L'AFFAIRE DU COLLIER

 

IV. — L'AMBASSADE DE VIENNE[1].

 

 

Pour équiper son ambassade, Rohan avait dépensé des sommes immenses. lieux carrosses de parade du prix de quarante mille francs, aux coussins de velours mauve avec passements d’argent, les mantelets, custodes et gouttières doublés de soie blanche : on eût dit de grandes lanternes empanachées, ciselées par des orfèvres, suspendues sur des ressorts d’acier. La caisse tout entière, et jusqu'à la coquille où le cocher posait ses pieds, étaient peintes d’armoiries et de fleurs encadrées de rocaille d’or sur les laques brillants. Une écurie de cinquante chevaux, dont le premier écuyer était brigadier des armées du roi, un sous-écuyer et deux piqueurs ; six pages tirés de la noblesse de Bretagne et d’Alsace, vêtus de soie et de velours en broderie avec un gouverneur pour le métier des armes et. un précepteur pour le latin deux gentilshommes pour les honneurs de la chambre : le premier était chevalier de Malte et le second capitaine de cavalerie ; six valets de chambre, un maitre d’hôtel, un chef d’office, tout de rouge habillés et galonnés sur les coutures : deux heiduques qui avaient des brandebourgs et des plumets ; quatre coureurs chamarrés de broderies d’or et pailletés d’argent : chacun de ces costumes avait coûté quatre mille livres et faisait au soleil un étincellement de féerie ; douze valets de pied ; deux suisses, dont l'un, le plus maigre, pour les appartements. et l'autre, très ventru, pour le service de la porte. Pour accompagner les repas, six musiciens habillés d’écarlate, les boutonnières filigranées d’or fin ; puis un intendant de maison, un trésorier, quatre gentilshommes d’ambassade nommés et brevetés par la Cour ; pour secrétaire d’ambassade un jésuite et, pour seconder le jésuite, quatre secrétaires adjoints[2].

Marie-Thérèse n'avait pas accueilli d’une manière favorable le nom du nouvel ambassadeur. J'ai tout lieu d’être mécontente du choix que la France a fait d’un aussi mauvais sujet que le coadjuteur de Strasbourg, écrivait-elle à Mercy-Argenteau. Je l'aurais peut-être refusé si je n'avais été retenue par la crainte des désagréments qui auraient pu en rejaillir sur ma fille. Vous ne laisserez pas de faire comprendre à la cour de France qu'on fera bien de recommander à cet ambassadeur une conduite sage, conforme à son état. Je vous avoue que je crains nos femmes d’ici.

Rohan arriva à Vienne le 10 janvier 1772. Il présenta ses lettres de créance le 19. Marie-Thérèse fut surprise d’une première impression favorable. Elle en écrit à son représentant à Versailles : Rohan est tout uni dans ses façons et tout simple dans son extérieur, sans grimace ni faste, très poli avec tout le monde. D'abord il déclara ne pas vouloir fréquenter les spectacles ; mais bientôt il changea de sentiments.

Malheureusement, Marie-Thérèse, elle aussi, changea bientôt de sentiments à l'égard du représentant du roi de France, pour revenir aux préventions que sa correspondance avec Mercy-Argenteau lui avaient inspirées. L'impératrice était une nature très simple et très droite, profondément allemande, prenant les choses au sérieux. Les façons légères du prélat, son élégance mondaine, ses propos aimables où perçait une pointe de cette galanterie qui faisait alors le dangereux éclat de la cour de France, l'étonnèrent d’abord, puis l'effrayèrent, et bientôt lui firent horreur. Un évêque, qui se rendait aux invitations de la noblesse du pays en costume de chasse — juste-au-corps vert à brandebourgs d’or, plumes de faucon en aigrette sur la coiffe ; — qui, dans son château des bords du Danube, cadeau royal de la reine de Hongrie à l'ambassadeur de France, recevait en tumultueuses parties de chasse les plus illustres familles de Vienne et, dans une seule journée, tirait de ses propres mains jusqu'à 1.328 coups de fusil ; un prêtre qui assistait en parure brillante aux bals masqués et y recevait de la princesse d’Auersperg, costumée en juive aisée, un portefeuille tout brodé en or ; un prélat qui, à l'ambassade même, organisait des soupers par petites tables pour les lames de la Cour, et, à ces daines, ne laissait pas de tourner, le plus agréablement du inonde, les compliments les plus séducteurs, — semblait la pieuse souveraine un représentant du diable plutôt que du Roi Très Chrétien.

Le 7 septembre 1773, écrit un de ses officiers, le prince de Rohan donna une chasse au cerf. Outre différents messieurs, la princesse de Lichnowska, les comtesses de Bergen et de Dietrichstein y assistèrent. On l'ut fort gai. Comme la chasse finit tard, on fut pris par la nuit et par un orage. Les daines, qui étaient arrivées ensemble, se partagèrent pour s'en retourner dans les équipages, en sorte que la princesse de Lichnowska et la comtesse de Dietrichstein vinrent avec le prince et moi. On n'avait pas fait cinquante pas de la maison du garde que le prélat et son officier et les deux daines versaient pêle-mêle dans un fosse.

Avait-on, au point de vue moral, un grief sérieux, précis, À formuler contre le prince Louis ? Marie-Thérèse eût été embarrassée de le dire, et, quelle qu'ait été jusqu'il ce jour l'opinion des historiens, nous ne le croyons pas ; mais les apparences semblaient à l'impératrice tellement abominables que, avec son esprit de femme, elle ne pouvait douter que le fond n'y fût aussi. L'ambassadeur Rohan, écrit-elle quinze jours après son arrivée, est un gros volume farci de bien mauvais propos, peu conformes son état d'ecclésiastique et de ministre, et qu'il débite avec impudence en toute rencontre ; sans connaissance des affaires et sans talents suffisants, avec un fond de légèreté et de présomption et d’inconséquence. La cohue de sa suite est de même un mélange de gens sans mérite et sans mœurs. Et le temps ne fit qu'accentuer cette opinion défavorable, au point que l'antipathie devint peu à peu chez l'impératrice une sorte de haine violente et passionnée.

Étant allé prendre les eaux à Baden, à six lieues de Vienne, le prince Louis y donna une tète populaire en plein air. Beaucoup de dames et de seigneurs de Vienne y sont venus. Elle consistait en deux tavernes joliment arrangées de branches d’arbres, au bout desquelles, et sur chacune, deux tonneaux de vin. A côté de ces tonneaux se trouvaient des paniers de pain et de viande que l'on jetait et répandait de tous côtés. Le vin coulait et quiconque en voulait se présentait avec une cruche. Au milieu de ces cahutes il y avait un grand sapin très haut, avec un habillement complet pour quiconque irait le chercher. Ces sortes d’arbres sont polissés et graissés pour en augmenter la difficulté. Après que plusieurs champions se furent vainement épuisés pour chercher le butin, il y en eut un qui y parvint. Au son des timbales et trompettes on l'applaudit. Après cette récréation, la comédie allemande commença à jouer sur un théâtre dressé à celte occasion et orné très joliment. Les dames et le monde de distinction étaient en l'ace sous une énorme tente. Au bout de cette tente une petite maison où l'on servit en abondance les glaces et rafraichissements. La populace vit la comédie tout à son aise. Elle fut terminée par un fort joli feu d’artifice tiré près de l'eau. On dansa un peu en présence de tout le monde ; ensuite, dans les voitures du prince, les dames se rendirent chez lui. Après le souper on dansa de nouveau.

L'incident des soupers faillit dégénérer en querelle entre l'impératrice et l'ambassadeur.

C'était une innovation de Rohan qui avait eu le plus grand succès. Lu jeune prélat réunissait chez lui des sociétés de cent à cent cinquante personnes choisies parmi les meilleures familles de l'Autriche. Des tables de six ou huit couverts au plus se multipliaient dans les salons du palais Lichtenstein dont les jardins étaient illuminés. Les convives s'y groupaient à leur guise, et quel joyeux babillage dans le cliquetis de la porcelaine, de l'argenterie et des cristaux ! Notre ambassadeur évitait ainsi la monotonie compassée et silencieuse des longues tables officielles, où tout le monde jusqu'alors, en ces agapes diplomatiques, s'était si solennellement et diplomatiquement ennuyé. Aussi ne doit-on pis s'étonner si, parfois, la gaieté devenait un peu bruyante. Elle était toujours, assurait Rohan, du meilleur aloi. Les soupers étaient suivis de jeux, de danses, de concerts, où la jeunesse, dit l'abbé Georgel, jouissait sous les yeux des parents d’une honnête liberté. Rohan y présidait, avec quelle grâce, on l'imagine. Les jeux et les ris, autour du prélat charmé, nouaient les intrigues d’amour. Et comme la compagnie s'amusait infiniment, elle ne se séparait que fort avant dans la nuit. Les invitations aux jolis soupers de l'évêque furent de plus en plus recherchées et Marie-Thérèse fut de plus en plus convaincue que l'ambassadeur de France corrompait sa noblesse. Elle chargea le prince de Saxe-Hildburghausen, aux conseils de qui l'âge, le rang, la considération étaient faits pour donner du poids, de présenter des observations. Rohan répondit avec infiniment de bonne grâce et de politesse que la plus grande décence ne cessait de présider à ces réunions, qu'elles étaient annoncées pour toute l'année et qu'on ne saurait les suspendre sans donner prétexte aux plus mauvais bruits, aussi bien sur les invités que sur lui-même. Sa Majesté, dit-il, est suppliée de peser ces raisons dans sa sagesse et de ne rien exiger qui pût porter atteinte à la réputation de l'ambassadeur comme à celle des premières maisons de Vienne qui lui font l'honneur de fréquenter ces assemblées. Et les assemblées continuèrent comme auparavant.

Marie-Thérèse s'irritait d’autant plus de ces discussions, qui devenaient fréquentes, que Rohan y apportait l'avantage de ses manières de grand seigneur et les armes blessantes de son esprit. Au cours d’une dispute, les gens de l'ambassadeur avaient malmené un secrétaire de la Couronne nommé Gapp. Marie-Thérèse exigea qu'ils fussent mis aux arrêts. Mais leurs confrères, écrit-elle, devaient leur faire visite pour les amuser dans leur prison. De plus, un des arrêtés étant tombé malade, Rohan a demandé de le reprendre chez lui en le faisant remplacer par deux autres qui devaient rester aux arrêts en place du coupable. Tout cela est accompagné de persiflage, d’ironie, d’impertinences intolérables. Mais on lui a fait répondre que ce n'est pas la coutume d’ici de faire subir aux innocents le châtiment du coupable et qu'au reste le malade serait encore mieux soigné aux arrêts.

Encore si, parmi les entours de l'impératrice, on eût partagé ses antipathies ! Mais ce diable d’évêque avec ses turlupinades charmait les gens et gagnait les cœurs. La correspondance de l'impératrice avec Mercy-Argenteau en est pleine de dépit. Nos femmes, dit-elle, jeunes et vieilles, belles et laides, en sont ensorcelées. Il est leur idole, il les fait radoter, si bien qu'il se plaît fort bien ici et assure y vouloir rester même après la mort de son oncle, l'évêque titulaire de Strasbourg. L'empereur Joseph II lui-même, que sa mère a associé au trône, parait conquis : L'empereur aime à la vérité s'entretenir avec lui, mais pour lui faire dire des inepties, bavardises et turlupinades. Jusqu'au chancelier Kaunitz qui se déclare enchanté de cet ambassadeur. L'impératrice voudrait s'en consoler en pensant que c'est parce que celui-ci ne l'incommode pas et. lui montre toute sorte de soumission. Propos de femme irritée. Elle comprenait que l'action du jeune prélat était plus sérieuse. Ce même Rohan, écrit-elle à Mercy le 6 novembre 1773, ayant été à la Saint-Hubert avec l'empereur, celui-ci l'a fait mettre à table à côté de lui et a jasé deux heures de suite, je ne sais de quoi ; mais il en est résulté une envie très marquée d’aller à Paris dès après Pâques. La tournée, les visites, la vie à mener, tout a été concerté ; on a donné des avertissements pour les gens. Vous voyez par cet échantillon ce qu'un homme hardi et qui s'énonce bien peut sur l'esprit de l'empereur. Et voilà ce qui rend ma situation désagréable. Un misérable peut renverser avec un mot tout ce que des travaux continuels ont produit.

Les rapports se tendirent enfin à l'extrême quand Rohan, dévoilant les manœuvres de Mercy à la cour de France — où celui-ci s'était procuré, jusque dans les plus hautes sphères, des intelligences par lesquelles il se renseignait sur ce qui se passait dans les Conseils, — recourut à Vienne à des moyens semblables. Prenant résolument son parti, Marie-Thérèse demanda à Mercy-Argenteau d’obtenir son rappel. Jusqu'alors elle avait en la raison et le bon droit de son côté ; elle commit de ce moment la faute très grave de mêler sa fille, Marie-Antoinette, à son ressentiment, en lui demandant de travailler, elle aussi, au retour du coadjuteur et en s'efforçant de lui faire partager son aversion pour lui.

 

 

 



[1] Correspondance secrète du comte de Mercy-Argenteau avec l'empereur Joseph II et le prince de Kaunitz, publ. par le chev. Alf. d’Arneth et Jules Flammermont. Paris, 1889-91, 2 vol. in-8° et un fascicule d’introduction. — Correspondance secrète entre Marie-Thérèse et le comte de Mercy-Argenteau, avec les lettres de Marie-Thérèse et de Marie-Antoinette, publ. par le chev. Alf. d’Arneth et A. Geffroy. Paris, 1874, 3 vol. in-8°. — Mémoires pour servir à l'histoire des événements de la fin du XVIIIe siècle, par l'abbé Georgel, Paris, 1817, 3 vol. in-8°. — L'ambassade du prince Louis de Rohan à la cour de Vienne, 1771-1774, Notes écrites par un gentilhomme, officier supérieur [Antoine-Joseph Zorn de Balach] attaché au prince Louis de Rohan, Strasbourg, 1901, in-8°.

[2] Voir les détails donnés par l'abbé Georgel, secrétaire de l'ambassade du prince Louis à Vienne, Mémoires, II, 218-219.