L'AFFAIRE DU COLLIER

 

XXII. — BETTE D'ÉTIENVILLE, BOURGEOIS DE SAINT-OMER[1].

 

 

Mme de la Motte était en possession du Collier depuis le 1er février 1785.

Quelques jours après, le 8 ou le 9 du même mois, un certain Bette d’Étienville, venu de Saint-Orner pour solliciter le privilège des almanachs chantants et qui fréquentait, dans les clubs naissants, les gazetiers et les nouvellistes, fut abordé au café de Valois, sur les jardins du Palais-Royal, par un particulier qui dit, s'appeler Augeard et être l'intendant d’une dame de qualité. Ses cheveux blonds, dit d'Étienville[2], commençaient à blanchir. Il était peu chargé d’embonpoint. Il avait l'œil ouvert et bleu et la taille un peu au-dessus de l'ordinaire. C'était Rétaux de Villette[3]. Connaissance fut bientôt faite. Après avoir obtenu la promesse d’une confiance illimitée, d’une docilité sans borne et d’une discrétion à toute épreuve, l'intendant Augeard déclara à son compagnon qu'il allait faire sa fortune. Le compagnon en avait besoin.

Jean-Charles-Vincent Bette, qui signait : de Bette d’Étienville, bourgeois, vivant noblement de ses biens en la ville de Saint-Omer, était un jeune homme de vingt-sept ans, fils d’un ouvrier tireur de pierres blanches, qui n'avait jamais eu denier vaillant. Après des éludes en chirurgie à Lille — on sait à quel point ces études étaient alors rudimentaires, — il avait obtenu le brevet de sous-aide-major dans les hôpitaux de l'armée. On contait l'histoire de ses noces avec une vieille demoiselle. Le jour était fixé, quand Bette, allant à la comédie, vit jouer Nanine. Le rôle de la baronne d’Olban le frappa. Si j'allais épouser une baronne d’Olban ! idée qui l'effraie. Il se cache chez un ami et part le lendemain pour Lille : mais la future, instruite de ses démarches, s'était placée dans la diligence, si bien qu'au point du jour Bette trouve sa promise à ses côtés. L'affaire s'arrangea : l'un n'était effrayé que du mariage, l'autre décidée à s'en passer. Ils arrivent chez la mère de Bette, se disent mariés, vivent ensemble. Or la demoiselle était réellement un peu baronne d’Olban. Elle tracasse, la mère se plaint et Bette, pour se débarrasser, dévoile le mystère ; mais la mère était scrupuleuse et les fit se marier.

Le galant demeura auprès de sa femme dix-huit mois, vivant noblement de ses biens. Un jour elle refusa de laisser vendre le peu qui lui en restait. Et Bette de la mettre sur-le-champ au couvent de Sainte-Catherine à Saint-Orner, pour aller chercher meilleure fortune à Paris. Il y demeurait rue du Petit-Lion, chez le sieur Lefèvre, vinaigrier, au moment où Rétaux de Villette, sous le personnage du sieur Augeard, intendant d’une dame de qualité, le rencontra. La charité publique venait de le faire sortir de l'hôtel de la Force, où des dettes criardes l'avaient fait, emprisonner.

Augeard déclare donc à d’Étienville qu'il va faire sa fortune. Ce projet, répond d’Etienville, me convient à ravir. Il ne s'agit, dit Augeard, que de trouver un gentilhomme titré qui veuille épouser une dame encore jeune et jolie, d’une figure très aimable et d’un caractère très doux, jouissant de vingt-cinq mille livres de rente, et au sort de laquelle un prince, l'un des plus grands seigneurs du royaume, prend un intérêt particulier. Vous préviendrez ce gentilhomme, poursuit Augeard, qu'il ne pourra voir sa future que le jour du mariage et vous l'exciterez à la confiance. Vous lui annoncerez encore que si, par le contrat de mariage, on stipule la séparation des biens, il sera dédommagé par une pension de 6.000 livres et qu'il recevra un gros présent le jour de ses noces ; qu'on lui payera ses dettes et qu'on lui fera obtenir, s'il est militaire, la place qu'il demandera, celle-ci serait-elle occupée. Une seule condition était exigée en retour, que le gentilhomme en question fût de noblesse authentique et qu'il produisît ses titres afin qu'on les pût examiner avant d'aller plus avant.

J'acceptai, dit Bette, ces propositions avec transport. Le jour même il se met en campagne, s'adressant en premier lieu au comte Xavier de Vinezac, capitaine d’infanterie attaché an maréchal de Mailly, mais qui ne fournit pas les titres demandés. Il n'est pas plus heureux auprès de M. de Laurio-Vissec, avocat au Parlement. Celui-ci à vrai dire, figé de soixante ans, eût peut-être semblé un peu mûr pour les noces. L'histoire étonnante n'avait pas tardé à se répandre. Louis Cardinal de Beaurepaire, ancien gentilhomme servant de la reine, avait fait connaître les conditions du mariage à l'abbé de Saint-André, aumônier du prince de Condé, qui en avait informé, par une lettre du 22 mai, Roger-Guillaume, baron de Fages-Chaulnes, garde du corps de Monsieur. Le baron de Fages, cadet de Gascogne, hâbleur et criblé de dettes, semblait l'homme de la situation. Ce fut d’ailleurs aussitôt son avis, car il courut chez l'abbé Mulot, chanoine prieur de Saint-Victor, qui s'était intéressé à Bette quand celui-ci était en prison. L'abbé Mulot mit le baron en rapport avec le bourgeois de Saint-Orner. Les deux hommes s'entendirent à merveille et Bette, dans les jardins du Palais-Royal, put annoncer à Augeard que le gentilhomme était trouvé.

Le gentilhomme est trouvé. Il est pauvre mais sensible ; c'est le baron de Fages lui-même qui parle. Ce n'est pas l'intérêt qui le décide ; c'est le portrait de la prétendue : dons de la nature, talents agréables, qualités de l'esprit et du cœur, naissance illustre et bien prouvée, alliances importantes, une fortune acquise de 25.000 livres de rente et qui devait au moins quintupler. On voit donc très bien que, parmi tant de raisons d’épouser, la fortune n'était pas la raison déterminante.

Une faute il est vrai, ternit cet éloge. La future est victime d’une faiblesse que certaines personnes ne pardonnent jamais. C'est toujours le baron de Fages qui parle. La belle a un enfant de quinze ans que lui a fait jadis le grand seigneur. On aura l'enfant en sus de la mère. Notre gentilhomme a le cœur généreux. Il ne croit pas qu'une faute, qu'ont pu effacer les larmes du repentir, soit un crime irrémissible. Si le portrait est ressemblant — et pourquoi en douter si les sommes sont exactement versées chez le notaire ? — il n'hésitera pas d’unir son sort à celui d’une femme qu'il croit aussi respectable que malheureuse. Noble mépris des vieux préjugés.

Le 3 avril Augeard informe le bourgeois de Saint-Orner que l'on est très content de ses bons offices, qu'il peut considérer sa fortune comme faite et que, dès le lendemain, il sera présenté à la darne en question. En effet le 4 avril, à dix heures du soir, dans un fiacre dont les panneaux ont été relevés, Augeard mène notre homme en une maison dont il lui est interdit, sous les plus grandes menaces, de s'enquérir. Si vous cherchez à connaitre l'endroit où je vous conduis, vous êtes un homme perdu. On entre par une porte cochère basse, dont les battants sont immédiatement refermés. Au premier, un salon où d’Etienville est présenté à une femme charmante qui était seule et lui fit le plus gracieux accueil. Elle avait trente-quatre ans environ, de l'embonpoint, une belle figure et des yeux noirs. Elle causa avec autant d'esprit que de confiance et d’abandon, s'informant avec intérêt du baron de Fages. Tout ce que d’Étienville lui en dit eut son approbation. On se sépara assez avant dans la nuit, et un fiacre, aux panneaux toujours relevés, ramena le bourgeois de Saint-Orner au Palais-Royal. Il avait été convenu qu'on se reverrait le lendemain.

Des recherches ultérieures firent retrouver à d’Étienville le domicile mystérieux où on le conduisait ainsi la nuit : c'était le numéro 13 de la rue Neuve-Saint-Gilles, la maison même de Mme de la Motte. Quant à la charmante femme qu'il y rencontrait, il nous est possible de l'identifier ; c'était cette autre Mme de la Motte, de son nom de jeune fille Marie-Josèphe-Françoise de Waldburg-Frohberg, qui avait été mise à la Bastille pour des escroqueries où elle avait compromis les noms de la reine, de la comtesse de Polignac et de la princesse de Lamballe, puis transférée de la Bastille chez le nommé Macé, qui tenait à la Villette une pension pour prisonniers par lettres de cachet, d’où elle s'était évadée presque aussitôt. Elle s'était sauvée en Allemagne, d’où elle était revenue en France[4].

Étienville avait dû faire bonne impression car, dès le 5 avril, à la deuxième entrevue nocturne, ce furent des confidences sans réserve. Le grand seigneur en question, protecteur de la daine qu'il s'agissait d’épouser, n'était autre, assurait-on, que le grand aumônier de France, le prince Louis, cardinal-évêque de Strasbourg. La belle inconnue était appelée comtesse Mella de Courville, mais ce nom, dit-elle de son propre mouvement, était d’emprunt. Elle confia dans la suite ô d’Étienville qu'elle se nommait en réalité baronne de Salzberg, jadis chanoinesse du couvent de Colmar en Alsace, où, étant jeune fille, Rohan l'avait séduite, puis amenée avec lui à Vienne, à Paris, il Strasbourg. C'est à l'enfant dont il l'avait rendue mère qu'il s'agissait de faire un sort.

Auprès de Mme de Courville, Étienville trouva cette fois un troisième personnage qui dit s'appeler de Marcilly, et qu'on nommait familièrement le magistrat ou le conseiller : petit homme d’une quarantaine d’années, pôle et maigre, portant perruque nouée aux deux bouts et habit noir. Le signalement trahit le comte de la Motte. Ce magistrat, qui paraissait fort avant dans la confiance de la dame, recommanda la plus grande prudence et un secret absolu. Au cours de cette deuxième entrevue, Marcilly s'étant retiré, Mme de Courville montra à notre chirurgien aide-major une partie de brillants non montés, dans une vulgaire petite caisse de layeterie. Elle disait qu'ils avaient été estimés 432.000 livres. Je n'ai jamais rien vu de si magnifique, écrit Étienville, tant pour l'éclat que pour la grosseur, et connue mon étonnement, était extraordinaire elle me dit que ces diamants provenaient d’une rivière dont M. le Cardinal lui avait fait présent ; mais que cette sorte de parure n'étant plus à la mode, elle était décidée à les réaliser avant son mariage. Elle me fit même entendre, à cette occasion, que je lui paraissais mériter une telle confiance qu'elle serait charmée que je voulusse accepter la commission de les aller vendre en Hollande ; mais je lui répondis que je ne pouvais m'en charger parce que je n'étais nullement connaisseur. Elle n'insista pas. Si Mme de la Motte n'avait, dans la suite, fait elle-même l'aveu de la part prise par elle dans l'intrigue de Mme de Courville[5], ces lignes de Bette d’Étienville suffiraient à en témoigner.

L'histoire mystérieuse des fiançailles du baron de Fages avec Mme de Courville est intéressante à suivre parce que le genre d’intrigue de Jeanne de Valois s'y éclaire vivement. Rétaux découvre au Palais-Royal Bette d’Étienville, comme La Motte y avait trouvé la baronne d’Oliva. Ce sont les mêmes scènes nocturnes, ordonnées comme des comédies dont Mme de la Motte fait mouvoir les personnages selon le rôle qu'elle leur a distribué. Ce sont également des comtes et des conseillers, de nobles dames auxquelles sa pensée prête une réalité fugitive, mais dans laquelle, pour fictive qu'elle soit, Jeanne parait se complaire. L'intérêt que Mme de la Motte avait à nouer cette nouvelle intrigue fut défini dans la suite par le baron de Fages lui-même : La quantité de diamants renfermés dans une seule main, ne pouvait disparaître que difficilement et il aurait été trop facile d’en suivre la trace ; il fallait des gens intermédiaires, ou plutôt des êtres fantastiques qui, ne pouvant être connus, rendraient impossible la découverte de la vérité et c'est ce qu'on a imaginé. Une femme à marier, une femme d’un rang et d’un état faits pour nécessiter les sacrifices d’un homme juste et généreux, en proportion de sa fortune et de ses dignités : voilà le fantôme qu'il fallait créer. D'Étienville, d’autant moins suspect qu'il est plus inconnu, plus isolé, devait être chargé de prôner ce fantôme. Mme de la Motte y trouvait en outre, pour le jour où le vol du collier serait connu et où la culpabilité retombait sur le cardinal, le fait nécessaire à expliquer l'urgent besoin où celui-ci se serait trouvé de s'approprier le collier pour en faire argent sans retard. Aussi dira-t-elle dans ses interrogatoires : J'ai vu cette dame de Courville, chargée de diamants, chez M. le cardinal de Rohan pendant la semaine sainte[6] ; et ailleurs : M. le Cardinal voulait la marier et lui donner 500.000 livres : il m'a pressée dans le mois d’avril d’écrire à mon mari, pour l'engager à revenir de Londres, pour avoir les fonds nécessaires. Enfin elle espérait trouver en d’Étienville un auxiliaire utile pour la vente des brillants.

A la fin de cette première semaine d’avril, Etienville vint annoncer à son nouvel ami, le baron de Fages, que le mariage aurait lieu le jour même dans la chapelle du palais Soubise, rue des Francs-Bourgeois, à onze heures de la unit, chaque partie n'amenant que ses témoins. Fages revêt donc ses plus beaux atours et attend, inébranlable, qu'on vienne le chercher. Taudis qu'il attendait de la sorte en son appartement, 137, rue du Bac, Étienville était rue Neuve-Saint-Gilles, en compagnie de la future, de M. de Marcilly et d’un personnage vêtu d’une lévite petit-gris, portant un chapeau rond où il y avait un cordon et des glands d’or, et à qui chacun parlait avec le plus profond respect. C'était — d’Étienville n'en douta pas un instant — le prince Louis, cardinal de Rohan.

Ce cardinal se montrait affable et gentil, remerciait le bourgeois de Saint-Orner de ce qu'il faisait pour lui et assurait qu'il ne l'oublierait pas. Mais, disait-il, pour des raisons importantes, le mariage ne pourra pas avoir lieu avant le 15 juillet. D'Etienville de se l'écrier : Et le baron de Fages ! On va, dit le cardinal, lui écrire une lettre. Mais d’Etienville répond que ce délai est de nature à inspirer de l'inquiétude. Un dédit de 30.000 livres pour le cas oh le mariage ne se ferait pas est rédigé et signé sur l'heure. On le date du 6 avril, le jour où le dédit, sera remis.

Le lendemain d’Étienville trouve son ami de Fages dans la plus grande colère ; mais en apprenant l'histoire du dédit il se calme, et, effectivement, le 26 avril, Bette lui montre une enveloppe cachetée de cinq cachets de cire rose, où est contenu, dit-il, le précieux papier.

Il est si précieux, ce papier, que nos deux amis prennent la précaution de l'aller déposer entre les mains de l'abbé François Mulot, chanoine régulier et prieur de Saint-Victor. Celui-ci reçoit le pli cacheté et ne doute pas qu'il ne contienne un dédit de 30.000 livres, puisqu'un gentilhomme et un bourgeois de Saint-Omer, qui n'ont vu le contenu de l'enveloppe ni l'un in l'autre, le lui affirment, l'un et l'autre, très gravement. Il promet d’en avoir grand soin : on verra le parti que nos compagnons vont tirer de la circonstance.

Nous arrivons au moment le plus invraisemblable de cet invraisemblable mais véritable récit et qui soulèvera dans tout Paris, quand il y sera connu, la plus hilarante incrédulité. A la fin de mai, Mme de Courville annonça à notre chirurgien aide-major qu'elle allait partir pour une terre, qu'elle possédait et dont elle ne lui dit pas le nom, lui proposant, quand elle y serait installée, de l'envoyer chercher pour y faire un séjour de quelques jours qui lui serait un repos et une partie de plaisir. D'Étienville accepta. Les mêmes conditions mystérieuses étaient toujours imposées : voyage de nuit en voiture close et rigoureuse interdiction de s'informer du lieu où l'on se trouverait. C'est entendu, répondit d’Étienville. Et les choses se passèrent effectivement ainsi. Augeard, qui vint le prendre, n'abandonna pas notre homme un instant durant tout le voyage, le séjour et le retour. On roula eu voiture, la nuit, pendant trois ou quatre heures. Le château était très beau. Un parc immense communiquait avec une rivière que d’Étienville, pour préciser, déclarera être la Seine, à moins que ce ne fût la Marne. Ce qui le frappa le plus fut le boudoir tout en glaces et en dorures. Il y vit la belle Mme de Courville, Marcilly le magistrat, l'intendant Augeard, puis un monsieur qu'on nommait le baron, une dame qui était veuve d’un conseiller, un jeune homme de quinze ans avec son précepteur. Ce jeune homme, que chacun nommait le petit chevalier, était précisément le fils à Mme de Courville et du cardinal. D'Étienville passa en celle société quelques journées charmantes et revint, le 3 ou le 4 juin, absolument enchanté. On eut beau, dans la suite, lui objecter que tout cela était absurde et incroyable : il tint bon. Dans ses interrogatoires, confrontations, récolements, dans les mémoires et consultations de ses avocats, d’Étienville ne démord pas de son château de féerie où, auprès de la jolie Mella de Courville, il avait passé des jours enchanteurs. Qu'en faut-il croire ? Étant donnée Mme de la Motte, la chose est possible ; d’autre part, Bette l'ut un romancier d’une imagination féconde, qui publia un certain nombre de romans d’amour, chacun en plusieurs volumes. Au lecteur d’en décider.

Dès son retour à Paris, le 4 juin, d’Étienville écrivit an baron de Pages pour lui narrer son voyage. Il ajoutait que la dame aurait 100.000 écus de rente qui lui rentreraient dès après les noces et qu'elle comptait même faire à ce sujet avec son mari un voyage en Allemagne.

D'Étienville et son ami le baron étaient de la sorte tenus en haleine. Tantôt c'étaient des bijoux que le bourgeois de Saint-Omer avait. vus entre les mains de la darne, qui les destinait à son futur époux, tantôt l'assurance que la cérémonie aurait lieu mi-juillet sans délai nouveau. Le 1er juillet, le baron de Fages sollicita et obtint de son capitaine, M. de Chabrian, l'autorisation pour le mariage. Le cardinal de Rohan, assurait M. de Mareilly, ne restait à Paris que pour la cérémonie nuptiale, refusant de partir pour Saverne, où il aurait cependant dû se rendre pour y recevoir le prince de Condé qui devait aller tenir une revue des troupes à Strasbourg.

Mais le 15 juillet passe et les noces ne se font pas. Le 18 juillet, nouvelle entrevue, rue Neuve-Sain t-Gilles, entre d’Étienville, Mme de Courville et le cardinal. Celui-ci est vêtu cette fois d’une lévite violet foncé. Le bourgeois de Saint-Omer marque son impatience, le cardinal dit qu'il ne faut s'en prendre qu'à Mme de Courville :

Je lui ai promis 500.000 livres et elle ne veut pas contracter le mariage avant que la somme soit versée.

Je ne dissimulais pas à Mme de Courville, dit Bette d’Étienville, que si elle était propriétaire des gros diamants qu'elle m'avait montrés en me disant qu'ils provenaient d’une rivière dont elle ne se souciait plus, elle était assez riche pour se marier sans attendre la somme considérable pour la réalisation de laquelle je croyais m'être aperçu qu'elle pressait M. le Cardinal ; mais elle me répondit que la vente en était très difficile à faire pour des raisons qu'elle ne pouvait me confier. Le mariage fut donc fixé au 12 août. Pour calmer son ami de Files, d’Étienville lui conte que le cardinal lui destinait un cadeau superbe, une voiture admirable avec deux chevaux d'un poil cendré. L'abbé de Saint-André aurait une belle abbaye, celle de Saint-Vaast sans doute, dont le cardinal était commendataire. Quant au cadeau que Mme de Courville se propose de faire à son futur, c'est un superbe nécessaire en vermeil et, en outre, une montre avec sa chaîne, l'une et l'autre enrichies de diamants, deux bagues ornées de pierres précieuses, et une tabatière avec son portrait à elle, baronne de Courville, une merveille de richesse et d’art. D'Étienville a vu tout cela. Il a vu encore une argenterie princière, estimée soixante mille livres, dont le cardinal a fait présent à la dame et le portefeuille contenant les 100.000 livres, en billets noirs de la caisse d’escompte, que Mme de Courville donnera à son mari le jour des noces. Fages écoute, trouve tout cela très beau, de plus en plus beau, mais il trouve aussi que c'est de plus en plus long à venir.

Ce qui rend les intrigues de Mme de la Motte intéressantes, ce n'est pas seulement la hardiesse de ses conceptions, c'est l'inimaginable complication des fictions qu'elle réalise, le nombre clos personnages qu'elle met en scène, forgeant à chacun d’entre eux un rôle dont elle voit d’un coup d’œil tout le développement, et les faisant tous manœuvrer de manière à les amener chacun au but, au moment voulu, avec une précision étonnante, avec une connaissance des caractères que les meilleurs dramaturges n'ont pas surpassée.

Mais tandis qu'en la petite Nicole Leguay, qui joua si gentiment le rôle de la baronne d’Oliva, Jeanne avait trouvé une enfant confiante, timide, tranquille, elle avait en la personne de Bette d’Étienville mis en mouvement un gaillard qui n'a pas tardé à s'entourer de quatre ou cinq compères de son espèce, lesquels, avec une spontanéité que Mme de la Motte ne leur demandait sans doute pas, vont mener les choses à leur façon, hardiment, vivement, à la diable, et faire de la belle Mme de Courville, qu'elle fût fantôme ou réalité — et là vraiment était le cadet de leurs soucis ! — une fée habile à remplir les escarcelles.

 

 

 



[1] Voir les nombreux mémoires rédigés pour Bette d’Étienville, le baron de Fages, le comte de Précourt, l'abbé Mulot, et contre eux, en faveur de Loque et Vaucher ; puis les interrogatoires et confrontations des témoins et accusés, aux Arch. nat., X2, B/1417, et les déclarations de Bette d’Etienville qui se trouvent dans le dossier Target, Bibl. v. Paris, ms. de la réserve.

[2] Bette d’Étienville, Réponse au baron de Fages, dans la Collection complète, III, 14.

[3] La femme de chambre de Mme de la Motte, Rosalie, dans sa confrontation au cardinal de Rohan, trace le portrait de Villette : d’une taille moyenne, ni gros ni maigre, les cheveux blonds et même un peu gris, quoiqu'il n'ait que trente-quatre ou trente-cinq ans, ayant beaucoup de couleurs, les yeux bleus. Le signalement est identique. Dans la suite quand Etienville vit combien l'affaire de Mme de la Motte devenait mauvaise, il nia l'identité entre Rétaux et Augeard, afin de se dégager de toute complicité.

[4] Rapport en date 28 janvier 1786 au lieutenant de police. Arch. nat., O1/424, et Bastille dévoilée, fasc. VIII, p. 133-134. On conserve à la Bibl. nat. (Nouv. acq. fr. 6578), un recueil de lettres autographes de Mme de la Motte, née de Waldburg-Frohberg : mais il y a une lacune dans la correspondance pour l'époque qui nous intéresse.

[5] Confrontation au cardinal de Rohan, 1er mai 1786.

[6] 20-23 mars 1785.