LES CROISADES

 

CHAPITRE PREMIER. — LES APPELS.

 

 

Sous le règne de Philippe Ier, se produisit le grand mouvement des croisades.

Depuis le Xe siècle, des pèlerins partis d'Occident visitaient, en Asie Mineure, les lieux saints, berceau du christianisme. Et ces voyages furent multipliés par la conversion du roi de Hongrie, saint Étienne (979-1038). En 1035, Robert le Diable, duc de Normandie, partit pour la Palestine avec une multitude de ses sujets. Le voyage de 1065 compta des milliers de pèlerins.

A Jérusalem vivait une population chrétienne assez nombreuse, dans un quartier entouré de murs. On y voyait les monastères d'hommes et de femmes fondés par saint Etienne. Plusieurs témoignages attestent le bon état des églises et des hôpitaux alors possédés dans la ville par les Chrétiens.

D'autre part les guerres répétées contre les Sarrasins d'Espagne avaient pris une grande place dans les préoccupations de la chevalerie française. Nombreuses étaient les expéditions que les seigneurs des bords de la Seine, de la Loire et de la Saône avaient dirigées contre eux. Les sentiments qui en naquirent furent exaltés, non seulement parmi la noblesse, mais dans les couches profondes de la population, par nos grands chants épiques qui étaient à cette époque, dans la seconde moitié du XIe siècle, en leur plein épanouissement : ces chants traduisaient, en termes d'une beauté et d'une puissance incomparables, les luttes des Chrétiens et plus particulièrement des Français contre les Sarrasins. La Chanson de Roland, le plus beau, le plus émouvant de tous les chants épiques, date, dans la forme que nous lui connaissons, approximativement de l'année 1080. Elle eut un retentissement que nous n'imaginons plus aujourd'hui. C'est en chantant de Roland que les soldats de Guillaume le Conquérant combattaient à Hastings. Elle fut aussitôt répandue, traduite dans l'Europe entière. La Chanson de Roland est à l'origine de l'épopée nationale des Espagnols ; dès le XIe siècle elle était populaire en Italie, en Allemagne. L'image de Roland et celle de son compagnon Olivier furent, par toute l'Europe, sculptées aux porches des cathédrales, peintes aux parois des églises, enluminées dans l'éclat des vitraux.

Ce ne furent pas seulement les Basques, comme on le répète généralement, mais les Sarrasins qui anéantirent au val de Roncevaux (15 août 778) l'arrière-garde de Charlemagne, commandée par son neveu Roland, comte des marches de Bretagne. L'importance même de l'événement est trop souvent réduite par nos historiens. Nous lisons dans les Annales du règne de Charlemagne, d'une rédaction quasi officielle : Le souvenir de cette blessure effaça presque entièrement, dans le cœur du roi Charles, la satisfaction des succès qu'il avait obtenus en Espagne.

La douleur du roi fut bientôt celle de la nation et elle se transmit traditionnellement aux générations suivantes.

A la Chanson de Roland qui chante la gloire du roi Charles et des douze pairs, vient se joindre la Chanson de Guillaume d'Orange, elle aussi de cette seconde moitié du XIe siècle et parlant, elle aussi, en termes souvent d'une poignante émotion, des combats soutenus par les Chrétiens de France contre les Sarrasins. Or ces chants étaient colportés par les jongleurs et les troubadours parmi les masses populaires ; ils les chantaient aux pèlerinages qui attiraient des foules nombreuses, aux foires et aux lendits. Autour des jongleurs, le peuple se groupait sur la place publique. On peut citer telle ordonnance du Magistrat (conseil communal) de Bologne, interdisant au peuple de s'attrouper autour des trouvères et des jongleurs français.

Et notons ceci : dans la pensée des contemporains, ces chants épiques n'étaient pas poésie d'imagination ; ils représentaient pour eux de l'histoire, des faits jaillis de la réalité et fidèlement reproduits.

Parmi ces chants qui retentissaient aux oreilles enthousiastes et émues de la nation, il en est un qui eut, dans les circonstances qui nous occupent, une importance particulière : le Pèlerinage de Charlemagne. Il date, lui aussi, du XIe siècle : avec la Chanson de Roland et la Chanson de Guillaume d'Orange, l'un des trois plus anciens poèmes épiques de notre langue. Charlemagne réunit ses barons, c'est-à-dire les hauts seigneurs de son vasselage, pour leur annoncer qu'il va faire un pèlerinage au Saint-Sépulcre et les douze pairs de déclarer qu'ils partiront avec lui ; quatre-vingt mille hommes vont les accompagner. Ils prennent le bourdon du pèlerin à l'abbaye de Saint-Denis sans quitter leurs armes, traversent la Bourgogne, la Bavière, l'Italie, la Grèce, enfin nos pèlerins arrivent à Constantinople. Ne dirait-on pas déjà l'histoire de la première croisade ?

Arrivés à Jérusalem, ils vont adorer le tombeau du Christ. Dans l'église de la ville sainte le poète décrit une scène, appréciée par Gaston Paris dans les termes suivants :

Notre vieille poésie héroïque n'a rien trouvé de plus beau, pour nous représenter la majesté sainte de Charlemagne et de ses pairs, que la scène de l'église de Jérusalem où ils prennent place sur le trône et dans les douze chaires où Jésus et ses apôtres s'étaient assis autrefois.

Et ce Pèlerinage de Charlemagne éveilla, lui aussi par la bouche des trouvères, les plus vifs échos et bien au delà de nos frontières. On en possède des traductions faites, l'une en Norvège, l'autre au pays de Galles, sans parier de celles qui sont perdues. Et ce sujet même du pèlerinage fait par Charlemagne, les douze pairs et des milliers de chevaliers en Terre sainte était si populaire, que trois poèmes au moins furent alors composés sur la même donnée et répandus en tous lieux. Et ce trône et ces douze chaires existaient réellement dans l'église de Jérusalem : ils y sont encore signalés au XIIIe siècle, près de deux cents ans après la première croisade. On imagine avec quelle émotion les pèlerins revenus d'Orient en terre de France devaient en parler autour d'eux, car nul alors, comme nous venons de le dire, ne doutait de la réalité des faits chantés par les poèmes épiques.

Nous nous sommes un peu étendu sur la place qu'il convient de faire à nos épopées nationales dans l'origine des croisades, car elle a été jusqu'à ce jour négligée par les historiens.

Aussi bien, en ce XIe siècle, où retentissaient les chants des trouvères, les pèlerinages en Terre sainte, à l'imitation de celui de Charlemagne, étaient-ils devenus de plus en plus fréquents, facilités, comme nous venons de le dire, par la conversion au christianisme du roi de Hongrie, saint Etienne, qui ouvrit aux pèlerins une route nouvelle vers la Syrie, celle du Danube, la plus sûre qu'on pût trouver, dit en ce XIe siècle le chroniqueur Raoul le Glabre. En présence d'un pécheur gravement coupable, voire d'un crime, l'Église avait pris pour règle de lui imposer un pèlerinage en manière de pénitence, un pèlerinage lointain si la faute était lourde. Une prière, une prosternation pénétrée de repentir, devant une tombe vénérée, n'était-elle pas le meilleur moyen d'obtenir, par intervention sainte, rémission du péché ? Et, naturellement, entre tous les pèlerinages renommés, — Saint-Jacques de Compostelle, Notre-Dame du Puy, Saint-Martin de Tours, les trois Maries de la Mer, le plus efficace devait être le pèlerinage au Saint-Sépulcre. Nombre de nos pieux voyageurs, non contents d'approcher pieds nus de la tombe du Christ, complétaient leur purification en se trempant dans les eaux du Jourdain. Parmi ces pèlerinages il en est un qui fit époque, celui de l'archevêque de Mayence en 1064, suivi de sept mille fidèles.

Les puissances musulmanes, qui dominaient en Syrie, se montraient assez tolérantes vis-à-vis de nos voyageurs quand, sur le dernier quart du XIe siècle, l'invasion des Turcs seidjoukides, musulmans d'Asie, en se substituant aux Fatimites, musulmans égyptiens relativement bienveillants et humains, modifia profondément la condition, et des Chrétiens assez nombreux qui vivaient en Terre sainte et des pèlerins venus d' Occident .

En 1070, Jérusalem était prise par Ansiz-ibn-Abik, seigneur de Damas. En 1084, Antioche, redevenu chrétien depuis Nicéphor Phocas, tombait à son tour au pouvoir des Turcs, coups terribles aux pratiques chrétiennes en Syrie et Palestine. Un nouveau régime, intolérant et dur, allait peser sur ces contrées. Antioche, la ville aux quatre cent cinquante tours, aux remparts infranchissables, était en ces contrées le bastion de la puissance des empereurs grecs de Constantinople (Byzance), qui étaient chrétiens. Chassés de leur cité, les habitants, par milliers, refluèrent en Occident, disant leur détresse et la détresse des lieux saints. Ils allaient de ville en ville, implorant la charité d'un chacun, en paroles émouvantes : ils ne parlaient pas seulement de leur propre misère, mais de la servitude qui pesait sur la terre où le Christ était né et où il était mort pour tous.

Ajoutez une nouvelle invasion en Espagne des Musulmans africains, les Almoravides. Le 25 octobre 1087, à Zalacca, en Espagne, les armées chrétiennes subissaient un nouveau désastre — comme un rappel de Roncevaux — dont retentirent également places des villes et carrefours. Quasiment à la frontière française, le croissant triomphait une fois encore de la croix, et avec menace, comme au temps de Charles Martel, de pousser son triomphe au delà des Pyrénées.

Assurément la foi, la foi qui, sous le ciel, dressait les cathédrales, joua un grand rôle dans la croisade ; mais on y trouve d'autres causes que les contemporains peut-être ne s'avouaient pas.

L'éducation de la noblesse, au XIe siècle, était toute militaire, Les chevaliers ardents, robustes, avides de mouvement, n'étaient bons qu'à la guerre. On sait l'utilité de cette éducation en son temps ; mais voici que l'œuvre du baron féodal est accomplie ; le fief est organisé. Le seigneur en est réduit à tourner son activité guerrière contre les fiefs voisins.

De bienfaisante qu'elle était, cette activité devient néfaste ; mais les seigneurs féodaux, comment les employer ? Devant eux va s'ouvrir l'immense champ des croisades.

Des circonstances accidentelles jouèrent un rôle important : la disette. Un chroniqueur contemporain, Ekkehard, dit expressément que ce fut la misère produite par la famine, et en Gaule plus particulièrement, qui poussa tant d'hommes à quitter leurs foyers. La Chrétienté, écrit-il, fut dévastée par une mortalité immense ; puis ce fut la peste, des tempêtes, des pluies causes d'inondations, et d'autres fléaux.

Aussi bien, sur cette fin du XIe siècle, les conditions de la vie étaient-elles devenues très dures en Occident : une de ces périodes de crises, comme les peuples en connaissent à des dates plus ou moins éloignées. Dans leurs châteaux féodaux, les barons eux-mêmes en étaient venus à mener trop souvent une sombre, dure et triste existence.

Sigebert écrit à l'année 1095 :

La famine qui sévissait depuis longtemps devint très grave. Les pauvres pillaient les biens des riches. Dans les campagnes les paysans se nourrissaient d'herbes et de racines. Les hommes les plus puissants eux-mêmes, écrit Guibert de Nogent, se voyaient menacés de la misère dont on se plaignait de toutes parts et chacun, en présence des tourments qu'éprouvait le petit peuple par l'excès de la disette, s'imposait une extrême parcimonie.

Voilà donc trois chroniqueurs de la fin du XIe siècle, deux Français et un Allemand, qui voient dans la dureté de l'existence en Occident à cette époque l'une des causes déterminantes qui vont pousser des milliers d'hommes à quitter leur foyer pour la conquête de pays inconnus.

Et dans la chevalerie tumultueuse, batailleuse, la pensée de la récente expédition triomphalement dirigée par Guillaume le Conquérant en Angleterre, le souvenir de la conquête du royaume des Deux-Siciles par les Normands, éclairaient d'un jour réaliste les rêves de conquête possible en Orient. En ces pays lointains, aux mirages ensoleillés, quelles belles et fructueuses principautés ne se taillerait pas la vaillance ! Quant aux marchands qui fréquentaient les grandes foires, plus particulièrement ceux des régions maritimes, quelles brillantes perspectives n'envisageaient-ils pas : perspectives de développement et enrichissement par le commerce avec ces contrées aux ressources prestigieuses et aux denrées nouvelles.

Dès l'année 1074, le pape Grégoire VII avait manifesté l'intention de se mettre à la tête d'une expédition guerrière pour aller, sur les infidèles, reconquérir les lieux saints ; mais la lutte qu'II avait engagée contre l'empereur allemand l'empêcha de mettre son projet à exécution.

Et voici que, de Constantinople, arrive un appel désespéré : l'empereur grec, Alexis Comnène, que l'invasion des Turcs seldjoukides a dépouillé de ses possessions en Syrie, notamment de la grande et puissante cité d'Antioche qu'il considère comme le rempart de son empire, appelle au secours la rude chevalerie d'Occident.