L'AFFAIRE DU COLLIER

 

III. — LE PRINCE LOUIS.

 

 

A la cour de France, la jeune et gracieuse dauphine fut reçue avec magnificence ; mais de Compiègne ou de Versailles elle s'informa plus d’une fois du beau prélat d’Alsace qui, à son arrivée en terre de France, avait éveillé en elle une si vive émotion. Ce qu'elle en apprenait fut d’ailleurs pour la surprendre. Dans son palais de Saverne, près de Strasbourg, entouré de la noblesse et des plus jolies femmes de la province, le prince Louis, comme on l'appela jusqu'au jour ou il devint cardinal, menait la vie d’un seigneur féodal. A cheval, suivi des meutes hurlantes, par les plaines, dans les bois, il courait le renard et le sanglier. Dans les salles du palais, les vins du Rhin et de Hongrie coulaient à flots et des chevreuils entiers étaient servis sur les tables.

Le due d’Aiguillon, appuyé sur la toute-puissante favorite du roi Louis XV, Jeanne-Bénéditte Vauhernier, comtesse du Barry, venait d’être nommé premier ministre. Il était dévoué à l'illustre famille des Rohan-Soubise très influente à la Cour, surtout à cause de la situation de Mme de Marsan, gouvernante des Enfants de France. Le 9 juin 1771, Marie-Antoinette écrivait à sa mère, l'impératrice Marie-Thérèse : L'on dit que c'est le coadjuteur de Strasbourg qui doit aller à Vienne comme ambassadeur. Il est de très grande maison, mais la vie qu'il a toujours tenue ressemble plutôt à celle d’un soldat qu'à celle d’un coadjuteur. Le comte de Mercy-Argenteau était le représentant de la couronne d’Autriche auprès du roi de France, très fidèle conseiller de Marie-Thérèse et qui allait devenir celui de Marie-Antoinette. Il mandait de son côté : Cet ecclésiastique est entièrement livré à la cabale de la comtesse du Barry et, de d’Aiguillon, et je crains que ce ne soit pas le seul inconvénient qui le rende pou propre à la place qui lui est destinée.

Les Rohan se disaient issus de l'ancienne maison souveraine de Bretagne, étant venus en France avec Anne, la petite duchesse en sabots qui épousa Charles VIII. Ils tenaient à la branche de Valois par Catherine de Rohan, femme du comte d’Angoulême, aïeul de François Ier ; ils étaient alliés aux Bourbons eux-mêmes par Henri IV, petit-fils d’une Rohan qui avait épousé le duc d’Albret, roi de Navarre. Les Rohan faisaient corps avec les princes de Lorraine, marchant de pair avec eux, immédiatement après les princes du sang.

Le prince Louis de Rohan était né en 1734. En 1760 il avait été nommé coadjuteur de l'évêque de Strasbourg et sacré la même année évêque de Canope in partibus. C'était une nature très douée, fine fleur d’aristocratie, comme en produisent les civilisations raffinées en leurs plus délicats épanouissements. Il avait beaucoup de cœur et beaucoup d’esprit et une élégance subtile dont la dignité ecclésiastique rehaussait le charme singulier, une galanterie et une politesse de grand seigneur, dit la baronne d’Oberkirch, que j'ai rarement, rencontrées chez personne. Il avait été reçu membre de l'Académie française à vingt-sept ans et, parmi tant de noms illustres, figurait avec honneur. Personne n'avait une conversation plus agréable. Les Immortels se déclaraient charmés de sa compagnie. Un cœur sensible, comme disaient les contemporains, et une grande fortune lui permettaient de faire le bien largement. Il le faisait avec bonne grâce et d’un esprit joyeux. Plus tard, après qu'une catastrophe terrible l'eut terrassé, il trouva dans l'adversité des personnes qui se souvinrent de ses qualités charmantes et des écrivains pour les rappeler. Manuel, dans son Garde du corps, un pamphlet qui fit grand bruit et fut poursuivi à la requête des Rohan, trace son portrait : Il a vraiment bon cœur. Il est fier, pas trop. En le monseigneurisant on a de lui tout ce qu'on veut. Généreux au possible, il a par devant lui mille traits qu'on devrait bien publier. Il en est temps ou jamais. Mais on se taira. La reconnaissance est muette, la calomnie a cent voix. Obliger est une belle chose : mais qui ?toujours des ingrats. Et puis, faites le bien : et voilà pourquoi si peu de gens se soucient d’en faire !

De ces traits qu'un devrait bien publier, citons le suivant.

Le prince Louis tenait à Saverne table ouverte. Un pauvre chevalier de Saint-Louis venait s'y asseoir, mais n'avait pas, comme les autres, de pièce d’argent à glisser sous la serviette pour le valet servant. Et le valet de signaler au prince cet hôte minable qui arrivait sans invitation. Rohan ordonna de le faire asseoir la fois prochaine auprès de lui : honneur qui surprit le chevalier ; mais celui-ci ne tarda pas à deviner la malice à la figure du domestique. Tout allait d’ailleurs au mieux quand, vers la fin du repas, le prince, qui s'occupait de magie, demanda brusquement à son hôte :

Combien de diables connaissez-vous ?

Trois, monseigneur.

Trois ?

Un pauvre diable qui trouve à manger chez un bon diable, mais qu'un mauvais diable a voulu mettre dans l'embarras.

Rohan, charmé de la réponse, fit savoir que le couvert du chevalier serait désormais mis chez lui chaque jour.

De ces traits qu'on devrait bien publier, citons cet autre. Saverne, Rohan logeait parfois jusqu'à deux cents invités, la même nuit, sans compter les serviteurs. Une dame fort jolie, accompagnée d’un jeune officier, étant venue en visite, le prince les retint à coucher, quand un domestique vint l'avertir qu'il n'y avait plus de place.

Est-ce que l'appartement des bains est plein ?

Non, monseigneur.

N'y a-t-il pas deux lits ?

Oui, monseigneur, mais ils sont dans la même chambre, et cet officier....

Eh bien ! ne sont-ils pas venus ensemble ? Les gens bornés comme vous voient toujours tout en mal. Vous verrez qu'ils s'accommoderont très bien. Il n'y a pas la plus petite réflexion à faire.

Et, de fait, ils s'accommodèrent très bien et ne firent la plus petite réflexion ni l'officier, ni la dame.

On accusait Louis de Rohan d’être léger, défaut de son rang et de son éducation ; doit résultait d’ailleurs l'agrément de son esprit. Il devrait se chausser de bonnes semelles de plomb, poursuit Manuel, et se couvrir la nuque d’une bonne calotte de plomb : c'était la précaution du léger Philotas pour ne pas tourner à tout vent. — Il était affable et poli, dit un autre pamphlétaire, mais il lui arrivait trop souvent, comme à un grand, de ne pas se plier aux manières d’attention qu'on lui témoignait. D'un esprit actif et prompt, saisissant les idées avant qu'on les eût exprimées, imaginant déjà tout ce que la langue pesante d’un harangueur avait à peine commencé de prononcer, et par conséquent fatigué de l'attention qu'on exigeait de lui, déplaisant par le peu de poids qu'il donnait aux choses auxquelles on en donnait le plus et qu'on croyait mériter le plus de combinaisons, toujours taxé par ses inférieurs de juger trop légèrement parce qu'il jugeait vite et que les conclusions les plus justes n'étaient pas favorables à tous, il voyait ses qualités brillantes, auxquelles il ne s'était pas occupé de donner la forme qu'il fallait pour séduire par elles-mêmes, contribuer à le décrier et servir d’armes contre lui[1].

 

 

 



[1] Lettre à l'occasion de la détention de S. E. M. le Cardinal (1785, s. l.), p. 12-13.