L'AFFAIRE DU COLLIER

 

XXXI. — AVANT LE JUGEMENT.

 

 

Le 15 décembre 1785, les simples décrets d’ajournement du Parlement pour être ouï, décernés coutre les prisonniers de la Bastille, avaient été convertis en décrets de prise de corps contre le cardinal, la comtesse de la Motte et Cagliostro. Ce dernier avait failli, dès ce moment, trouver une majorité en faveur de son acquittement. Le 19 janvier seulement fut prononcé le décret contre Mlle d’Oliva. Le décret contre Rétaux fut rendu lors de son entrée à la Bastille. Dès le moment où le cardinal a été arrêté, écrit Marie-Antoinette à son frère Joseph II[1], j'ai bien compté qu'il ne pourrait reparaitre à la cour ; mais la procédure, qui durera plusieurs mois, pourrait avoir d’autres suites. Elle a commencé par un décret de prise de corps qui le suspend de tous droits, fonctions et faculté de faire aucun acte civil jusqu'à son jugement. Cagliostro, charlatan, La Motte, sa femme, et une nommée Oliva, barboteuse des rues, sont décrétés avec lui ; quelle association pour un grand aumônier et un Rohan cardinal !

De ce jour Commença pour les détenus une détention rigoureuse. Le Parlement repoussa, le 17 février 1786, la prétention formulée par l'assemblée générale du clergé, sous la présidence d’Arthur de Dillon, archevêque de Narbonne, de faire juger le cardinal par un tribunal ecclésiastique. Déjà le roi avait répondu précédemment ô la lettre que l'assemblée du clergé lui avait adressée le 18 septembre 1785 : Le clergé de mon royaume doit compter sur ma protection et sur mon attention à faire observer les lois constitutives des privilèges que les rois nies prédécesseurs lui ont accordés. Et il ne s'était pas arrêté davantage ces formalités. On ne crut pas devoir tenir plus grand compte des démonstrations du Souverain Pontife, qui, en grande colère, avait menacé Rohan de lui retirer le chapeau, parce que, cardinal, il se laissait juger par le Parlement. Un se contenta d’expédier an pape lui certain abbé Lemoine, docteur en Sorbonne, qui lui expliqua ce dont il s'agissait, et le pape se déclara satisfait.

Une autre manifestation ecclésiastique fit phis d’effet que celle de l'assemblée générale du clergé, bien qu'elle émanait d’un seul individu. L'abbé Georgel, ancien jésuite, était le vicaire général du cardinal, aussi bien à Strasbourg qu'à la grande aumônerie. Il profita de la rédaction d’un mandement permettant l'usage des œufs pendant le carême jusqu'au dimanche des Rameaux, pour y faire connaitre sa manière de voir. Il y compare bravement le cardinal à saint Paul, Louis XVI à Néron et se compare lui-même au disciple Timothée que l'apôtre exhorte à ne pas rougir de sa captivité :

Je, François Georgel, docteur en théologie, etc., envoyé vers vous, mes très chers frères, comme le disciple Timothée le fut au peuple, que Paul, dans les liens, ne pouvait enseigner, je vous dis... qu'il vous est permis de manger du beurre et des œufs en carême.

Mais entendez :

Puisse notre voix, aussi éclatante que la fatale trompette qui appellera les morts au dernier jugement, imiter les accents des envoyés de Dieu, quand ils disaient : — Peuples, écoutez, c'est Dieu lui-même qui parle par notre bouche. L'impiété a rompu ses digues, elle e inondé la terre, et dans les élans de sa fureur, elle a dit : — Je monterai au ciel, j'insulterai au Tout-Puissant ! mais, du sein de la nue sillonnée par les éclairs, au bruit de la foudre qui éclatera sur le monde entier, la majesté de Dieu apparaitra ; du trône de la justice partira la vengeance pour entraîner l'impie dans l'abîme éternel !

Ce qui paraîtra inouï, c'est que cette manière de permettre l'usage des œufs durant le carême fut affichée par les soins de Georgel, vicaire de la grande aumônerie, aux portes des chapelles dans tous les châteaux du roi, au Louvre, aux Tuileries, jusque sur les portes de la chapelle du palais à Versailles[2].

Une lettre de cachet signée Breteuil, datée du 10 mars 1786, envoya Georgel calmer l'ardeur de son imagination à Mortagne, jolie petite capitale du Perche. La ville, rustique et paisible, émerge comme un flot, dans la mer verdoyante des pâturages. Il arriva à l'époque où le printemps renait, cependant qu'à la Bastille Rohan commençait de trouver les murailles nues et tristes, car depuis le 15 décembre où, de prisonnier du roi il était devenu celui du Parlement, il ne lui était plus permis de tenir salon comme à l'hôtel de Strasbourg, de donner des repas de vingt couverts, de rédiger en collaboration avec l'abbé Georgel des notes édifiantes pour le Courrier de l'Europe, la Gazette de Leyde ou le Journal d’Amsterdam. L'archevêque de Paris, qui alla voir Rohan le 5 janvier[3], fut frappé de l'altération de ses traits. Vous voyez un homme bien malheureux, lui dit le cardinal, mais j'espère, avec la grâce de Dieu, supporter patiemment les souffrances jusqu'au bout. Ses coliques néphrétiques l'avaient repris avec plus de violence. Son esprit s'aigrit alors : il s'imagina qu'on voulait l'empoisonner[4]. Et le peuple —jusqu'aux filles joyeuses, assises avec leurs compagnons, les jambes ballantes, au bord des fossés de la Bastille — lui chantait :

On sait que le docteur Portal

Nous a rendu le cardinal

En le bourrant de quinquina.

Alleluia !

Oliva dit qu'il est dindon,

Lamotte dit qu'il est fripon,

Lui-même dit qu'il est bêta.

Alleluia !

Le Saint-Père l'avait rougi,

Le Roi, la Reine l'ont noirci,

Le Parlement le blanchira.

Alleluia !

 

A la veille du jour où le Parlement va s'assembler, la question, pour l'opinion publique, est entre le cardinal et, la reine. La noblesse de Versailles espère trouver dans l'acquittement de l'un de ses plus brillants représentants l'humiliation de la souveraine. Parmi le peuple, brutalement, on assurait que Son Éminence persistait il soutenir que le fameux collier de diamants avait été bien et dûment remis à la reine et demandait avec instance être confrontée avec Sa Majesté[5].

 

 

 



[1] En date du 27 décembre 1785, publiée par MM. de la Rocheterie et de Beaucourt, p. 85-86.

[2] Journal de Hardy, 1786, 13 mars ; Bachaumont, XXXI, 203 ; Georgel, II, 192-193.

[3] Bibl. de l'Arsenal, ms. Bastille, 12457, f. 61.

[4] Bachaumont, XXXI, 40-41. — Gazette de Hollande, 7 février 1786. — Gazette de Leyde, 7 février et 24 mars 1786.

[5] Journal de Hardy, 1786, 9 mars.