LES CROISADES

 

CHAPITRE III. — LA CROISADE DES PAUVRES GENS.

 

 

Guibert de Nogent a peint en termes touchants les sentiments de ces foules tumultueuses, parties d'enthousiasme à la conquête des lieux sacrés :

On voyait s'accomplir ces paroles de Salomon : Les sauterelles n'ont pas de rois et toutefois elles marchent par bandes... Dès que les sauterelles furent embrasées par les rayons du soleil de justice, elles prirent leur vol par la simple impulsion de leur nature, abandonnant leurs maisons paternelles et leurs familles, adoptant de nouvelles mœurs et se sanctifiant par l'intention. Elles n'eurent point de roi, car chaque fidèle n'eut d'autre guide que Dieu seul ; chacun se considérait comme l'associé de Dieu même, nul ne doutait que le Seigneur ne marchât devant lui, se félicitant d'entreprendre ce voyage par sa volonté et sous son inspiration, et se réjouissant de l'avoir pour appui et pour consolateur dans tous ses besoins.

Ces lignes, vraiment admirables pour l'époque où elles ont été écrites, peignent non seulement les sentiments de ces premiers croisés, l'ardeur sainte qui les animait, mais leur organisation même, ou plutôt leur manque d'organisation, leur cohésion étant singulièrement faite d'indépendances individuelles.

Ces bandes tumultueuses d'humbles croisés traversèrent l'Allemagne, du Rhin se dirigeant sur le Danube qu'elles suivront jusqu'à Belgrade. Sur leur passage, après des sentiments d'effroi, puis de stupeur, elles ne tarderont pas à éveiller des sentiments d'admiration. C'est ce que peint bien l'Allemand Ekkehard :

Le peuple allemand presque tout entier, écrit-il, ignorait au début la cause de cette émigration : il considérait comme victimes d'une sottise inouïe et d'un invraisemblable délire ces bandes qui traversaient son pays, cavaliers et piétons, paysans, femmes et enfants, qui lâchaient le certain pour l'inconnu, abandonnaient les lieux de leur naissance pour une terre ignorée où les attendaient d'inévitables déceptions ; renonçant à leurs biens propres pour bailler aux biens d'autrui ; et cependant, bien que notre race soit plus outrecuidante que tout autre, la fureur teutonique — furor teutonicus — ne tarda pas à s'incliner aux mêmes sentiments et renoncements quand on eut été entièrement édifié par ces foules pérégrinantes.

A la tête d'une troupe nombreuse, de 15 à 20.000 hommes, Pierre l'Ermite arriva à Cologne le samedi de Pâques, 12 avril 1096. D'autres bandes étaient commandées par un chevalier de noble extraction, mais de mince fortune, Gautier-sans-Avoir ; elles quittèrent Cologne avant celles de l'Ermite, et entrèrent en Hongrie.

Une erreur souvent répétée attribue aux armées de Pierre l'Ermite et de Gautier-sans-Avoir, des massacres de Juifs. Elles se conduisirent au contraire, pendant leur passage en Allemagne, avec une mesure et une sagesse que l'on dut admirer chez des bandes de ce temps et composées de pareille façon ; l'écume de la nation, dit un contemporain. Les égorgements de Juifs ne commencèrent à Cologne que le 29 mai 1096, date à laquelle Pierre et ses gens étaient partis.

Ces massacres seront commandés par un seigneur allemand, le comte Emich de Leiningen ; ils seront exécutés par les gens d'armes, des Allemands, qu'il avait réunis et par les soudards que dirigeait un certain Gottschalk.

Gautier et ses hommes arrivèrent heureusement à Belgrade : mais là, comme on leur refusait des vivres, ils se mirent à piller. Après des combats malheureux contre les Bulgares, ils parvinrent enfin devant Constantinople où ils campèrent aux portes de la ville (juillet 1096), et attendirent l'arrivée de Pierre et de son armée.

Pierre l'Ermite, en effet, traversait, à la tête d'une foule désordonnée, la Bavière, la Hongrie, une foule qui semblait à ceux qui la voyaient passer une multitude infinie, allant qui à pied, qui à cheval, d'autres en de vieux chariots rustiques.

Il est certain que Pierre l'Ermite fit preuve de qualités remarquables : autorité, intelligence, activité. C'était vraiment un chef populaire ; mais la tâche qu'il avait entreprise était au-dessus des forces humaines. A mesure que les difficultés se multiplièrent, que le ravitaillement en nourriture et en fourrage devint plus difficile, que, avec la longueur de la marche, l'enthousiasme des premiers jours faiblit, que des instincts de désordre et de pillage se firent jour, son autorité devint insuffisante sur la cohue tumultueuse qu'il traînait à sa suite. Il ne pouvait plus réfréner cette multitude de peuples divers, qui ne voulaient plus écouter ses paroles ni obéir à ses ordres. Son ascendant fut cependant assez grand encore pour lui permettre de remporter, à la tête de ses bandes, la victoire de Semlin (Zimony). Une armée hongroise, qui s'était avancée contre les croisés, fut mise en déroute. Elle perdit plus de quatre mille hommes, tandis que Pierre ne laissa que cent des siens sur le champ de bataille. Semlin fut mis au pillage, après quoi l'Ermite fit passer la Save à ses gens sur un pont de bateaux. Le passage dut se faire en grande hâte, une nouvelle armée hongroise s'avançant pour venger la défaite de Semlin. Au pont jeté sur le fleuve, furent adjoints des radeaux dont plusieurs coulèrent ; les pèlerins dans les eaux du fleuve furent tués à coups de flèches par les Petchenègues postés sur la rive bulgare. On désignait de ce nom des mercenaires turcs au service de l'empire grec et des principautés des Balkans. Sept de ces Petchenègues furent faits prisonniers et amenés à Pierre l'Ermite qui les fit décapiter en sa présence.

En ces circonstances, et en d'autres qui vont suivre, on trouve en Pierre l'Ermite, non seulement un organisateur mais un homme de guerre. Il est vrai qu'un homme de guerre ne peut réussir qu'à la tête de troupes disciplinées.

Les bandes allemandes d'Emich de Leiningen et de Gottschalk prirent la même route que celles de l'Ermite ; mais en guise de crucifix elles étaient précédées d'une chèvre et d'une oie, animaux en vénération dans l'antique liturgie des Germains. Aux bêlements de la chèvre et aux criailleries de l'oie les pèlerins suivaient pieusement. L'archevêque de Cologne avait cru mettre ses Juifs à l'abri dans sa propre maison : les portes en furent enfoncées, les Juifs massacrés et jetés par les fenêtres.

Durant la traversée de la Croatie, Serbie, Bulgarie, les troupes désordonnées de Pierre l'Ermite se livrèrent à de grands excès. Théophylacte, évêque de Bulgarie, en écrit à un ami : Le passage des Francs nous a tellement saisis et occupés que nous n'avons plus conscience de nous-mêmes. J'étais comme un homme ivre... mais, ajoute-t-il, à présent que nous sommes habitués à leurs excès nous supportons nos maux avec plus de résignation. Les populations des pays traversés par nos croisés après leur sortie de l'Allemagne, Croates, Serbes, Bulgares, enfin les Grecs, ne comprenaient pas plus le caractère sacré de l'expédition qu'ils voyaient se dérouler sous leurs yeux, que les Allemands ne l'avaient fait au premier abord ; de leur côté, les croisés, dans ces contrées dont le langage leur était incompréhensible, considéraient déjà les habitants comme des manières de Turcs ; en tout cas, ils ne parvenaient pas à voir en eux des chrétiens.

Les bandes des croisés subirent un premier échec à Nissa (Nich) contre les Bulgares. Pierre y perdit la voiture qui contenait son trésor de guerre. Dix mille croisés furent égorgés. Le reste se débanda et s'enfuit dans les forêts. Pierre et les quelques hommes d'armes qui lui obéissaient encore, se réfugièrent au versant d'une montagne, où ils firent sonner le ralliement. Il pleurait sur le sort de tant des siens, qui venaient de périr avant d'avoir atteint la Terre Sainte. Avant le soir sept mille hommes se retrouvèrent autour de lui, d'autres lui vinrent un peu plus tard ; mais les pèlerins avaient perdu les deux mille voitures qui transportaient leurs vivres et bagages. Pour se nourrir, ils coupaient, en passant, les moissons sur pied.

Pierre se retrouvait à la tête d'une trentaine de mille hommes quand il reprit sa marche en avant (juillet 1096). Dix mille de ses compagnons avaient péri.

A Sternitz (Sofia) Pierre reçut de l'empereur Alexis un message qui soulignait les plaintes auxquelles l'insubordination des croisés avait donné lieu. Ceux-ci allaient pénétrer dans ses Etats, où il leur interdisait de s'arrêter en aucun lieu plus de trois jours avant d'arriver devant Constantinople ; il chargeait d'ailleurs plusieurs détachements de ses troupes d'encadrer la marche des croisés, de manière à entraver leurs excès. L'empereur terminait en ajoutant que, par ses ordres, des vivres seraient partout fournis en quantité suffisante aux pèlerins.

A cette nouvelle, Pierre l'Ermite pleura de joie. Les croisés atteignirent Philippopoli où, devant les habitants de la ville assemblés, Pierre fit un récit émouvant de son entreprise, des malheurs éprouvés, des difficultés vaincues. Les habitants, profondément émus, donnèrent des vivres, des chevaux, de l'argent. Les croisés arrivèrent sous les murs de Constantinople le 30 juillet 1096, trois mois et dix jours après leur départ de Cologne. Ils retrouvaient la bande commandée par Gautier-sans-Avoir, arrivée devant la capitale de l'empire grec depuis une vingtaine de jours.

Il faut tenir compte des conditions où cette expédition s'était accomplie, de la composition de l'armée de Pierre l'Ermite. Telle qu'elle s'est faite, cette marche des croisés jusqu'aux rives du Bosphore est une des entreprises grandioses dont l'histoire ait conservé le souvenir.

Comment exprimer la stupeur de ces pauvres gens, en haillons, émaciés, déprimés par ces longues semaines de privations, d'efforts surhumains et de souffrance, à la vue de la splendeur de la capitale byzantine : les hautes tours de marbre blanc, les Mmes dorés surmontés d'aigles d'or flamboyant au soleil, les jardins qui environnaient la ville, plantés de pins et de lauriers, émaillés de fleurs nouvelles ?

Nos pèlerins furent contraints à camper hors les murs de la capitale grecque. Ils avaient l'autorisation d'acheter dans le pays tous les vivres dont ils estimeraient avoir besoin.

A vrai dire, l'empereur Alexis éprouva plus de peur que de plaisir à l'aspect de ces premiers auxiliaires ; il avait compté sur une véritable armée disciplinée, obéissant à des chefs expérimentés. En quel débraillement et quelle farouche misère se trouvaient ces paysans armés, suivis de femmes et enfants, après leur longue et rude odyssée ! D'autant plus que nombre d'entre eux, nonobstant les défenses, pénétraient dans la grande ville, où ils entraient sans façon dans les demeures somptueuses, volaient et pillaient ; embrassaient les dames, un peu rudement parfois, houspillaient tes filles de chambre : à quelques résidences ils mirent le feu. Ils arrachaient le plomb aux toitures des églises et le vendaient aux Grecs.

Et ce n'étaient évidemment pas ces malheureux qui mettraient fin aux incursions des Turcs seldjoukides dans l'empire byzantin et lui rendraient la possession d'Antioche.

L'empereur eut hâte de faire passer en Asie Mineure ces alliés inquiétants. Dès le 5 août, on commença à transporter les premiers détachements sur les côtes de Bithynie.

Longeant la rive asiatique du Bosphore, Pierre marcha avec son armée sur Nicomédie (Ismid). Il arriva à Civitot — aujourd'hui Hersek — sur le golfe de Nicomédie.

Les contingents allemands n'obéissaient plus guère aux ordres de leurs chefs. Un chroniqueur de leur nationalité les montre étendant leurs excursions hors du camp des croisés, et plus loin de jour en jour. lls en vinrent à exercer leurs voleries et pilleries jusqu'à dix milles du camp : campagnes quotidiennes de maraude désordonnée, quand ce n'était pas de destruction ; enfin nombre d'entre eux se séparèrent entièrement du corps de Pierre l'Ermite. Ils furent imités par les Italiens, et voici que des Français eux-mêmes, au nombre de 7.000 à Io.000 hommes, malgré les exhortations de Pierre l'Ermite, poussèrent une pointe jusqu'aux environs de Nicée. Ils ravagèrent la contrée et se livrèrent aux plus épouvantables excès. En ces rudes temps du moyen âge, pensez à des hommes appartenant à la classe populaire et exaspérés par les privations. Séparés de leur chef, ils ne connaissaient plus de frein. Ils s'emparaient des enfants ; pour les faire cuire, ils les coupaient en morceaux, ou bien, ils les faisaient rôtir embrochés à des pieux. Aux adultes, ils faisaient subir des tortures affreuses. Ils rejetèrent dans la ville les habitants de Nicée sortis à leur rencontre, et, avec un riche butin, un nombreux bétail, ils firent au camp une rentrée triomphale.

Le succès de cette entreprise excita la jalousie de ce qui restait de contingents allemands et lombards, qui se séparèrent de Pierre, malgré ses objurgations (20 septembre 1096). Leur aventure tourna moins bien : surpris par un lieutenant de Soliman, aux environs du château de Xerigordos, ils parvinrent à s'y réfugier. Assiégés par les Turcs, ils subirent les pires tortures de la soif et de la faim. Un chroniqueur contemporain qui prit part à la croisade, donne à ce sujet des détails affreux : Les nôtres, écrit-il, souffraient tellement de la soif, qu'ils ouvraient les veines de leurs chevaux et de leurs ânes pour en boire le sang ; d'autres lançaient des ceintures et des chiffons dans les latrines pour en exprimer ensuite le liquide dans leur bouche ; quelques-uns urinaient dans les mains d'un compagnon et buvaient ensuite ; d'autres creusaient le sol humide, s'y couchaient et répandaient de la terre sur leur poitrine, tant était grande l'ardeur de leur soif. Enfin les malheureux, contraints de capituler, furent massacrés ou emmenés prisonniers (7 octobre 1096).

Le reste des troupes de Pierre l'Ermite tomba dans une embuscade à Civitot. L'armée turque était fraiche, nombreuse, admirablement armée, admirablement commandée. Quant à l'armée des croisés, l'un des pèlerins qui en faisaient partie, déclare qu'elle ne voulait plus rien entendre ; ses chefs étaient impuissants à la discipliner. Par d'habiles manœuvres, les Sarrasins attirèrent l'armée chrétienne en des gorges étroites où, très commodément, ils l'anéantirent (21 octobre 1096). Les croisés étaient au repos, les uns endormis, les autres tout nus. Ils furent égorgés comme moutons au bercail. Un prêtre fut tué officiant à l'autel. De ceux qui échappèrent, les uns coururent s'enfermer à Civitot, d'autres se précipitèrent dans la mer et s'y noyèrent, d'autres s'enfuirent .dans les montagnes. Les Turcs en reprirent un grand nombre et les vendirent comme esclaves dans toute la région et jusqu'en Perse.

Des vaisseaux, envoyés par l'empereur de Constantinople, Alexis, recueillirent les débris de l'expédition populaire ; mais la grande majorité de ces pauvres gens avaient péri. Ceux qui survécurent, et parmi eux Pierre l'Ermite, furent ramenés sous les murs de Constantinople, où l'empereur Alexis leur permit d'attendre l'armée des chevaliers, après leur avoir enlevé leurs armes ; mais nombre d'entre eux regagnèrent tristement le pays de France.

L'armée des chevaliers, qui arrivera au printemps de l'année 1097 sur les lieux du désastre, aux environs de Nicomédie et de Civitot, sera prise d'horreur à la vue des ossements desséchés : Oh ! que de têtes coupées et d'ossements, les bords de la mer en étaient couverts !

La fille de l'empereur Alexis, la princesse Anne, rapporte qu'on fit plus tard de ces ossements une vraie montagne. Et dans la suite ils serviraient de matériaux pour la construction d'un château fort par les Français. Mêlés à de la chaux, ces ossements formaient des murs secs et résistants.

Le lamentable échec de la croisade populaire, malgré les éléments de succès qu'elle contenait, malgré la valeur des chefs, de Pierre l'Ermite et de Gautier-sans-Avoir, malgré la vaillance et la foi des soldats, montre que les peuples n'accomplissent de grands actes et ne créent de grandes œuvres qu'en agissant dans une coordination sociale parfaite : dans une coordination sociale semblable à celle qui devait faire le succès de la croisade des chevaliers.