LES CROISADES

 

CHAPITRE IX. — PRINCIPAUTÉS FRANÇAISES DE PALESTINE.

 

 

La Palestine conquise, il s'agissait donc de l'organiser et d'y assurer la permanence d'une administration chrétienne. Déjà le frère de Godefroi de Bouillon, Baudoin de Boulogne, s'était installé à Edesse qu'il s'efforçait d'ordonner en fief féodal ; puis Tancrède à Tarse et Boémond à Antioche.

Baudoin de Boulogne est une des figures marquantes de la croisade : il était pourvu, comme Boémond, de remarquables dons militaires, d'une vaillance à toute épreuve ; mais esprit organisateur et, parmi ses violences, caractère d'une souplesse qui lui permit de s'adapter aux us et coutumes des populations musulmanes qu'il eut à gouverner. Il avait le front bas, la barbe et les cheveux noirs, le nez busqué ; sa figure même prononçait son ambition et la décision dont il fera preuve. Successeur de son frère Godefroi de Bouillon, Baudoin de Boulogne sera le premier qui portera le titre de roi sur le trône de Jérusalem.

Il faut reconnaître que les croisés, comme ils s'y étaient engagés, avaient remis à l'empereur Alexis la ville de Nicée qui, sur la côte orientale, faisait face à Constantinople ; le restant de leur conquête, la Palestine tout entière, fut divisé en quatre souverainetés : le royaume de Jérusalem, les principautés d'Edesse, d'Antioche et de Tripoli. Les Fatimites d'une part, les Seldjoukides de l'autre, fortement établis au Caire et à Mossoul, continuaient d'être redoutables. Une expédition concertée entre eux eût facilement jeté à la mer cette poignée de roumis. Godefroi de Bouillon méditait une expédition jusqu'au Caire pour y frapper au cœur la puissance fatimite ; sa mort prématurée l'empêcha de mettre à exécution le projet conçu.

Godefroi de Bouillon, aussi bon politique que vaillant guerrier, avait projeté une alliance entre les principautés chrétiennes d'Orient et l'empire byzantin, alliance qui eût, contre les Turcs et les Arabes, fortement consolidé et l'empire grec de Byzance et les principautés chrétiennes de Palestine et de Syrie : la seule politique qui, traditionnellement et fermement poursuivie, pût sauver l'œuvre des croisés.

Godefroi réussit personnellement auprès de l'empereur Alexis qui le prit en affection, se plaisait à l'appeler son fils, songea même à faire de lui l'héritier de sa couronne ; mais ces projets, qui eussent assuré le salut commun, échouèrent contre les menées des Guiscard : de Boémond, de son cousin Tancrède, et de leurs successeurs. Ceux-ci étaient établis à Antioche, devenue par leurs soins capitale d'une principauté importante. Or nous avons vu que les croisés s'étaient engagés par serment à remettre Antioche au basileus, condition première de leur alliance et des services rendus par l'empereur aux chevaliers francs. Comme Alexis persistait à réclamer l'exécution du traité conclu et que Boémond et son successeur s'y refusaient avec une obstination égale, on en arriva, non à des alliances, mais à un état d'hostilité qui dégénéra, par le fait des occupants de la principauté d'Antioche, en tentatives de conquête sur les Grecs, politique bien conforme aux pratiques des Normands de Sicile dont Boémond et Tancrède étaient de brillants représentants.

Ce point n'a pas été suffisamment mis en lumière : la Palestine n'a pu être conquise par les croisés que grâce aux Byzantins ; mais les croisés, malgré les objurgations du comte de Toulouse, Raimond de Saint-Gilles, ont forfait à l'honneur et à la parole donnée, en refusant de remplir leurs engagements, forfaiture qui devait, par retour, frapper mortellement l'œuvre même qu'ils avaient entreprise et en hâter l'écroulement.

Le noble avoué du Saint-Sépulcre, Godefroi de Bouillon, mourut brusquement le 18 juillet 1100, dans sa trente-huitième année ; nous venons de dire la clairvoyance avec laquelle il s'était rendu compte de la situation. ll devait emporter avec lui dans la tombe sa politique avisée.

Le trône de Jérusalem fut alors offert au frère du défunt, à Baudoin de Boulogne, installé en sa principauté d'Edesse, lequel ne songea pas à en décliner l'honneur, ni le titre de roi de Jérusalem qu'il fut le premier à porter : Baudoin, dit Foucher de Chartres, fut un peu attristé de la mort de son frère, mais encore plus heureux de recueillir son héritage. Loin de se refuser à porter une couronne d'or dans les lieux où le Roi des rois avait porté une couronne d'épines, c'est à Bethléem même, où le Roi des rois était né en une humble chaumine, et au jour anniversaire même de cette naissance (25 décembre 1100) que Baudoin se fit couronner très solennellement. Du moins eut-il la sagesse de marquer aussitôt, par sa manière d'être, la tolérance qu'il entendait témoigner aux populations soumises. On le voyait à Jérusalem, aller vêtu d'un burnous tissé d'or, accompagné d'une escorte d'un éclat fastueux, précédé d'un héraut d'armes qui portait un bouclier étincelant d'or où s'étalait une aigle les ailes éployées. Baudoin portait la barbe longue et se couvrait de parfums : un pacha en sa puissance souveraine. Baudoin se laissait adorer à la musulmane et prenait ses repas, les jambes croisées, sur un tapis d'Orient : une page des Mille et une nuits.

Orientalisation qui s'étendit sur la société chrétienne en Palestine du haut en bas de la longue échelle.

Le Français et l'Italien d'hier, écrit Foucher de Chartres, ne sont plus maintenant que des Orientaux. L'homme de Reims et de Chartres est devenu citoyen de Tyr ou d'Antioche. Le pays d'origine est oublié ; on n'en parle plus. Celui-ci règle sa maison et sa famille comme s'il était un indigène ; l'autre a épousé, non une Française, mais une Syrienne, une Arménienne, voire une Sarrasine baptisée. Nous parlons les langues du pays. Qui était pauvre chez lui se trouve ici, par grâce divine, dans la plus agréable opulence ; et tel qui, en Europe, ne possédait pas même un village, règne en Asie mineure sur une ville entière ; pourquoi revenir en Occident puisqu'en Orient nos vœux sont comblés ? Les détails de la vie menée en Palestine par la classe populaire elle-même sont connus par les précieuses Assises de la Cour aux bourgeois au royaume de Jérusalem, complétant et précisant les indications fournies par les chroniqueurs.

On a justement placé la cause principale de la fragilité de l'empire fondé par les croisés en Palestine, dans leur impuissance à lui donner la centralisation administrative, partant militaire, qui en aurait fortement uni les diverses principautés autour d'un pouvoir central ; mais il était impossible qu'il en fût autrement. Les chevaliers francs s'étaient engagés dans la croisade sous leur forte armure féodale, et nous ne parlons pas seulement de l'armure d'acier qui protégeait et soutenait leur corps, mais de l'armure faite des traditions sociales et morales qui leur étaient communes. Cette organisation et cette hiérarchie féodales avec leurs lois et coutumes si fermes et si robustes, firent la puissance de l'armée chrétienne en ferre lointaine, elles en assurèrent la cohésion dans des circonstances et des conditions où tout tendait à la détruire ; mais de cette organisation il ne leur était pas possible de se défaire du jour au lendemain pour la remplacer par une unité politique à laquelle nous ne parviendrons en France qu'au XIIIe siècle. L'ost des croisés était féodalement bâti, féodal jusqu'en ses moelles : la féodalité était sa vie même, en dehors des cadres féodaux elle ne pouvait subsister.

Dans le royaume de Jérusalem, écrit très justement Achille Luchaire, une royauté sans autorité réelle préside à la hiérarchie des barons, des comtes et des chevaliers, organisée selon la rigueur des principes féodaux. Cette royauté, plus élective qu'héréditaire, apparaît affaiblie, dès le début, par l'esprit d'insubordination des vassaux, les règles étroites du service militaire dû au suzerain, l'absence d'un service régulier de finances. Les institutions monarchiques existent à peine : c'est la Féodalité qui domine et comment s'en étonner ? Les nobles qui avaient formé l'armée de la croisade apportaient en Orient le régime des seigneuries tel qu'il existait en France au XIe siècle ; mais plus rigoureux encore, comme il devait l'être sur ce terrain vierge, où son développement ne rencontrait d'obstacle, ni de forces concurrentes.

Ajoutons les querelles entre princes régnants. Les maîtres de la principauté d'Edesse, Tancrède et Baudoin, étaient en conflit constant, sous l'œil attentif des Sarrasins, avec les fils de Raimond de Saint-Gilles, Bertrand et Guillaume de Toulouse établis à Tripoli, et ces deux derniers ne s'entendaient que médiocrement entre eux.

Enfin le patriarche de Jérusalem était dans ces tais de Palestine et de Syrie armé d'une autorité religieuse dont les circonstances feront en ces temps de foi violente, un pouvoir de grande importance : fréquemment en conflit avec le civil, il contribuait encore, dans une large mesure, à l'affaiblir ou le paralyser.

Dans ces conditions, faut-il s'étonner que le royaume de Jérusalem, fondé en 1099, n'ait subsisté que jusqu'en 1189 ? Plutôt conviendrait-il d'être surpris qu'il ait duré si longtemps. Et sans doute le trône où monta Godefroi de Bouillon aurait-il croulé bien des années auparavant sans les formations de ces ordres de moines-soldats, les Hospitaliers de Jérusalem, originairement réunis sous le vocable de saint Jean, pour la garde des malades et les soins à leur donner, bientôt transformés en corporation militaire ; puis les Templiers qui joindront à leur active vaillance une organisation et des capacités financières d'où finalement sortira leur ruine ; enfin la chevalerie teutonique, rude et disciplinée, sous le nom de Frères de la Maison allemande. Ces grands ordres, quand et quand religieux et militaires reprendront en Orient ce qu'on a pu nommer une croisade permanente ; ils seront à la société chrétienne de Syrie et de Palestine, pendant bien des années son plus ferme rempart.