LES CROISADES

 

CHAPITRE X. — LES CROISADES ROYALES.

 

 

Pendant un siècle et demi les croisades vont se succéder ; — jusques et y compris la seconde croisade de saint Louis — il y en eut huit ; mais on ne reverra plus le magnifique élan populaire de la croisade d'Urbain II et de Pierre l'Ermite. Ces lointaines expéditions changent de caractère ; elles deviennent une question de foi individuelle et d'initiative princière, d'autorité et d'administration souveraines, lesquelles, malgré les ressources dont elles disposeront, seront impuissantes à remplacer l'élan invincible de la foi populaire et à rendre la cohésion sociale aux armées qui l'avaient perdue. D'une croisade à la suivante le déclin s'accentue. Les papes et les rois, puis les chevaliers à leur appel, s'y intéressent encore ; on en verra qui seront décrétées en de brillants tournois, où les vœux aux dames, au paon et au faisan d'or se mêleront aux serments faits à Dieu et aux apôtres : les foules populaires, qui ont donné à la première croisade son caractère grandiose et sublime, s'en sont détachées.

La deuxième croisade cependant eut encore un début splendide ; le pape italien Eugène III et la voix puissante de saint Bernard rappellent Urbain II et Pierre l'Ermite. En 1144, Edesse, capitale de la principauté fondée par le frère de Godefroi de Bouillon, tomba au pouvoir des Sarrasins ; l'écho en retentit douloureusement, aussi bien en France qu'en Italie ; mais en une douleur qui ne se traduisait qu'en une muette stupeur ; quand le Souverain Pontife et le roi de France, Louis VII, s'adressèrent à l'illustre abbé de Clairvaux, saint Bernard, pour que, par son éloquence enflammée insufflant sa foi et son enthousiasme, il réveillât les âmes engourdies. La gloire du grand et austère abbé de Clairvaux illuminait la Chrétienté. Son appel fit accourir gens de toutes classes à l'assemblée convoquée aux environs de Vézelay pour les fêtes de Pâques 1146. Et voici une réédition des scènes émouvantes qui avaient marqué le concile de Clermont. Sur une estrade dressée à flanc de coteau, Bernard parut en compagnie du roi de France : c'était un petit homme mince, maigre, nerveux, ardent ; mais sa parole vibrait d'accents surhumains et s'il manquait de la prestance imposante d'Urbain II, sa conviction, qui faisait son éloquence, enflammait les cœurs. Elle éveilla des échos cinquantenaires : Dieu le veut ! Dieu le veut ! et, comme à Clermont, les croix semblèrent pleuvoir sur les épaules des assistants, comme si des mains invisibles, surnaturelles, les y eussent semées. Les étoffes venant à manquer pour les croix qui se multipliaient, saint Bernard en arrivait à mettre en pièces sa robe de bure.

Vous avez commandé, mande-t-il à Eugène IV, j'ai obéi ; sous votre autorité j'ai ouvert la bouche et les guerriers se sont multipliés comme l'herbe dans le champ sous la pluie d'avril. Villes et villages sont déserts. A peine y trouve-t-on un homme contre sept femmes : veuves dont les maris sont encore vivants.

Deux grandes armées partirent pour la Terre sainte, l'une commandée par l'empereur allemand Conrad IV en personne, l'autre par notre Louis VII ; les deux princes puissants, disposant d'hommes et de ressources sans nombre, unirent vainement leurs efforts, vainement, à la tête de leurs armées assiégèrent-ils Damas : la double armée revint en Europe, sans avoir obtenu aucun résultat (1149).

 

La troisième croisade (1189-1192) fut toute royale : le sultan Saladin venait de prendre Jérusalem, 1188. Rigord, moine de Saint-Denis, médecin par profession, historiographe par goût, note avec effroi que l'année même où Jérusalem fut prise par les Turcs, tous les enfants qui naquirent n'eurent que vingt-deux dents au lieu de trente-deux qu'ils auraient dû avoir. L'illustre Frédéric Barberousse, empereur d'Allemagne, partit avec son fils, le duc de Souabe. Les deux princes emportèrent d'assaut la ville d'Iconium (aujourd'hui Konieh) en Asie Mineure. Le 10 juin 1189, Barberousse se noyait en Cilicie. Les rois de France et d'Angleterre se mirent en route, avec leurs armées, en juillet 1190. L'hiver les retint en Sicile, d'où ils arrivèrent (20 avril 1191) devant Saint-Jean d'Acre que les Chrétiens assiégeaient vainement depuis deux ans.

 

Nous avons de la troisième croisade un récit très vivant par un poète nommé Ambroise : l'Estoire de la Guerre sainte et qui peut être comparé à la Chanson d'Antioche dont nous avons parlé à propos de la croisade de Pierre l'Ermite et de Godefroi de Bouillon. Ambroise est particulièrement attaché à Richard Cœur de Lion dont il fait le héros de son poème. Il donne la description du siège de Saint-Jean d'Acre auquel il assista. Dans les fossés de la ville, les Turcs grouillaient coiffés de leurs fez rouge :

Et de ceux qui y ondoyaient

Et des chapels qui rougeoyaient

Semblaient cerisiers mûrs...

Ambroise décrit la manière de combattre des Sarrasins opposée à celle des Chrétiens ; elles n'ont changé ni l'une ni l'autre depuis la première croisade :

Et quand le Turc est assez loin

Pour ne pouvoir être rejoint,

Il a la coutume des mouches

Agaçantes et venimeuses

Chassez-le, il vous fuira,

Eloignez-vous, il vous suivra.

La ville d'Acre fut prise (13 juillet 1191) ; l'armée chrétienne s'y installa pour s'y reposer quelque temps. La ville regorgeait de monde ; rien qu'en guerriers, trois cent mille hommes y trouvèrent une sorte de paradis terrestre. Il fallut enfin se remettre en route car le but de la croisade était de reprendre Jérusalem. Les croisés eurent grand'peine à s'arracher à ce lieu charmant où ils se trouvaient si agréablement installés. D'autant que les femmes demeurèrent en la ville

Fors les bonnes vieilles ouvrières,

Les pèlerines lavandières

Qui lavaient têtes, draps et linges,

Pour épouiller valant des singes.

A ce moment, Philippe-Auguste jugea urgent de rentrer en France. Richard Cœur de Lion remporta encore sur Saladin une victoire près de Jaffa, après quoi il conclut avec les Sarrasins une trêve de trois ans et s'embarqua en octobre 1192 pour l'Angleterre où il était rappelé.

La prise de Saint-Jean d'Acre demeura le seul résultat effectif de l'entreprise.

 

La quatrième croisade, dite Croisade de Constantinople, est parfois appelée la Croisade de Villehardouin, à cause du récit que le baron champenois, Geoffroi de Villehardouin, maréchal de Thibaud III, comte de Champagne, nous a laissé sous le titre : Conqueste de Constantinople. En Villehardouin nous saluons le premier de nos historiens qui ait écrit en français et le premier chevalier qui se soit fait historien. Avant lui la plume du chroniqueur n'avait été tenue en France que par des clercs, des moines surtout, qui écrivaient en latin d'Église. Son récit, qu'il dictait à un secrétaire, est simple, clair et précis. Dans les parties militaires la relation fait preuve d'une expérience et de connaissances approfondies ; les sentiments des croisés, leur zèle religieux, la politique du chef de l'expédition sont exposés par Villehardouin avec une rare pénétration et une clarté parfaite.

La quatrième croisade eut pour chef le comte de Flandre, Baudoin IX, et le comte Boniface II de Montferrat, auprès desquels il convient de citer Simon de Montfort, le futur comte de Toulouse, et le comte Thibaut de Champagne qui sera élu chef de l'expédition. Les croisés arrivèrent à Venise en 1202, dans la pensée de se faire transporter en Orient avec leurs contingents, par cette opulente république de marchands qui disposait de la flotte la plus puissante de ce temps. Le but que se proposaient les confédérés était l'Égypte où la puissance musulmane, dominante en Syrie, pourrait être atteinte d'un coup mortel ; mais nos mercantis, les Vénitiens, craignirent de ruiner du même coup leur propre commerce en Méditerranée et ils parvinrent à détourner sur Constantinople le zèle héroïque de nos chevaliers. Avant de se diriger sur cette ville, les croisés s'en allèrent, pour le compte des Vénitiens, prendre Zara, port de l'Adriatique rival de Venise. Après la reddition de la ville, les chevaliers se lièrent avec Alexis, fils de l'empereur grec détrôné, Isaac l'Ange, et lui promirent d'aller rétablir l'ancien basileus sur son trône. Le pape Innocent III, en apprenant cette déformation de l'entreprise sainte, jeta feu et flammes, déjà il brandissait les lettres d'interdit ; quand on parvint à le berner en lui faisant entrevoir la subordination, toujours rêvée par nos Pontifes, subordination à l'Église romaine, qui serait imposée à l'Église grecque.

Arrivés devant Constantinople, l'admiration des croisés fut grande. Ils regardèrent beaucoup la ville, dit Villehardouin, ceux qui ne t'avaient jamais vue ; car ils n'auraient jamais pensé qu'il pût y avoir en tout le monde une si riche ville, quand ils virent ces hauts murs et ces riches tours dont elle était entourée, et ces riches palais, et ces hautes églises, dont il y avait tant que nul ne l'eût pu croire, s'il ne l'eût vu de ses yeux, et la longueur et la largeur de la ville qui, de toutes, était souveraine.

Aidés de leurs alliés vénitiens, les croisés s'emparèrent des ouvrages avancés de la défense puis préparèrent l'assaut. Les Vénitiens devaient attaquer par mer, les Français par terre. Ils dressèrent, nous dit encore Villehardouin, deux échelles contre une barbacane, près de la mer ; le mur était bien garni d'Anglais et de Danois ; l'attaque fut vigoureuse et rude. Plusieurs chevaliers et deux sergents montèrent aux échelles de vive force et s'emparèrent du mur ; au moins quinze des nôtres en firent l'escalade, et l'on s'y battit corps à corps, à coups de haches et d'épées. Mais les assiégés, redoublant d'efforts, mirent les nôtres dehors très rudement, et en firent deux prisonniers. Ceux-ci furent conduits devant l'empereur Alexis, qui en éprouva une grande joie. Ainsi finit l'assaut du côté des Français ; il y eut un certain nombre de blessés et d'estropiés, ce dont les barons furent très fâchés.

Le doge de Venise était venu en personne ; il avait ordonné ses vaisseaux sur une ligne de front et cette ligne s'étendait bien sur trois portées d'arbalète, elle s'avança vers la rive, au pied des murs et des tours. Vous auriez pu voir alors les mangonneaux lancer leurs projectiles de dessus les nefs et les vaisseaux, les flèches des arbalètes voler, les arcs tirer avec rapidité, et les assiégés se défendre rudement du haut des tours et des murs, et les échelles des nefs approcher au point qu'assiégeants et assiégés s'entre-frappaient d'épées et de lances. La clameur était si grande qu'il semblait que la terre et la mer s'abîmaient. Et sachez que les galères n'osaient pas aborder.

Maintenant vous allez entendre un fait d'armes extraordinaire : le doge de Venise, vieillard aveugle, se tenait tout armé en tête de sa galère, le gonfalon de saint Marc devant lui, il criait à ses hommes de le descendre à terre, sinon qu'il ferait justice d'eux. Aussi firent-ils ; la galère aborda et ils en sortirent portant à terre devant le doge le gonfalon de saint Marc.

Voyant le gonfalon de saint Marc sur le rivage et la galère de leur seigneur atterrir devant eux, les Vénitiens se tiennent pour honnis et tous abordent ; ceux qui sont sur les vaisseaux sautent à la rive, ceux qui sont dans les grands navires entrent dans les barques e4 viennent à terre à qui mieux mieux. Vous auriez pu voir alors un grand et merveilleux assaut.

Les assiégés s'enfuient et abandonnent les murs, et les Vénitiens se précipitent à l'intérieur à qui mieux mieux et s'emparent de vingt-cinq tours qu'ils garnissent de leurs gens. Ensuite le doge prend un bateau, envoie des messages aux barons de l'armée pour leur faire savoir qu'il a pris vingt-cinq tours et les assurer qu'il ne peut les reperdre. Les barons en sont si joyeux qu'ils ne peuvent croire que ce soit vrai ; mais les Vénitiens commencent à envoyer au camp par bateaux des chevaux et des palefrois qu'ils ont pris dans la ville.

Lorsque la ville fut emportée, on couronna empereur Alexis, fils d'Isaac l'Ange. Mais bientôt la discorde naquit entre croisés et Grecs ; ceux-ci chassèrent les Français et les Vénitiens. La riposte fut prompte : le 12 avril 1204, les Latins reconquirent Constantinople et pillèrent tout ce qu'ils purent, avec d'autant plus d'avidité qu'ils avaient été privés de tout pendant le long voyage.

Une lettre du comte de Saint-Pol, Hugue Candavène, datée de Constantinople (1204), fait voir en effet que les fervêtus de la quatrième croisade furent, loin du pays natal, tourmentés des mêmes préoccupations que leurs devanciers, les compagnons de Godefroi de Bouillon, un siècle plus tôt :

Je vous ai de grandes obligations d'avoir si bien veillé sur ma terre (en mon absence). Depuis mon départ je n'ai rien reçu de qui que ce soit et je n'ai pu vivre que de ce que j'ai pu me procurer, si bien qu'au jour de la veille de la reddition de Constantinople, nous étions tous réduits au plus strict dénuement. Je fus obligé de vendre mon manteau pour avoir du pain, mais j'ai conservé cependant mes chevaux et mes armes. Depuis la conquête, je jouis d'une bonne santé et je suis honoré de tout le monde. Cependant je ne suis pas sans inquiétude sur les produits de ma terre, car, si Dieu permet que je retourne chez moi, je me trouverai très obéré et il faudra bien que j'acquitte mes dettes avec les ressources de ma seigneurie.

On sait que, pas plus au début du mie siècle qu'à la fin du xr, il n'y avait de ravitaillement généralement organisé par la direction de la croisade pour l'ensemble de l'armée. Un chacun vivait comme il pouvait, à sa guise, mais à ses risques et périls, entretenant lui-même les gens d'armes qui le suivaient et formaient sa mesnie, nourrissant ses chevaux. De là aussi la hâte et l'ardeur au pillage. Sans piller, et à moins d'une fortune personnelle très importante, il n'était guère possible à un croisé de subsister.

La croisade se déroula heureusement jusqu'à la prise de Constantinople. Tant que nous fûmes humbles vers Dieu, écrit le seigneur de Berzé, tout allait à nostre plaisir, mais les ennemis vaincus, quand nous fûmes plongés dans l'abondance des richesses : émeraudes, rubis et pourpre, quand nous fûmes maîtres du territoire, des jardins, des palais, des dames aussi, dont il y en eut moult de belles, nous mîmes en oubli Dieu et son divin fils ; de quoi Dieu nous punit.

Constantinople fut pris et pillé le 25 avril 1204 ; après quoi l'empire fut partagé entre les confédérés. Les croisés fondèrent ainsi l'Empire latin de Constantinople qui dura jusqu'en 1261. Le comte Baudoin de Flandre devint empereur, Boniface de Montferrat, roi de Salonique et de la Macédoine. D'autres chevaliers prirent les titres de prince de Morée, de duc d'Athènes, de marquis de Thessalie. Quant aux Vénitiens, ils s'emparèrent d'une partie de Constantinople et de certaines îles de l'Archipel.

De la délivrance des lieux saints il n'était plus question. Cette quatrième croisade eut donc pour résultat : de faire tomber du trône la dynastie byzantine qui l'occupait depuis des siècles et, ensuite, à la grande joie de nos pères, d'inonder la France d'une prodigieuse quantité de reliques qui y furent accueillies par d'interminables acclamations. Les églises byzantines avaient été dépouillées de leurs pieux trésors, ainsi que le note Achille Luchaire, la quatrième croisade amenait un accroissement subit, inespéré, inouï des richesses chrétiennes : voilà le fait qui intéressait puissamment la foule.

 

A la cinquième croisade, la France ne prit qu'une faible part. Elle fut l'œuvre du roi de Jérusalem, Jean de Brienne et du roi de Hongrie, André II. Elle fut dirigée sur l'Égypte où les croisés s'emparèrent du port de Damiette (1219) que les Arabes reprirent deux ans après.

 

La sixième croisade eut pour initiateur l'empereur Frédéric Il qui dirigea, en 1228, une armée importante sur l'Asie, où il conclut avec l'émir Melec Kamel un traité (18 février 1229) qui lui ouvrait les portes de Jérusalem où il entrait le 17 mars suivant ; mais, tandis qu'il croisait en Palestine contre les Sarrasins, en Europe le pape Grégoire X avait entamé une croisade contre lui, en sorte que, le 19 mai, il dut rentrer en hâte pour se défendre. Après lui, le comte Thibaut de Champagne, puis Pierre Mauclerc, après s'être démis de son duché de Bretagne, arrivèrent en Asie, à la tête de nombreux hommes d'armes ; mais leur expédition, elle aussi, demeura sans résultat.

 

Les deux dernières croisades, septième et huitième, furent les croisades de saint Louis, malheureuses l'une et l'autre. Le saint roi, au cours d'une grave maladie, avait fait le vœu d'entreprendre la guerre sainte pour la gloire du Christ. Il s'embarqua à Aigues-Mortes, en 1248, avec ses trois frères et la reine sa femme. Les Fatimites du Caire étaient maîtres de Jérusalem : aller les frapper au cœur de leur puissance, en Égypte, ne pouvait manquer d'être le meilleur moyen de rentrer en possession des lieux saints.

La flotte se dirigea d'abord sur l'île de Chypre où elle fit escale et s'approvisionna. Le 21 mai 1249, dix-huit cents vaisseaux aux voiles blanches cinglèrent dans la direction de l'Égypte. Quelques jours plus tard, les croisés arrivaient en vue de Damiette où les attendaient les Arabes commandés par l'émir Fakhr-Eddin. Se précipitant sur le rivage, les Français mirent rapidement leurs ennemis en déroute, puis entrèrent dans la ville. Saint Louis n'allait-il pas devenir le maître de l'Égypte ? Mais le Sultan du Caire rassembla des troupes et se prépara à la défense pendant que les croisés perdaient un temps précieux en hésitations. Ils traînaillèrent à Damiette, où l'on vit se reproduire le relâchement qui, en des circonstances semblables, avait énervé les précédentes croisades : des festins, des orgies ; après des efforts surhumains, un débordement de luxe et de plaisirs. Cependant le Sultan du Caire, qui dirigeait la résistance, tomba malade et, bientôt, expira. Saint Louis ordonna la marche sur le Caire. Les croisés parurent devant Mansourah. Ils étaient séparés des Sarrasins par un bras du Nil. Ils dressèrent leur camp et essayèrent en vain de gagner l'autre rive par des ponts. Ayant enfin trouvé un gué, ils attaquèrent avec furie la ville que défendait l'émir Fakhr-Eddin et mirent en fuite les défenseurs. Mais à peine Louis IX était-il entré dans le palais abandonné du Sultan que, par un tragique revirement, les cavaliers arabes reprirent inopinément l'offensive. Une lutte sanglante s'engagea et les Français durent repasser le Nil et s'enfermer à nouveau dans leur camp où ils ne tardèrent pas à souffrir cruellement de la disette. Les Arabes, montés sur des bateaux démontables, arrêtaient les nefs chargées de victuailles qui, de Damiette, remontaient vers le camp des croisés.

Le découragement s'empara des Français, accentué, sous les rayons du ciel africain, par l'affreuse maladie des camps, la dysenterie. Le 5 avril, saint Louis se décida à retourner vers Damiette avec ses compagnons affaiblis. Harcelés par tes Arabes, les croisés furent obligés d'engager le combat dans le petit village de Minieh, près de Mansourah. La tuerie fut effroyable : dix mille Français périrent. Épuisé, malade, le roi dut se rendre aux mains des Musulmans. Il fut chargé de chaînes et embarqué sur le Nil dans un bateau, pendant que les vainqueurs, encombrés de prisonniers, les amenaient, la nuit, par groupes de trois ou quatre cents, sur les bords du fleuve dans lequel ils les précipitaient, après leur avoir coupé la tête.

Saint Louis n'obtint sa délivrance qu'en rendant Damiette et en donnant une énorme rançon. Enfin libéré, il se dirigea sur la Palestine où il resta encore quatre ans, jusqu'à ce que la nouvelle de la mort de Blanche de Castille l'eut obligé à revenir en France.

Les croisades de saint Louis ont été sévèrement appréciées par les contemporains, non sans raison. Blanche de Castille, la noble et intelligente mère du pieux roi, fit une vive opposition à ces coûteuses et périlleuses aventures. Joinville observe très justement que Louis IX régnait sur un empire alors paisible, prospère et ordonné. Quel motif à de pareilles expéditions ? Observation précieuse et sous une telle plume. Lors de la première croisade, Philippe Ier avait été déterminé à favoriser l'entreprise — tout en ayant grand soin de ne pas y prendre part — par l'état de trouble du royaume et les luttes intestines dont il était déchiré : en ce grand effort contre un ennemi commun, l'union devait se refaire au sein de la patrie. Les conditions n'étaient plus les mêmes au milieu du XIIIe siècle.

Par ses deux croisades, saint Louis a commis à l'égard de son peuple une faute grave et qu'il est difficile de lui pardonner. Il était aimé, vénéré de ses sujets ; sans être doué d'une intelligence exceptionnelle, il avait un grand bon sens, un jugement droit et un merveilleux désir de bien faire. Il imposait par ses vertus et par la noblesse de son caractère. On le nommait communément du plus beau nom qui ait été donné à un prince, l'apaiseur. Dans ces conditions, Louis IX pouvait être au peuple fidèle, dont il avait en mains les destinées, d'une utilité infinie. Le premier devoir, voire le seul devoir d'un chef d'État, est de bien administrer le peuple nombreux qu'il a sous sa direction et qui place en lui son plus ferme espoir ; de le gouverner avec application et sagesse et de contribuer à son bonheur. Comment saint Louis a-t-il pu ne pas se dire que Dieu était assez puissant pour réaliser par lui-même la délivrance des lieux saints, si tel était son plaisir, sans qu'un roi de France fût contraint d'y sacrifier les intérêts dont la garde et la gestion lui incombaient de la manière la plus impérieuse.

Huitième et dernière croisade : seconde croisade de saint Louis.

En 1268, Antioche tomba au pouvoir des infidèles. Unis aux Grecs les Francs auraient, dès le XIIe siècle, définitivement triomphé des Sarrasins. Antioche, gardée contre tout droit par les princes normands de la race de Guiscard, fut la cause de la discorde, et voici qu'Antioche, conquise par un effort gigantesque, retombe entre les mains des musulmans. Le douloureux écho, que fit retentir la chute de la grande ville, fut sans doute l'un des motifs qui décida saint Louis à mobiliser une fois encore la croix contre le croissant. Il avait entendu dire, en y ajoutant la foi la plus naïve, que le roi de Tunis était désireux de se convertir au christianisme avec son peuple et n'attendait pour le faire que l'arrivée d'une armée chrétienne :

— Oh ! si je pouvais être le parrain d'un tel filleul ! se disait le bon roi en un espoir heureux.

On lui disait aussi que Tunis serait d'une facile conquête et que la ville renfermait de grands trésors dont la possession permettrait ensuite la reprise des lieux saints. Venaient à la rescousse les insinuations de l'un des frères du roi, le rude, dur et ambitieux Charles d'Anjou, roi de Sicile, qui jetait sans doute les yeux sur la Tunisie voisine comme sur un empire qu'il serait avantageux et glorieux d'ajouter à celui qu'il avait acquis.

Le roi mit trois années à préparer cette expédition nouvelle ; mais il était très souffrant et c'est avec désespoir que ses auxiliaires les plus dévoués le voyaient s'obstiner dans ses résolutions. Joinville l'écrit avec force : Ils commirent péché mortel ceux qui lui conseillèrent la croisade ; parce que tout le royaume était en bonne paix et lui-même avec tous ses voisins... grand péché firent ceux qui lui conseillèrent la croisade, vu la grande faiblesse de son corps.

Le pieux roi s'embarqua, le 1er juillet 1270, à Aigues-Mortes avec son fils et une armée de 6o.000 hommes. Le 17 juillet, il était devant Tunis et mettait le siège devant la ville. Les Français fortifièrent leur camp. Le manque d'eau leur imposait de grandes souffrances. Des hauteurs voisines, les Arabes, par d'énormes machines, soulevaient des nuages de sables brûlants qui venaient se répandre sur les campements des croisés. Et la peste fit son apparition. Néanmoins, sous les murs de la ville, les Français remportèrent une victoire brillante et déjà les Tunisiens désespéraient de leur sort quand la faiblesse du roi s'aggrava et l'obligea à se retirer sous sa tente où il écrivit pour son fils ses dernières instructions. Chateaubriand a raconté la fin du souverain : La maladie faisant des progrès, Louis demanda l'extrême-onction. Il répondit aux prières des agonisants avec une voix aussi ferme que s'il eût donné des ordres sur un champ de bataille. Il se mit à genoux au pied de son lit pour recevoir le saint viatique et on fut obligé de soutenir par les bras ce nouveau saint Jérôme dans cette dernière communion. Depuis ce moment, il mit fin aux pensées de la terre, et se crut acquitté envers ses peuples. Eh ! quel monarque avait jamais mieux rempli ses devoirs ? Sa charité s'étendit alors à tous les hommes : il pria pour les infidèles ; il invoqua les saints patrons de la France. Le lundi matin, 25 août, sentant que son heure approchait, il se fit coucher sur un lit de cendres, où il demeura étendu, les bras croisés sur la poitrine, et les yeux levés vers le ciel.

Philippe III le Hardi, fils et successeur de saint Louis, qui l'avait accompagné en sa croisade, remporta une brillante victoire sur le roi de Tunis, mais échoua au siège de la ville. Il se résolut à conclure avec son adversaire une trêve de dix ans et se rembarqua.

 

Ce XIIIe siècle devait voir la ruine définitive de la conquête franque en Orient : Laodicée tombe entre les mains des musulmans en 1285, Tripoli en 1287, Ptolémaïs en 1291.

Ici se clôt l'ère des croisades.

En 1336, le roi de France, Philippe de Valois se croisera en Avignon sous bénédiction pontificale ; mais voici l'invasion anglaise, compliquée d'une guerre intestine. Les descendants des Godefroi de Bouillon et des Raimond de Saint-Gilles avaient à combattre des ennemis, dans le moment plus redoutables et pressants que les Sarrasins dominateurs de la Palestine.