LES CROISADES

 

CHAPITRE VII. — ANTIOCHE.

 

 

De Tarse, les croisés reprirent leur marche à travers la Syrie aride. Nous n'avions guère à manger que les épines (aloès et cactus) que nous arrachions, dit l'auteur des Gestes. Nos chevaux périrent presque tous et nos chevaliers étaient contraints d'aller à pied, à moins de chevaucher des bœufs.

L'armée atteignit enfin Antioche le 20 octobre 1097.

Antioche, sur la rive gauche de l'Oronte, construite en étages au flanc du Mont-Cassin, était la capitale de la Syrie entière. La tradition chrétienne disait que Jésus-Christ l'avait attribuée à Pierre qui en aurait été le premier patriarche avant d'aller à Rome. Les khalifes fatimites d'Égypte avaient conquis la Syrie sur les Chrétiens qui la reprirent en 969, pour la voir tomber entre les mains des Turcs d'Asie (seldjoukides) ; mais Antioche même, en ses fortifications défensives, était demeurée aux Grecs, on veut dire aux empereurs byzantins, jusqu'en 1085, date où s'y installa également un prince seldjoukide. Par quoi peut se mesurer l'importance que l'empereur Alexis attachait au recouvrement de l'illustre cité, à ses yeux capitale militaire et religieuse de l'Asie et qui en gardait la frontière.

Les croisés se heurtèrent dans Antioche à une imposante garnison musulmane. La ville était en outre protégée par sa position naturelle, par le cours de l'Oronte et par sa situation au flanc de la montagne ; ses murs, renforcés de quatre cent cinquante tours massives, la ceignaient d'un rempart de pierre d'une épaisseur telle qu'un char y pouvait rouler au sommet.

Les Francs dressèrent leurs tentes à peu de distance des remparts, et ne tardèrent pas à lancer contre la place des assauts furieux. On en arriva de part et d'autre, aux actes de la plus grande férocité. Les Chrétiens parvenaient-ils à s'emparer de quelques Turcs :

Les testes lor trenchoient, ès pieus les font boter[1],

Parmi ces champs les font et drecier et lever...

(Chanson d'Antioche.)

Lugubre décor, sous les yeux des assiégés. Les croisés firent prisonnier le neveu de l'émir Jagi-Sian qui défendait la ville et lui firent couper la tête.

Au neveu Jagi-Sian ont fait le chef couper Et par des mangonneaux en la cité jeter.

Par leur impitoyable cruauté se distinguaient parmi les croisés ceux que Richard le Pèlerin appelle la gent le roi Tafur ; les ribauds, la piétaille, des gens sans aveu, mais d'une foi exaltée et d'une vaillance à toute épreuve. Ces ribauds étaient placés sous le haut commandement de Boémond. Le roi Tafur assisté de Pierre l'Ermite, exerçait sur eux une autorité immédiate. Richard le Pèlerin les peint en termes pittoresques :

Ils ne portent o[2] eux ne lance ne espée,

Mais guisarme esmolue et machu-e plombée

Li rois[3] porte une faus qui moult bien est trempée,

Moult tient bien de sa gent la compagnie serrée,

S'ont lor sacs à lor cols à cordèle tressée,

Si ont les costés nus et les panses pelées,

Les mustiax[4] ont rostis et les plantes[5] crevées :

Par quel terre qu'ils vont moult gastent ta contrée...

(Chanson d'Antioche, chant VIII, partie conservée de Richard le Pèlerin, v. 87.)

En arrivant sous les murs d'Antioche, les croisés avaient trouvé dans la contrée environnante des vivres en abondance : vignes bien garnies, cachettes bondées de blé, arbres couverts de fruits ; mais avec une insouciance de grands enfants ils eurent tôt fait de tout gaspiller.

Dès avant la Noël les vivres avaient commencé à renchérir. Au reste, il ne pouvait en être autrement toutes les fois que l'armée chrétienne s'arrêtait quelque temps en un lieu donné : la masse en était si grande que tout ce que la contrée était susceptible de fournir à l'alimentation ne tardait pas à être consommé.

Le siège se prolongea. Comment s'approvisionner dans des contrées ravagées ou désertes ? La famine, les traits des Sarrasins semaient la mort. Les privations étaient si grandes que nombre de croisés abandonnèrent le camp : leur énergie était usée ; ils voulaient regagner leur pays. Et, parmi ces fuyards, on trouva certain jour, avec stupeur, Pierre l'Ermite lui-même ; il fuyait avec l'un des plus redoutés capitaines de l'ost, Guillaume, vicomte de Melun, dit le Charpentier. On le nommait ainsi, observe un chroniqueur, non parce qu'il était habile à débiter du bois, mais parce que, dans le combat, il frappait à la manière des charpentiers. Guillaume de Melun était parent du roi de France. Les soldats de Tancrède rattrapèrent les fugitifs.

Les chroniqueurs rapportent que le Charpentier passa toute la nuit couché par terre dans la tente de Boémond. Le prince de Tarente voulait le mettre à mort

— Misérable ! lui criait-il, honte de la France ! déshonneur des Gaules ! le plus abject des hommes que la terre ait portés Pourquoi as-tu fui honteusement ? Tu voulais sans doute livrer à l'ennemi l'armée du Christ et ces chevaliers comme tu en as livré d'autres en Espagne !

Guibert de Nogent rappelle que le Charpentier avait pris part à une expédition contre les Maures d'Espagne, d'où, une première fois, il avait déserté ; mais plusieurs des principaux chefs intercédèrent en sa faveur sous condition qu'il fit serment, ainsi que Pierre l'Ermite, de demeurer dans l'armée des croisés jusqu'à la fin de la campagne ; serment que l'Ermite observa fidèlement, mais le Charpentier s'évada une seconde fois, sans pouvoir cette fois-ci être repris.

La tradition veut que, dans la souffrance ajoutée par le mal du pays à leurs autres maux et privations, les chevaliers français en Terre sainte se tournassent vers l'Occident quand soufflait le vent d'ouest, le vent de France, en se découvrant largement la poitrine, de manière à l'animer de l'air du pays. Pareils sentiments et procédés en France, chez les femmes ou fiancées que nos belliqueux pèlerins avaient laissées au logis, si nous en croyons une chanson ; que toute l'Europe chantait à l'époque de la première croisade, dit Gaston Paris en sa précieuse histoire de la poésie française au Moyen-Age. On l'intitulait la chanson de la dame de Faël ou la chanson d'outrée ! à cause du cri qui revient en son refrain : Outrée !, en avant !, devenu le cri de guerre des croisés en Orient.

Chanson de la dame de Faël

Chanterai pour mon courage

Que je veux réconforter,

Car de mon si grand dommage

Ne veux mourir, n'affoler[6],

Quand de la terre sauvage

Ne vois oncques retourner

Celui qui mon cœur soulage

Lorsque j'en entends parler.

Refrain

Dieu quand donc crieront : Outrée ![7]

Sire, aidez au pèlerin

Pour qui suis espouvantée,

Car félons sont Sarrasin.

***

Patience, en mon dommage !

Quand le verraij' revenir ?

Il est en pèlerinage

Où Dieu le veuill' garantir.

Et, malgré tout mon lignage.

Ne veux prétexte trouver

D'autre faire mariage :

Fol est qui m'en os' parler.

Dieu quand donc crieront : Outrée ! etc.

***

De ce suis au cœur dolente

Qu'il n'est plus en Beauvaisis

Celui qui tant me tourmente,

N'en ai plus ni jeu, ni ris.

Il est beau et je suis gente[8],

Dieu pourquoi as-tu permis

Lorsque l'un l'autre tant tente

Que l'on nous ait départis[9]

Dieu quand donc crieront : Outrée ! etc.

***

De ce suis en bonne attente[10]

Que j'ai son hommage pris[11],

Et quand la douce aure[12] vente

Qui vient du lointain pays

Où cil est qui m'attalente[13]

De cœur y tourne mon vis[14],

Lors me semble que la sente

Par dessous mon mantel gris

Dieu quand donc crieront : Outrée ! etc.

***

De ce je suis moult déçue

Que ne l'ai accompagné :

La chemise qu'à vestue

M'envoya pour embrasser.

La nuit quand s'amour m'arguë[15]

La mets delès moi couchier

Moult estroit à ma chair nue,

Pour mes maux assoagier[16].

Dieu, quand donc crieront : Outrée !

Sire, aidez au pèlerin,

Pour qui suis espouvantée,

Car félons sont Sarrasins.

Cependant que devant Antioche, parmi les Francs, la famine devenait de plus en plus affreuse. Tous les environs, écrit Foucher de Chartres, avaient été épuisés par nos troupes. Les croisés en étaient réduits à se nourrir d'herbes, d'écorces, de racines ; ils mangeaient leurs chevaux, leurs ânes, leurs chameaux, leurs chiens, et jusqu'aux souris et aux rats ; ils dévoraient les courroies et les lanières de cuir dont se composaient les harnachements de leurs montures. Pour comble de misère, leurs tentes étaient en loques, pourries, déchirées ; nombre d'entre eux n'avaient plus d'autre abri que la voûte étoilée.

Des scènes atroces sont décrites avec une singulière énergie par Richard le Pèlerin et par Graindor de Douai. Les croisés écorchaient les cadavres musulmans, et, enlevant les entrailles, faisaient cuire la chair et la mangeaient.

Sire Pierre l'Ermite séait devant sa tente.

Le roi Tafur (roi des ribauds) y vint et nombre de ses gens,

Il en vint plus de mille qui sont de faim enflés :

— Sire, conseille-moi, par sainte charité,

Car nous mourons de faim et de chétivité.

Pierre leur répondit : — C'est bien par lâcheté,

Allez, prenez ces Turcs, qui sont là morts jetés,

Bons seront à manger s'ils sont cuits et salés.

Et dit le roi Tafur : — Vous dites vérité.

De la tente s'en tourne, ses ribauds a mandés ;

Plus furent de dix mille quand furent rassemblés.

Les Turcs ont écorchés, les entrailles ôtées,

En bouilli et en rot ont la chair cuisinée,

Puis en ont bien mangé, mais de pain n'ont goûté.

De ce furent païens grandement effrayés,

Pour l'odeur de la chair sont aux murs accoudés,

De vingt mille païens sont ribauds regardés,

Il n'y fut un seul Turc dont les yeux n'aient pleuré...

(Chanson d'Antioche.)

Les ribauds se disaient l'un à l'autre : Voici mardi gras. Cette chair de Turc est meilleure que bacon ou jambon à l'huile. Et quand dans les prés on ne trouva plus de cadavres de Sarrasins à écorcher, on en alla déterrer au cimetière.

Et vont aux cimetières, ont les corps déterrés,

Tous ensemble les ont en un mont assemblés,

Et trestous les pourris dans 1'Oronte jetés

Et les autres écorchent, au vent les ont séchés.

(Chanson d'Antioche.)

Les seigneurs de l'ost viennent contempler ce terrible festin, Robert Courte-Heure et Boémond, et Tancrède et Godefroi de Bouillon.

Devant le roi Tafur ils se sont arrêtés,

En riant lui demandent : — Comment va la santé ?

— Ma foi, répond le roi, je suis bien restauré.

Ah ! si j'avais à boire, car mangé j'ai assez.

Et le duc de Bouillon : — Sire vous en aurez.

De son bon vin lui fut un flacon présenté.

(Chanson d'Antioche.)

Et les plus mauvais instincts se réveillaient sous l'aiguillon d'une lancinante misère. S'il arrivait, dit Guibert, que quelqu'un de l'armée s'éloignât un peu trop loin du camp et qu'un autre de la même armée vint à le rencontrer seul, l'un mettait l'autre à mort pour le dépouiller.

D'autres causes démoralisaient l'armée chrétienne. Aussi le conseil des croisés décida-t-il d'expulser toutes les femmes qui vivaient dans le camp, celles qui étaient mariées et les autres. Elles se réfugièrent dans les châteaux voisins tombés au pouvoir des pèlerins. C'était une désolation générale, parmi les riches comme parmi les pauvres, produite tant par la faim que par les pertes en hommes occasionnées par les combats quotidiens ; que si Dieu ne les avait tenus réunis, tel le bon pasteur qui tient son troupeau rassemblé, tous sans aucun doute se seraient enfuis ; et nombreux cependant furent ceux qui allaient quérir des aliments dans les châteaux voisins, et ne revenaient plus prendre leur place dans les rangs pour continuer le siège qu'ils avaient juré de pousser jusqu'au bout. (Foucher de Chartres.)

En une sortie nocturne les assiégés attaquèrent inopinément le camp des Chrétiens. Boémond et le comte de Flandre s'en étaient momentanément éloignés. Les infidèles surprirent et tuèrent le sénéchal de l'évêque du Puy — ce dernier toujours considéré comme le chef de la croisade, — s'emparèrent de sa bannière, sur laquelle était brodée l'image de la Vierge, puis la plantèrent, en manière de trophée, face aux Chrétiens, sur leurs remparts. Nous vivions dans la plus grande angoisse, dit l'auteur des Gestes. Les Turcs nous pressaient d'une part, de l'autre la famine. Les pauvres s'enfuyaient pour gagner l'île voisine de Chypre ou se réfugier dans les montagnes. Nous n'osions aller jusqu'aux rivages de la mer dans la crainte de l'ennemi.

Un premier combat, livré le 9 février 1098 sur les bords du lac d'Antioche, entre Turcs et Chrétiens, fut à l'avantage de ces derniers ; de leurs ennemis ils tuèrent un grand nombre. Ici encore Boémond avait su déployer ses belles qualités de vaillant guerrier et d'habile stratège. Les cadavres des vaincus gisaient sous les murs de la ville où, le lendemain, ils furent recueillis par les assiégés, qui les enterrèrent devant une des portes de l'enceinte, jouxte le pont jeté sur l'Oronte. Avec les corps, écrit l'auteur des Gestes, ils ensevelirent des manteaux, des pièces d'or, des arcs, des flèches et objets divers ; mais les nôtres, apprenant ce qu'avaient fait les Turcs, vinrent exhumer les cadavres et les traîner hors des sépultures. Ils furent tous jetés dans une fosse commune après qu'on leur eût coupé la tête, lesquelles têtes furent apportées au camp afin qu'on pût les dénombrer.

Six semaines plus tard, le 29 mars 1098, un événement sur lequel les historiens n'ont pas arrêté leur attention : Étienne comte de Blois et de Chartres, qui avait épousé Adèle, fille de Guillaume le Conquérant, fut élu chef suprême de l'armée. Depuis quelque temps c'était lui qui portait l'étendard de la croisade et en présidait le conseil des principaux chefs. Instruit et lettré, Étienne de Blois était le mieux emparlé des capitaines de l'ost, et, à l'occasion, leur servait d'orateur et de diplomate.

Mais les intrigues et rivalités entre les différents princes chrétiens allaient éclater avec une intensité nouvelle et s'ils ne compromirent pas définitivement le succès de la croisade, ce fut par la force des parties populaires de l'armée, de la piétaille, de ceux que les chroniqueurs appellent les pauvres gens, dont l'ardeur admirable et la foi sublime sauvèrent du désastre l'entreprise que les agissements égoïstement personnels des grands chefs risquaient de faire crouler.

Entre d'autres, l'épisode suivant jette une vive lumière sur l'état d'esprit de toute cette chevalerie croisée pour la délivrance des lieux divinisés par le Christ. Il s'agissait, dans le conseil des chefs, d'occuper un château-fort qui dominait le cours de l'Oronte et dont la possession était nécessaire aux croisés pour achever l'investissement d'Antioche :

— Choisissons l'un d'entre nous pour tenir fortement le château et interdire à nos ennemis toute sortie de la ville ou bien d'y pénétrer.

— Je suis à vous, dit Tancrède ; mais quel sera mon profit si j'occupe le château avec mes hommes et ferme par là à nos ennemis la route par laquelle ils ont coutume de venir nous harceler ?

On lui promit quatre cents marcs d'argent.

Et sans souffler mot, lisons-nous dans les Gestes, Tancrède partit avec ses chevaliers et gens d'armes et intercepta le chemin aux Turcs.

Et quel jour répandu sur l'organisation même de l'armée des pèlerins ! Indépendance de chacun des groupes féodaux qui la composaient, chacun d'eux agissant pour son propre compte, avec ses ressources particulières, à son plaisir et à son profit.

On a vu qu'entre tous les croisés Boémond, prince de Tarente, s'était jusqu'à ce jour signalé, non seulement par sa bravoure, mais par son intelligence organisatrice et ses dons de conducteur d'hommes. Prince normand, fils du célèbre Robert Guiscard. Sa bannière écarlate flottait dans les rangs de ses contingents italiens et chevaliers du royaume normand des Deux-Siciles. Anne Comnène le dépeint en sa haute taille, les épaules carrées, le teint clair, ses cheveux bruns coupés au ras du front ; les yeux d'un bleu-vert, écartés l'un de l'autre. Durant le combat, il se tenait à l'arrière des bataillons engagés dans l'action pour les diriger et donner, par une vue d'ensemble, les ordres utiles à la victoire. Son esprit, d'une formation bien rare en ce temps, se nuançait de scepticisme ; profondément politique, partant ambitieux. Non seulement il avait prêté serment de foi et hommage à l'empereur Alexis, non seulement il avait juré de contribuer à lui faire restituer les villes et places de Syrie dont les Seldjoukides l'avaient dépouillé, mais nous avons vu qu'il avait accepté du basileus les plus riches présents et sollicité de sa grâce impériale la faveur d'être nommé grand domestique de la Cour de Byzance. Boémond savait qu'entre toutes les places de Syrie que les croisés s'étaient engagés à mettre, après conquête, entre les mains de l'empereur grec, Antioche était celle à laquelle celui-ci tenait le plus.

Mais Antioche si belle, si riche, si puissante, par ses murailles aux 450 tours et ses défenses naturelles, Antioche, clé de la Syrie, constituait un appât irrésistible. Boémond a oublié ses serments ; il ne se soucie plus de l'alliance — jusqu'à ce jour si utile — des Grecs ; il rêve d'une principauté indépendante dont lui, Boémond, serait le prince et Antioche la capitale.

Or il y avait dans Antioche un émir — mot arabe qui signifie commandant et que les chroniqueurs français de l'époque traduisent par amiral — il y avait un émir, arménien renégat, qui de chrétien s'était fait musulman. Il avait la garde de trois tours, des plus importantes pour la défense d'Antioche assiégée. Il se nommait Firouz et de son métier, dans le civil, fabriquait des cuirasses.

Une des tours, à la garde de Firouz, avait une fenêtre grillée d'où se découvrait la vallée où campaient les croisés. Or Boémond avait trouvé le moyen d'entrer en rapport avec Firouz. Il lui promettait de le faire réintégrer dans la religion chrétienne, puis de le combler des plus riches présents. En fait on verra notre Firouz recevoir à nouveau le baptême, redevenir chrétien, porter le nom même de Boémond, et prendre part à l'expédition des croisés jusqu'à la prise de Jérusalem. Il est vrai que dans la suite il apostasiera une seconde fois, reprendra son nom de Firouz, pour finir sa vie dans le mahométisme, à moins qu'il ne se soit fait chrétien une troisième fois.

Mais, pour le moment, notre voltigeur en foi religieuse répondait à Boémond :

— J'ai la garde de trois tours et vous les promets volontiers à l'heure qui vous conviendra.

Voici donc Boémond assuré de se rendre maitre de la ville d'Antioche, vainement assiégée par les Chrétiens depuis plusieurs mois.

A la réunion suivante des chefs croisés il apparut tout joyeux :

— Chevaliers, considérez la misère où nous sommes. Agréons de convenir que si l'un de nous parvient, par son industrie, à acquérir Antioche ou à la prendre d'assaut, la cité lui appartiendra et d'un accord unanime !

Moment de surprise, suivi des plus vives protestations.

— Non ! non ! non ! nul n'aura Antioche en particulier, nous l'aurons tous à part égale ; nous avons supporté les mêmes travaux ; nous irons aux mêmes honneurs.

— A votre gré, dit Boémond, et il se retira en souriant.

Notons que dans ce moment, parmi les chefs croisés, seul Raimond de Saint-Gilles, comte de Toulouse, rappela qu'on n'avait pas seulement promis, mais promis sous serment à l'empereur Alexis de lui mettre Antioche entre les mains, si l'on parvenait à s'en emparer.

Quelques jours après ce débat, Boémond insinua malicieusement à ses pairs, chefs de la croisade, que décidément il ne lui était plus possible de poursuivre la guerre contre les infidèles ; les frais en étaient pour lui trop lourds, les dépenses excessives, ses hommes et lui-même étaient épuisés ; il se disposait à retourner en Italie.

Malice, comme on dit, cousue de fil banc. Elle n'en eut pas moins l'effet voulu. Les chefs de la croisade comprirent que la lutte, en s'éternisant, réduisait de jour en jour toute chance de succès ; et ils se décidèrent à entrer dans les vues du prince de Tarente. Antioche serait à qui en assurerait la prise.

Peu après l'accord intervenu, se produisit un événement qui, en d'autres circonstances, aurait jeté toute l'armée dans la plus grande consternation. Le 2 juin 1098, le comte Étienne de Blois, l'insensé, lisons-nous dans les Gestes, que nos grands avaient élu comme chef suprême, feignit une maladie et se retira honteusement dans une autre ville forte — le port d'Alexandrie, à une soixantaine de kilomètres au nord d'Antioche —, d'où, par mer, il regagna la France. Le récit des Gestes est confirmé par Foucher de Chartres.

Et le lendemain même du jour où ils étaient abandonnés par leur capitaine, les croisés entraient dans Antioche.

Les Gestes donnent ici une relation particulièrement précise :

Dans la nuit les chevaliers tinrent la plaine, les piétons les montagnes. A l'aurore ils approchèrent des tours dont le gardien (Firouz) avait veillé toute la nuit, Boémond mit pied à terre et donna ses instructions. Une échelle était appliquée au mur. Soixante des nôtres, environ, l'escaladèrent et furent répartis entre les trois tours, où ils se mirent à crier : Dieu le veut ! Nous poussâmes nous-mêmes le même cri. Alors commença l'escalade merveilleuse. On atteignit enfin le faîte et courut aux autres tours, et massacra tous ceux qui s'y trouvaient, Ainsi périt le frère de Firouz. Puis, se répandant dans la ville, les croisés se mirent à tout tuer avec une conviction féroce. Toutes les places étaient encombrées de cadavres, lisons-nous dans les Gestes. La puanteur qu'ils répandaient ne permettait pas d'y séjourner ; dans les rues on ne pouvait circuler qu'en marchant sur des cadavres.

En présence de ces massacres systématiques, faits comme d'instinct par les croisés déchaînés en Terre sainte, massacres auxquels de leur côté Turcs et Arabes répondaient avec une égale ardeur, Mgr Baudrillart, en ses pages éloquentes consacrées aux croisades, est amené à évoquer la théorie récente — qu'il qualifie il est vrai de paradoxale — que l'une des principales fonctions des mâles sur notre pauvre terre est de s'entre-tuer.

Et les vainqueurs ne se contentèrent pas de massacrer. On était tout à la joie, et quelle détente après tant de privations et de souffrances ! Ils se donnaient, dit le chroniqueur, de splendides festins, où les convives faisaient danser devant eux, en manière d'entremets, les femmes des infidèles captifs ou massacrés. Guibert de Nogent parle avec indignation des relations impies que les conquérants de la Terre sainte entretinrent avec les femmes des musulmans.

La joie des Chrétiens, maîtres d'Antioche, fut de courte durée. Dès le 5 juin, Kerbôga, khalife de Mossoul, alerté par Jaghi-Sian, l'émir fatimite qui avait défendu la ville, parut à l'horizon. L'émir de Jérusalem — amiral, disent les chroniqueurs français — était venu renforcer son armée avec les troupes dont il disposait, Kerbôga avait reçu d'autres renforts encore, en sorte qu'il se trouvait à la tête de forces imposantes, 500.000 ou 600.000 hommes, si nous en croyons les relations. Il aurait sauvé Antioche s'il ne s'était arrêté trois semaines au siège d'Edesse où le comte Baudoin, frère de Godefroi de Bouillon, s'était enfermé.

Dans Antioche, les Turcs avaient consommé ou détruit tout ce qui s'y trouvait en fait d'approvisionnements. Kerbôga intercepta les communications des croisés avec la mer, en sorte qu'ils ne pouvaient plus être ravitaillés par les vaisseaux de l'empereur Alexis. L'armée des Francs est assiégée à son tour et, ce qui en aggravait la situation, était que la citadelle même d'Antioche, la citadelle d'en haut, sise au point le plus élevé de l'enceinte, sur la pente du mont Cassin et dominant la ville, n'avait pas été prise. Boémond avait même été blessé en essayant de la conquérir après l'entrée des croisés dans la ville.

Le 8 juin 1098, c'est-à-dire le troisième jour après l'apparition du khalife de Moussoul devant Antioche, les croisés firent une sortie pour essayer de repousser les Turcs, mais ils furent battus, mis en fuite. La porte de l'enceinte, par laquelle les Francs étaient sortis et qui se trouvait dans la partie la plus élevée de la ville, ne fut pas assez large pour laisser librement passer le flot de la retraite ; les croisés s'écrasant les uns les autres dans la presse, nombre d'entre eux périrent étouffés. La situation des pèlerins assiégés devenait ainsi presque intolérable, pris qu'ils étaient entre les Sarrasins de la citadelle d'en haut, et les Turcs de Kerbôga ; telle était l'angoisse qu'il n'était plus permis, écrit l'auteur des Gestes, à qui avait du pain, de le manger, à qui avait de l'eau, de la boire.

Et les horreurs de la famine ne tardèrent pas à reparaître, aggravées par les horreurs de la peste. On mangeait les feuilles des figuiers et de la vigne que l'on faisait bouillir, jusqu'à des chardons ; on faisait macérer des peaux desséchées de chevaux, de chameaux, de bœufs, de buffles, pour en faire des aliments. Un petit pain se vendait un besant d'or. L'auteur des Gestes, enfermé avec les assiégés, nous donne les détails les plus précis sur la vie qu'on menait à cette date dans Antioche. Nombre de croisés se nourrissaient du sang de leurs chevaux dont ils suçaient les veines, ne voulant pas les tuer, car ils s'obstinaient à espérer.

Et les désertions reprirent. Ceux qui, las de tant souffrir, abandonnaient la croisade pour tâcher de regagner leurs foyers, s'esquivaient de nuit par des cordes, à l'aide desquelles ils se glissaient au bas des remparts ; — d'où le nom de funambules — du latin funambulus, danseur de corde — qui leur fut donné. Dans cette histoire, la nuit du 11 au 12 juin 1098 fait date : elle marque la fuite funambulesque de Guillaume Grandmesnil et de son frère Aubri ; de Gui Trousseau, seigneur de Montlhéry, du comte Lambert de Clermont-lès-Liège, et de leurs compagnons. Leur fuite éveilla une vive émotion, aussi le pape Pascal II, par lettres adressées aux évêques des Gaules en janvier 1099, prononcera-t-il contre eux l'excommunication. Les fugitifs rejoignirent à Philomelion l'empereur Alexis Comnène qui avait quitté Constantinople pour venir, à la tête d'une armée considérable, secourir les croisés enfermés dans Antioche.

La foi soutenait la vaillance des assiégés, fortifiée par des visions et par des rêves mystiques ; enfin l'invention de la sainte lance, dont le flanc du Christ avait été percé, trouvée le 14 juin 1098, sur les indications d'un prêtre provençal, Pierre Barthélemy, redonna courage à tous. Ce merveilleux épisode est rapporté par des témoins de la croisade, par l'auteur des Gestes et par Raimond d'Aguilers. Saint André serait apparu par trois fois à Pierre Barthélemy, de la suite du comte de Toulouse, pour lui faire connaître l'endroit où, sous l'autel de l'église Saint-Pierre, à Antioche, la sainte lance, qui avait percé le sein du Christ crucifié, serait retrouvée.

— Que fais-tu là ? dit saint André à Barthélemy.

— Mais qui es-tu ?

— Je suis l'apôtre André. Apprends, mon fils, que si tu te rends à l'église Saint-Pierre, dans la ville, tu y trouveras la lance de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par laquelle il fut blessé lorsqu'il pendait au gibet.

Barthélemy hésitait cependant à entretenir les chefs de la croisade de sa vision, quand saint André lui apparut pour la seconde fois et le prit par la main pour le conduire au lieu même où la lance était enfouie sous terre.

Enfin l'apôtre revint une troisième fois :

— Pourquoi n'as-tu pas enlevé la lance de la terre, comme je te l'avais recommandé ? Quiconque portera cette lance dans la bataille ne sera jamais vaincu.

Adémar de Monte, le sage et prudent évêque du Puy, représentant du Saint-Siège à la tète de l'armée des croisés, à qui Barthélemy parla en premier lieu de sa révélation, la traita de fable, refusant d'y ajouter foi ; mais Raimond de Saint-Gilles, comte de Toulouse, à qui Barthélemy appartenait, reçut sa déclaration d'une âme enthousiaste. Il serra le prêtre entre ses bras. On exécuta les fouilles à la place indiquée et la précieuse relique apparut.

Allégresse et transports ! D'un cri unanime il fut décidé de sortir aussitôt de la ville et de marcher contre Kerbôga. Visiblement soutenus par l'intervention du ciel, l'armée chrétienne ne serait-elle pas invincible ? Ce fut alors que, pour la première fois, les croisés se donnèrent un capitaine. Le choix des chefs de l'armée tomba sur le prince de Tarente. Boémond. Encore le commandement ne fut-il mis entre ses mains que pour une durée de quinze jours. Dans les circonstances le choix ne pouvait être plus heureux. Nous l'avons déjà indiqué : le prince de Tarente possédait au plus haut point les qualités qui font les grands chefs de guerre et, seul parmi les capitaines des croisés, il s'entendait à faire manœuvrer la piétaille.

Avant d'en venir aux mains, le 27 juin 1098, Boémond envoya cinq messagers à l'émir Kerbôga pour lui enjoindre de se retirer. A leur tête était Pierre l'Ermite qui parla avec une fougue et une autorité dont le Sarrasin ne laissa pas d'être impressionné ; mais Kerbôga se ressaisit et fit répondre que les Francs avaient le choix entre leur conversion au Croissant et la mort.

Boémond se résolut à la bataille décisive. Plusieurs des bandes qui composaient l'armée ayant déclaré qu'elles ne sortiraient pas pour combattre, le prince de Tarente fit mettre le feu à leurs quartiers.

Pour se préparer au combat, trois jours durant les chevaliers chrétiens jeûnèrent, puis, suivis de la foule des pèlerins, firent de pieuses processions d'une église à l'autre, se confessèrent, communièrent, distribuèrent des aumônes et firent célébrer des messes. A l'intérieur même de la ville Boémond répartit ses troupes en six corps d'armée.

La bataille fut livrée le 28 juin. Les croisés étaient dans un état de délabrement pitoyable ; nombre d'entre eux à peine vêtus. La plupart des chevaliers marchaient à pied ; d'autres étaient montés sur des ânes ou des chameaux ; mais ils étaient animés d'une ardeur qui doublait leurs forces.

La description de la bataille d'Antioche par Richard le Pèlerin et Graindor de Douai serait à reproduire en entier. Richard en fut spectateur. Son récit s'anime d'un souffle épique. Les Chrétiens sortent d'Antioche, franchissent l'Oronte, pour venir offrir la bataille à Kerbôga.

Les femmes des croisés vont elles-mêmes prendre part à l'action.

Elles se lient leurs guimpes sur le haut de la tête, pour les défendre contre le vent,

Elles prennent des pierres dans leurs manches pour les jeter sur les Sarrasins.

Et les autres d'eau douce emplissent des bouteilles.

(Chanson d'Antioche, chant VIII, V. 482).

La sainte lance, découverte dans l'église Saint-Pierre, était portée en tête de l'armée chrétienne par le chroniqueur Raimond d'Aguilers, chapelain du comte de Toulouse. J'ai vu moi-même ce que je rapporte, dit-il en sa relation, et je portais la lance du Seigneur. L'élément religieux, qui encadrait l'élément militaire, ne laissait pas d'être imposant. Évêques, prêtres, clercs et moines, en draps d'Église, portant des croix, sortirent avec les hommes d'armes, élevant au ciel leurs prières et leurs chants. D'autres, montés au haut de la porte du Pont — par laquelle sortit l'armée chrétienne — de grands crucifix dans leurs mains, répandaient sur les combattants leur bénédiction.

La bataille s'engage avec violence, les Tafurs y font merveille. Armé de son bâton ferré, Pierre l'Ermite frappe à mort tout Sarrasin qu'il atteint. Les chevaliers, avant d'expirer, battent leur coulpe et avalent quelques brins d'herbes en guise d'hostie consacrée. Scènes épiques.

L'auteur des Gestes, qui prit part à l'action, s'exprime ainsi : On vit descendre des montagnes des masses innombrables de guerriers montés sur des chevaux blancs et précédés de blancs étendards. Les nôtres ne pouvaient comprendre quels étaient ces guerriers ; mais enfin ils reconnurent que c'était une armée de secours envoyée par le Christ et commandée par saint Georges, saint Mercure et saint Demetrius. L'excellent chroniqueur ajoute : Ceci n'est point un mensonge : beaucoup l'ont vu.

La plus grande partie des Turcs furent massacrés ; leur camp tomba entre les mains des Chrétiens avec d'abondantes provisions : or, argent, un nombreux mobilier, et du bétail, bœufs et brebis, des chevaux et des bêtes de somme : chameaux, mulets et ânes. Quant aux femmes trouvées dans le camp des infidèles on ne leur fit pas d'autre mal, écrit le chapelain du comte de Toulouse, que de leur plonger une épée dans le ventre. Par cette seule réflexion se découvrent les cruautés coutumières. Les Turcs qui se rendirent furent décapités.

Les Chrétiens se trouvaient maîtres de la Syrie entière.

Cette victoire, décisive pour les croisés, fut due à trois causes : l'ardeur et l'enthousiasme mystique des pèlerins ; les habiles dispositions prises par Boémond et la fermeté avec laquelle il tint la main à ce que les ordres donnés par lui fussent exécutés ; enfin — et peut-être surtout — les divisions qui s'étaient mises dans l'armée turque : plusieurs émirs, hostiles à Kerbôga ou qu'il avait mécontentés, l'ayant abandonné avec leurs contingents en pleine bataille.

Comprenant qu'il prolongerait vainement la résistance après la défaite de Kerbôga, l'émir qui commandait dans la citadelle d'Antioche la remit entre les mains des Chrétiens par capitulation ; et comme il demandait un étendard à planter sur les murs pour marquer la reddition de la forteresse, on lui remit celui du comte de Toulouse, dont les soldats mêlés à ceux de Flandre, entrèrent dans la place. Mais Boémond les fit expulser par ses hommes à lui et fit remplacer, au haut des tours, la bannière de Raimond de Saint-Gilles par la sienne.

Après quoi, en réunion des capitaines de Post, fut mis en discussion le sort qu'il convenait de faire à Antioche. Les débats prirent une telle violence qu'on dut en remettre la conclusion à une date ultérieure. Prenant fait et cause pour leurs capitaines respectifs, les hommes du prince de Tarente et ceux du comte de Toulouse en étaient arrivés à se livrer bataille dans les rues de la ville ; cependant l'opinion de Raimond de Saint-Gilles, qui faisait valoir les droits de l'empereur Alexis et les engagements pris envers lui paraît l'avoir emporté, momentanément tout au moins ; Hugue le Grand, frère du roi de France, fut délégué à Constantinople auprès du basileus, avec mission de lui offrir la place d'Antioche, à condition qu'il tînt lui-même les engagements pris par lui vis-à-vis des croisés. Jusqu'à cette date les traités conclus par les croisés avec le basileus byzantin étaient donc encore respectés de part et d'autre.

Mais de son côté, Boémond faisait valoir la promesse qui lui avait été faite de lui attribuer la suzeraineté de la ville si elle était prise par ses soins ; or le succès était bien de son fait. La conciliation entre les deux thèses était impossible ; les chefs de la croisade ne se mirent d'accord que sur un point : dans le fort de l'été où l'on se trouvait on ne pouvait songer à poursuivre son chemin par des contrées dépourvues d'eau.

Par les mois d'été, en effet, la Syrie souffre d'une extrême sécheresse et la marche sur Jérusalem fut différée jusqu'en novembre suivant. Décision qui souleva les plus violentes protestations dans la partie populaire de la croisade, animée de sentiments religieux ardents et qu'elle faisait passer bien au-dessus de toute considération personnelle. Il n'en était pas de même de Godefroi de Bouillon, de Boémond et de Tancrède, de Raimond de Saint-Gilles, de Robert de Flandre et Robert Courte-Heuse : imbus sans aucun doute de convictions et dévotion religieuses, mais qui ne perdaient pas de vue pour cela la réalisation des plans ambitieux qu'ils avaient conçus. Le fait que Godefroi de Bouillon fut parmi les capitaines qui, après la prise d'Antioche, opinèrent le plus fortement pour que la marche sur Jérusalem fût différée, lui a fait perdre dans la pensée de quelques historiens, l'auréole de foi et d'humilité dont la tradition le couronnait. Pour le moment, tournant le dos à Jérusalem, il se rendit à Edesse où son frère Baudoin s'était installé en souverain.

Avant leur départ pour leurs diverses résidences, les nobles seigneurs avaient fait proclamer que ceux des pèlerins qui se trouveraient dans la gêne pourraient se joindre à eux en entrant personnellement à leur service moyennant contrat qui fixerait la solde qui leur serait attribuée. Autre décision qui fut mal vue par nombre de croisés et contribue à faire perdre à l'odyssée de nos hauts barons le caractère d'une croisade pour le seul honneur de Dieu qu'on s'est longtemps complu à lui attribuer :

Les préoccupations religieuses, note Chalandon, ont disparu chez les principaux seigneurs ; ils n'ont plus qu'une idée : se tailler des principautés. Si la marche sur Jérusalem doit être reprise, c'est au peuple qu'on le devra.

Sur ces entrefaites mourut le noble et vaillant évêque du Puy, Adémar de Monteil. Sa mort privait l'état-major franc de la plus haute et sereine personnalité de la croisade. Sa perte, dit l'auteur des Gestes, sema dans l'armée une grande angoisse et une immense douleur. Une fois l'autorité de l'évêque du Puy disparue, les querelles entre barons avides ne pouvaient que s'envenimer.

On se retrouva à Antioche sur la fin d'octobre, le moment fixé pour la reprise de la marche sur Jérusalem étant la Toussaint. Nos hauts barons revenaient des différentes résidences de Syrie et de Cilicie où, déjà, ils s'étaient installés. Et tout aussitôt les dissentiments de se ranimer. Boémond déclarait que la possession d'Antioche lui revenait de droit ; mais Raimond de Saint-Gilles répondait qu'on s'était engagé par serment à remettre la ville entre les mains de l'empereur Alexis et que lui, tout au moins, entendait ne pas se parjurer. Boémond produisait le compte des dépenses qu'il avait faites pour se faire livrer les trois tours par quoi il avait assuré l'issue victorieuse du siège ; il rappelait les promesses faites par les autres chefs francs ; mais le comte de Toulouse mettait en regard les termes du serment par lequel on s'était lié à la volonté du basileus et cela, ajoutait-il, sur les conseils pressants de Boémond lui-même.

En ces circonstances, Raymond de Saint-Gilles était-il sincère, nourrissait-il honnêtement la pensée de demeurer fidèle à l'engagement pris vis-à-vis d'Alexis, ou poursuivait-il, lui aussi, des intérêts personnels, cherchant par exemple, à entraver l'ascension du prince de Tarente au premier rang ? Toujours est-il que, dans ces circonstances, ce fut lui qui se conduisit en honnête homme, fidèle aux lois de l'honneur et du lien féodal ; et, semble-t-il, sinon le seul dans ce cas, du moins l'un des très rares parmi les grands croisés.

La durée et la violence de la querelle soulevaient l'indignation de l'élément populaire de la croisade qui menaça de mettre le feu à la ville si l'on ne se décidait, sans tarder, à partir pour Jérusalem.

Finalement Raimond déclara :

— Avant que la voie du Saint-Sépulcre ne soit abandonnée, si Boémond consent à venir avec nous, tout ce qu'approuveront nos pairs — le duc Godefroi, Robert de Flandre, Robert Courte-Meuse, Baudoin de Boulogne et les autres — j'y serai consentant, sauve la fidélité jurée à l'empereur.

Sur ce compromis, les croisés reprirent leur marche vers le Sud, mais Boémond laissait la citadelle d'Antioche — la citadelle d'en haut — garnie de ses hommes, tandis que Raimond de Saint-Gilles remplissait de ses soldats le palais abandonné par Jaghi-Sian et l'une des principales tours de l'enceinte ; mais, peu après, le comte de Toulouse se trouvant, avec le gros de ses forces, éloigné d'Antioche, Boémond en fit expulser les garnisons qu'il y avait laissées et se trouva seul maitre de la ville.

On parle beaucoup de la perfidie des Grecs et de l'empereur Alexis vis-à-vis des croisés ; une étude précise des faits amène à la conclusion que ce sont les croisés qui ont manqué à leurs engagements vis-à-vis du basileus. Sans les secours implorés et obtenus de l'empereur de Constantinople, jamais les croisés ne seraient parvenus en Asie ; après quoi, forts des avantages qu'ils avaient obtenus, les croisés ont osé violer les contrats auxquels ils s'étaient soumis en échange.

Les travaux de Ferdinand Chalandon ont éclairé ces faits d'une lumière décisive. Ce sont les croisés, dit l'éminent historien, qui ont manqué aux engagements pris avec l'empereur. La possession d'Antioche avait pour le basileus une trop grande importance pour qu'il y pût renoncer. — D'ailleurs, dit Chalandon, il n'y eut rupture qu'avec Boémond établi à Antioche contrairement à toutes les promesses faites et devenu ainsi l'ennemi de l'Empire. Les attaques que le nouveau prince (Boémond) allait diriger tout aussitôt contre les possessions des Grecs devaient amener presque immédiatement la guerre entre l'Empire (byzantin) et la principauté d'Antioche.

Au cours de leur marche sur Jérusalem, enfin reprise, les croisés furent encore arrêtés au siège de la place forte de Ma'arra, où un grand nombre de Sarrasins, Turcs et Arabes, étaient enfermés.

Et les horreurs de la famine reparurent. Il en devait être ainsi chaque fois que la grande armée des croisés séjournerait en un lieu déterminé. La contrée n'était rien moins que faite pour fournir une alimentation abondante. Les victuailles en étaient rapidement épuisées, et les affres de la faim redevenaient torturantes.

Le siège de Ma'arra dura plusieurs mois.

Il y en eut des nôtres, lisons-nous dans les Gestes, qui se trouvèrent par là contraints aux moyens extrêmes pour se procurer ce dont ils avaient besoin, tant par suite de la longueur de cet arrêt que par la difficulté de se nourrir en tel pays... Ils sciaient les cadavres (des Turcs tués) parce qu'ils découvraient des besants (monnaie d'or) cachés dans leur ventre ; d'autres découpaient leurs chairs en morceaux et les faisaient cuire pour les manger.

Pierre l'Ermite se répandait sans relâche parmi les pèlerins de condition modeste, s'efforçant d'adoucir leurs peines. Il était investi des fonctions qui pouvaient le mieux lui convenir, celtes de trésorier des pauvres.

Avec la famine avaient également repris les dissensions entre chefs croisés et pour les motifs les plus divers.

Les assiégeants roulaient contre les murs de la ville des tourelles de bois plus hautes que les remparts ; au haut des tourelles se tenaient plusieurs guerriers et des sonneurs de trompettes. Les assiégés s'efforçaient de les repousser en jetant sur les tourelles en bois du feu grégeois car, depuis longtemps, celui-ci n'était plus un secret entre les mains des Byzantins. On pense que ce feu grégeois se composait d'un liquide enflammé à base d'huile de naphte et qu'on lançait au moyen de syphons (L. Bréhier). Les assiégeants, du haut de leurs tourelles, jetaient d'énormes pierres sur les défenseurs de la place debout sur les remparts, dans la vue de les faire choir dans l'intérieur de la ville ; ou bien au contraire, à l'aide de longues lances garnies de crochets de fer en manière d'hameçon, ils s'efforçaient de les attirer à eux. Pendant le combat des prêtres, en draps d'Église, invoquaient le Seigneur, par chants et prières, pour le succès de ceux qui luttaient en son nom. Enfin les Chrétiens se mirent à saper les murs de la ville, ce qui décida les Sarrasins effrayés à capituler (11 décembre 1098).

Le siège avait été dirigé, dans sa finale, par Boémond qui avait fait dire aux Sarrasins, par ses interprètes, au moment de la capitulation, de se réfugier avec femmes et enfants, et ce qu'ils possédaient de plus précieux, dans un vaste palais proche l'une des portes de la ville : il leur garantissait vie sauve et la libre possession de ce qu'ils auraient emporté ; mais ce n'était que ruse de sa part, car à peine les croisés eurent-ils pénétré dans Ma'arra qu'ils se mirent à tuer, massacrer, piller en une furie déchaînée. Et quelle joie à découvrir des citernes où les infidèles avaient caché partie de leurs biens précieux lesquels passèrent en leurs mains. Quant aux malheureux qui s'étaient réfugiés dans le palais désigné par Boémond, sous garantie par lui d'avoir vie sauve et de conserver ce qu'ils avaient pris avec eux, non seulement ils furent dépouillés de leur argent et parures diverses, mais les uns furent égorgés, les autres emmenés à Antioche pour y être vendus comme esclaves. Ces faits sont rapportés par l'auteur des Gestes qui se trouvait précisément parmi les contingents du prince de Tarente.

Foucher de Chartres, chapelain du comte Baudoin de Boulogne, écrit de son côté : Tous les Sarrasins, du plus grand au plus petit, furent tués et dépouillés de ce qu'ils possédaient.

Après la prise de Ma'arra se renouvelèrent entre les chefs des croisés, particulièrement entre Boémond et Raimond de Saint-Gilles, les controverses qui s'étaient produites après la prise d'Antioche. L'armée s'immobilisa, les jours passèrent, la famine reparut. Raimond d'Aguilers, chapelain du comte de Toulouse, en donne des détails affreux :

La famine devint si grande que les croisés de la classe populaire en vinrent à dévorer avec avidité des corps de Sarrasins décomposés et déjà fétides, qui traînaient dans les marais, jouxte la ville, depuis quinze jours et plus. Enfin, la partie populaire de l'armée, exaspérée par les tergiversations des chefs, dans un accès de colère sauvage, en une irrésistible ruée, détruisit les remparts de Ma'arra — que les capitaines de l'ost considéraient comme leur abri — pour les contraindre au départ.

Les historiens sont parfois sévères pour le comte de Toulouse, Raimond de ; ils critiquent son orgueil qui le rendait, disent-ils, insupportable, ils parlent de ses ambitions conquérantes. Notons toutefois, à son honneur, que parmi les chefs des croisés, Raimond de Saint-Gilles parait avoir été non seulement le seul à vouloir exécuter loyalement les contrats conclus avec Alexis Comnène, mais que ce fut lui qui, appuyé sur la masse populaire de l'armée, après la prise de Ma'arra, décida la marche définitive sur Jérusalem de l'armée des pèlerins ; tandis que Boémond, avec ses contingents, revenait à Antioche.

Voici donc enfin l'armée des croisés directement en route pour la ville sainte ; mais après une ample razzia dans la plaine d'El Boukeia, elle fut encore arrêtée au siège Archas — ou Irkha — jusqu'au 16 mai. Nos navires purent aborder dans un port voisin — lisons-nous dans les Gestes. Pendant tout le temps que dura ce siège, ils nous apportèrent un abondant ravitaillement en blé, vin, viande, fromage, orge et huile.

Ce fut devant Archas que, le 8 avril 1099, Pierre Barthélemy fut contraint de subir l'ordalie par le feu.

Il n'est pas douteux que l'invention de la lance, dans l'église Saint-Pierre d'Antioche, n'ait donné aux croisés un vif élan et contribué à leur assurer la victoire ; mais nous avons vu que les prélats, Adémar de Monteil notamment, qui se trouvaient dans l'armée, n'avaient guère ajouté foi à la révélation. Les hommes d'armes, au contraire, en particulier Raimond de Saint-Gilles, comte de Toulouse, de qui Pierre Barthélemy était l'un des chapelains, ne songèrent généralement pas à mettre en doute la réalité de la vision miraculeuse. Quant aux adversaires personnels du comte de Toulouse, ils allaient insinuant que celui-ci avait machiné toute l'affaire dans des vues personnelles. Huit mois étaient écoulés que les discussions entre partisans des opinions contraires se poursuivaient encore avec âpreté. Pour mettre un terme à la controverse on décida au siège d'Archas, le 8 avril 1099, que Barthélemy, pour justifier ses déclarations, subirait l'épreuve du feu. L'ordalie fut accompagnée du cérémonial accoutumé : bénédiction du brasier, invocation à la divinité pour qu'elle daignât manifester son jugement.

On disposa un épais lit d'olives sèches, de quatorze pieds de long, sur lequel, quand il serait embrasé, le visionnaire devrait passer pieds nus, en chemise, tenant la sainte lance. On a la description de la cérémonie par Richard le Pèlerin qui en fut témoin oculaire ; mais d'après celui-ci, ce ne fut pas sur un lit d'olives brûlantes que dut marcher Pierre Barthélemy, il dut traverser un étroit couloir en flammes.

Nombre de pèlerins viennent autour et y jettent le bois.

Ils attachèrent l'un à l'autre des épines qui devront brûler

Puis y mirent le feu, la flamme a jailli.

Par le milieu du bûcher ont pratiqué une voie où s'engage

le saint clerc.

(Chanson d'Antioche, vers 137 et suivants.)

Texte de Richard le Pèlerin.

A peine les Chrétiens virent-ils Barthélemy sortir du brasier qu'ils poussèrent de grands cris enthousiastes. Ils se jetèrent sur lui, arrachant de son corps les vêtements en lambeaux, lui arrachant ses cheveux pour en faire des reliques. Le comte de Toulouse prit le pauvre prêtre entre ses bras et l'emporta chez lui ; mais il avait été affreusement brûlé en traversant les flammes et périt de ses blessures douze jours après. Ceux qui, par honneur et amour de Dieu, avaient vénéré la lance, dit Foucher de Chartres, en devinrent incrédules, à grande peine. Le comte Raimond garda longtemps la lance, jusqu'à ce qu'il la perdit, je ne sais comment.

L'heureux effet n'en avait pas moins été produit.

Ainsi que le note Hagenmeyer, la vision de Pierre Barthélemy fut loin d'être la seule qui se produisit durant la croisade. Au cours de la bataille contre Kerbôga, sous les murs d'Antioche, ne sembla-t-il pas à l'armée des Chrétiens tout entière que des légions célestes venaient combattre dans ses rangs, et plus tard, saint Georges, à la veille de la prise de Jérusalem, n'apparaîtra-t-il pas aux croisés sur le mont des Oliviers ? Il est permis de dire, ajoute le savant historien de Pierre l'Ermite, qu'on ne saurait se figurer exactement la première croisade, sans ces rêves, sans ces visions, qui d'ailleurs reflètent le caractère, l'enthousiasme mystique de l'époque.

Les croisés étaient occupés au siège de la place quand leur arriva une ambassade du khalife fatimite d'Égypte qui offrait de leur permettre de venir en pèlerinage à Jérusalem mais par petites troupes et sans appareil militaire. On sait que Jésus-Christ est lui-même en vénération parmi les musulmans qui le considèrent comme ayant été, lui aussi, inspiré de Dieu, quoique en prophète secondaire comparé à Mahomet.

Rappelons à ce propos que les Sarrasins, attaqués par les croisés, se divisaient en deux grandes sectes, deux races peut-on dire, hostiles l'une à l'autre : les Seldjoukides et les Fatimites. Les Seldjoukides étaient les Turcs proprement dits, qui reconnaissaient l'autorité du sultan de Mossoul. Leur nom venait d'un chef, Seldjouk, qui, établi à Bokhara, les avait réunis et groupés sous son autorité. Les Seldjoukides considéraient les Fatimites du Caire comme des schismatiques. On nommait ces derniers fatimites, parce qu'ils s'inclinaient devant la descendance d'Ali et de sa femme Fatima, fille du prophète Mahomet.

Les Fatimites d'Égypte, chassés de la Palestine vingt ans plus tôt par les Turcs, s'étaient empressés de profiter des embarras créés par le débarquement des croisés, pour reconquérir les territoires perdus et ils venaient de rentrer dans Jérusalem (août-septembre 1098).

Les Francs levèrent le siège d'Archas le 16 mai 1099, sans avoir pu prendre la ville. Leurs forces ne dépassaient plus guère 25.000 guerriers. Ils longèrent les côtes, pour la facilité, du ravitaillement par les navires génois, puis, obliquant sur l'est, arrivèrent devant Jérusalem le 7 juin 1099, trois ans après leur départ d'Occident.

Ils avaient assurément réalisé une des plus extraordinaires épopées de l'histoire. Leurs chefs, un Godefroi de Bouillon, un Boémond, un Baudoin de Boulogne, un Tancrède furent certainement de grands chevaliers, par leur valeur, leur énergie, leur force de caractère, mais les véritables héros de l'odyssée grandiose furent ceux que les chroniqueurs nomment les pauvres gens. Sans la poussée d'en bas, sans le dévouement, sans les sacrifices anonymes de la masse, jamais les chevaliers, en dépit de leur vaillance, ne seraient parvenus jusqu'à Jérusalem. Durant cette expédition qui remplit trois années, semée de difficultés sans nombre et dont quelques-unes auraient pu paraître insurmontables, presque tout fit défaut à l'armée des Francs : trop souvent l'eau et les vivres, et les matériaux nécessaires à la construction des machines de guerre : et des dissentiments violents s'élevaient entre les chefs. Il est presque impossible de concevoir ce qu'il a fallu à la masse populaire de cohésion morale et d'entente, de foi et de résignation, pour triompher d'obstacles qui, de nos jours, émietteraient une armée en peu de temps.

 

 

 



[1] Fixer.

[2] Avec.

[3] Tafur.

[4] Genoux.

[5] Chaussures.

[6] Devenir folle.

[7] En avant pour le retour.

[8] Gentille.

[9] Séparés.

[10] Espoir.

[11] Reçu sa foi.

[12] Brise.

[13] Éveille mes désirs.

[14] Visage.

[15] Quand son amour me presse.

[16] Apaiser.