L'AFFAIRE DU COLLIER

 

XXXIV. — TRIOMPHE POPULAIRE.

 

 

Pour les acquittés la soirée fut triomphale. Une foule immense se pressait aux abords du Palais. De larges clameurs : Vive le Parlement ! Vive le cardinal innocent ! passaient par les rues. Les poissardes de la Halle se tenaient en groupe dans la cour du Mai avec des bouquets de roses et de jasmins. Elles arrêtaient au passage les magistrats qui leur étaient désignés, et qui devaient, bon gré mal gré, se laisser serrer par leurs bras robustes sur leurs fortes poitrines.

Le marquis de Launey, gouverneur de la Bastille, ayant reçu ordre de reconduire Rohan dans la prison du roi, le cardinal y fut entraîné par un flot de dix mille personnes, dans un tumulte assourdissant, et, durant plus d’une heure, les murs de la forteresse renvoyèrent l'écho des acclamations populaires.

Les juges se séparent, dit Cagliostro, l'arrêt est rendu. il vole de bouche en bouche. Les membres du Parlement, entourés, pressés, applaudis, sont couronnés de fleurs. Une acclamation universelle s'élève, et le prélat, couvert de la pourpre romaine, est reconduit en triomphe jusqu'aux portes de la Bastille qui s'ouvrent pour le recevoir, mais qui, bientôt, s'ouvriront pour le rendre aux vœux d’un public sensible qui partage sa gloire, après avoir partagé ses malheurs.

On voulait illuminer, mais la police l'interdit.

Je ne sais pas où le Parlement se serait enfui, s'il avait mal jugé, dit Mirabeau, qui alors partageait les passions de la foule. Il ajoute, pensant à la cour de Versailles : L'épreuve est dure, mais décisive ; il conclut par ces craintes prophétiques : Puissent d’autres passions n'en pas abuser !

Le lendemain, le cardinal et Cagliostro sortirent de la Bastille[1]. La plume de Cagliostro a laissé de sa délivrance une relation dont il ne serait pas permis d'affaiblir la saveur :

Je quittai la Bastille vers onze heures et demie du soir. La nuit était obscure, le quartier que j'habite peu fréquenté. Quelle fut ma surprise de m'entendre salué par huit ou dix mille personnes[2]. On avait, forcé ma porte. La cour, les escaliers, les appartements, tout était plein. Je suis porté jusque dans les bras de ma femme. Mon cœur ne peut suffire à tous les sentiments qui s'en disputent l'empire. Mes genoux se dérobent sous moi. Je tombe sur le parquet sans connaissance. Ma femme jette un cri perçant et s'évanouit. Nos amis tremblants s'entassent autour de nous, incertains si le plus beau moment de notre vie n'en sera pas le dernier. L'inquiétude se communique de proche en proche, le bruit des tambours ne se fait plus entendre. Un morne silence a remplacé la joie bruyante. Je renais. Un torrent de larmes s'échappe de mes yeux, et je puis enfin, sans mourir, presser contre mon sein.... Je m'arrête. Ô vous ! êtres privilégiés, à qui le ciel fit le présent rare et funeste d’une âme ardente et d’un cœur sensible, vous qui connûtes les délices d'un premier amour, vous seuls pouvez m'entendre ; vous seuls pouvez apprécier ce qu'est après dix mois de supplice le premier instant de bonheur !

 

Le 2 juin, de grand matin, autour des palais Rohan et Soubise, et rue Saint-Claude, la foule se pressait, compacte. Cagliostro dut, se montrer sur la terrasse des boulevards, et le cardinal, bien qu'en bonnet de nuit et en veste blanche, dut apparaitre aux fenêtres de l'Hôtel dé Strasbourg, par-dessus les jardins : Vive le Parlement ! Vive le cardinal !

 

 

 



[1] 1786, 1er juin. Ordre de Breteuil au gouverneur de la Bastille de laisser sortir le soir le cardinal de Rohan et Cagliostro, en leur disant que la volonté du roi était qu'ils restassent chez eux et n'y reçussent que leurs parents et gens d’affaires. Bibl. de l'Arsenal, ms. Bastille. 12157, f. 69.

[2] Continué par Hardy (1786, 1r juin), et par le Bachaumont, XXXII, p. 84-85.