères et de vraisemblance des événements. Malgré Saint-Simon, malgré Michelet, la plupart d'entre nous persistent à considérer l'histoire du grand siècle comme un spectacle pompeux et régulier, donné sur un théâtre qui n'aurait ni coulisses ni dessous. Le splendide décor de Versailles, l'incomparable ordonnance de la prose, la divine poésie de Racine, ont fait et feront encore longtemps ce prestige. Qui voudrait croire que ces' beaux jardins étaient souillés d'ordures, que ce palais d'or et de marbre était traversé de couloirs obscurs, sales, de canaux nauséabonds qui l'empestaient ? Bourdaloue et Racine ont regardé au fond de tous les abîmes ; mais on les lit trop souvent comme on lit le latin, qui brave l'honnêteté, par ce motif unique qu'il est une langue apprise des yeux, qu'on ne ressent plus et qui n'émeut plus assez fort les nerfs émoussés.

Le célèbre préjugé de Stendhal règne obscurément dans nombre d'esprits : l'extrême politesse, le raffinement social du siècle de Louis XIV, en avaient, dit-on, banni la violence et la volupté, ressorts essentiels du drame moderne. Pour se convaincre du contraire, il suffit de voir jouer Phèdre par Sarah Bernhardt et Athalie par Mounet-Sully, qui, l'un et l'autre, ont su transporter la musique de Racine et la porter à notre diapason. Il suffit de lire les mémoires, les papiers, les dossiers de procédure, et particulièrement ceux qu'a triés, dépouillés avec tant de soin, accommodés avec tant d'art M. Frantz Funck-Brentano. Malgré tout, je crois que le préjugé restera le plus fort, et que, si l'on portait toutes crues et saignantes à la scène les aventures que nous décrit M. Funck-Brentano, il en adviendrait de l'auteur et du critique comme d'Agrippine et de Burrhus

— Je confesserai tout, exils, assassinats,

Poison même...

— Madame, ils ne vous croiront pas.

 

II

Ainsi, dans le premier chapitre du livre, le commencement et la fin de l'histoire de la Brinvilliers, le commencement surtout. Rien ne contredit plus radicalement les préjugés courants sur l'ancien régime et le grand siècle, siècle d'autorité, siècle de foi, de religion d'État, de bonne bourgeoisie austère et parlementaire, de belle, ferme éducation de famille, de traditions puissantes. Or, voici ce qui se passait dans une de ces familles, et non la moindre, non la seule, car Saint-Simon en donne d'autres exemples. Marie-Madeleine d'Aubray, née en 1630, était l'aînée des cinq enfants d'Antoine Dreux d'Aubray, sire d'Offémont et de Villiers, conseiller d'État, maître des requêtes, lieutenant civil de la ville, prévôté et vicomté de Paris, lieutenant général des mines et minières de France. Ce magistrat ne passait ni pour un libertin d'esprit ni pour un libertin de conduite. C'était, dit notre auteur, un homme de vieille roche, fort des droits que les anciennes coutumes mettaient dans les mains du père de famille. Lorsque sa fille prit un amant, il obtint contre le personnage une lettre de cachet et le fait enfermer. Le frère cadet de Madeleine, Antoine Dreux d'Aubray, conseiller au Parlement, puis intendant, succéda à son père dans la charge de lieutenant civil. Un autre frère était conseiller au Parlement. Tous trois furent victimes de l'empoisonneuse, impatiente de leurs sermons sur ses mœurs et convoiteuse de leurs biens. Mais cette empoisonneuse était-elle un monstre né, par quelque maléfice de la nature, en ce nid d'honnêtes gens, rebelle aux exemples, rétive aux conseils, indocile aux leçons ? jugez-en :

Madeleine d'Aubray reçut une bonne éducation, au moins au point de vue littéraire. L'orthographe de ses lettres est correcte, ce qui est rare chez les femmes de son temps. L'écriture est remarquable, forte, accentuée, une écriture d'homme... Mais son éducation religieuse fut entièrement négligée. Dans son entretien avec son confesseur, la veille de sa mort, elle se montra ignorante des maximes les plus élémentaires de la religion, que les enfants apprennent et, dans le cours de la vie, n'oublient plus. Quant à l'éducation morale, elle lui fit entièrement défaut. Dès l'âge de cinq ans elle était adonnée à des vices horribles. Elle perdit sa virginité à sept ans. Dans la suite, elle se livra à ses jeunes frères.

Le milieu est au moins étrange et le sol où poussa la plante ne laisse pas d'expliquer, au moins en partie, le poison que distilla le fruit. La voilà donc vouée et consacrée, dès l'enfance, à Vénus furieuse, impudique, homicide ; c'est une païenne dévergondée, mais, au demeurant et pour qui la fréquente, une des plus aimables Parisiennes de son temps. Cette impulsive cruelle qui va au crime par avarice et par sensualité des amants qu'elle paye, y va d'un pas égal, gracieux, avec une énergie dissimulée sous la grâce, sans hésitation, sans remords, sans fièvre, le sourire aux lèvres. Elle était charmante, alerte, jolie, avec de grands yeux d'une expression profonde. — De fort petite taille et fort menue, rapporte un prêtre qui l'a observée de près, de beaux cheveux châtains fort épais, le tour du visage rond, les yeux bleus et parfaitement beaux, la peau extraordinairement blanche, le nez assez bien fait, nuls traits désagréables, sauf dans la colère, où le visage se contractait jusqu'à la grimace, jusqu'à la convulsion. Dans le commerce de la vie, intrépide, d'un grand courage. Elle paraissait née d'une inclination honnête, d'un air indifférent à tout, d'un esprit vif et pénétrant, concevant les choses fort nettement et les exprimant juste et en peu de paroles, mais très précises ; un esprit fertile en expédients, toujours prêt, une fermeté à ne s'émouvoir de rien, par-dessus tout l'orgueil de sa vie, l'amour-propre démesuré, la passion aveugle de ce qu'elle appelait sa gloire, c'est-à-dire son luxe, ses richesses, ses débauches, ses galants, sa gloire entendue comme le faisaient les grandes et honnêtes dames du siècle et les grandes héroïnes du théâtre :

Si je le hais, Cléone, il y va de ma gloire !

Le soin de cette gloire la conduisit à empoisonner son père parce qu'il la gênait, son frère parce qu'il avait hérité, sa fille parce qu'elle la trouvait sotte.

L'œuvre lui semblait légitime, étant à son honneur comme elle le concevait, et les préparatifs sinistres se tournaient pour elle en distractions. Elle s'en allait aux hôpitaux, portant aux malades des confitures empoisonnées. La Reynie, le lieutenant de police, vertueux et clairvoyant, n'en revenait point : Qui eût dit qu'une femme élevée dans une honnête famille, dont la figure et la complexion étaient faibles, avec une humeur douce en apparence, eût fait un divertissement d'aller dans les hôpitaux empoisonner les malades pour y observer les différents effets du poison qu'elle leur donnait ? C'est justement cet honneur dans les motifs du crime, cet enjouement dans la préméditation, cette élégance dans les préparatifs, qui déroutent et déconcertent le lecteur moderne. C'est Médée en opéra-comique. Le bon ton, le beau langage, les belles manières, l'inconscience et l'ironie de ces scélérats de haute volée empêchent de prendre leur scélératesse au sérieux. Mais comment ne s'y point tromper quand on considère le portrait qu'a tracé de la Brinvilliers son confesseur, l'abbé Pirot, oratorien de marque, professeur en Sorbonne, antagoniste réputé de Leibniz, esprit aigu dans l'analyse, cœur tendre dans la consolation, de complexion nerveuse et sensible, écrivain raffiné, ainsi qu'on en peut juger par cette phrase délicieuse et digne des moralistes qu'affectionne le bon M. Bergeret : Elle avait naturellement une grande délicatesse et un sentiment fort exquis sur le point d'honneur et sur les injures.

 

III

Ce qui la rend la plus intéressante pour l'histoire, c'est qu'elle fut légion, qu'elle fit école, et que l'arsenic fit fureur parmi les plus honnêtes gens du monde.

C'est le même sentiment, moins exquis peut-être, mais aussi ardent, aussi passionné et corrupteur, qui induisit, quelques années après, Mme de Montespan, non seulement en empoisonnement, mais ce qui, pour son temps et son monde, semble pire encore, en sacrilège et sorcellerie. Celle-ci avait eu au moins quelque superficie verbale de catéchisme, sinon de religion. Rien, même la peur de l'enfer, dont elle avait sans aucun doute ouï parler, ne tint devant son ambition exaspérée, sa jalousie féroce. Pour s'assurer les honneurs de la couche royale, elle joua le salut de son âme, sa vie et quelque chose de plus précieux encore pour une créature de cette sorte, le mystère, la dignité de son corps, dont elle était si fière. M. Lair, en son remarquable écrit sur La Vallière, nous avait déjà fait voir, M. Funck-Brentano nous montre en touches précises, en traits saisissants, cette grande dame quittant Versailles, en manteau gris et sous le masque, s'en allant courir les ruelles fangeuses de Paris, frapper à la porte d'un bouge, et là, en compagnie d'une empoisonneuse et avorteuse de profession, la Voisin, d'un prêtre impie mais grand, bien fait, de bonnes manières, Mariette, et d'un pur scélérat, Lesage, qui sortait du bagne, se faisant dire des évangiles sur la tête, chanter le Veni Creator, conjurant la mort de sa rivale, La Vallière, et consacrant, dans les profanations, sa chair aux adultères sacrés.

Il parut au commencement qu'un sacrifice de pigeons suffisait. Mais, pour enchaîner l'amour du roi qui s'échappait, il fallait aller plus loin, aller jusqu'au bout la messe noire, et le poison. Et trois fois de suite, en quinze jours, l'an 1673, Mme de Montespan, sur un matelas étendu sur des chaises, entre des chandeliers qui portaient des cierges, s'exposa nue à un prêtre dégradé, Guibourg, qui de ce corps fit un autel, y parodia les mystères chrétiens, consomma le sacrifice en immolant un enfant, qu'il avait acheté un écu (15 francs d'aujourd'hui) et dont il but le sang versé dans le calice. Cependant de cette union protégée par Astarté et Asmodée, princes de l'Amitié, étaient sortis des princes, doublement adultérins, que le roi fit déclarer légitimes, messe noire législative et juridique, opprobre parlementaire qui valait l'autre. Puis, la passion s'alanguit encore. Soubise passa, Fontanges parut, et ce furent de nouvelles messes noires chez la Voisin, de nouveaux philtres d'amour pour le roi, de mort pour sa favorite. Mme de Montespan est enragée, écrivait Mme de Sévigné.

En ce temps-là, l'école de Brinvilliers sévissait ; la Voisin et ses acolytes tenaient boutique de poudre de succession. Le poison paraissait partout ; l'ignorance des médecins le laissait soupçonner en toute mort qu'ils ne s'expliquaient pas. Ce fut une panique à la cour, à la ville, le mal qui répand la terreur. Le roi institua, pour juger ces crimes sans exemple, une juridiction sans appel : la Chambre ardente. Les lettres de cachet pleuvaient ; la Bastille se peupla, et l'on sait que c'était la prison des gens de qualité. On vit arrêter, poursuivre, interroger les principaux de la cour ; le nom ne protégeait personne et l'inquisition des robins ne s'arrêta ni devant l'éclat des titres ni devant l'insolence des accusés ; les grandes dames, cependant, tenaient tête aux conseillers et narguaient le bourreau. Après avoir frissonné à la pensée du poison, on trembla à l'idée du soupçon, de la lettre de cachet, de l'arrivée des exempts. Puis, tout d'un coup, le cauchemar cessa, les poursuites s'arrêtèrent, les acquittements se succédèrent au milieu des railleries de l'auditoire ; il fut de bon ton d'aller rire au nez des juges désarmés. Versailles et Paris revinrent à leur insouciance et à leurs plaisirs. Il s'était produit un événement très simple, mais de haute conséquence : les sorcières, les empoisonneuses, les prêtres d'Asmodée et les sacristains de messe noire, arrêtés, questionnés à l'ordinaire et à l'extraordinaire, avaient parlé, et Mme de Montespan était en cause.

 

IV

M. Funck-Brentano raconte ces drames en une série de chapitres ramassés, vigoureux, vivants. Il expose de la façon la plus émouvante le coup de théâtre qui en fit le dénouement. Ici, la scène où se sont déroulées tant d'ignominies se relève et s'éclaire : on y voit paraître une fine, une ferme, une grande figure de magistrat : La Reynie. On trouve beaucoup de nouveautés dans le livre de M. Funck-Brentano : celle-là lui fait particulièrement honneur. Il y a là quelques maîtresses scènes et qui semblent le canevas d'un drame tout disposé pour le dialogue. C'est d'abord La Reynie, magistrat sans reproches et sans peur, ébloui de la grandeur du roi, mais sans idolâtrie, serviteur presque dévêt de l'État, mais sans superstition, qui compulse les procédures, dépouille les interrogatoires et découvre l'abomination du harem royal. L'adultère avait été sanctionné à ce point que le crime de la favorite devenait quasi un crime de reine, l'infamie en rejaillissait sur le sang de France. L'historien a retrouvé les notes de La Reynie. On y peut suivre les perplexités, les angoisses de cet homme de bien. Faits particuliers, écrit-il un jour, qui ont été pénibles à entendre et dont il est si fâcheux de se rappeler les idées et qu'il est plus difficile encore de rapporter... Je reconnais ma faiblesse... La qualité des faits particuliers imprime plus de crainte dans mon esprit qu'il n'est raisonnable. Ces crimes m'effarouchent.

Cependant, il se décide : il va au roi, qui a reçu de Dieu, écrit-il, des lumières supérieures à celles des autres hommes. Il expose à Louis XIV les charges qui pèsent sur sa maîtresse. Il les dénonce à Louvois. Mais Louvois était ami dévoué de Mme de Montespan ; il avait le culte de la monarchie française, à laquelle tout lui semblait dû ; il défendit le prestige de la couronne, l'honneur du trône. Il fut menaçant, pressant, insidieux : ce terrible meneur de guerre était doublé d'un légiste retors. La Reynie demeura inébranlable. Finalement, ce fut le roi qui jeta les papiers au feu, mais après une explication avec la favorite.

Dans le milieu d'août 1680, Louvois lui avait ménagé un tête-à-tête avec le roi. Mme de Maintenon, anxieuse, les observait de loin. Mme de Montespan a d'abord pleuré, dit-elle, fait des reproches et, enfin, parlé avec hauteur. Au premier instant, sous le coup des déclarations du roi, elle était demeurée atterrée, elle avait fondu en larmes, confuse, humiliée ; puis, se ressaisissant, elle s'était redressée de la hauteur de son orgueil, avec la force de la passion et de la haine, contre ses rivales. Si elle avait été poussée à ces grands crimes, c'est que son amour pour le roi était grand, et grandes aussi la dureté, la cruauté, l'infidélité de celui à qui elle avait tout sacrifié ! Et le roi pouvait la frapper, mais il devait craindre d'oublier qu'il atteindrait, du même coup, aux yeux de la France et de l'Europe, la mère de ses enfants, des enfants légitimés de France. Mme de Montespan sortit de cet entretien irrévocablement perdue, mais aussi définitivement sauvée.

Quelle scène à faire ! Mais il y faudrait un Racine pour donner ce pendant au quatrième acte de Britannicus, au dialogue de Néron et d'Agrippine :

C'est vous qui m'ordonnez de me justifier !...

Colbert, qui était si vilainement intervenu dans l'affaire de Fouquet, joue en celle-ci un trop officieux personnage. Il en garda au moins une leçon de littérature et d'histoire. Boileau disait de lui : J'admire M. Colbert, qui ne pouvait souffrir Suétone parce que Suétone avait révélé la turpitude des empereurs. Ce sont les raisons que plus tard Napoléon, à Erfurt, donnait à Gœthe contre Tacite.

 

V

J'en ai dit assez, je crois, pour mettre le lecteur en goût de connaître par lui-même et de lire en entier le Drame des poisons. Je voudrais cependant louer encore l'auteur d'une idée excellente qu'il a eue et qu'il a mise en œuvre avec beaucoup d'adresse. Il a relu, ses notes d'archives en main, les lettres de Mme de Sévigné, et il en parsème, orne et vivifie son récit. La marquise était singulièrement bien informée ; mais quel trait de mœurs du temps que le ton de badinage mondain et d'ironie enjouée dont elle traite ces drames monstrueux ! Elle y assiste comme de nos jours une femme du monde à une séance d'assises, dans un procès scandaleux, ou à quelque mélodrame à succès, du fond d'une baignoire. Relisez, par exemple, la lettre du 29 août 1676 sur la confession écrite de la Brinvilliers : Médée n'en avait pas tant fait. Elle a reconnu que cette confession est de son écriture : c'est une grande sottise... Et la marche au supplice, guettée au passage, de toutes les fenêtres, de toutes les mansardes même, par les mondaines du temps ; et le supplice même dont le tout-Paris d'alors se donna le spectacle. Enfin, c'en est fait !... La Brinvilliers est en l'air. Son pauvre petit corps a été jeté, après l'exécution, dans un fort grand feu, et ses cendres au vent ; de sorte que nous la respirerons et que, par la communication des petits esprits, il nous prendra quelque humeur empoisonnante, dont nous serons tout étonnés. Quelques jours après, répondant à Mme de Grignan : Rien n'est si plaisant que tout ce que vous dites sur cette horrible femme.

Elle est morte comme elle a vécu, c'est-à-dire résolument... Le lendemain on cherchait ses os, parce que le peuple croyait qu'elle était une sainte. Mme de Sévigné note ce trait, mais ne s'y arrête pas ; elle ne le trouve pas plaisant. Notre historien, plus pénétrant, y montre je ne sais quoi de mystérieux ; il en fait admirablement ressortir le caractère étrangement significatif des mœurs du temps. Cette impie, cette débauchée endurcie au vice et au crime, eut son rayon, son illumination de cœur, son attendrissement final : elle se convertit, non par raisonnement ni par peur, mais comme on se convertissait en ces temps de jansénisme, comme on se convertissait dans le théâtre de Corneille et autour de Port-Royal, par le coup de la grâce. ll en faut lire le récit dans le journal du P. Pirot, le confesseur. Tolstoï seul, en notre siècle, en son incomparable Résurrection, a eu la révélation de ces mystères. Le peuple de Paris en eut l'instinct, et de là vint la légende qui transforma la Brinvilliers en martyre.

La Montespan finit moins bien. Ce ne fut pas la retraite sincère, la pénitence d'une Longueville. Ce fut la disgrâce envenimée, l'exil dans la jalousie, la fureur des joies perdues, le déchirement des souvenirs, la peur de l'enfer aux démons hideux, obscènes, t'enfer tel qu'on se le peignait alors, l'enfer de Callot, l'enfer entrevu dans les soirées de sabbat chez la Voisin, et comme légende à cette image faite pour l'horreur des yeux et pour le tremblement de l'âme, la terrible imprécation de Bossuet : Malheur à la terre d'où sort continuellement une si épaisse fumée, des vapeurs si noires qui s'élèvent de ces passions ténébreuses et qui nous cachent le ciel et la lumière, d'où partent aussi des éclairs et des foudres de la justice divine contre la corruption du genre humain ! Il faut lire dans Saint-Simon le récit de cette fin de la Montespan, de cette agonie dans l'angoisse.

 

VI

L'histoire, scrutée à fond, ne donne pas seulement la connaissance du passé : elle en vivifie la littérature, elle rend leurs vigueur et saveur primitives aux mots qui passent sous nos yeux comme figés, par les hivers, ou pareils, si l'on veut, aux monnaies dont le relief est usé et qui ne nous présentent plus qu'une image symbolique et impersonnelle, au lieu de la ressemblance toute directe et présente que l'artiste y avait gravée. Que do relief, que de substances prennent ces lignes de La Rochefoucauld, relues après le Drame des poisons !

Si le siècle présent n'a pas moins produit d'événements extraordinaires que les siècles passés, on conviendra sans doute qu'il a le malheureux avantage de les surpasser dans l'excès des crimes. La France même, qui les a toujours détestés, qui y est opposée par l'honneur de la nation, par la religion, et qui est soutenue par les exemples du prince qui règne, se trouve néanmoins aujourd'hui le théâtre où l'on voit paraître tout ce que l'histoire et la fable nous ont dit des crimes de l'antiquité. Les vices sont de tous les temps ; les hommes sont nés avec de l'intérêt, de la cruauté et de la débauche ; mais si des personnes que tout le monde connaît avaient paru dans les premiers siècles, parlerait-on présentement des prostitutions d'Héliogabale, de la foi des Grecs et des poisons et des parricides de Médée ?

Mme de Sévigné en avait sans doute bien souvent causé avec son vieil ami. Elle parle d'un sermon de Bourdaloue qui est de 1680, à la veille de la crise suprême entre le roi et la Montespan. Nous entendîmes après dîner le sermon de Bourdaloue, qui frappe toujours comme un sourd, disant des vérités à bride abattue, parlant à tort et à travers contre l'adultère : sauve qui peut ! il va toujours son chemin...

Prenez ce sermon, un des plus parfaits du célèbre jésuite, et lisez-le en pesant les mots, en les commentant avec le livre de M. Funck-Brentano, et vous verrez l'étrange valeur que vont prendre des phrases comme celles-ci. Parlant de l'esprit d'impureté : C'est pour lei que l'injustice est toute-puissante... pour lui que le sacrilège attente sur tout ce qu'il y a de plus saint. Ce ne sont point là, croyez-le bien, phrases convenues, doléances de lieu commun, rhétorique de prédicateur. Ne remontons point si haut pour avoir des preuves de cette vérité : notre siècle, ce siècle si malheureux, a bien de quoi nous en convaincre, et Dieu n'a permis qu'il engendrât des monstres que pour nous forcer à en convenir. Continuant de courir à bride abattue et de frapper à tour de bras :

Ne vous fiez point à une libertine dominée de l'esprit de débauche ; elle vous trahira, elle vous sacrifiera, elle vous immolera. Je dis que c'est pour ce péché qu'on devient profanateur. L'aurait-on cru, si la même Providence n'avait fait éclater de nos jours ce que la postérité ne pourra lire sans frémir ; aurait-on cru que le sacrilège eût dû être l'assaisonnement d'une brutale passion ? Que la profanation des choses saintes eût dû entrer dans les dissolutions d'un libertinage effréné ? Que ce qu'il y a de plus vénérable dans la religion eût été employé ix qu'il y a de plus corrompu dans la débauche ?...

C'est par des indications discrètes et impersonnelles, du reste, des confesseurs que la justice eut les yeux ouverts sur les manœuvres des sorcières et des empoisonneuses. Les confesseurs en savaient certainement davantage, et Bourdaloue, n'en doutons pas, était au fait des messes noires.

 

ALBERT SOREL.

 

 

 



[1] On retrouvera les pages qui forment cette préface dans le livre de M. Albert Sorel, Études de littérature et d'histoire, Paris, librairie Plon, in-16. Ces Études comprennent les chapitres suivants : Montaigne et Pascal, Croquis normands, Maupassant, Eugène Boudin, Vues sur l'Histoire, Taine et Sainte-Beuve, l'Orient d'autrefois, le Drame des Poisons, Notes et Mémoires sur l'Empire, Napoléon et sa famille, Waterloo, la Vie politique en province, les Mémoires de Bismarck.