LÉGENDES ET ARCHIVES DE LA BASTILLE

 

II. — HISTOIRE DE LA BASTILLE[1].

 

 

Jules César décrit une construction, haute de trois étages, que ses légionnaires élevaient rapidement en face des villes assiégées. Telle est l'origine, lointaine, des bastides ou bastilles, comme on appela au moyen âge ces forteresses volantes. Froissart, parlant d'une place assiégée, dit que l'on mit bastides sur les champs et sur les chemins, en telle manière que la ville ne pouvait être approvisionnée. L'expression ne tarda pas à s'appliquer aux tours fixes, élevées sur les remparts pour la défense des villes, et, plus particulièrement, à celles qui étaient construites aux portes d'entrée.

En 1356, les chroniqueurs mentionnent des travaux importants faits à l'enceinte parisienne. C'étaient des bâtiments carrés interrompant, de place en place, la muraille, et disposés pour protéger, soit une entrée de la ville, soit la muraille elle-même. Les noms d'eschiffles, guérites, barbacanes, désignaient plus spécialement ceux de ces bâtiments qui s'élevaient entre cieux portes de ville, et le nom de bastilles ou bastides ceux qui défendaient les entrées. La première pierre de l'édifice qui devait, pendant plus de quatre siècles, rester célèbre sous le nom de Bastille, fut posée, le 22 avril 1370, par le prévôt des marchands en personne, Hugues Aubriot. On accroissait la défense de Paris contre les Anglais. Reprocher au roi Charles V la construction d'une prison cruelle serait à peu près aussi raisonnable que reprocher à Louis-Philippe la construction du fort du Mont-Valérien. Nous empruntons ces détails au beau livre que M. Fernand Bournon a écrit sur la Bastille dans la collection de l'Histoire générale de Paris.

La Bastille, écrit M. Bournon, était encore, lors de la prise, le 14 juillet 1789, à peu de chose près identique à ce que l'avaient faite les architectes du XIVe siècle. La place actuelle de la Bastille ne correspond pas exactement à l'emplacement de la forteresse. Pour reconstituer par la pensée cet emplacement, il faut faire abstraction des dernières maisons de la rue Saint-Antoine et du boulevard Henri IV ; le château fort et ses glacis couvraient le terrain sur lequel elles ont été construites. Les tours arrondies dépasseraient cependant sensiblement l'alignement des maisons et déborderaient sur les trottoirs. Le dessin, reproduisant l'emplacement exact, est aujourd'hui marqué par des lignes de pierres blanches, et tous les Parisiens peuvent, de la sorte, aller place de la Bastille s'en rendre compte.

M. Augé de Lassus, qui, pour sa conférence sur la Bastille[2], a si largement puisé dans les travaux de M. Bournon et dans les nôtres, nous permettra de lui emprunter, à notre tour, la description qu'il a donnée de la Bastille, au point de vue du monument. Les estampes de l'imagerie la plus vulgaire, répandues par milliers, récemment encore, en 1889, une reconstitution dont Paris s'amusa beaucoup, nous ont familiarisés avec l'aspect de la Bastille, dont les huit tours rondes, reliées par des courtines d'égale hauteur, se présentent à notre esprit, rappelant un grand coffre tout d'une pièce, ou, si l'on veut, un énorme sarcophage. Les huit tours furent appelées : tour du Coin, tour de la Chapelle, tour du Puits (ces trois noms s'expliquent aisément par l'emplacement ou des détails de la construction —. Puis venaient les tours de la Bertaudière et de la Bazinière — baptisées du nom de deux anciens prisonniers —. La tour du Trésor était ainsi désignée parce qu'elle avait reçu, en maintes circonstances, notamment sous Henri IV, la garde des deniers publics. L'excellent poète Mathurin Regnier y fait allusion dans ces vers souvent cités :

Prenez-moi ces abbés, ces fils de financiers,

Dont, depuis cinquante ans, les pères usuriers,

Volant à toutes mains, ont mis dans leur famille

Plus d'argent que le roi n'en a dans la Bastille.

La septième tour de la Bastille s'appelait tour de la Comté. Elle dut son nom, suppose M. Bournon, à la dignité féodale que l'on appelait Comté de Paris. L'hypothèse, ajoute-t-il, a d'autant plus de poids que les prévôts de Paris s'appelèrent, jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, prévôts de la ville et vicomté de Paris. La huitième tour portait un nom qui, pour la tour d'une prison, est bien surprenant. Elle s'appelait tour de la Liberté. Cette dénomination bizarre lui était, venue de ce que, pendant longtemps, on y avait enfermé les détenus qui, à la Bastille, jouissaient d'un régime de faveur, ceux qui, durant le jour, avaient la liberté de se promener dans les cours du château. Ces prisonniers étaient dans la liberté de la cour ; les officiers du château les appelaient les prisonniers de la liberté, par opposition aux prisonniers renfermés ; et celle des huit tours de la Bastille où ils étaient logés fut ainsi, tout naturellement, appelée tour de la Liberté[3].

La tour de la Chapelle et la tour du Trésor, les plus anciennes, avaient encadré la porte primitive, bientôt murée, mais qui avait laissé dans la maçonnerie le dessin de son arc et même les statues de saints et princes couronnés, uniques ornements sur la nudité des murailles. Selon l'usage, dit M. Auge de Lassus, l'entrée de la Bastille est unique et double cependant ; la porte charretière, défendue de son pont-levis, est flanquée d'une porte plus petite, réservée aux piétons, elle aussi accessible seulement lorsqu'était abaissé un petit pont-levis.

Dans la première des deux cours de la Bastille, d'Argenson avait fait placer une horloge monumentale que soutenaient de grandes figures sculptées représentant des prisonniers enchaînés. Les lourdes chaînes retombaient agréablement autour du cadran, en manière d'ornementation. D'Argenson et ses artistes avaient le goût féroce.

Au lendemain de la bataille perdue de Saint-Quentin, la crainte d'une invasion avait décidé Henri II, conseillé par Coligny, à renforcer la Bastille. Ce fut alors que fut construit, en avant de la porte Saint-Antoine, le bastion qui devait plus tard s'orner d'un jardin pour la promenade des prisonniers.

Et voici qu'autour de la prison noire et massive, dans le courant des XVIIe et XVIIIe siècles, comme, au moyen âge, autour des cathédrales hautes et radieuses, toute une petite cité germe et prospère, barbiers, savetiers, débitants de boisson, regrattiers, coquetiers, marchands de fromages. Ces bâtiments nouveaux empiètent sur la rue Saint-Antoine[4]. Ils rejoignent le couvent de la Visitation dont la chapelle, devenue un temple protestant, subsiste encore.

En son aspect dernier, écrit M. de Lassus, voici donc comment se présente la Bastille complétée de ses dépendances : sur la rue Saint-Antoine, un portail de grande tournure et qui affecte, avec ses trophées d'armes, des prétentions triomphales, donne accès dans une première cour bordée de boutiques et, du moins tout le jour, ouverte à tout venant. On peut y passer librement, non pas s'y attarder. Puis apparaît une seconde porte, double, porte charretière et porte de piétons, l'une et l'autre munies de leur pont-levis. L'accès en est plus malaisé, la consigne plus sévère : c'est l'avancée. Cette seconde entrée à peine franchie, c'est la cour du gouverneur, qui reçoit le visiteur plus ou moins volontaire. Sur la droite, l'hôtel du gouvernement se développe, attenant au magasin d'armes. Puis ce sont les fossés primitivement visités par les eaux de la Seine — à cette époque les passants s'y noyaient fréquemment, les fossés n'étant protégés d'aucun garde-fou, — plus tard, le plus souvent à sec. Puis surgissent les hautes tours de la citadelle, ceignant, à près de cent pieds, leur couronne de créneaux ; et le dernier pont-levis est là, relevé le plus souvent, du moins devant la porte charretière, la porte des piétons restant seule accessible sous la condition d'une consigne encore plus sévère.

La consigne, si sévère pour les contemporains — le tsar Pierre le Grand lui-même la trouva inflexible[5], — est levée pour l'historien ; grâce aux nombreux mémoires laissés par les prisonniers — citons les mémoires de Laporte, de Bassompierre, de Gourville, de Bussy-Rabutin, de Fontaine, du baron Rennequin, de Renneville, de Mme de Staal, du duc de Richelieu, de l'abbé Roquette, de l'abbé Morellet, de Marmontel, de Dumouriez, — auxquels s'ajoutera le journal rédigé à la Bastille par La Jonchère, que M. Albert Babeau a l'intention de publier prochainement, — grâce aux documents provenant de l'administration de la Bastille, conservés à la Bibliothèque de l'Arsenal, et à la correspondance des lieutenants de police, nous pénétrerons à l'intérieur de l'enceinte close et suivrons, au jour le jour, la vie des détenus.

La Bastille primitive n'était donc pas une prison. Elle le devint de bonne heure, dès le règne de Charles VI. Néanmoins la Bastille conserva, durant deux siècles, son caractère de citadelle militaire. Parfois les rois y logeaient les grands personnages de passage à Paris. Louis XI et François Ier y donnèrent des fêtes éclatantes, dont les chroniqueurs ont parlé avec admiration.

C'est Richelieu qui doit être considéré comme le fondateur de la Bastille, de la Bastille prison royale, de la Bastille du XVIIe et du XVIIIe siècle. Avant lui les emprisonnements dans la vieille forteresse étaient accidentels ; c'est à lui que revient la conception de la prison d'État, moyen de gouvernement. Ici on nous arrêtera. Qu'entend-on par prison d'État ? Le terme est vague et prête à la discussion. M. Bournon l'explique très bien. Par prison d'Étatet particulièrement si nous prenons la Bastille, — il faut entendre la prison de ceux qui ont commis un crime ou délit autre que de droit commun, de ceux qui, à tort ou à raison, ont paru dangereux à la sûreté de l'État, qu'il s'agisse de la nation même, de son chef ou d'un groupe plus ou moins important de citoyens, groupe parfois restreint à celui que forme la famille. Si l'on ajoute à ce genre de prisonniers les personnages trop en vue pour être punis d'un crime de droit commun à l'égal du malfaiteur vulgaire, et à qui une prison exceptionnelle paraissait devoir être réservée, on aura passé en revue les différentes sortes de délits qui furent expiés à la Bastille depuis Richelieu jusqu'à la Révolution.

L'administration de la Bastille, confiée, jusqu'au règne de Louis XIII, à de grands seigneurs : ducs, connétables, maréchaux de France — le maréchal de Bassompierre, le connétable de Luynes, le maréchal de Vitry, le duc de Luxembourg, pour ne citer que les derniers, — fut mise par Richelieu entre les mains d'un véritable geôlier, Leclerc du Trernblay, frère du Père Joseph[6].

Les documents jetant quelque lumière sur la Bastille, au temps où régnait l'Homme rouge, comme Victor Hugo a nommé Richelieu, sont encore très rares. Un avocat, Maton de la Varenne, a publié, en 1789, dans les Révolutions de Paris, une lettre qui aurait été écrite, le 1er décembre 1642, à Richelieu malade. Nous y lisons : Moi, que vous faites pourir à la Bastille, pour avoir désobéi à votre mandement, qui aurait fait condamner mon âme à la géhenne éternelle et m'aurait fait comparoir en l'éternité les mains souillées de sang.... Il nous est impossible de garantir l'authenticité de ce document. Elle nous paraît suspecte, le texte ayant été publié à une époque où l'on produisit beaucoup de pièces apocryphes, comme provenant des archives de la Bastille.

Plus digne d'arrêter notre attention est l'estat des prisoniners qui sont au chasteau de la Bastille du temps de Richelieu, que M. Bournon a trouvé dans les archives du ministère des Affaires étrangères. Ce tableau, de cinquante-trois noms, est la plus ancienne liste de prisonniers de la Bastille qui soit connue jusqu'ici. Parmi les détenus, plusieurs sont soupçonnés ou convaincus de mauvais desseins contre M. le cardinal, quelques-uns sont accusés de vouloir entreprendre, c'est-à-dire de conspirer contre le trône ou d'être espions. Il y a un prêtre extravagant, et un moine qui s'est opposé à l'élection de Cluni, trois ermites, trois faux monnayeurs, le marquis d'Assigny, condamné à mort et de qui la peine a été commuée en détention perpétuelle, une vingtaine de seigneurs qualifiés fous, croquants, méchants diables, ou accusés d'un crime réel, vol ou assassinat ; enfin ceux de qui le nom est suivi de cette simple indication Reine-mère ou Monsieur, d'où nous pouvons conclure que le rédacteur n'était bien informé que sur les prisonniers du cardinal. Nous donnerons plus loin la liste des prisonniers que la Bastille contenait le jour de la prise, le 14 juillet 1789. La comparaison entre les deux tableaux, aux deux époques, la plus ancienne et la plus récente que nous puissions choisir, sera instructive. Nous avons encore, pour juger la Bastille au temps de Richelieu, les mémoires de Bassompierre et ceux de Laporte, qui nous font entrer dans une prison d'État, prison élégante, nous dirions presque prison de grand luxe, réservée aux personnes de bonne compagnie, où celles-ci vivaient en relations mondaines, se rendant visite les unes aux autres[7]. Mais, bien des années encore, la Bastille conserve son caractère militaire, et nous trouvons surtout parmi les détenus, des officiers punis pour fautes de discipline. On y enferme des prisonniers de guerre et les personnages étrangers de haut rang arrêtés par représailles[8], les agents secrets et les espions entretenus en France par les nations ennemies, puis de puissants seigneurs dont le roi est mécontent. Les intrigues de cour, sous Richelieu et Mazarin, contribuent à faire dévier la Bastille de son but primitif : on y enferme des valets de chambre mêlés à des complots de souveraines.

Le gouvernement de Louis XIV réveilla la persécution religieuse, et bientôt l'on vit tout un monde de gazetiers et nouvellistes, journalistes du temps, grouiller au soleil. Louis XIV n'était pas précisément partisan de la liberté de la presse, mais, d'autre part, il se refusa à enfermer des hommes de lettres, des jansénistes et des protestants convaincus de la vérité de leurs croyances, pêle-mêle avec les vagabonds et les voleurs détenus à Bicêtre, à Saint-Lazare et dans les autres prisons de Paris. Il leur ouvrit, trop généreusement sans doute, les portes de son château du faubourg Saint-Antoine, où ils se mêlèrent aux joyeux fils de famille, corrigés d'un peu de Bastille à la demande de leurs parents, et aux gentilshommes batailleurs que les maréchaux de France, pour éviter les duels, y envoyaient oublier leurs rancunes[9]. Enfin, le règne de Louis XIV fut marqué de quelques grands procès qui produisirent une impression étrange et effrayante et entourèrent les accusés d'une auréole mystérieuse, procès de magie et de sorcellerie, affaires de poison et de fausse monnaie. Les accusés furent gardés à la Bastille. Et nous rencontrons ici une nouvelle déviation au caractère primitif de l'ancien château fort : on y envoie des prisonniers de qui le procès est instruit par des juges régulièrement constitués. Depuis, on partagea entre la Bastille et le donjon de Vincennes les accusés qui comparaissaient devant la chambre de l'Arsenal.

C'est la grande époque de la Bastille ; elle est une vraie prison d'État. Les écrivains peuvent parler de sa noblesse. Elle nous apparaît tout à la fois charmante et redoutable, brillante, majestueuse, tout à la fois remplie d'un tapage joyeux et couverte d'un silence effrayant. De l'espace sombre, entre les murs massifs, vient à nous un bruit de chants et de rires où se mêlent des cris de désespoir avec des sanglots et des larmes. C'est l'époque du Masque de fer ; c'est l'époque où le gouverneur reçoit de la Cour des lettres mystérieuses. Je vous supplie, Monsieur, de faire en sorte que si quelqu'un venait demander des nouvelles du prisonnier que le sieur Desgrez a conduit ce matin à la Bastille par ordre du roi, qu'on n'en parle point et, s'il se peut, suivant l'intention de Sa Majesté et les ordres ci-joints, que personne n'en ait connaissance ni même du nom[10]. — M. de Bernaville — c'est le nom d'un gouverneur de la Bastille —, ayant donné ordre de conduire dans les prisons de mon château de la Bastille un prisonnier important, je vous fais cette lettre pour vous dire que mon intention est que vous l'y fassiez recevoir et exactement garder jusqu'à nouvel ordre, vous avertissant de ne permettre, sous quelque prétexte que ce soit, qu'il ait aucune communication avec personne, de vive voix ni par écrit. — Les prisonniers que l'on entourait d'un silence aussi absolu appartenaient presque tous à une même catégorie : les espions de marque, qui semblent avoir été assez nombreux en France au plus fort des guerres de Louis XIV, et que l'on poursuivait avec une âpreté plus grande à mesure que la fortune trahissait les armées du roi. Nous lisons dans le journal qui était tenu par le lieutenant de roi Du Junca : Du mercredi 22 décembre, sur les dix heures du matin, M. de la Coste, prévôt des armées du roi, est venu, ayant amené et remis un prisonnier qu'il a fait entrer par notre nouvelle porte, qui nous donne la sortie et entrée à toute heure dans le jardin de l'Arsenal pour un plus grand secret,lequel prisonnier, nommé M. d'Estingen, Allemand, ayant été marié en Angleterre, M. le gouverneur a reçu, par ordre du roi, expédié par M. le marquis de Barbezieux, et bien recommandé que le prisonnier soit secret et qu'il n'ait aucune communication avec personne de vive voix ni par écrit ; lequel prisonnier est veuf, sans enfants, homme d'esprit et ayant de grands commerces de nouvelles de ce qui se passe en France, pour le mander en Allemagne, en Angleterre et en Hollande : un honnête espion. Le 10 février 1710, Pontchartrain écrivait à Bernaville — gouverneur de la Bastille — : Je ne puis m'empêcher de vous dire que vous et le chevalier de la Croix parlez beaucoup trop et trop clairement sur les prisonniers étrangers que vous avez. Le secret et le mystère est un de vos premiers devoirs, je vous prie de vous en souvenir. Ni M. d'Argenson, ni autre que ceux que je vous ai mandés ne doivent voir ces prisonniers. Avertissez bien précisément M. l'abbé Renaudot et de la Croix de la nécessité d'un secret inviolable et impénétrable.

Il arrive encore, à cette époque, qu'un détenu demeure dans la complète ignorance du motif de son incarcération : Le nommé J.-J. du Vacquay, prisonnier à la Bastille, écrit Louvois au gouverneur, s'est plaint au roi de ce qu'on l'y retient depuis treize ans sans qu'il en sache la raison ; je vous prie de me mander de qui est signé l'ordre sur lequel il est détenu, afin que j'en puisse rendre compte à Sa Majesté.

Comme, l'incarcération opérée, la plus grande partie des papiers relatifs à l'arrestation étaient détruits, il arrivait parfois qu'au ministère même on ignorât les motifs de certaines détentions. Ainsi Seignelay écrit au gouverneur, M. de Besmaus : Le roi m'a donné ordre de vous écrire pour vous demander qui est un nommé Dumesnil, prisonnier à la Bastille, combien il y a de temps qu'il y est et le sujet pour lequel il y a été mis. — La Dlle de Mirail, prisonnière à la Bastille, ayant demandé au roi sa liberté, Sa Majesté m'a ordonné de vous écrire pour vous demander le sujet pour lequel elle y a été mise ; si vous le savez, je vous prie de me l'apprendre le plus tôt que vous pourrez. Ou bien encore, c'est Louvois qui écrit au même : Je vous adresse une lettre du sieur Coquet, sur laquelle le roi m'a commandé de vous demander de qui est signé l'ordre en vertu duquel il a été mis à la Bastille et si vous ne savez point le sujet sur lequel il y a été envoyé. — Monsieur, ce mot n'est que pour vous prier de me inonder qui est Piat de la Fontaine, qu'il y a cinq ans qu'il est à la Bastille, et si vous ne vous souvenez point pourquoi il y a été mis.

Les lettres dans le genre de celles que l'on vient de lire sont, il est vrai, très rares ; cependant, si l'on met, en regard de l'état de choses qu'elles dévoilent, le luxe et le confort extraordinaires dont étaient alors entourés les prisonniers de la Bastille, elles aident à caractériser la célèbre prison à cette époque de son histoire, c'est-à-dire au XVIIe siècle.

En 1667 avait été créée la lieutenance de police. Le premier titulaire de la charge, Gabriel Nicolas de la Reynie, fut un homme de la plus grande valeur. Il est très important de remarquer que le lieutenant de police eut, dans l'ancien régime, un double caractère, étant à la fois subordonné du ministre de Paris et membre du Châtelet. Il jouait un double rôle : un rôle administratif et un rôle judiciaire. Or, la Bastille, prison d'État, était avant tout une institution administrative ; mais, peu à peu, par le caractère des personnes qu'on était amené à y enfermer, il devint difficile de ne pas en faire également une institution judiciaire, et le ministre de Paris prit l'habitude de déléguer à la Bastille, pour les interrogatoires, son subordonné, le lieutenant de police. Bien que La Reynie prit la haute main sur l'administration de la Bastille[11], ses entrées dans la prison même furent encore relativement rares ; une autorisation signée de Louis XIV et de Colbert lui était chaque fois nécessaire.

A La Reynie succéda d'Argenson. Celui-ci donna la plus grande extension à l'action de la lieutenance de police. Il fit comprendre la Bastille dans ses attributions. Désormais le lieutenant de police pénétrera dans la prison d'État quanti bon lui semblera, en maître et seigneur, accompagné de ses commissaires au Châtelet, greffiers et inspecteurs de police ; les prisonniers seront en communication constante et directe avec lui ; il fera l'inspection de toutes les chambres au moins une fois par an[12]. Il suffira, à chaque changement dans la lieutenance de police, que le ministre de Paris envoie au gouverneur le nom du nouveau titulaire. A dater de cette époque la prison du faubourg Saint-Antoine resta placée sous l'autorité d'un magistrat.

La Régence fut une transition entre le règne de Louis XIV et celui de Louis XV. Dans l'histoire de la Bastille, ce fut également une époque de transition. Les incarcérations sont moins nombreuses, moins rigoureuses, mais le régime de la prison perd de cet air seigneurial qui l'avait caractérisé. L'épisode le plus important de l'histoire de la Bastille sous la Régence est l'incarcération des accusés compromis dans la conspiration de Cellamare. Parmi eux se trouvait Mlle de Launay, qui devait s'appeler plus tard Mme de Staal. Elle a laissé sur sa détention des pages charmantes, où nous trouvons raconté, d'une plume fine et rapide ; le petit roman que nous allons résumer.

Mlle de Launay était secrétaire de la duchesse du Maine. Elle avait rédigé en partie le projet de complot de Cellamare, lequel, s'il avait réussi, eût élevé le roi d'Espagne au trône de France. Le régent l'envoya à la Bastille, avec plusieurs de ses complices, le 10 décembre 1718, moins encore pour la punir d'avoir agi contre l'État que pour obtenir d'elle des détails sur la conspiration. On eût pu la traiter avec rigueur ; à ce moment de sa vie elle était de fortune et de condition médiocres. Elle trouva, au contraire, à la Bastille un confort et des égards inattendus. Dans ses Mémoires, elle écrit que son séjour à la Bastille a été le meilleur temps de sa vie. Sa femme de chambre, Rondel, fut autorisée à demeurer avec elle. On l'installa dans un véritable appartement. Elle s'y plaignit des souris : on lui donna une chatte pour les chasser et la distraire. La chatte fit des petits, et les jeux de la nombreuse petite famille l'égayaient beaucoup, dit-elle. Mlle de Launay était régulièrement invitée à dîner chez le gouverneur de la Bastille ; elle passait ses journées à jouer et à écrire. Le lieutenant de roi, Maisonrouge, homme d'un certain âge, qui tenait dans le gouvernement du château la première place après le gouverneur, se prit pour la prisonnière d'une passion profonde et touchante. Il lui déclara qu'il n'aurait pas de plus grand bonheur que celui de l'épouser. L'appartement de Maisonrouge était voisin de celui de Mlle de Launay. Malheureusement pour le lieutenant de roi, il y avait dans le voisinage un troisième appartement et qui était occupé par un jeune et brillant gentilhomme, le chevalier de Ménil, également impliqué dans l'affaire Cellamare. La prisonnière ne le connaissait pas. Maisonrouge nous apparaît comme un caractère d'une grande élévation et d'une rare noblesse. Il parla aux deux jeunes prisonniers l'un de l'autre, espérant, en les mettant en rapport, leur procurer une distraction nouvelle, et particulièrement à la jeune fille, qu'il aimait : Le chevalier de Ménil et Mlle de Launay ne pouvaient se voir ; ils ne s'étaient jamais vus. Ils commencèrent par s'écrire des épîtres en vers. Comme tout ce qui sortait de sa plume, les vers de Mlle de Launay étaient vifs et charmants. Le bon Maisonrouge faisait le facteur, heureux de voir sa petite amie joyeuse de la distraction qu'il lui avait procurée. Les vers portés par Maisonrouge d'une chambre à l'autre ne tardèrent pas à parler d'amour, et ce sentiment peut sembler surprenant, mais dans la réclusion de la Bastille il s'explique — cet amour ne tarda pas à devenir réel dans la pensée des deux jeunes gens, qui se représentaient à l'imagination l'un de l'autre sous les plus gracieuses couleurs. Maisonrouge fut bientôt amené à ménager une entrevue entre eux. Le moment est charmant. Les deux captifs ne s'étaient jamais vus, ils s'aimaient passionnément ; quelle serait leur impression réciproque ? L'impression de Mlle de Launay en voyant le brillant chevalier fut toute d'enthousiasme, celle du chevalier de Ménil fut peut-être plus modérée ; mais, s'il est vrai, comme on l'a dit, que pour des religieuses un jardinier soit un homme, pour un prisonnier toute femme jeune doit être une femme exquise. Les entrevues continuèrent sous l'œil bienveillant de Maisonrouge, qui voyait se développer l'amour de Mlle de Launay pour Ménil, de Mlle de Launay qu'il aimait d'un amour intense, mais de qui il préférait le bonheur à son propre bonheur. Il y a là des détails délicieux que l'on trouvera adorablement écrits dans les Mémoires de Mlle de Launay (Mme de Staal). M. Bournon estime que, d'après le témoignage même de Mlle de Launay, cette idylle eut dans la Bastille le dénouement que l'on devine. Nous n'avons rien entrevu de semblable dans les Mémoires de Mme de Staal ; après tout, M. Bournon est sans doute meilleur psychologue que nous. Cependant, le gouverneur de la Bastille fut informé du jeu des amoureux. Il y mit bon ordre. Ménil fut transféré dans une tour éloignée, Mlle de Launay pleura, et, qui le croirait ? Maisonrouge compatit à son sort — tout en redoublant d'attention à lui plaire — jusqu'à lui ménager de nouvelles et plus difficiles entrevues avec le sémillant chevalier. Mlle de Launay quitta la prison au printemps de 1720, après avoir adressé au régent, sur les faits de la conspiration, un mémoire détaillé qu'elle avait jusque-là refusé de fournir. Une fois libre, elle demanda vainement au chevalier de Ménil de tenir ses engagements et de l'épouser. Maisonrouge mourut l'année suivante, de chagrin, dit la coquette femme, de n'avoir pu obtenir d'elle, durant sa détention, cette promesse de mariage, promesse que, à présent, elle eût été disposée à remplir.

Reflet de l'époque, il semble que, sous la Régence, à la Bastille, tout soit amour. Le jeune duc de Richelieu y fut enfermé parce qu'il n'aimait pas sa femme. Le brillant gentilhomme fut gardé sous les verrous plusieurs semaines, dans une solitude ténébreuse, dit-il, lorsque, tout à coup, la porte de sa chambre s'ouvrit et Mme de Richelieu lui apparut, parée avec grâce, brillante, charmante : Le bel ange, écrit le duc, qui vola de ciel en terre pour délivrer Pierre n'était pas aussi radieux.

Nous avons vu comment la Bastille de citadelle militaire était devenue prison d'État. Nous allons assister, sous le gouvernement du duc d'Orléans, à une nouvelle transformation. Un événement, qui paraît peu considérable, en est l'indice. Le duc de Richelieu est enfermé à la Bastille une seconde fois à la suite d'un duel ; un conseiller au Parlement va l'y interroger, et le Parlement instruit son affaire. Le Parlement à la Bastille, dans la prison du roi[13] ! Depuis ce moment, celle-ci ne cessa de se rapprocher, d'année en année, de nos prisons modernes. Sous le cardinal de Fleury, écrit La Harpe, ce fameux château ne fut presque habité que par les écrivains du jansénisme ; il fut ensuite fréquenté par les champions de la philosophie et par les auteurs de satires clandestines, et donna du relief à leur obscurité et à leur abjection. On y met, de plus en plus, des prévenus dont le procès s'instruit régulièrement au Châtelet ou bien au Parlement. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle le tribunal du Châtelet en arriva à faire incarcérer directement des accusés à la Bastille[14], ce qui eût semblé un fait incroyable à un contemporain de Louis XIV. L'huissier-audiencier se rend devant les tours, et là, tandis que le prisonnier colle sa tète aux barreaux de la fenêtre, il lui crie son assignation par-dessus les fossés. Les avocats défenseurs (les accusés obtiennent l'autorisation de venir conférer avec leurs clients ; ce sont même les Seules personnes qui ont permission d'entretenir les prisonniers en particulier. Au jour fixé, le prévenu est transféré au Palais, sans bruit, à la nuit, pour éviter la curiosité de la foule.

Sous Louis XVI, des conseillers au Parlement viennent visiter la Bastille comme les autres prisons[15] ; enfin le ministre Breteuil envoie des instructions aux intendants pour les informer que, désormais, il ne serait plus délivré de lettres de cachet si l'ordre ne faisait connaitre la durée de la peine à laquelle le coupable pourrait être condamné et les motifs de la punition. La Bastille n'est plus qu'une prison comme les autres où les détenus sont mieux traités[16].

En 1713, le secrétaire d'État, Voysin, écrivait à d'Argenson : Beaumanielle ne mérite pas assez de ménagements pour le tirer du Châtelet où il est et le mettre à la Bastille[17]. La Harpe a bien caractérisé le mouvement de transformation auquel la grande prison d'État obéit depuis cette époque, en disant que, depuis le commencement du siècle, aucun des prisonniers qui y avaient été mis n'en avait mérité les honneurs[18]. Observation confirmée par Linguet : Ce n'est pas, dans ces derniers temps surtout, aux criminels d'État que la Bastille est réservée ; elle est devenue en quelque sorte l'antichambre de la Conciergerie.

Si, en vieillissant, la Bastille avait perdu de son éclat, en revanche, la torture, qui, il est vrai, n'y avait jamais été appliquée que sur les arrêts des tribunaux, en avait complètement disparu. Depuis le commencement du XVIIIe siècle, les cachots et les chaînes n'étaient plus qu'une punition temporaire réservée aux prisonniers insubordonnés ; depuis l'avènement de Louis XVI, ils sont hors d'usage. Breteuil interdit de mettre au cachot — on appelait ainsi les pièces de l'étage inférieur de chaque tour, sortes de caves sombres et humides — qui que ce fût. Le 11 septembre 1775, Malesherbes écrit : Il ne faut refuser à aucun détenu de quoi lire et écrire. Le prétendu abus qu'ils en peuvent faire ne peut être dangereux, étant enfermés aussi étroitement qu'ils le sont. Il ne faut point se refuser non plus au désir de ceux qui voudraient se livrer à d'autres genres d'occupations, pourvu qu'elles n'exigent pas qu'on laisse entre leurs mains des instruments dont ils pourraient se servir pour s'évader. S'il y en a quelqu'un qui veuille écrire à sa famille et à ses amis, il faut leur permettre de recevoir des réponses et les leur faire parvenir après les avoir lues ; sur tout cela c'est à votre prudence et à votre humanité qu'il faut s'en rapporter[19]. La lecture des gazettes, naguère interdite sévèrement, est autorisée.

Il faut dire, enfin, que le nombre des prisonniers qu'on enfermait à la Bastille n'était pas aussi considérable qu'on pourrait le croire. Pendant tout le règne de Louis XVI la Bastille n'a reçu que deux cent quarante prisonniers, une moyenne de seize par an. La Bastille pouvait contenir quarante-deux détenus logés séparément.

Sous Louis XIV, à l'époque où le gouvernement, dispensa le plus libéralement des lettres de cachet, il n'y entrait pas plus de trente prisonniers en moyenne par année. Ajoutez que leur captivité était très souvent de courte durée. Dumouriez nous apprend dans ses Mémoires que, pendant sa détention, il n'eut jamais plus de dix-huit compagnons de prison, et que, plus d'une fois, il n'en eut que six. M. Alfred Bégis a dressé un tableau des détenus à la Bastille de 1781 à 1789. En mai 1788, la Bastille contenait vingt-sept prisonniers, c'est le chiffre le plus élevé qui soit atteint pendant ces huit années ; en septembre 1782, elle en contenait dix ; en avril 1783, sept ; en juin de la même année, sept ; en décembre 1788, neuf ; en février 1789, neuf ; au moment de la prise, le 14 juillet 1789, il y avait à la Bastille sept détenus.

Il est vrai qu'on n'embastillait pas seulement les hommes, niais également les livres lorsqu'ils paraissaient dangereux. L'ordre du roi, qui les y incarcérait, était même copié sur le modèle des lettres de cachet. M. Bournon en a publié un spécimen. Les livres étaient enfermés dans un réduit situé entre les tours du Trésor et de la Comté, au-dessus d'un ancien passage communiquant avec le bastion. En 1733, le lieutenant de police invitait le gouverneur de la Bastille à recevoir au château tous les ustensiles d'une imprimerie clandestine qui a été saisie dans une chambre de l'abbaye Saint-Victor, lesquels vous ferez mettre, s'il vous plaît, dans le dépôt de la Bastille. Quand les livres cessaient de paraître dangereux, on les remettait en liberté. C'est ainsi que l'Encyclopédie fut rendue libre après quelques années de détention.

Nous venons de voir que, pendant le règne de Louis XVI, la Bastille ne reçut pas plus d'une moyenne de seize prisonniers par an. Plusieurs d'entre eux ne furent retenus que quelques jours. De 1783 à 1789, la Bastille demeura à peu près vide, et, si l'on ne s'était décidé à y loger des prisonniers dont la place était ailleurs, elle aurait été vide absolument. Déjà, en février 1784, venait-on de fermer le donjon de Vincennes, la succursale de la Bastille, faute de prisonniers. Le régime des lettres de cachet s'éboulait dans le passé. D'autre part, la Bastille coûtait fort cher au roi. Le gouverneur seul recevait annuellement soixante mille livres. Ajoutez les traitements et l'entretien des officiers de la garnison, des porte-clefs, des médecins, du chirurgien, de l'apothicaire, des aumôniers ; ajoutez la nourriture — de ce seul fait, en 1774, plus de soixante-sept mille livres[20], — l'habillement des prisonniers, l'entretien des bâtiments : le total paraîtra exorbitant, car les chiffres ci-dessus doivent être triplés pour représenter la valeur actuelle. Aussi Necker, voyant que la Bastille ne servait plus à rien, songea-t-il à la supprimer par économie[21], et il n'a pas été le seul à parler en haut lieu de cette suppression. Le musée Carnavalet possède un plan dressé, en 1784, par l'architecte Corbet, architecte inspecteur de la ville de Paris, de qui le travail a un caractère officiel ; c'est un projet de place Louis XVI à ouvrir sur l'emplacement de la vieille forteresse. Millin nous apprend que d'autres artistes encore étaient occupés du projet d'un monument à élever sur l'emplacement de la Bastille. L'un de ces projets mérite une mention spéciale. Des huit tours sept devaient être détruites, la huitième resterait debout, mais dans un état de délabrement significatif ; sur l'emplacement des tours rasées un monument serait élevé à la gloire de Louis XVI. Ce monument se composerait d'un piédestal formé par l'amoncellement des chaînes et des verrous provenant de la prison d'État, au-dessus desquels se dresserait la statue du roi, étendant la main vers la tour en ruine, d'un geste libérateur. Il est regrettable, sinon pour la beauté, du moins pour le pittoresque de Paris, que ce projet n'ait pas été mis à exécution. Davy de Chavigné, conseiller du roi, auditeur à la Chambre des comptes, fut admis à présenter à l'Académie royale d'architecture, dans la séance du 8 juin 1789, un projet de monument sur l'emplacement de la Bastille, à décerner par les États généraux à Louis XVI, restaurateur de la liberté publique. A ce sujet, l'illustre sculpteur Houdon écrit à Chevigné : Je désire fort que ce projet ait lieu. L'idée d'élever un monument à la liberté, au même endroit où l'esclavage a régné jusqu'à présent, me parait la chose la mieux sentie et bien capable d'animer le génie. Je m'estimerais trop heureux d'être du nombre des artistes qui célébreront l'époque de la régénération de la France.

Nous avons vu des estampes, bien antérieures à 1789 — l'une d'elles en tête de l'édition des Mémoires de Linguet, parue en 1783, — qui représentent Louis XVI étendant la main vers les hautes tours que des ouvriers sont occupés à démolir.

Aux archives de la Bastille sont conservés deux rapports rédigés en 1788 par le lieutenant de roi du Puget, le personnage le plus important du château après le gouverneur. Il propose la suppression de la prison d'État, la démolition du vieux château et la vente des terrains au bénéfice de la couronne. On peut dire de ces projets, comme du plan de l'architecte Corbet, qu'ils n'auraient pas été faits s'ils n'avaient pas été approuvés en haut lieu.

Aussi, dès l'année 1784, un ardent partisan de l'ancien état de choses s'écriait-il : Oh ! si jamais notre jeune monarque commettait une faute si grande, s'il démentait à ce point les plus antiques usages de ce gouvernement, s'il était possible qu'il fût un jour tenté de vous détruire — l'auteur s'adresse à la Bastille, — pour élever sur vos ruines un monument au roi libérateur.... La démolition de la Bastille était décidée ; elle aurait été accomplie administrativement si la Révolution n'eût éclaté.

Du 1er janvier au 14 juillet 1789, c'est-à-dire durant plus de.six mois, il n'entra à la Bastille qu'un seul prisonnier, et encore quel prisonnier ! — Réveillon, le fabricant de papiers peints du faubourg Saint-Antoine, qui fut enfermé, le 1er mai, sur sa propre demande, pour être soustrait aux fureurs de l'émeute. La menue année, le lieutenant de police de Crosne vint faire une inspection de la Bastille, en compagnie d'un conseiller au Parlement ; c'était constater officiellement la ruine de la prison d'État.

Ainsi, à la veille de la Révolution, la Bastille n'existait plus, bien que les huit tours en fussent encore debout.

Les vainqueurs du 14 juillet délivrèrent sept prisonniers : quatre faussaires décrétés de prise de corps au Châtelet, de qui le procès s'instruisait régulièrement et de qui la place était dans une prison ordinaire[22] ; deux fous de qui la place était à Charenton[23], et le comte de Solages, jeune gentilhomme qui s'était rendu coupable d'un crime monstrueux, sur lequel on désirait jeter un voile par égard pour sa famille ; il était gardé sur une pension que payait son père[24]. Les vainqueurs de la Bastille détruisirent un vieux château fort, la prison d'État n'existait plus. Ils enfoncèrent une porte ouverte. On le leur dit dès 1789.

 

 

 



[1] Pour les sources et références de ce chapitre, voir la Bastille d'après ses Archives, dans la Revue historique, t. XLII (1890), p. 38-73 ; 278-316 ; — et l'important ouvrage de M. Fernand Bournon, la Bastille, dans la Collection de l'histoire générale de Paris, Paris, 1893, gr. in-4. Les pages qui suivent n'ont que les notes et références qui ne se trouvent pas dans ces deux publications.

[2] Conférence faite à l'Association française pour l'avancement des sciences, publiée au Secrétariat de l'Association (Paris, 1895, in-8).

[3] Cf. Nouveaux documents sur la Bastille dans la Revue Bleue du 26 mars 1898.

[4] Sur les échoppes de la Bastille, voir le livre de M. Bournon et les documents publiés sous le titre : les Dernières années de la Bastille, dans la Revue des Questions historiques, juillet 1853, p. 94-98.

[5] Il faut néanmoins, ici encore, se garder de toute exagération. En 1715, le comte de Lusace et le Palatin de Livonie furent autorisés à visiter la Bastille. Lettre de Pontchartrain au gouverneur de la Bastille, en date du 1er avril 1715. (Archives de la Bastille.)

[6] La lettre suivante, écrite par Pontchartrain à Bernaville, en lui faisant espérer sa nomination comme gouverneur de la Bastille, est encore inédite. Nous la transcrivons, car elle montre, d'une manière précise, ce que le gouvernement de Louis XIV demandait au commandant de la grande prison d'Etat.

A. M. de Bernaville.

Versailles, le 28 septembre 1707.

J'ai reçu votre lettre d'hier, je ne puis que vous répéter ce que je vous ai déjà écrit : d'avoir une attention continuelle à tout ce qui se passera à la Bastille ; de ne rien négliger de tous les devoirs d'un bon gouverneur ; de maintenir l'ordre et la discipline parmi les soldats de la garnison, tenir la main à ce qu'ils fassent la garde avec toute l'exactitude nécessaire et que leur solde leur soit régulièrement payée ; d'avoir soin que les prisonniers soient bien nourris et traités avec douceur, empêcher cependant qu'ils ne puissent avoir aucune correspondance au dehors, ni écrire des lettres ; et enfin d'être vous-même fort exact à m'informer de tout ce qui pourra arriver de particulier à la Bastille. Vous comprenez bien qu'en observant une telle conduite vous ne pouvez que vous rendre agréable au Roi et rengager peut-être à vous accorder la place de gouverneur ; de mon côté, vous pouvez compter que je ne négligerai rien pour faire valoir vos services auprès de S. M.

Je suis, etc.

Signé : PONTCHARTHAIN.

Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, ms. 12475, p. 158.

[7] Le 12 mai 1638, M. de Chavigny vint me faire signer la promesse d'aller à Saumur. Je signai et, le lendemain, je sortis de la Bastille après avoir pris congé de tous les prisonniers. Mémoires de Laporte, p. 387.

[8] Du lundi 15 octobre (1703), M. Aumont le jeune et M. de Chantepie ont mené et remis un prisonnier, le nommé de Gromisse, Piémontais, lequel a été arrêté par représailles, le duc de Savoie nous ayant tourné casaque et surpris. Journal du lieutenant de roi à la Bastille Du Junca, Bibl. de l'Arsenal, ms. 5133, f. 92 r°. — Ce texte est cité comme exemple d'autres cas semblables.

[9] Voir Lettres de cachet données par les maréchaux de France, dans le Bulletin de la Soc. de l'Histoire de Paris, mars-avril 1889, p. 56-58.

[10] Il était très rare qu'un prisonnier ne fat pas écroué à la Bastille sous son véritable nom ; sous Louis XIV le cas s'est cependant présenté plusieurs fois. François Esliard, jardinier normand, meurt à la Bastille, le 24 octobre 1791 ; il est enterré dans le cimetière sous le nom de Pierre Navet, n'étant pas à propos de dire son nom, étant un criminel d'État, placardé pendant les guerres, surtout de l'année 1793. Bibl. de l'Arsenal, ms. 5134, f. 59.

Nous verrons plus loin que le Masque de fer lui-même fut enterré par les soins du gouverneur de la Bastille sous son nom véritable.

[11] Suivant le bon conseil de M. de la Reynie, que je suis exactement en tout ce qui passe à la Bastille, croyant ne pouvoir mieux faire.... Lettre de M. de Besmaus, gouverneur de la Bastille, en date du 23 nov. 1680. Bibl. nat., ms. 8123, f. 157.

[12] Voir les nombreux rapports sur les prisonniers de la Bastille par d'Argenson, Bibl. nat., ms. Clairambault, 283, f. 337 et suivants.

[13] L'on doit tantôt juger au Parlement le procès du duc de Richelieu, prisonnier à la Bastille, d'où il résulte que le Parlement s'introduit peu à peu à la Bastille, où un conseiller a été interroger le duc.... Gazette de la Régence, p. 87.

[14] La commission du Châtelet, établie pour l'instruction du s. Billard, ayant décrété de prise de corps l'abbé Grisel, je l'ai fait arrêter et conduire à la Bastille le 9 de ce mois. Pour autoriser sa détention et l'apposition des scellés mis sur ses papiers, le ministre est supplié de faire expédier trois ordres du roi, en forme, de la date du 9 mars 1770.... Note au comte de Saint-Florentin, ministre de la maison du roi. En marge, de la main du ministre : Bon pour l'ordre, 10 mars 1770. Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, ms. 12379.

[15] Alf. Bégis, le Registre d'écrou de la Bastille, p. 29.

[16] Les témoignages établissant que la Bastille était de beaucoup la prison la plus douce du royaume sont innombrables. La Bastille était la prison la plus douce et la plus humaine de l'État. Observations sur l'histoire de la Bastille (Londres, 1783, in-8), p. 148. — La veuve Gilbert et la Dlle de Bray (enfermées à la Bastille) sont fort chagrinées. Ces deux prisonnières s'imaginent que l'on a mené la Dlle Préval à l'Hôpital (la Salpetrière) et qu'il leur en pend autant à l'oreille. Lettre, en date du 6 sept. 1754, du major de la Bastille, Chevalier, au lieutenant de police (Archives de la Bastille). — Je crois, Monsieur, que la Bastille conviendrait mieux à M. Poirot que le For-l'Évêque. Il y sera mieux, il ne lui en coûtera rien, et M. le lieutenant de police pourra l'interroger lui-même. Lettre d'un secrétaire de Sartine, à Malesherbes, en date du 21 août 1775 (Archives de la Bastille). — Pour éviter l'éclat qu'il aurait pu faire, j'ai cru devoir lui laisser ignorer le lieu où j'allais le conduire, aussi, croyant n'aller qu'à la Bastille, il a soutenu courageusement son extraction ; mais lorsqu'il s'est vu sur la route de Bicêtre, il s'est fait chez lui une révolution. Rapport d'un officier de police cité par Manuel, Police de Paris dévoilée, I, 218. Un nommé Boctey, enfermé à Vincennes, demande en grâce d'être transféré à la Bastille. J'espère, écrit-il au lieutenant de police, que votre humanité ne me le refusera pas. Publié dans les Révolutions de Paris, XII, 39. Delort (II, 132) cite une prisonnière accusée d'assassinat et comme telle incarcérée au Châtelet. A cause de sa santé délicate elle est transférée à la Bastille. M. de Cambenon est arrêté avec Alexis, son nègre. M. de Cambenon est mis à la Bastille, et le nègre à Bicêtre. Lettre de Sartine au major de la Bastille, Chevalier, en date du 23 mars 1767. (Archives de la Bastille.) On lit dans le Journal d'un prêtre parisien (1789-1792), de l'abbé Rudemare, qui mourut pendant la Restauration, curé de la paroisse des Blancs-Manteaux à Paris : Le 14 juillet, on prit la Bastille. Le 15, j'y fus promener ma curiosité. Un malotru vint me parler ainsi : Mon chevalier, vous ne direz pas que c'est pour nous que nous travaillons (en démolissant la Bastille), c'est bien pour vous, car, nous autres, nous ne tâtions pas de la Bastille. On nous f... à Bicêtre. N'y a-t-il rien pour boire à votre santé ? Ces citations pourraient être multipliées.

[17] Publ. par Ravaisson, Archives de la Bastille, XIII, 69.

[18] Voir les pages curieuses de La Harpe sur la Bastille, publ. dans la Revue rétrospective du 1er juillet 1889.

[19] Archives nationales, O1, 417.

[20] Davy de Chevigné, p. 6. — Sous Louis XIII et Louis XIV, ces chiffres étaient encore plus élevés. Voir quittance d'une somme de 9291 liv. pour la nourriture des prisonniers de la Bastille pendant un mois, délivrée par le gouverneur (sous Louis XIII), Charles Leclerc du Tremblay. Catalogue d'autographes vendus par Boulland et Charavay le 16 mai 4887, n° 62.

[21] Linguet en est indigné : La considération de celte énorme dépense a donné à quelques ministres, et, entre autres, à M. Necker, la velléité d'une réforme ; si elle s'opérait jamais, il serait bien honteux qu'elle n'eût point d'autre motif. Supprimer la Bastille par économie ! disait, il y a quelques jours, à ce sujet, l'un des plus jeunes et des plus éloquents orateurs de l'Angleterre. Mémoires sur la Bastille, p. 108 de l'édition originale.

[22] C'étaient les nommés Jean La Corrège, Jean Béchade, Bernard Laroche, dit Beausablon, et Jean-Antoine Pujade. Ils avaient falsifié des lettres de change acceptées par la maison Tourton et Ravel de Paris. Voir les documents relatifs à cette affaire aux Archives nationales, Y 11442.

[23] De Whyte et Aug.-Cl. Tavernier. Ce dernier, fils d'un concierge de Pâris de Montmartel, avait imaginé, avec le chevalier de Lussan, un complot pour assassiner le roi dans la forêt de Sénart. De Whyte avait été mêlé à des affaires d'espionnage. — On sait que la distinction entre les prisons et les hôpitaux était très mal définie sous l'ancien régime et que l'on mettait des prisonniers à Bicêtre et à la Salpêtrière comme on enfermait des fous à la Bastille. Voir, entre autres, une lettre, en date du 26 juin 1727, du ministre Le Blanc au gouverneur de la Bastille. Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, 12 476, f. 155.

[24] Cf. Ph. Vander Haeghen, dans le Messager des sciences historiques de Belgique, ann. 1881, p. 357.