L'AFFAIRE DU COLLIER

 

XX. — LE COLLIER.

 

 

Le joaillier de la couronne et de la maison de la reine était à cette époque un juif saxon, Charles-Auguste Böhmer[1], homme très actif, très hardi et très intelligent. Ses magasins s'ouvraient rue Vendôme. Il s'était associé un autre juif de Leipzig, Paul Bassenge, et, avec lui, depuis des années, avait acheté par toute l'Europe les plus beaux diamants qu'il avait pu se procurer, pour en faire une rivière dépassant en richesse et en éclat tous les bijoux connus. Les Böhmer, comme on les appelait du nom du principal associé, avaient ainsi composé un grand collier en esclavage, qu'ils avaient espéré faire acheter par Louis XV pour la Du Barry, mais le roi était venu à mourir. Alors ils avaient envoyé le dessin de la parure à la Cour d’Espagne : le prix y avait effrayé.

Après l'avènement de Louis XVI, connaissant la passion de la nouvelle reine pour les bijoux, escomptant la réputation faite à Marie-Antoinette de coquetterie et de folles dépenses, les joailliers, dès 1774, présentèrent le collier au roi. Louis XVI en parla à Marie-Antoinette, mais la reine, effrayée elle aussi du prix si élevé, un million six cent mille livres — c'était l'estimation des joailliers Maillard et d’Oigny — fit la réponse célèbre :

Nous avons plus besoin d’un vaisseau que d’un bijou.

L'an d’après, Böhmer revint à la charge : il ferait les conditions les plus avantageuses ; les payements s'échelonneraient à diverses échéances, partie en rentes viagères. Il suppliait le roi de faire l'acquisition. Ses instances étaient d’autant plus pressantes que, pour faire cette parure, il avait emprunté 800.000 livres au trésorier de la marine, Baudard de Sainte-James. Les intérêts, qu'il se trouvait obligé de payer, devenaient pour lui un poids de plus en plus lourd et qui devait, avec le temps, entrainer sa ruine complète.

Le roi en reparla à la reine devant Mme Campan. Je me souviens, écrit celle-ci, que la reine lui dit que si réellement le marché n'était pas onéreux, le roi pouvait faire cette acquisition et conserver ce collier pour les époques des mariages de ses enfants, mais qu'elle ne sen parerait jamais, ne voulant pas qu'on pût lui reprocher dans le monde d’avoir désiré un objet d’un prix aussi excessif. Comme les enfants étaient encore très jeunes, Louis XVI ne voulut pas immobiliser pendant de longues années une si grosse somme et refusa définitivement la proposition. Les plaintes de Damer redoublèrent. Il les faisait à tout venant. Deux années plus tard, c'est-à-dire en 1777, s'adressant directement à Marie-Antoinette, il se jeta à ses genoux. Sa Majesté était suppliée d’acheter le collier, sinon il irait se précipiter dans la rivière. Et il versait des larmes, les sanglots l'étouffaient. Levez-vous, Böhmer, lui dit la reine sévèrement, je n'aime point de pareilles exclamations : les gens honnêtes n'ont pas besoin de supplier à genoux. J'ai refusé le collier. Le roi a voulu me le donner, je l'ai refusé encore. Ne m'en parlez donc plus jamais. Tâchez de le diviser, de le vendre et ne vous noyez pas.

Böhmer connaissait le procureur général aux requêtes, Louis-François Achet, de qui nous avons vu le gendre, Me Laporte, fréquenter chez la comtesse de Valois. Me Laporte participait même aux affaires que Jeanne entreprenait, et comme la comtesse lui avait montré, à lui aussi, des lettres soi-disant de la reine, il avait une haute idée de son crédit. Le 29 novembre 1784, comme on causait dans le salon de la rue Neuve-Saint-Gilles et qu'il était question de bijoux, Laporte dit à Jeanne, sans paraître y attacher autre importance, que, puisqu'elle était en si grande faveur auprès de Sa Majesté, elle devrait bien faciliter aux pauvres bijoutiers Böhmer et Bassenge la vente de leur collier. C'était une lourde charge pour ces négociants que de conserver si longtemps un objet de pareille valeur.

Ce collier, demanda Mme de la Motte, l'avez-vous vu ?

Une vraie merveille, répondit Laporte. Les joailliers de la couronne y ont travaillé pendant des années, et, ne fût-ce qu'au point de vue de la valeur des pierres, c'est un trésor.

Et il offrit à la comtesse de lui amener les Böhmer avec leur bijou. Mme de la Motte accepta. Dans les premiers jours de décembre, le beau-père, Achet, disait de son côté aux joailliers que son gendre connaissait une comtesse qui avait accès auprès de la reine, et les joailliers lui répondaient qu'ils donneraient 1.000 louis à qui leur ferait vendre le collier. Laporte était criblé de dettes.

Le cardinal de Rohan se trouvait à cette époque en Alsace. Achet. et Bassenge arrivèrent ainsi rue Neuve-Saint-Gilles, le 29 décembre, avec le précieux écrin. Il fut ouvert devant Jeanne. Quelle surprise ! Un étincellement de paillettes lumineuses se jouant aux angles des pierres limpides, mille et mille petites flammes multicolores, vives comme des éclairs, qui jaillissaient, au moindre mouvement,.

Le cardinal revint, de Saverne le 3 janvier 1785. Le 21 janvier, la comtesse eut avec les joailliers une deuxième entrevue, en présence de Me Achet. Elle leur dit que le collier serait peut-être vendu dans quelques jours. L'acquisition en sera faite par un très grand seigneur. Elle ajoute, et insiste sur ce point — notez la prudence ! — qu'elle leur conseille très vivement de prendre directement avec lui toutes les précautions utiles pour les arrangements qu'on pouvait, songer à leur proposer. Quant à elle, elle ne veut en aucune façon être mêlée à l'affaire. Son nom n'y doit pas être prononcé. Les joailliers lui offrent un bijou en reconnaissance du service rendu. Elle ne veut pas du cadeau. Elle n'en agit que pour les obliger. Et elle s'oppose même à ce qu'on la considère comme une intermédiaire. Le 24 janvier, à sept heures du matin, Jeanne retourne chez les joailliers avec son mari, pour leur annoncer la visite du prince cardinal de Rohan. C'est bien avec lui, insiste-t-elle une fois de plus, que vous prendrez tous les arrangements et toutes les précautions nécessaires. Gardez-vous de lui dire que je suis mêlée à l'affaire. Si j'ai pu vous être utile, je me déclare suffisamment récompensée. Et elle s'en va.

Peu après, arrive le cardinal. Mme de la Motte lui a fait croire que la reine désire acheter ce bijou, en cachette du Roi et à crédit, se trouvant pour le moment démunie d’argent. La reine paiera à échéances, avait dit Jeanne de Valois, de trois en trois mois : pour ce marché, elle a besoin d’un intermédiaire, d’un intermédiaire qui, par sa personne même et la haute considération dont il est environné, sera une garantie aux yeux des joailliers craintifs de faire créance d’une somme pareille, et c'est au cardinal que la reine a songé. Pour me déterminer, écrit le prince Louis, Mme de la Motte m'apporta une lettre supposée de la reine, dans laquelle Sa Majesté paraissait désirer d’acquérir le collier et marquait que, n'ayant pas pour l'instant les fonds nécessaires et ne voulant pas entrer elle-même dans le détail des arrangements à prendre, il lui serait agréable que je traitasse cette affaire, prisse toutes les mesures pour l'acquisition et déterminasse les époques de payement qui pourraient convenir[2]. Comment le cardinal put-il croira à la réalité d’une telle commission ? — Un pamphlétaire du temps dit en termes très justes : On se persuade si facilement ce qu'on désire ! C'était une erreur qui n'eût pas séduit un homme ordinaire, qui ne se mire que dans une eau tranquille, habitué à ne calculer que des choses du sens commun, dont les idées lentes et mesurées se combinent à chaque pas qu'il fait : mais c'était une erreur qu'on devait penser avoir pu entraîner l'esprit vif et agité de M. le Cardinal, en lui faisant adopter par penchant, passion même, un arrangement qui fût propre à nourrir quelque sentiment, quelque vue nouvelle, dans les labyrinthes continuels de son imagination[3].

Voilà Rohan chez les Böhmer le 24 janvier 1785. La parure ne lui semble pas d’un joli dessin : elle est lourde, massive. Cette fantaisie l'étonne de la part d’une femme d’un goût alerte comme Marie-Antoinette. Mais, puisque c'est la volonté de la reine, le marché est conclu. Le 29 janvier, les joailliers sont reçus à l'hôtel de Strasbourg et Rohan fixe les conditions auxquelles le collier sera livré : un million six cent mille livres, payables en deux ans, par quartiers, de six mois en six mois ; le premier versement de quatre cent mille livres devant être fait par la reine le 1er août 1785. La livraison du bijou aura lieu le 1er février. Le cardinal met lui-même ces conditions sur papier et les communique à Mme de la Motte, afin qu'elles soient soumises à la reine et ratifiées par elle. Le 30 janvier, Jeanne revient. Sa Majesté approuve le marché, dit-elle, mais voudrait ne pas donner sa signature. Rohan insiste, l'affaire est de conséquence et il lui faut un mot d’écrit. Enfin, le 31 janvier, la comtesse lui apporte, à l'hôtel de Strasbourg, une ratification du traité. C'est la feuille même écrite par le cardinal et signée par les Böhmer. En marge de chaque article, ou a mis le mot approuvé et au bas, en manière de signature, Marie-Antoinette de France. Jeanne de Valois ajoute : La reine, qui agit à l'insu du roi toujours contrarié de son penchant à la dépense, a expressément recommandé de ne pas laisser sortir le billet de vos mains. Ne le montrez à qui que ce soit.

La veille, Cagliostro était revenu de Lyon. Le prince s'empressa de le consulter sur l'affaire dont il était chargé. Ce Python, écrit l'abbé Georgel, monta sur son trépied. Les invocations égyptiennes furent faites pendant une nuit éclairée par une grande quantité de bougies dans le salon même du cardinal. L'oracle, inspiré par son démon familier, prononça que la négociation était cligne du prince, qu'elle aurait un plein succès, qu'elle mettrait le sceau aux bontés de la reine et ferait éclore le jour heureux qui découvrirait, pour le bonheur de la France et de l'humanité, les rares talents de M. le Cardinal. Tout à fait rassuré, Rohan, le 1er février au matin, écrit aux bijoutiers pour les presser de livrer la parure. Ceux-ci d’accourir. Ils remettent l'écrin et apprennent alors que le collier est pour la reine, le cardinal ne croyant pas enfreindre les volontés de la souveraine en leur montrant, pour leur tranquillité, la pièce signée : Marie-Antoinette de France. Car Rohan était très bon. Dans ce moment il était heureux et voulait, dans sa bonté, faire partager son bonheur.

Le même jour Mme de la Motte revient impatiente :

Le collier ?

Le voici.

Sa Majesté l'attend aujourd'hui même.

Je le porterai aujourd'hui même. Mais les intérêts des sommes jusqu'au jour du payement ?

La reine les donnera, répond Mme de la Motte.

Et elle sort, après avoir fixé au cardinal rendez-vous pour le soir, à Versailles. Avant de monter en voiture le prince Louis écrit encore aux Bailler pour leur annoncer qu'ils recevront les intérêts à courir jusqu'aux divers versements ; puis, muni du bijou, il part. Il est accompagné de son valet de chambre, Schreiber, chargé du précieux fardeau. La brume du soir tombe sur les larges avenues de la ville quand on arrive au logement de la comtesse, place Dauphine. Au pas de la porte, Rohan renvoie son valet et, prenant la boîte, monte seul au premier. Mme de la Motte est chez elle. Elle a tout ordonné comme pour une comédie. Rohan est introduit dans une chambre qui a une alcôve en papier et communique avec un petit cabinet par une porte vitrée. Une lumière sombre éclaire la pièce. Mme de la Motte entrevoit dans les mains du prince l'objet de ses convoitises. Elle se contient.

La reine, dit-elle, attend le collier.

Quelques minutes s'écoulent. On entend les pas d’un homme qui se fait annoncer :

De la part de la reine !

Par discrétion, le cardinal se retire dans l'alcôve ; mais il a vu la silhouette du personnage, un grand jeune homme, entièrement habillé de noir, figure mince, teint pale, le visage allongé, les yeux profonds et les sourcils noirs. A l'allure, il reconnaît le même homme qui, au mois d’août, avait annoncé dans le bosquet la promenade de Madame et de la comtesse d’Artois. C'est en effet Rétaux de Villette, qui s'est grimé. L'homme remet un billet. La comtesse le fait sortir alors jusque sur le palier et, se rapprochant du cardinal, lui donne lecture de la lettre. La reine ordonne de remettre le collier au porteur. Le cardinal donne l'écrin, Mme de la Motte le tend au messager qu'elle fait rentrer : Rétaux le prend et part, la comtesse étant allée lui ouvrir elle-même la porte. Jeanne dit au cardinal que cet individu était attaché à la musique du roi et à la chambre de la reine[4]. A son tour, le prélat prend congé.

Le soir, de retour rue Saint-Gilles, Jeanne de Valois recevait la parure des mains de son amant.

 

 

 



[1] On prononçait à Paris : Boëmer, comme le prouve la graphie Bohëmer, Boëhmer, qui revient dans les textes.

[2] Doss. Target, Bibl. v. de Paris, ms. de la réserve.

[3] Lettre sur la détention de S. E. M. le Cardinal, p. 14-15.

[4] Quelques jours plus tard, Mme de la Motte dit à Rohan que cet homme s'appelait Desclaux. Elle empruntait le soin du garçon attaché à la chambre de la reine, avec lequel elle avait inné il y avait quelques années. Desclaux seul, en effet, était attaché à la fois à la chambre de la reine et à la musique du roi (grande chapelle, symphonie et violons). C'est ici un des points du récit où la démonstration peut être faite d’une manière précise. Mme de la Motte apparaitra innocente ou coupable, selon que ce sera Desclaux ou Rétaux de Villette qui aura reçu le bijou, Desclaux pour le donner à la reine, Rétaux pour le lui remettre à elle. Or, tous les témoignages concordent pour démontrer que ce fut Rétaux de Villette : celui du cardinal qui reconnut un des personnages de la scène du bosquet où Rétaux avoua avoir figuré ; celui de Rosalie, la femme de chambre, qui déclare avoir dans ce moment ouvert à Rétaux la porte qui était condamnée pour tout autre que pour lui ; le témoignage de Desclaux lui-même, qui affirme n'avoir jamais porté à Mme de la Motte une lettre de la reine, et que celle-ci ne l'a jamais chargé de remettre à la reine une boite remplie de diamants. La vérité, dit-il dans son interrogatoire du 2 décembre 1785, est que depuis trois ans et demi je n'ai pas parlé à la dame de la Motte. Enfin, à sa confrontation du 23 mars 1786, Mme de la Motte fut contrainte d’avouer que la déposition de Desclaux contenait la plus exacte vérité et dans celle du 22 avril au cardinal, que Desclaux n'était jamais venu chez elle, et qu'il était faux qu'on fût venu chez elle chercher le collier de la part de la reine ; — ce qui ne l'empêchera pas plus tard, dans ses Mémoires, de redire que c'est Desclaux qui porta le bijou à la reine. (Vie de Jeanne de Saint-Rémy, I, 361.) — Toutes les pièces aux Archives nationales, parmi la procédure.