L'AFFAIRE DU COLLIER

 

XXXIX. — L'EXÉCUTION[1].

 

 

Nous avons laissé Mme de la Motte à la Conciergerie, ignorante de son arrêt. Elle y était bien soignée par les concierges, les époux Hubert, de braves gens. En apprenant l'acquittement du cardinal, elle entra dans un tel accès de fureur qu'elle saisit son pot de chambre et se le brisa sur la figure. Ses membres frissonnaient. Le sang lui coulait du visage. De ce jour, on fit coucher deux femmes auprès d’elle.

Les magistrats avaient annoncé l'exécution de l'arrêt pour le 13, mais elle n'eut pas lieu. Et les nouvellistes de répéter que la comtesse serait graciée par le roi ; que la Cour avait décidément honte de l'iniquité commise, que la reine rougissait de laisser flétrir une innocente — sa victime. Le vent est à présent fixé dans sa direction. Quoi que la reine fasse ou ne fasse pas, quoi qu'il advienne, le vent soufflera contre elle.

Le 19, on apprit que le procureur du roi avait décide l'exécution. Le lendemain une foule immense se pressait dans les cours du Palais et aux abords. Les croisées des maisons voisines étaient louées un prix exorbitant, des échafaudages étaient dressés. Mais la journée passa sans que les portes de la Conciergerie s'ouvrissent devant Jeanne de Valois, et les badauds, qui avaient fait le pied de grue durant des heures, durent s'en retourner déçus. Le lieutenant général de police craignait l'affluence de la populace.

Les magistrats, les avocats des accusés, étaient accablés de sollicitations : chacun voulait connaître l'heure exacte du supplice ; chacun voulait y assister. Je m'adresse à vous, écrit le duc de Crillon à Me Target, comme je m'y adresserais dans la plus importante occasion de nia vie, quoique ce ne soit qu'une envie de femme grosse. Le fait est d’en voir fouetter une autre avec les verges que vous lui avez préparées[2].

Le mercredi 21 juin, à cinq heures du matin, Jeanne de Valois fut réveillée par le concierge. Elle refusa de se lever, croyant qu'on la rappelait devant la Cour : elle ne voulait plus répondre à ses juges. Après bien des instances, cependant, elle consentit à passer un cotillon, un casaquin et à mettre ses bas. Dès qu'elle fut arrivée au seuil de la cour du Mai, quatre bourreaux, des colosses, assistés de cieux valets, la saisirent, lui lièrent les mains et la portèrent jusqu'au pied du grand escalier. Me Breton, greffier du Parlement[3], lui dit de se mettre à genoux pour entendre son arrêt. Elle change de couleur. Un flot d’injures coule de ses lèvres. Elle mord ceux qui l'approchent, déchire ses vêtements, s'arrache les cheveux. Les bourreaux sont obligés de la faire agenouiller de force, en lui mettant les mains sur les épaules et l'un d’eux lui ayant donné un grand coup sur les jarrets. Ils parviennent à la maintenir, tant bien que mal, dans cette posture durant la lecture de l'arrêt. Quand le greffier vint au passage où il était dit qu'elle serait fouettée et marquée, sa fureur éclata : C'est le sang des Valois que vous traitez ainsi ! Et, s'adressant frémissante aux passants que la cérémonie avait retenus : Souffrirez-vous que l'on traite ainsi le sang de vos rois ? arrachez-moi à mes bourreaux !Elle jetait des cris si terribles qu'on les entendait dans tout le Palais. — Elle vomissait des injures contre tout, le Parlement, le cardinal et encore quelqu'un de plus sacré. Elle voulait avoir la tête tranchée. Puis elle tomba dans une sorte de prostration dont elle sortit en entendant que ses biens étaient confisqués.

Les exécutions se faisaient généralement vers midi. Nul dans Paris n'avait prévu cette heure matinale. Les échafauds étaient vides et les croisées fermées. Mais deux ou trois cents personnes, attirées du voisinage, étaient là qui regardaient Jeanne, avec un mélange d’horreur et de pitié. D'autres, plus loin, se pressaient aux portes de la grande grille qu'on venait de fermer. Deux gamins étaient grimpés le long des barreaux et se tenaient accrochés aux écussons fleurdelisés. Jeanne refusa de se dévêtir. Elle se défendait comme un lion, des pieds, des mains, des dents, et de telle façon qu'ils ont été obligés de couper ses vêtements et jusqu'à sa chemise, ce qui a été de la plus grande indécence pour tous les spectateurs. On lui mit la corde au cou. Quelques coups de verge furent appliqués sur ses épaules qui se marbrèrent de lignes rouges. Dans ce moment elle échappa aux mains de fer qui la tenaient et se roula sur le sol dans d’affreuses convulsions. Le bourreau devait la suivre par terre en proportion de ce qu'elle roulait. Quand on s'apprêta à lui imprimer sur les épaules la lettre V, elle était couchée sur les dalles de la cour, au pied du grand escalier, à plat ventre, son jupon retroussé. Elle découvrait tout son corps qui était superbe et avait les plus belles formes, note le libraire Ruault, ravi de voir tout ça. Et devant l'éclat de ces cuisses blanches, dans l'épouvante silencieuse, un loustic lance une obscénité. La chair délicate fume sous le fer rouge. Une légère vapeur bleuâtre se mêle aux cheveux dénoués. Les yeux injectés de sang semblaient sortir de la tète, les lèvres grimaçaient atrocement. Tout le corps dans ce moment eut une telle convulsion que la lettre V fut appliquée la seconde fois, non sur l'épaule, mais sur le sein, sur son beau sein, dit le libraire Ruault. Jeanne eut un dernier soubresaut. Elle tomba sur l'épaule de l'un des bourreaux et trouva encore la force de le mordre, à travers la veste, jusqu'au sang. Puis elle s'évanouit.

Une voiture de place, où montèrent avec elle un clerc d’huissier et deux archers de robe courte, la transporta à la Salpêtrière. En route, elle chercha à se précipiter par la portière.

Après avoir baigné d’eau de Cologne son visage où le sable collait aux meurtrissures et réuni doucement ses cheveux dans un petit bonnet rond, la sœur officière fait pauser ses plaies. Elle la revêt d’une chemise de coton, très usée, douce à la peau, et la ranime d’un bouillon chaud trempé de quelques mouillettes. Ses boucles d’oreille en or, dites de mirza, lui sont retirées. On les pèse, et le sieur Louis, secrétaire de l'Académie de chirurgie, qui se trouvait par hasard à l'Hôpital, en offre douze livres. A ce moment, Jeanne reprend ses esprits :

Douze livres, mais c'est à peine le poids de l'or !

Marché est conclu à dix-huit livres que le sieur Louis tire de sa poche.

Et Jeanne est conduite en prison. On lui donne une des trente-six petites loges particulières de six pieds carrés : faveur dont elle est redevable à la prisonnière qui a bien voulu, pour elle, quitter sa cellule et aller au dortoir commun où les détenues couchaient à six dans un même lit. Il faut savoir que les malheureuses couchent pour la plupart sur la même, paillasse et qu'elles ne parviennent à en avoir une pour elles seules que par rang d’ancienneté, ce qui demande un temps considérable. Ainsi la pauvre fille faisait le plus grand sacrifice.

Avant midi, un détachement de robe courte s'en fut place de Grève clouer, au poteau qui avait été planté à cet effet, le placard où les passants purent lire la condamnation aux galères perpétuelles encourue par le comte de la Motte. Le 4 septembre, le Domaine fit vendre, à Bar-sur-Aube, rue Saint-Michel, les meubles, effets, argenterie et bijoux des deux époux. Ce fut la fin du supplément aux Mille et une Nuits.

 

 

 



[1] Relation du libraire Nicolas Rouault, témoin oculaire, ms. du la collection Alf. Bégis. — Journal de Hardy, 21 juin 1786. — Correspondance de Mme de Sabran, 21 juin 1786. — Relation le l'exécution de l'arrêt rendu contre Mme de la Motte et autres condamnés dans l'affaire du Collier, s. l., 1786, pet. in-8° de 8 pages (c'est la réimpression d’une correspondance de Paris en date du 21 juin, parue dans la Gazette de Leyde du 28 juin 1786). — Gazette d’Utrecht, 22 juin 1786. — Le Bachaumont, 22 juin 1786. — Gazette d’Amsterdam, 30 juin 1786. — Mercier de Saint-Léger, loc. cit., p. 200-201. — Vie de Jeanne de Saint-Rémy, t. II.

[2] Publiée dans Un avocat du XVIIIe siècle, contenant le discours de Me Boulloche sur Target, Paris, 1893.

[3] Me Fremyn avait fait l'office de greffier durant la première partie du procès du Collier ; Me Breton, son beau-frère, lui avait ensuite succédé.