LES CROISADES

 

CHAPITRE II. — URBAIN II ET PIERRE L'ERMITE.

 

 

Ce fut alors que parurent deux hommes très différents l'un de l'autre, mais d'une égale puissance d'action : Urbain II et Pierre l'Ermite.

Les ambassadeurs de l'empereur Alexis rejoignirent le pape Urbain II au synode de Plaisance (mars 1095). Ils lui firent une vive peinture des maux dont était menacé l'empire chrétien d'Orient. Du synode de Plaisance, Urbain II publia un premier appel ; peu après il venait en France, où il était reçu avec transport. Nul homme, écrit le chroniqueur contemporain Guibert de Nogent, ne se souvenait que le chef suprême du siège apostolique fût jamais venu visiter ces contrées. Et ce pape était un Français. Il était né dans les environs de Chatillon-sur-Marne. Sa statue se dresse sur les hauteurs qui font face à Dormans, où vient d'être glorieusement érigé le monument de la victoire.

Urbain II était un orateur puissant, de haute taille, large des épaules, de noble prestance ; il déployait une inlassable activité. Guibert de Nogent admire en lui cette éloquence facile qui seconde sa science littéraire, non seulement la puissance, mais l'élégance de ses discours, et cette mâle assurance qui ne s'en laisse imposer ni par la foule immense qui se presse autour de lui, ni par les grammairiens subtils qui se trouveraient à l'écouter.

Urbain II, en méditant sur la croisade, embrassa toute l'ampleur, pénétra toute la profondeur de l'œuvre à accomplir. Comme tous les Occidentaux, il voyait dans la puissance de l'Islam un bloc ; il ignorait les dissentiments qui existaient entre les Turcs d'Asie et les Bédouins d'Afrique, entre les Seldjoukides et les Fatimites ; il ne savait pas que l'islamisme vivait de plusieurs foyers d'énergie et d'expansion ; attaquer l'empire musulman en Orient, c'était, croyait-il, l'y frapper en son centre d'action, atteindre mortellement la puissance musulmane elle-même. Il voyait d'autre part, en cette gigantesque entreprise par les nations occidentales, en un commun effort, le moyen de les unir entre elles et, ce qui était peut-être plus important encore, d'apaiser les luttes de seigneur à seigneur, de ville à ville qui, en ces conflits indéfiniment répétés, usaient les forces, épuisaient la Chrétienté. Joinville, plus tard encore, comprendra l'intention d'Urbain II quand il blâmera saint Louis d'avoir entrepris ses expéditions outre-mer à un moment où le royaume était en toute tranquillité. Comme le note, en termes si intéressants le chroniqueur Foucher de Chartres, contemporain des événements :

Urbain, homme prudent et digne de vénération, médita son œuvre : il a renouvelé la paix.

Et quel meilleur moyen, plus puissant et plus efficace, de faire naître cette union, cette paix entre nations rivales, entre seigneuries hostiles que de les grouper en un faisceau, sous le signe lumineux de la Croix, leur enseigne commune, en cette œuvre qui brillait d'un éclat sublime, en leur pensée à tous : la délivrance des lieux saints.

Urbain II apparut donc au concile de Clermont. Ce serait une erreur de croire que ce concile eût été convoqué spécialement au sujet de la croisade. On y devait traiter de l'excommunication de Philippe Ier ; on y devait traiter de l'Église de France. L'ordre du jour — s'il est permis de parler ainsi ne portait les projets de croisade qu'en troisième ligne ; mais à peine en fut-il question que se produisit une immense explosion d'enthousiasme. Nombre de chrétiens, chassés d'Antioche et de Jérusalem, étaient mêlés aux assistants. Le Souverain Pontife n'avait pas terminé sa harangue que les cris de Dieu le veut ! éclataient de toute part.

Foucher de Chartres vit les chevaliers se faire coudre sur l'épaule, en étoffe de soie ou d'or, ou bien de laine brune ou rouge, les croix qui indiquaient le vœu de partir pour la Guerre sainte.

Dès qu'on eut terminé le concile de Clermont, écrit Guibert de Nogent, il s'éleva une grande rumeur dans toutes les provinces de France et aussitôt que la renommée portait à quelqu'un la nouvelle des ordres publiés par le pontife, il allait solliciter ses parents et ses voisins de s'engager dans la voie de Dieu.

Les honneurs les plus grands, la seigneurie des châteaux et des villes étaient dédaignés ; les femmes les plus belles étaient méprisées comme des corps desséchés et corrompus ; les gages de l'union des deux sexes, plus précieux naguère que les pierres les plus précieuses, semblaient devenus des objets de dégoût ; et, dans cette transformation subite de toutes les volontés, chacun se portait spontanément à une entreprise que nul homme n'eût pu imposer par la force, ni même faire réussir par les voies de la persuasion. Nulle personne ecclésiastique n'avait besoin de déclamer dans les églises pour encourager les peuples à cette expédition, car chacun proclamait ses vœux de départ dans sa maison, ainsi qu'au dehors, et animait tous les autres par ses paroles autant que par son exemple. Tous montraient la même ardeur et les hommes le plus dénués de ressources semblaient en avoir trouvé pour entreprendre ce voyage, autant que ceux à qui la vente de leurs immenses possessions, ou leurs trésors depuis longtemps amassés assuraient les plus riches approvisionnements.

Et l'on vit surgir Pierre l'Ermite : un ermite de profession, un ermite ordonné. Il était né dans l'Amiénois. Son véritable nom était Cucupiètre, qui ne parut pas sonner convenablement. Il avait naguère entrepris le pèlerinage des lieux saints, mais était rentré dans sa patrie, sans avoir pu l'achever. A Clermont, les paroles d'Urbain II l'exaltèrent et il se consacra à la croisade. Il parcourait villes et villages, prêchant d'une voix enflammée, le peuple se pressait autour de lui, l'accablait de présents et célébrait sa sainteté.

Il distribuait généreusement tout ce qui lui était donné. Il rétablissait la bonne intelligence entre ceux qui étaient brouillés, ramenait à leurs maris les femmes fugitives, non sans y joindre d'agréables présents. Il semblait qu'il y eût en lui quelque chose de divin et la foule allait jusqu'à arracher les poils de son mulet ou de son âne, en manière de reliques. Il portait une tunique de laine et, par-dessus, un manteau de bure qui lui descendait jusqu'aux talons ; il allait bras et pieds nus. Il était petit et maigre, ses cheveux étaient noirs, ses yeux brillants, son teint olive, et il portait une longue barbe grise :

Celui qui ot la barbe dusqu'au neu del baudré...

[la barbe lui descendait jusqu'au nœud de la ceinture].

(Chanson d'Antioche.)

Son intelligence était prompte et vive, sa pensée ardente et enthousiaste, son caractère énergique et décidé, brusque, rude, un peu brutal ; une magnifique éloquence populaire animait son activité.

Les chroniqueurs entrent à son sujet dans les moindres détails. Par eux nous savons que Pierre l'Ermite n'aimait ni le pain, ni la viande et se nourrissait de vin et de poisson. Durant l'hiver de 1095-1096 on le vit parcourir, en prêchant, l'Auvergne, le Berry, l'Ile de France, puis la Lorraine. Dans la classe populaire sa parole trouvait un écho surnaturel. La noblesse rêvait encore aux préparatifs nécessaires à l'entreprise que la classe populaire y travaillait déjà d'une sainte ardeur.

Pour subvenir aux frais de l'expédition, les gens vendaient leurs biens, leurs champs, la maison familiale, et à un prix beaucoup moindre, dit le chroniqueur, que si l'on se fût trouvé livré à la plus dure captivité, enfermé dans une prison et contraint de se racheter le plus promptement possible. Le même auteur ajoute en termes touchants :

Qui dirait les enfants, les vieilles femmes qui se préparaient à aller à la guerre ? qui pourrait compter les vierges en leur grâce printanière, les vieillards tremblants et accablés sous le poids des ans ? Tous célébraient la guerre sans songer à y prendre part aux combats ; mais ils se promettaient le martyre qu'ils allaient avec joie chercher au milieu des glaives.

Vous, jeunes gens, disaient-ils, vous combattrez par l'épée, qu'il nous soit permis de conquérir le Christ par la souffrance.

Les pauvres se mettaient en modeste équipage. Guibert a vu les paysans ferrer leurs bœufs, les attacher à leurs longues charrettes en planches, où ils entassaient femme et enfants et leur petit avoir. Au premier donjon, à la moindre ville qu'ils apercevaient à l'horizon les enfants demandaient à leurs parents :

— N'est-ce pas là Jérusalem ?

L'enthousiasme devint tel que l'on n'eut plus besoin de prêcher la guerre sainte dans les églises : un chacun la prêchait d'abondance de cœur, dans sa maison à ses amis, aux voisins arrêtés au pas de son huis, sur la trappe de sa cave et, dans la rue même, à tout venant. J'ai entendu dire, écrit Guibert, qu'il était arrivé dans l'un de nos ports de mer, des hommes qui parlaient un langage inconnu : ils mettaient les doigts l'un sur l'autre en forme de croix, montrant par là qu'ils voulaient s'enrôler pour la cause de la foi.

Et voici que, par un miracle qui parut divin et devait encore exalter les enthousiasmes, à l'affreuse disette et aux fléaux des années passées, succéda brusquement une année d'abondance et de bienfaits (1096), abondance en blé, en vin, en fruits de toutes sortes, comme si Dieu avait voulu directement favoriser l'œuvre de ceux qui allaient combattre pour lui.