L'AFFAIRE DU COLLIER

 

XIV. — LA PEINE DU CARDINAL DE ROHAN.

 

 

Arrivant de son ambassade de Vienne, le prince Louis de Rohan était porteur de deux lettres écrites par Marie-Thérèse, l'une pour Louis XVI, l'autre Polit. Marie-Antoinette. L'accueil du roi fut des plus réservés. Il l'écouta quelques minutes et lui dit brusquement : Je vous ferai bientôt savoir mes volontés. Quant à la reine, Rohan ne put même pas obtenir d'elle une audience. Elle lui envoya demander la lettre que l'impératrice lui avait confiée. Le jeune prélat en éprouva une peine profonde, encore plus qu'il n'en fut irrité. Et il prit la résolution de faire tout au monde pour adoucir peu à peu la rigueur de sa souveraine.

L'enfant, qu'il avait saluée et bénie à Strasbourg- était devenue une femme d’une grâce délicieuse, que la majesté du trône rehaussait de son éclat. Rohan cherchait à gagner de ceux qui avaient occasion d’approcher la reine et pourraient effacer dans sou esprit les mauvaises impressions que le courrier de Vienne ne cessait d’y faire pénétrer. Les inquiétudes que Votre Majesté me témoigne dans sa très gracieuse lettre sur les intrigues du prince de Rohan, écrit Mercy-Argenteau à Marie-Thérèse, en date du 16 juillet 1776, n'étaient pas sans fondement. Ce coadjuteur, étant parfaitement raccommodé avec la princesse de Guéméné, en obtint que celle-ci se chargerait de remettre une lettre il la reine, dans laquelle le coadjuteur la suppliait de lui accorder une audience. Heureusement la lettre. sous un vernis de respect, avait un coin de morgue et de reproche qui choqua. L'abbé de Vermont et moi finies notre possible pour décider Sa Majesté à déclarer nettement qu'elle n'avait pas d’audience à donner au coadjuteur ; mais la reine prit un parti moins décisif, et sur les instances réitérées de la princesse de Guéméné, la reine, sans accorder ni refuser, prétexta tantôt une occupation, tantôt une promenade, de façon qu'enfin le coadjuteur l'ut obligé de partir pour Strasbourg sans avoir eu d’audience[1].

Quand, en 1777, la grande aumônerie, la première charge en dignité de la cour de France, devint vacante, Rohan, qui avait la promesse de la succession, faillit ne pas être nommé à cause de l'opposition très vive que lui fit Marie-Antoinette stimulée par Mercy-Argenteau. Encore le roi ne donna-t-il son agrément que sous la condition que Rohan signerait un engagement de se démettre de la charge au bout d’une année : mais, comme le fait observer Mercy, les Rohan-Marsan-Soubise étaient d’une action trop puissante pour ne pas arrêter l'échéance d’un pareil billet.

Marie-Antoinette annonce la nouvelle à sa mère : Je pense bien comme vous, ma chère maman, sur le prince Louis, que je crois de fort mauvais principe et très dangereux par ses intrigues, et s'il n'avait tenu qu'il moi, il n'aurait pas de place ici. Au reste celle de grand aumônier ne lui donne aucun rapport avec moi et il n'aura pas grande parole du roi qu'il ne verra qu'à son lever et à l'église[2].

En vain, dit l'abbé Georgel[3], secrétaire particulier du prince de Rohan, le grand aumônier écrivit-il à la reine jusqu'à trois fois : ces lettres, il le sut à n'en pouvoir douter, ne furent jamais lues. Elles ne furent même pas ouvertes. En vain employa-t-il la médiation des personnes à qui la reine donnait des marques particulières de bonté et d’amitié, en vain eut-il recours à Joseph II, frère de la reine, lors de son voyage en France, pour être autorisé à présenter son apologie, les réponses annoncèrent une volonté bien décidée à ne jamais se porter à aucune voie de rapprochement et de réconciliation.

Peut-être cependant la reine eût-elle laissé ses rancunes s'assoupir, si Mercy, agent, de Marie-Thérèse, n'eût été là, aux aguets, actif à les réveiller. Tel que je connais le coadjuteur de Rohan, lui écrivait l'impératrice d’Autriche, je le crois aussi capable de s'insinuer dans l'esprit de ma fille qu'il a été assez heureux pour se faire ici, à Vienne, de nombreux partisans.

Triste et révoltant spectacle, quo cette mère, Marie-Thérèse, qui ne voit plus dans sa fille qu'un instrument de sa politique. Tout en elle désormais, dit M. de Nolhac, sa beauté, sa popularité, sa maternité, devra servir, à l'heure nécessaire, les intérêts de la politique autrichienne. Elle ose faire dire à sa fille, dauphine de France, que l'Autriche est sa patrie. Et cette patrie, comment vent-elle qu'elle la serve ? En étant gracieuse pour la Du Barry, pour la courtisane qui déshonore la cour, qui heurte en Marie-Antoinette la pudeur de femme et la dignité d’épouse. Marie-Antoinette répond que c'est plus fort quelle, qu'elle ne peut ; mais l'impératrice insiste, elle veut, elle parle durement ; sa fille s'imagine-t-elle avoir à lui donner des leçons de dignité et d’expérience ? Mercy vient à la rescousse. Marie-Antoinette, obligée de céder, parle à la favorite avec un sourire, et celle-ci, dans sa reconnaissance un peu brutale, vent aussitôt lui faire acheter par le roi, en manière de récompense, une parure de diamants.

Marie-Antoinette est devenue reine. Elle aurait le devoir d’entrer en rapport avec le cardinal de Rohan, son grand aumônier ; mais l'impératrice veille, avec ses dévoués auxiliaires, le comte de Mercy et l'abbé de Vermond, et fait si bien qu'elle réussit à l'en empêcher.

Rohan en était au désespoir. Marie-Antoinette, gracieuse, vive, le fascinait. Et. Rohan était ambitieux. Ses débuts, les progrès rapides de sa carrière, la situation prépondérante de sa famille, les dignités dont il était revêtu, découvraient devant lui les plus vastes espoirs. Les flatteurs, qui butinaient sur sa fortune et ses dignités, le grisaient du souvenir de Richelieu, de Mazarin, de Fleury, les cardinaux qui avaient régné sur la France. Il avait plus que le droit, il avait le devoir, lui disait-on, de parvenir à la direction de l'État. Le malheur fit que le prince Louis en arriva à le croire. Il dictait à son secrétaire, le baron de Planta, les projets qu'il devait réaliser quand il serait au ministère. C'étaient des programmes de réformes politiques dont l'exécution ferait le bonheur des Français[4]. Mais un obstacle se dressait entre le pouvoir et lui. Et quel obstacle ! — la reine.

EL c'est ainsi que, de phis en plus profondément, dans cet esprit où l'imagination tenait une si grande place, dans ce cœur tout féminin où la raison n'avait pas accus, s'enracina une idée fixe, se développa une obsession redoutable : regagner les bonnes grâces de la reine.

Je me représentais, dit le comte Beugnot[5], ce malheureux cardinal de Rohan entre Cagliostro et Mme de la Motte. Ceux-ci, l'un et l'autre, avaient dès le premier jour pénétré son caractère bon et crédule, d’une naïveté confiante, un caractère d’en faut, et démêlé aussi l'ambition qui le rongeait et qui, nonobstant tant de richesses et d’honneurs, faisait le tourment de sa vie.

Cagliostro se chargeait de parvenir au but par ses cérémonies.

Le comte de la Motte avait une sœur, qui avait épousé à Bar-sur-Aube un M. Lancotte de la Tour, homme d’esprit, mais caustique et brutal. Nous avons vil les jeunes gens trouver asile chez les La Tour quand Mme de Surmont les eut chassés de sa maison. Mme de la Tour, excédée des mauvaises plaisanteries de son mari, l'avait quitté en cette année 1783 et était venue à Paris, avec sa fille Marie-Jeanne, s'installer chez une tante, Mme Clausse, de la famille de M. de Surmont, qui l'avait reçue chez elle, rue du Sentier. Marie-Jeanne était une petite demoiselle de quinze ans d’une beauté et d’une blancheur remarquables[6]. Or, Cagliostro, pour ses opérations, avait besoin d’une voyante, sujet, plus difficile à trouver qu'on n'imagine, car il fallait plusieurs conditions : une pureté qui n'eût d’égale que celle des anges, des nerfs délicats, des yeux bleus ; il fallait, en outre, que l'ange fût né sous la constellation du Capricorne. Or, il se trouvait que Mlle de la Tour remplissait toutes ces conditions. La mère, dit Beugnot, faillit en mourir de joie et crut que les trésors de Memphis et de la grande ville de l'intérieur de l'Afrique allaient tomber sur sa famille laquelle en avait prodigieusement besoin.

L'illustre magicien crut utile de procéder à des expériences préliminaires. Il reçut la jeune fille dans son laboratoire, installé en l'hôtel de Rohan, rue Vieille-du-Temple. Mademoiselle, lui dit-il, est-il vrai que vous soyez innocente ? Elle répondit avec assurance : Oui, monsieur. — Eh bien, ajouta Cagliostro, je vais dans un instant connaître si vous l'êtes. Recommandez-vous à Dieu et, avec votre innocence, mettez-vous derrière ce paravent, fermez les yeux et désirez en vous-même la chose pie vous souhaitez voir. Si vous êtes innocente, vous verrez ce que vous désirez voir, si vous ne l'êtes pas vous ne verrez rien. Mlle de la Tour se plaça derrière le paravent tandis que Cagliostro et le cardinal — qui se tenait à côté de la cheminée — restaient au dehors.

Cagliostro se mit à faire pendant quelque temps des signes magiques, puis, s'adressant à la jeune fille : Frappez un coup par terre et dites si vous voyez quelque chose ?Je ne vois rien, répondit Marie-Jeanne. — Eh bien, mademoiselle, dit Cagliostro, vous n'êtes point innocente. Alors la demoiselle piquée au vif répondit qu'elle voyait ce qu'elle désirait, et sortit du paravent satisfaite d’avoir convaincu les gens de son innocence.

Nous possédons un très précieux interrogatoire de Marie-Jeanne de la Tour, racontant plus tard aux commissaires du Parlement les cérémonies de Cagliostro. C'est un document précis, authentique, et qui nous montre sous le jour le plus curieux le caractère du prince de Rohan[7].

La jeune fille raconte que, s'étant rendue avec sa mère à l'hôtel du cardinal, de Strasbourg, elle y trouva le cardinal et Cagliostro. On lui mit un petit, tablier blanc, sur lequel il y avait un crachat d’argent, et, après lui avoir fait réciter des prières, on la fit s'approcher d’une table où il y avait deux chandelles allumées et un grand vase rempli d’eau claire. Cagliostro, derrière un paravent, faisait des gestes avec une épée, invoquait le grand Cofte, les anges Raphaël et Michaël. Il demandait à Mlle de la Tour si elle voyait la reine dans le vase. Marie-Jeanne, qui ne voyait rien, répondit qu'elle la voyait parfaitement et cela pour se débarrasser, déclara-t-elle aux juges.

Cagliostro lui demanda ensuite si elle ne voyait pas des anges et de petits bonshommes qui voulaient l'embrasser, et, comme elle répondit que non : Mettez-vous en colère, dit Cagliostro, frappez du pied, appelez le grand Cofte, dites aux anges de venir vous embrasser ! A quoi elle répondit qu'elle les voyait et embrassait les petits bonshommes, et cela, ajouta-t-elle, pour se débarrasser. — Le cardinal, pendant ce temps-là, était en prière et se prosternait et dit à la déposante, en s'en allant, de ne rien dire, car cela lui ferait du tort.

Mlle de la Tour alla encore au palais du cardinal une autre fois. Elle avait emporté ce jour-là une longue chemise blanche et une écharpe bleue, selon la recommandation de Cagliostro. Vêtue de cette chemise et ceinte de celte écharpe, elle fut introduite dans une chambre tout éclairée de bougies. Sur la table il y avait encore un vase rempli d’eau transparente et, tout autour, des étoiles, de petits bonshommes et des signes qu'elle n'avait jamais vus. C'étaient des hiéroglyphes el des figurines représentant Isis et le bœuf Apis. Cagliostro, avant recommencé à l'aire de grands gestes avec son épée, lui demanda si elle ne voyait pas dans la carafe une femme blanche et si cette femme ne ressemblait pas à la reine. Marie-Jeanne, qui ne voyait toujours rien, répondit qu'elle l'apercevait.

Il lui demanda ensuite si elle ne voyait pas un vieux bonhomme vêtu de blanc, qui se promenait dans le jardin, qui venait pour l'embrasser ; elle dit qu'elle le voyait, et que c'était pour se débarrasser. Elle dut ensuite répéter les invocations au grand Cofte et à l'ange Gabriel, puis Cagliostro l'avertit qu'elle allait voir le cardinal à genoux, tenant en main une tabatière dans laquelle il y aurait un petit écu, et, comme il recommençait dans une agitation de plus en plus grande ses gestes avec son épée, la jeune fille lui dit qu'elle voyait effectivement le cardinal il genoux tenant en main une tabatière dans laquelle il y avait un petit écu. Alors le cardinal, très animé, dit que c'était incroyable, extraordinaire, et il avait, observe Mlle de la Tour, l'air pénétré de joie et de satisfaction. — J'ai été complètement aveuglé, dira plus tard le prince de Rohan devant le Parlement[8], par le désir immense que j'avais de regagner les bonnes grâces de la reine.

Tel était le cardinal de Rohan. Or, l'obstacle principal auquel se heurte l'histoire du collier, est l'invraisemblable crédulité qu'elle exige de la part du cardinal[9]. Et voilà que des textes précis, concordants, authentiques, prouvent que le cardinal était incroyablement crédule. Deux jours avant qu'il fût arrêté, Cagliostro lui avait persuadé qu'il avait dîné avec Henri IV. Cette anecdote, dit la Gazette de Leyde[10], dont on peut garantir l'authenticité, justifie toutes les imprudences du cardinal. — Sa crédulité incroyable, note le duc de Lévis[11], est réellement le nœud de toute l'affaire et dispense de recourir aux explications non moins incroyables qu'on n'a pas manqué de suggérer. On dira que, plus haut, nous avons présenté Rohan comme un homme d’esprit. Dans son Garde du Corps, Manuel a prévu l'objection, et cite le Barbier de Séville : quand la jolie Suzanne dit à Figaro que les gens d’esprit sont bêtes, elle a bien raison, Suzanne.

 

 

 



[1] Geffroy à d'Arneth, II, 170-171.

[2] Recueil de MM. de Beaucourt et de la Rocheterie, II, 110.

[3] Georgel, II, 19-20.

[4] Rétaux de Villette déclare devant le Parlement qu'il a vu les mémoires écrits de la main de Planta. Doss. Target, Bibl. v. de Paris, ms. de la réserve.

[5] I, 62.

[6] Beugnot, I, 58-59.

[7] Interrogatoire de Marie-Jeanne de la Tour, figée de quinze ans, 21 septembre 1785. Arch. nat., X2, B/1117.

[8] Georgel, II, 201.

[9] Voir Me Labori, le Procès du Collier, discours prononcé à la conférence des avocats le 26 novembre 1888, dans la Gazette des Tribunaux du 26 novembre 1888, p. 2, col. 1.

[10] Gazette de Leyde, du 9 novembre 1785.

[11] Souvenirs et Portraits (1813), p. 151.