L'AFFAIRE DU COLLIER

 

XXIV. — LE COUP DE FOUDRE.

 

 

Le cardinal avait remis le collier entre les mains de Mme de la Motte, le 1er février 1785. Le lendemain il chargea son valet de chambre d’accompagner Gherardi, officier au régiment d’Alsace, pour observer au dîner du roi comment la reine serait mise. On sait que le roi et la reine avaient le devoir de dîner en public. Le même jour, Bassenge avait été à Versailles dans l'espérance d’apercevoir la reine avec son bijou. Celle-ci ne le portait pas ; mais le cardinal, ni le joaillier n'en conçurent d’inquiétude. Le surlendemain, 3 février, rencontrant à Versailles le bijoutier Böhmer avec sa femme et son associé Bassenge, le prince Louis leur dit avec empressement :

Avez-vous fait vos très humbles remerciements à la reine de ce qu'elle a acheté votre collier ?

Non, pas encore.

Comme les joailliers ont plus d’une fois importuné la reine de ce bijou et que, la dernière fois, elle a répondu avec impatience, ils attendent une occasion pour lui faire leurs remerciements. L'occasion ne se présente pas. Les mois passent. Ils ont d’ailleurs l'esprit en repos et le prince Louis de même[1]. Les avocats du cardinal ont eu raison d’insister devant le Parlement sur cette démarche et cette conversation des 2 et 3 février : elles mettent la bonne foi de Rohan hors conteste. Dés le 3 février, en revanche, les Böhmer avaient offert un dîner à la comtesse de la Motte. Le lendemain 4, ils étaient retournés chez elle pour la remercier encore. Ils débordaient de, reconnaissance. Le 6, c'étaient les Böhmer qui dinaient rue Neuve-Saint-Gilles.

Auprès du cardinal, Jeanne continuait cependant de pleurer misère, demandant et recevant les mêmes secours de trois ou quatre louis qui lui étaient portés, soit par Brandner, valet de chambre, soit par Fribourg, le suisse de la maison de Strasbourg, soit par un commissionnaire nommé Philibert. Les deux ou trois fois que Rohan vint chez elle, il fut reçu dans une chambre en haut, pauvrement meublée.

Jeanne fit mieux. Les mains pleines d’or provenant de la vente des diamants, elle contraignit le cardinal à acquitter en son lieu et place le billet de 5.000 livres qu'elle avait souscrit en 1783 envers Isaac Beer, juif de Lorraine. Le cardinal l'avait alors cautionnée. A présent il était pris. Il dut paver[2]. Le trait est évidemment très drôle.

Le 12 mai une petite lettre à vignette bleue renvoya le prince Louis à Saverne.

Comme l'avocat Laporte, qui avait été mêlé à la négociation du collier, s'étonnait de ce que la reine ne le portait pas : Sa Majesté ne le mettra que pour venir à Paris, dit Jeanne ; et, une autre fois : Quand il sera payé.

Elle se rendit d’ailleurs elle-même à Bar-sur-Aube où elle fit l'entrée sensationnelle que nous avons dite et déploya un luxe éclatant. Elle s'y occupa à meubler et décorer sa maison de la paroisse Saint-Macloux. De la cour au grenier, tout fut transformé, embelli, remis à neuf. Nous avons des détails sur la bibliothèque, et ils sont curieux. C'était un meuble en bois de rose, grillé, les rayons protégés de rideaux en taffetas vert ; sur le haut, les bustes de Voltaire et de Rousseau. Le regard y était dès l'abord attiré par la grande Histoire généalogique et chronologique de la maison royale de France, du Père Anselme, neuf volumes in-folio ; la première acquisition évidemment que devait faire une fille des Valois. Puis vingt-sept volumes des Hommes illustres de France et douze des Hommes illustres de Plutarque ; une histoire de France en trois volumes, les voyages de Cook, le Tour du Monde, six volumes sur l'hémisphère austral, un atlas ; en fait de littérature : Rousseau en trente volumes, Mme Ricoboni, Crébillon, Racine et Boileau ; des livres de piété : Commentaires réfléchis de l'amour de Dieu, un volume sur le Miserere, une Semaine sainte, un ouvrage sur la Dignité de l'âme ; puis deux livres pratiques : un dictionnaire français-anglais et anglais-français qui sera utile lors d’un prochain voyage outre Manche, et l'almanach royal de l'année 1781, l'année des premières grandes intrigues et des vastes espoirs de Jeanne de Valois.

Vers la fin de mai, Mme, de la Motte fit un voyage de Bar-sur-Aube à Saverne, travestie en homme. Nous trouvons son costume dans sa garde-robe : lévite en drap bleu foncé, gilet et culotte de nankin. C'était pour annoncer au prince qu'elle avait obtenu pour lui une audience de la reine à son retour. Elle jugea, et ne se trompa point, qu'une route de deux cents vingt lieues, faite exprès pour porter elle-même cette heureuse nouvelle, lui donnerait tout le poids possible, et que si la tranquillité d’esprit du cardinal chancelait, rien ne pouvait mieux la raffermir[3].

Le cardinal revint de Saverne à Paris le 7 juin. Nous entrons en juillet : l'échéance fatale du 1er août est imminente, échéance on les bijoutiers doivent recevoir 400.000 livres, premier versement sur les 1.600.000 livres, prix du bijou. Jeanne voit le cardinal dans les premiers jours du mois. Celui-ci lui fait part de l'étonnement qu'il éprouve de ce que la reine ne porte pas sa parure. La défiance commençait-elle à se glisser dans son esprit ? Mais Jeanne, ingénieuse, a réponse sur-le-champ. La reine, dit-elle, trouve le collier d’un prix trop élevé et demande une réduction de 200.000 livres, — sinon elle rendra le bijou. Et les premières défiances du cardinal s'évanouissent. La reine ne considère pas le bijou comme définitivement acquis. Le 10 juillet, Rohan voit les joailliers pour leur parler de la réduction. Ceux-ci, comme on pense, font la grimace. Ils allèguent leurs engagements, les intérêts qui se sont accumulés ; mais, grimace faite, ils consentent au rabais. Et le cardinal, avant de les quitter. les presse une fois de plus d'aller à Versailles remercier la souveraine. Bassenge écrit alors sous ses yeux un billet que Rohan corrige en lui donnant la forme définitive qui suit :

Madame,

Nous sommes au comble du bonheur d’oser penser que les derniers arrangements qui nous ont été proposés, et auxquels nous nous sommes soumis avec zèle et respect, sont une nouvelle preuve de notre soumission et dévouement aux ordres de Votre Majesté, et nous avons une vraie satisfaction de penser que la plus pelle parure de diamants qui existe servira et la plus grande et à la meilleure des reines[4].

Le 12 juillet Böhmer, ayant à paraître devant, Marie-Antoinette, pour lui remettre une épaulette et des boucles en diamants dont le roi lui faisait cadeau à l'occasion du baptême du duc d’Angoulême, fils du comte d’Artois, présenta lui-même le billet. La fatalité fit qu'à ce moment entra le Contrôleur général, en sorte que le joaillier s'éloigna avant d’avoir reçu une réponse. Dès que le Contrôleur fut sorti, la reine lut le billet, n'y comprit rien. Elle donna ordre de chercher Böhmer pour lui demander le mot de l'énigme, mais déjà il était parti. Böhmer l'avait obsédée avec son bijou. Elle gardait le souvenir pénible de la dernière scène où il s'était précipité à ses genoux en menaçant d’aller se jeter dans la rivière. La reine, dit Mme Campan, me lut ce papier en me disant, qu'ayant deviné le matin les énigmes du Mercure, j'allais sans cloute trouver le mot, de celle de ce fou de Böhmer. Puis elle brûla sans plus d’attention le billet à un bougeoir qui restait allumé dans la bibliothèque pour cacheter ses lettres. La reine ajouta : Cet homme existe pour mon supplice, il a toujours quelque folie en tête. Songez bien, la première fois que vous le verrez, à lui dire que je n'aime plus les diamants et que je n'en achèterai plus de ma vie.

Ce moment est, dans sa banalité, pour ceux qui savent la suite du récit, le plus poignant du drame. Que l'affaire fût alors éclaircie — et c'est par un enchaînement de circonstances des plus médiocres qu'elle ne le fut pas —, et Marie-Antoinette devait être tenue à jamais en dehors de l'intrigue. Son attitude — bien simple cependant et toute naturelle — en ce seul moment oh elle ait été en contact avec l'intrigue du collier, a prêté matière au seul reproche que -ses détracteurs aient pu lui adresser, et l'on sait quelles terribles conséquences les événements se sont chargés d’en tirer contre elle.

Son silence eut pour résultat de confirmer les joailliers, non moins que le cardinal, dans la pensée que le collier était bien entre ses mains.

***

Mme de la Motte voyait approcher le ternie du 1er août où devait être fait le premier payement de 400.000 livres. Elle avait vu, chez le cardinal, Baudard de Sainte-James, trésorier général de la marine, et savait que celui-ci était attaché au cardinal, fort entiché, par surcroit, de Cagliostro, en relation enfin avec les Böhmer. Sainte-James, dit Mme Vigée-Lebrun, était financier dans toute l'étendue du terme. C'était un homme de moyenne, grandeur, gros et gras, au visage très coloré, de cette fraîcheur qu'on peut avoir à cinquante ans passés quand on se porte bien et qu'on est heureux. Dans son hôtel de la place Vendôme, dont les salons immenses étaient entièrement tapissés de glaces, il donnait des liners de cinquante couverts où la noblesse et les lettres étaient brillamment représentées. Sa magnifique propriété de Neuilly reçut du peuple le nom de Folie-Sainte-James, à cause du luxe inouï. Il y organisait des soirées où l'on jouait la comédie, où l'on tirait des feux d’artifice, où tant de personnes étaient invitées que l'on se croyait dans une promenade publique. Sainte-James était très ambitieux, avide de protections puissantes à la Cour ; il rêvait, non du ruban, mais du cordon rouge. C'est lui qui avait jadis prêté aux Böhmer les 800.000 livres avec lesquelles ils avaient acheté les diamants du Collier, primitivement destiné à la Du Barry de qui Sainte-James avait escompté la faveur.

Mme de la Motte dit au cardinal : Je vois la reine embarrassée pour le versement du 1er août. Elle ne vous l'écrit pas pour ne pas vous inquiéter. J'ai imaginé un moyen de lui faire votre cour en la tranquillisant. Adressez-vous à Sainte-James. Pour lui, cent mille écus ne sont rien. Rohan en parla au financier. Il tombait bien.

Prêter 400.000 livres pour payer le collier ; mais le collier est fait de 800.000 livres que j'ai prêtées !

Encore Sainte-James consentirait-il à cette nouvelle avance, mais, rendu méfiant par l'aventure du fermier général Béranger, il désire qu'une lettre, où la reine demanderait l'argent, demeure entre ses mains. Il n'y faut donc plus songer.

Cependant on arrivait à la fin de juillet. Mme de la Motte devient agitée, nerveuse. Comment reculer le terme, du paiement ? Que signifient, lui dira maître Target, ce trouble de votre maison, ces agitations du 27 juillet, où vous sortez précipitamment de chez vous, où vous ne revenez ni dîner, ni souper, ni coucher ; où vous vous réfugiez chez des amis et ne voyagez que la nuit ? Ce jour, 27 juillet, elle fait chez le notaire Muguet, en déposant des diamants d’une immense valeur, un emprunt de trente-cinq mille livres. Le 31, elle fait porter chez le cardinal une lettre signée Marie-Antoinette, où il est dit que les quatre cent mille livres promises pour le lendemain ne pourront être payées que le 1er octobre, mais qu'à cette date il serait fait un paiement de sept cent mille livres en une fois, moitié de la somme totale. Cette fois, l'inquiétude commence à pénétrer dans l'esprit du prélat.

Mais le lendemain une femme de chambre vient l'appeler de la part de la comtesse. Celle-ci, de ses paroles insinuantes, s'efforce de calmer ses esprits. Et la confiance lui revient quand Mme de la Motte lui tend une somme de trente mille livres, intérêt à verser aux joailliers pour les sept cent mille livres dont le paiement était reculé en octobre. Le cardinal, qui croyait toujours Mme de la Motte dans la misère, ne doute pas que cette somme ne lui ait été remise par la reine. Le 30 juillet, il voit les joailliers, qui accueillent très mal la proposition du délai. Ils protestent avec vivacité et n'acceptent les trente mille livres qu'en acompte sur les quatre cent mille qui leur sont dues immédiatement[5].

Il est urgent qu'ils soient payés, disent-ils. Sainte-James, leur créancier, devient pressant et les intérêts qu'ils ont à lui verser les accablent. Le cardinal craint un éclat. L'attitude des Böhmer rendait en effet la situation extrêmement critique. L'histoire de Mme de la Motte fait voir en elle une incroyable inconscience, qui fait d’ailleurs sa hardiesse et sa force. Elle ne voit le danger que quand il est immédiat et, alors seulement, cherche à y parer. En hâte, elle fait revenir son mari de Bar-sur-Aube, où le comte, dans une insouciance parfaite, menait un train royal ; puis, elle combine un coup si hardi, dénotant, une vue si claire des caractères et de la situation, qu'une fois de plus on ne peut retenir un cri dé surprise devant ce génie d’intrigue. Le 3 août, elle envoie le Père Loth chercher Bassenge et lui dit hardiment : Vous êtes trompé, l'écrit de garantie que possède le cardinal porte une signature fausse ; mais le prince est assez riche, il payera.

Parmi ces manœuvres longues, compliquées, conduites avec tant de suite et d’une main si sûre, c'est ici le coup de maitre. Mis dans ce moment, brutalement, en face de la réalité, épouvanté par la perspective du scandale d’un procès certain, par l'effroyable honte qui allait rejaillir sur lui de la scène du bosquet, à propos de laquelle le procureur du roi lui dirait qu'il avait été entraîné jusqu'à la lèse-majesté, le cardinal, qui avait des ressources très grandes, ne devait pas hésiter à payer les joailliers et à étouffer toute l'affaire. Et il n'eût pas hésité, et Mme de la Motte et son mari eussent joui tranquillement du fruit de leur larcin ! Ceci n'est pas une hypothèse ; on a les déclarations du prince de Rohan : Il entrait dans les projets de Mme de la Motte, dit-il, de déclarer elle-même que la signature était fausse. Elle se flattait de m'avoir réduit par ses adroites manœuvres à payer le collier sans oser même me plaindre. Et j'aurais certainement pris le parti de m'arranger avec les joailliers, en sacrifiant ma fortune et en employant le secours de mes parents[6].

Malheureusement pour le cardinal et pour Jeanne de Valois, les bijoutiers, par timidité, n'osent affronter le cardinal. Instruit, par son collègue Bassenge, des paroles de Mme de la Motte, Böhmer, en proie aux plus vives alarmes, court le même jour à Versailles, s'efforçant d’obtenir une audience de la reine[7]. Il ne peut voir que la lectrice, Mme Campan, qui lui dit :

Vous êtes la victime d’une escroquerie, jamais la reine n'a reçu le collier.

Au moins, à présent, les joailliers iront-ils hardiment faire au cardinal la déclaration que Mme de la Motte leur a conseillée ? Jusqu'au bout leur conduite déjouera ses calculs.

Le même jour, 3 août, Mme de la Motte mandait Rétaux de Villette, le pressait de fuir, lui remettait 4.000 livres pour son voyage. Rétaux fait charger ses malles sur un cabriolet qu'il a loué chez Hinnet, sellier, rue Saint-Martin. Le cheval appartient à La Motte. Il vient souper rue Saint-Gilles, gaiement, jusqu'à minuit, et comme les meubles de la maison sont déjà emballés, à l'exception du lit des époux La Motte, Rétaux va s'installer dans son cabriolet qu'il a fait entrer dans la cour et part à deux heures du matin. Il prend le chemin de l'Italie, en passant par la Suisse.

Enfin, ce même jour, 3 août, Jeanne envoie Rosalie chez le cardinal pour le presser de venir la voir. Le cardinal a fait défendre sa porte, mais la femme de chambre insiste, le suisse la laisse monter. Le cardinal se rend rue Neuve-Saint-Gilles. J'ai des ennemis, lui dit-elle, je suis accusée d’indiscrétions et de vanteries ; d’un moment à l'autre je puis être arrêtée ; on m'a fait espérer, si je quitte Paris, que peut-être on cessera de m'apercevoir où je suis cachée. Je devrais être partie. Jusque-là je tremble. En attendant que mes affaires soient terminées ici et que tous mes meubles soient enlevés, accordez-moi, de grâce, un asile dans votre hôtel. Rohan, confiant jusqu'à la dernière minute, lui dit qu'il est prêt à la recevoir avec son mari.

Dans la journée, elle avait donné un dîner où elle avait émit le comte de Barras, sa sœur Marie-Anne qu'elle avait décidée à venir à Paris, un neveu, et d’antres personnes. Il ne fallait pas que son trouble intérieur se trahit. Mais entre onze heures et minuit, après qu'elle a fait éteindre tontes les lumières par le portier, elle ouvre la porte doucement, sans bruit, et glisse comme une ombre, suivie de Rosalie.

Le tremblement, dira Me Target, se montre dans tous vos pas. Les ténèbres ne suffisent pas pour vous rassurer contre les regards ; vous craignez jusqu'à la chandelle de votre portier ; vous ne sortirez que lorsque tout le monde sera sorti de sa loge et quand la lumière sera éteinte ; le capuchon de vos mantelets vous couvrira le visage à l'une et à l'autre ; et c'est ainsi que vous parcourez mystérieusement, dans l'ombre, la solitude de cette partie du boulevard qui vous conduit à l'hôtel de M. le Cardinal on vous allez prendre refuge. Rue Vieille-du-Temple, elle trouva son mari : Le sieur de Carbonnières nous conduisit dans une chambre qui avait été occupée par le sieur abbé Georgel.

Par celte dernière manœuvre, Mme de la Motte croyait lier définitivement son sort à celui de Ruban, établir sa bonne foi : Si elle n'avait pas agi de bonne foi, serait-elle venue ainsi se livrer au prince ?

Le 4 août, lendemain de la double déclaration faite par Mme de la Motte et par Mme Campan, Böhmer est appelé à l'hôtel de Strasbourg. C'est Bassenge qui y va. Il désire s'expliquer avec le cardinal, mais, intimidé, il n'ose encore dire franchement ce qu'il a sur le cœur, répéter ce qui lui a été déclaré la veille, parler d’un faux. Il demande seulement :

Son Éminence est-elle certaine de l'intermédiaire qui a été placé entre elle et la reine ?

Rohan voit, la surexcitation du joaillier et en est effrayé. Il faut le calmer. Il serait capable d’aller jusqu'au roi lui révéler le secret. Rohan lui propose de remettre entre ses mains le titre contenant les conditions du marché, revêtu de la signature Marie-Antoinette de France. Ce sera sa garantie. Mais immédiatement Bassenge comprend qu'en cas de duperie celte seule garantie qu'il a n'en est une qu'en demeurant dans les mains du cardinal qui lui sert de caution. Le cardinal a beau insister, il refuse de prendre possession du billet.

Bassenge reparle de ses inquiétudes, ses créanciers s'impatientent, Sainte-James qui lui a avancé sur le collier 800.000 livres...

L'angoisse serre le prince Louis à la gorge ; à tout prix Bassenge doit être rassuré.

Si je vous disais que j'ai traité directement avec la reine, seriez-vous content ?

Cela me donnerait la plus grande tranquillité.

Hé bien, je suis aussi sûr que si j'avais traité directement.

En effet Rohan n'a-t-il pas vu Marie-Antoinette Versailles, le soir, dans le bosquet ? la reine ne vient-elle pas de lui faire remettre 30.000 livres ? n'a-t-il pas reçu de nombreuses lettres d’elle ?

Bassenge répond qu'il demeure inquiet.

Je ferai représenter à la reine combien ces délais sont nuisibles à vos intérêts.

Bassenge se défie de l'intermédiaire. Sainte-James est de plus en plus pressant.

Je prends donc l'engagement, dit Rohan, d’obtenir du trésorier de la marine qu'il patiente pour les payements.

Ce sont ces mots qui calment le négociant et il prend congé.

A la suite de cette entrevue angoissante le prince Louis dicta à Liégeois, l'un de ses valets de chambre, un billet où se peignent ses tourments et, qui a été retrouvé parmi ses papiers. Le voici avec les indications qui permettent d'en comprendre les termes.

Envoyé chercher B[assenge], qui soupçonne que c'est pour lui parler du même objet (le collier). Il m'a demandé comment il devait répondre. Je lui ai dit qu'il se garde bien de faire aucune confidence, qu'il devait dire qu'il avait envoyé l'objet en question à l'étranger et que je lui recommande absolument le secret et de ne faire aucune confidence. Il m'a affirmé et répété à plusieurs reprises que sa vie n'étant plus qu'un tourment depuis qu'il avait pris la liberté d’écrire à... (la reine) et qu'il lui avait été dit par C. (Mme Campan) que le maitre (la reine) ne savait ce que ces gens-là (les Böhmer) voulaient dire. Que la tête lui tournait. Cet ensemble des choses pourrait aussi faire tourner la mienne, si ce n'était sûr que le moyen proposé (la démarche auprès de Sainte-James) arrange tout pour le présent et le futur. D'ailleurs la personne que je propose (Sainte-James) est instruite de tout parce que débiteur (les Böhmer) n'a pu faire autrement. Ainsi cela ne change rien à l'ordre des choses et au contraire fera naitre le calme où est actuellement le trouble et à désespoir[8].

Le cardinal vit effectivement Baudard de Sainte-James. Il le rencontra dans le monde en une soirée. Tous deux se promenaient sur la terrasse parmi les invités. Le cardinal supplia le financier de ne pas presser les bijoutiers et, pour le rassurer, il lui confia qu'il venait de voir, écrit de la main de la reine, qu'elle avait 700.000 livres pour les Böhmer. Rohan faisait allusion à la prétendue lettre de Marie-Antoinette que Mme de la Motte lui avait montrée en lui apportant les 30.000 livres d’intérêt sur la somme à verser ultérieurement[9].

Entrée avec son mari dans ce petit appartement de l'hôtel de Rohan dans la nuit du 3 au 4 août, Mme de la Motte en sortit le 5 ; le 6 elle partait pour Bar-sur-Aube.

Elle prenait le chemin de son pays natal, l'esprit rassuré. L'orage en éclatant tomberait sur Rohan, qui n'hésiterait, pas à le dissiper en payant les joailliers. D'ailleurs, la négociation n'avait-elle pas été faite directement entre les marchands et le cardinal ? Il n'y avait pas raison de s'alarmer.

Quand les commissaires du Parlement objectèrent dans la suite à Rohan, que si la dame de la Motte cid réellement fait imiter la signature de la reine et, vendre les diamants à son profit, elle n'eût, pas déménagé au vu et su de tout le monde pour aller à Bar-sur-Aube et se fût plutôt retirée en pays étranger, Rohan répondit très justement : La conduite de ladite dame de la Motte n'est pas si inconséquente qu'il semblerait au premier abord. Elle croyait m'avoir tellement enveloppé dans ses artifices que je n'oserais rien dire, et, de fait, les manœuvrés sont tellement multipliées que j'aurais préféré payer, ne rien dire et laisser Mme de la Motte jouir du fruit de ses intrigues.

Quelle conduite plus naturelle, plus habile, plus prudente, pouvait donc tenir Jeanne de Valois ? observe Me Labori[10]. Fuir, c'est s'accuser, donner à Rohan peut-être le moyen de se dégager. Rester, c'est condamner Rohan à arrêter l'affaire à tout prix, à payer Böhmer, à se charger de tout. Que peut-elle craindre en effet ? Rohan n'est-il pas un peu son complice, par son audace à s'élever jusqu'à la reine, par cette crédulité naïve de cette entrevue simulée. par cet te correspondance inventée à plaisir ? Encore dupe, Rohan ne peut vouloir perdre la reine ; désabusé, il ne peut affronter une accusation de lèse-majesté, affronter l'échafaud.

De fait Rohan hésitait. Son esprit était ballotté entre des incertitudes cruelles. La question, qui lui avait été posée par le joaillier, le hantait. Il s'était efforcé de rassurer Böhmer ; mais lui-même n'était guère rassuré. Et voici que l'escroquerie va lui apparaitre dans son plein jour quand, comparant pour la première fois l'engagement signé Marie-Antoine de France qu'il a entre les mains, avec des billets de la reine qui lui sont confiés par quelques-uns de ses parents, il ne trouve entre les écritures aucune ressemblance.

Cagliostro, son conseiller habituel, est appelé auprès de lui. L'alchimiste, pour une fois, laisse de côté les lumières du grand Cofte, de l'archange Michaël et du bœuf Apis. Très perspicace il démêle l'intrigue. Jamais, dit Cagliostro à Rohan, la reine n'a signé Marie-Antoinette de France. Vous êtes victime d’une friponnerie et n'avez qu'un parti à prendre : aller vous jeter sans retard aux pieds du roi et lui conter ce qui s'est passé.

Cagliostro devinait-il l'avenir ? Dans le présent il parlait d’or. Nous venons d’indiquer le moment critique dans la vie de Marie-Antoinette, celui où l'arrivée du Contrôleur général l'empêcha de questionner Böhmer sur le billet qu'il lui remettait : nous voici au moment critique dans la vie du cardinal. Eût-il suivi le conseil de l'alchimiste, l'effroyable scandale était évité. Il était dans une perplexité douloureuse. Et c'est encore sa bonté qui l'arrêtait. Il hésitait, à jeter dans les fers cette jeune femme, une Valois. Elle avait été poussée à bout par la misère. J'étais dans la perplexité sur le parti qu'il me convenait de prendre, incertain s'il fallait tout ébruiter en dénonçant la darne La Motte, s'il ne serait pas plus sage de payer le Collier et d’assoupir cette affaire[11].

***

A Bar-le-Duc Jeanne donnait des fêtes éblouissantes. C'était un luxe fou. Avec son mari elle va aux réceptions organisées par les seigneurs de la contrée. A Châteauvillain, le duc de Penthièvre l'accueille avec les plus grands égards. Le prince, dit Beugnot, la reconduit jusqu'à la porte du deuxième salon donnant sur le grand escalier, honneur qu'il ne fait point aux duchesses et qu'il réserve pour les princesses du sang, tant il a de respect pour la petite-fille des rois. Le comte Beugnot voit les époux La Motte presque journellement.

Le 17 août, Beugnot avait accompagné Mme de la Motte à l'abbaye de Clairvaux pour les solennités en l'honneur de saint Bernard. L'abbé Maury, lui aussi, prodiguait à la comtesse les plus rares distinctions. Il croyait, dit Beugnot, à ses relations avec le cardinal et la traitait comme une princesse de l'Église. Jeanne était dans une toilette brillante et toute couverte de diamants[12]. On se promena imite la soirée dans les beaux jardins de l'abbaye. Le ciel était rempli de lumière. Le soleil avait disparu derrière les hauteurs boisées qui enserrent Clairvaux. Les arbres que porte la colline se découpaient en dentelles noires sur un fond pourpre et or, avec des coulées de cuivre vert, flamboyant ; mais la vallée était dans l'ombre. Seules les cimes des peupliers et des sapins émergeaient, d’un jaune orange, comme trempées dans du safran. Peu à peu la lumière s'est apaisée, le ciel est devenu violet. Dans la vallée se tasse une brume blanche d’instant en instant plus opaque où se mêlent des tons gris de plus en plus sombres. De gros nuages envahissent le couchant. Le crépuscule se perd dans la nuit.

Neuf heures sonnent. C'est le moment du souper. L'abbé Maury est en retard. On se décide enfin à neuf heures et demie à se mettre à table sans lui. Le grand réfectoire, percé de deux étages de fenêtres, est eu fête. Les murailles d’un blanc cru renvoient la lumière des bougies, et les camaïeux bistres, dans les voussures, entre les pilastres élevés — des sujets religieux auxquels le style du temps donne un air de mythologies à la Van Loo — brillent d'un joyeux éclat.

Le roulement d’une voiture. L'abbé parait, essoufflé, agité.

Des nouvelles ?

Comment des nouvelles ? Mais où vivez-vous donc ? le prince cardinal de Rohan, grand aumônier de France, arrêté mardi dernier, jour de l'Assomption, en habits pontificaux, au moment où il sortait du cabinet du roi. On parle d’un collier de diamants acheté au nom de la reine....

Jeanne était assise entre les robes noires de deux moines et sur son sein les diamants resplendissaient.

Dès que la nouvelle avait frappé mes oreilles, dit Beugnot, j'avais jeté les yeux sur Mme de la Motte, qui avait laissé tomber sa serviette et dont la figure, pâle et immobile, restait perpendiculaire à son assiette. Le premier moment passé, elle fait effort et s'élance hors de la salle à manger. L'un des dignitaires de la maison la suit, et, quelques instants après, je quitte la table et vais la retrouver. Déjà elle avait fait mettre ses chevaux ; nous partons.

Jeanne de Valois prononce des paroles incohérentes. Brusquement sa pensée s'arrête sur le nom de Cagliostro :

Je vous dis que c'est du Cagliostro tout pur.

Mais vous avez reçu ce charlatan, et ne vous êtes-vous pas compromise avec lui ?

En rien, et je suis tout à fait tranquille, j'ai eu grand tort de quitter le souper.

Beugnot n'a pas une égale confiance. Il conseille de fuir en Angleterre.

Monsieur, vous m'ennuyez à la fin ! Je vous ai laissé aller jusqu'au bout parce que je pensais à autre chose. Faut-il vous répéter dix fois de suite que je ne suis pour rien dans cette alla ire ? Je suis très fâchée ale m'être levée de table.

Le temps s'était gâté. De lourds nuages roulaient au ciel. C'était l'orage. Dans la nuit noire la pluie tombait à verse. La voiture était fouettée par les branches mouillées des arbres, des hêtres et des frênes qui forment les bois de Clairvaux : un clapotement monotone qui énervait. Les roues s'embourbaient dans les ornières. Le tonnerre éclatait. Par moments les chevaux s'ébrouaient, refusant d’avancer. Enfin on sort du bois. Des deux côtés du chemin les champs s'étendent mornes et déserts. Les lanternes sont éteintes. On ne voit plus devant soi. La comtesse a peur que les chevaux ne traversent pas droit les ponts de l'Aube et la jettent dans la rivière. On passe aux Crottières. Enfin on arrive rue Saint-Michel, à la maison de la comtesse. Beugnot lui conseille de brûler tous les papiers qui concernent ses rapports avec le cardinal. Nous ouvrons, écrit-il, un grand coffre en bois de sandal rempli de papiers de toutes couleurs. J'étais pressé d’en finir. Pourquoi ne pas jeter le tout au feu, ensemble, en bloc ? Mais femme tient à ce que le jeune avocat lise certains documents. C'était la prétendue correspondance amoureuse de Rohan avec Jeanne de Valois. Il était nécessaire que Beugnot en prit connaissance alias d’en pouvoir témoigner à l'occasion, mais nécessaire aussi que les lettres rus-sent anéanties après cette lecture, afin que l'authenticité n'en pût être contrôlée.

L'aube blanchissait quand Beugnot prit congé. Tous les papiers étaient détruits.

 

 

 



[1] Mémoire des joailliers pour Marie-Antoinette, Collection complète, I, 18. — Mémoire de Me Target, ibid., IV, 53.

[2] Doss. Target, Bibl. v. de Paris, ms. de la réserve.

[3] Maur. Méjan, Affaire du Collier, p. 313.

[4] Il est intéressant de reproduire la rédaction de Bassenge pour apprécier la concision, en même temps que l'éclat et l'élégance que Rohan lui avait donnés. Voici ce qu'avaient tout d’abord écrit les bijoutiers :

La crainte où nous sommes de ne pouvoir pas être assez heureux pour trouver le moment de témoigner de vive voix à Votre Majesté notre respectueuse reconnaissance nous oblige de le faire par cet écrit.

Votre Majesté met aujourd'hui le comble à nos vœux en acquérant la parure de diamants que nous avons eu l'honneur de lui présenter.

Nous avons accepté avec empressement les derniers arrangements qui nous ont été proposés au nom de Votre Majesté. Ces arrangements lui étant agréables, nous nous sommes estimés heureux de saisir l'occasion de prouver à Votre Majesté notre zèle et nos respects. Doss. Böhmer, Bibl. v. de Paris, ms. de la réserve.

[5] Ces faits, d’après le mémoire des joailliers, les interrogatoires du cardinal, le plaidoyer de Me Target et les notes que celui-ci réunit et qui sont conservées dans son dossier à la Bibl. v. de Paris, ms. de la réserve.

[6] Interrogatoire de Rohan publié par M. Campardon, p. 223 ; confrontation à l'inspecteur Quidor, Arch. nat., X2, B/1417 ; Mémoire de Target, Collection complète, IV, 117. — Le premier mot du cardinal, entrant à la Bastille, fut : J'ai été trompé, je payerai le collier.

[7] Déclaration de Böhmer et Bassenge, Arch. nat., F, 1115, B.

[8] Bibl. v. de Paris, doss. Target. C'est cette note, sur laquelle Rohan ne voulut pas s'expliquer au cours du procès, qu'il appelle la note informe.

[9] Les faits des 3 et 4 août 1785, d’après les interrogatoires, confrontations et récolements du procès, Arch. nat., X2, B/1417, et d’après les notes des dossiers Target et Böhmer, Bibl. v. de Paris, ms. de la réserve.

[10] Fernand Labori, Conférence des avocats, 26 nov. 1888. — Alph. Karr, le Figaro, 11 janv. 1890, développe des considérations identiques.

[11] Notes de Rohan pour son avocat Me Target. Bibl. v. de Paris, ms. de la réserve et interrogatoire de Cagliostro.

[12] Notes de Target, Bibl. v. de Paris, réserve.