LE CARACTÈRE DE LOUIS XV

 

— X —

 

 

C'est le 1er novembre 1758 que le duc de Choiseul prit le portefeuille des affaires étrangères ; mais un rival qu'il ne soupçonnait pas était, dès cette époque, investi de la confiance du roi. Nous avons vu que le prince de Conti fut disgracié à la fin de 1756, plus encore par sa propre faute que par l'influence de Mme de Pompadour. Louis XV ne renonça pas pour cela à sa politique secrète il lui donna bientôt pour directeur l'ambassadeur envoyé par lui en Pologne en 1752, le Comte de Broglie[1]. Laissons le roi formuler lui-même ses desseins, et nous révéler le jeu de cette politique. Au moment où le prince de Conti cessait de remplir le poste qu'il avait eu pendant près de quinze ans, Louis XV écrivait à Tercier, l'un de ses plus intimes confidents :

Je vous renvoie la lettre de M. le prince de Conty. Parce que je ne lui ai pas donné le commandement de l'armée qui, vraisemblablement, s'assemblera sur le Bas-Rhin, il dit qu'il est déshonoré. C'est un mot qu'on met toujours en avant présentement, et qui me choque infiniment. Il mettra peut-être de l'eau dedans son vin ce qui est de sur, c'est que je le recevrai, mais que je n'irai pas au devant de lui, surtout après les lettres qu'il a écrites ; ce sont ses affaires, et il n'en rejaillira de mal qu'à lui, s'il plaît à Dieu. En conséquence, je vous envoie trois lettres que je lui avais remises, dont vous ferez l'usage que vous voudrez. Notre correspondance particulière n'était que pour lui : la publique en Pologne va bien sans cela, et je n'y veux rien changer, qui est de soutenir les Polonais, et qu'ils se choisissent un Roi à leur libre volonté. Je tiendrai mes engagements avec les Polonais, et je vous ferai remettre l'argent que j'ai encore à donner cette année, au par delà de 36.000 livres, pour aller jusqu'à 84.000 livres, je crois[2].

Quelque temps après, Louis XV qui, dans une autre lettre à Tercier, déclarait qu'il ne changerait jamais de façon de penser et d'agir, pour la liberté entière des Polonais sur le choix à venir de leur roi[3], fermait la bouche au comte de Broglie, qui ne voulait accepter qu'un des termes de la politique personnelle du roi :

J'ai très bien vu dans toutes vos lettres, comte de Broglie, que vous aviez de la peine à adopter le système nouveau que j'ai pris[4]. Vous n'étiez pas le seul ; mais telle est ma volonté; il faut que vous y concouriez[5].

Un mois plus tard, le roi insistait en ces termes :

Je trouve très bon, comte de Broglie, que vous me fassiez toutes les représentations que vous croirez devoir me faire et à mes ministres, mais ayez toujours en vue l'union intime avec Vienne ; c'est mon ouvrage, je le crois bon, et je le veux soutenir. Dans ces circonstances, je crois votre présence très nécessaire à Varsovie ; vous êtes aimé et estimé des Polonais, et un nouveau ministre ne serait pas capable de leur faire faire bien des choses qu'il faut qu'ils fassent, sans y abandonner notre parti, car je le veux soutenir. C'est leur bien et leur liberté. Ainsi je vous conseille d'abandonner l'idée de Vienne et de n'être pas si changeant, surtout après que je vous ai tenu mes promesses et que je vous crois capable de me bien servir encore. MM. de Bellisle et de Bernis ne sont pour rien dans ce que je vous dis ici. Continuez à m'envoyer les lettres que vous recevez là dessus du prince de Conti, jusqu'à ce que je vous aie fait savoir à qui, à l'avenir, je jugerai à propos que vous vous adressiez.

Je n'ai pas douté de vos sentiments sur ce qui m'est arrivé. Peu de François ont, je crois et j'espère, pensé autrement[6].

Ces derniers mots faisaient allusion à l'attentat de Damiens. Le roi, comme le remarque M. Boutaric, s'exprime ici à ce sujet avec une vraie dignité.

Le 26 octobre 1758, Louis XV maintenait encore, dans une lettre à Tercier, les lignes de sa politique secrète, et, chose remarquable, il s'associait le dauphin dans ses vues[7].

Le comte de Broglie avait été renvoyé en Pologne en mai 1758 ; à son retour, le roi l'investit définitivement de la direction de sa politique secrète par une lettre, en date du 23 mars 1759, conçue en ces termes :

Monsieur le comte de Broglie, mon intention étant de continuer en Pologne la négociation secrète que vous y avez suivie pendant votre ambassade avec zèle et succès, je veux que vous en ayez la principale direction. En conséquence, j'ordonne au sieur Tercier, que j'ai chargé de l'expédition de mes ordres secrets à mes différents ministres qui peuvent concourir à cette affaire, de vous communiquer exactement tout ce qu'il recevra de relatif à cette négociation, et de se concerter avec vous sur les projets de réponse à y faire, pour, après que je les aurai approuvés, en faire l'expédition. Votre attachement à ma personne m'assure que vous ferez un usage utile des connaissances que vous avez acquises dans cette partie, et que vous continuerez à observer le plus exact secret, comme vous avez fait par le passé[8].

Quand on n'a étudié que superficiellement le caractère de Louis XV, on ne se douterait pas de l'activité, du soin minutieux et de la persévérance avec lesquels il s'occupa de sa correspondance secrète pendant les vingt dernières années de son règne, mais surtout jusqu'en 1768[9]. Cette conduite l'honore, a dit un écrivain qui s'est fait l'historien de notre diplomatie, et prouve qu'il portait un oeil attentif sur les divers États de l'Europe, et que le sort et l'honneur de la France étaient moins étrangers à son coeur qu'on ne le pensait communément[10]. Malheureusement, ce travail assidu était un vrai travail de Pénélope. On défaisait trop souvent au grand jour ce qui avait été longuement élaboré dans l'ombre. La politique secrète eut de grands, mais stériles desseins. La Pologne, d'abord son principal objet[11], ne ressentit aucun effet de la protection et des vues généreuses du roi, dont la politique officielle laissa consommer, en 1772, l'odieux partage, et n'eut pour cette mesure que d'inutiles regrets. Un autre dessein, éclos aussi dans le cabinet du roi et qu'on appela le grand projet[12], n'aboutit pas davantage. Le fameux chevalier d'Éon, l'un des agents envoyés à Londres en 1763, pour étudier le projet d'une descente en Angleterre[13], se compromit dans des querelles avec l'ambassadeur officiel et les ministres du roi, et, abandonné par Louis XV, au moins ostensiblement, n'avança pas la réalisation d'un plan qui devait longtemps encore occuper les divers cabinets qui se succédèrent[14]. Il faut dire pourtant que c'est à la politique secrète que fut due l'alliance avec la Russie, conclue en 1757[15], et qui aurait eu d'importantes conséquences si la mort inopinée de l'impératrice Elisabeth n'était venue, en 1762, détruire les espérances du roi ; il faut constater aussi l'action de la politique secrète pendant la guerre de Sept ans[16], et sa participation aux négociations de Londres pour la paix[17]. Il y eut, à plus d'une reprise, d'étranges conflits entre la politique avouée et la politique inavouée, et le plus curieux fut à coup sûr celui qui se produisit à Londres entre le comte de Guerchy et le duc de Praslin, d'un côté, et le chevalier d'Éon de l'autre. Nous voudrions pouvoir nous arrêter ici à cet épisode, où éclate tout à la fois la ténacité et la faiblesse de Louis XV, désavouant ses agents en public et les soutenant en secret[18].

Il fit plus : il envoya à son ministre occulte, après l'échec subi par le maréchal de Broglie, un ordre d'exil, tout en lui laissant la direction de sa correspondance secrète, et, comme Tercier avait manifesté son étonnement de cette disgrâce prolongée, et que le mot de haine lui était échappé, le roi lui écrivit, à la date du 8 mai 1763 :

Un roi ne se sert point du mot haïr avec ses sujets, mais quand il a un sujet d'en exiler un, il ne les fait pas souvent revenir. Le comte de Broglie n'est pas dans ce cas, mais il n'était pas possible de le séparer de son frère. Il peut voir Tercier, je pense, avec des précautions, mais je ne lui conseille pas de voir Durand pendant son séjour à Paris. Je lui ai permis d'y veiller à ses affaires, par conséquent il peut voir les personnes qui lui seront nécessaires pour cela, ainsi que le maréchal, pendant le temps que je lui ai marqué qu'il pouvait rester à Paris[19].

La correspondance secrète ne suivit pas son cours sans incidents et sans alarmes : plus d'une fois le roi eut des craintes sérieuses pour le secret auquel il tenait tant : l'affaire de d'Éon ne fut pas la seule où ce secret faillit être compromis. Mme de Pompadour qui, elle aussi, avait ses transes de chaque jour, et joignait au rôle de ministre celui d'espion, s'inquiétait fort de ces petites correspondances particulières que, même après la disgrâce de Conti, le roi poursuivait assidûment, et auxquelles il passait une partie de ses matinées[20]. En dehors des révélations de Mme du Hausset, qui prétend avoir surpris le secret et avoir remis à sa maîtresse des lettres du roi et des mémoires contre Choiseul, nous savons par Tercier comment s'y prit Mme de Pompadour pour arracher à Louis XV son secret. Tercier écrit à d'Eon, le 10juin 1763 :

Le Roi m'a appelé ce matin auprès de lui ; je l'ai trouvé fort pale et fort agité. il m'a dit d'une voix altérée qu'il craignait que le secret de notre correspondance n'ait été violé. Il m'a raconté qu'ayant soupé, il y a quelques jours, en tête à tête avec Mme de Pompadour, il fut pris de sommeil à la suite d'un léger excès, dont il ne croit pas la marquise tout à fait innocente. Celle-ci aurait profité de ce sommeil pour lui enlever la clé d'un meuble particulier que Sa Majesté tient fermé pour tout le monde, et aurait pris connaissance de vos relations avec M. le comte de Broglie. Sa Majesté la soupçonne, d'après certains indices, de désordres remarqués par elle dans ses papiers[21].

Il est une autre affaire, dans laquelle Mme de Pompadour joua un grand rôle, et où elle l'emporta, aidée d'ailleurs par l'esprit public, sur les résistances du roi. Nous voulons parler de l'expulsion des Jésuites. Le hasard seul a commencé cette affaire, a dit Choiseul ; l'événement arrivé en Espagne l'a terminée[22]. Il est incontestable que Louis XV aimait personnellement les Jésuites[23], et que, livré à lui-même, il n'eût jamais, malgré l'étroite liaison qui l'unissait à l'Espagne depuis le pacte de famille, épousé avec tant de persistance la politique qui aboutit, en 1773, à la bulle de suspension donnée par Clément XIV. Il n'est pas moins certain que, comme l'a remarqué avec justesse le P. Theiner, Louis XV n'avait pas la force de défendre les Jésuites, et sentait qu'il était impuissant ù les protéger contre la tempête que les parlements, au nom de l'opinion publique, avaient suscitée contre eux sur tous les points du royaume[24]. Il fit pourtant tout ce qu'il put en faveur des Jésuites, comme le prouvent son édit du 2 août 1761, sa démarche près du pape en janvier 1762[25], les observations dont il accompagna le projet d'édit quand, obsédé par les intrigues qui l'environnaient[26],  il se décida à signer l'arrêt de mort de la Compagnie[27], et enfin la dépêche, en date du 4 décembre, envoyée au marquis d'Aubeterre, ambassadeur à Rome[28]. La résistance de Louis XV eût été insurmontable, a dit M. de Saint-Priest, si la légèreté de son caractère n'avait dominé les préjugés de son éducation[29]. Il faut dire aussi que, placé entre l'expulsion des Jésuites et la dissolution des parlements, il n'eut pas le courage de son opinion : une fois de plus, il justifia cette maxime qu'un de ses historiens a inscrite en tête de sa vie :

Video meliora proboque,

Deteriora sequor.

L'édit contre les Jésuites est du 1er décembre 1764. A cette date, Mme de Pompadour avait terminé sa triste carrière. Elle était morte le 15 avril précédent[30], entourée des mêmes prévenances extérieures de la part du roi, et gardant sur son lit de mort le même ascendant. Les ministres continuaient à la visiter, et Janelle vint jusqu'à son dernier souffle lui rendre compte du secret de la poste[31]. On a prêté à Louis XV sur le dernier voyage de la marquise un mot qu'il n'a pas prononcé[32]. Ce qui est incontestable, c'est l'indifférence avec laquelle il vit disparaître cette maîtresse qui avait en ses jours de triomphe, et que, depuis longtemps, il ne supportait plus que par habitude. Nous en avons la preuve dans une lettre de la reine au président Hénault : Au reste, écrivait-elle, il n'est non plus question ici de ce qui n'est plus que si elle n'avait jamais existé. Voilà le monde : c'est bien la peine de l'aimer ![33]

 

 

 



[1] Voir les mémoires adressés à Louis XVI par le comte de Broglie, dans l'ouvrage de M. de Ségur, Politique de tous les cabinets de l'Europe pendant les règnes de Louis XV et de Louis XVI, t. I, p. 27 et 70-72, et Correspondance secrète, publiée par M. Boutaric, t. II, p. 388 et 413.

[2] Lettre du 9 novembre 1756, Correspondance secrète, t. I, p. 212.

[3] Lettre du 27 novembre 1756, l. c., p. 213.

[4] L'alliance avec l'Autriche.

[5] Lettre du 24 décembre 1756, l. c., p. 214. — Tant que je vivrai, écrivait plus tard Louis XV à Tercier, je ne me départirai jamais de l'alliance de l'impératrice, et ne me lierai jamais intimement avec ce roi de Prusse ci. (Lettre du 26 février 1763, l. c., p. 289.)

[6] Lettre du 22 janvier 1757, l. c., p. 216.

[7] En conservant notre parti en Pologne, mettez-leur bien dans la tête que jusqu'à ma mort je ne me séparerai pas de l'Impératrice-reine, et que mon fils est dans ces mêmes sentiments. Corresp. secrète, t. I, p. 233.

[8] Correspondance secrète, t. I, p. 238-39.

[9] Voir l'ouvrage de M. de Ségur, la Correspondance secrète, publiée par M. Boutaric ; les Mémoires sur la chevalière d'Éon, récemment réédités avec d'importants changements, par M. Gaillard et les Mémoires du maréchal de Richelieu, par Soulavie, t. IX, p. 395-97 et 422-23, etc., etc. — Louis XV ne manquait pas, on le voit, de persévérance. Il en donna une nouvelle preuve en tenant lui-même le sceau, après le renvoi de Machault, jusqu'au 13 octobre 1761, c'est-à-dire pendant plus de deux ans et demi. Voir Barbier, t. VI, p. 489 et passim, et t. VII, passim, jusqu'à la p. 411.

[10] M. de Flassan, Histoire générale de la diplomatie française, t. V, p. 369.

[11] Vous savez que la Pologne est le principal objet de la Correspondance secrète, lit-on dans une instruction donnée au baron de Breteuil (Flassan, t. V, p. 346). Mon intention a toujours été la liberté des Polonais, écrivait Louis XV à Tercier (Boutaric, t. I, p. 217), et c'est le mot de toute la correspondance.

[12] Voir l'analyse et des citations du Plan de guerre contre l'Angleterre, rédigé par ordre du feu Roy pendant les années 1763, 64, 65 et 66, refondu et adapté aux circonstances actuelles, pour être mis sous les yeux de Sa Majesté, à qui il a été envoyé le 17 décembre 1777, par le comte de Broglie, dans le travail de M. Will.-P. Egerton, Projets d'invasion française en Angleterre, Revue contemporaine, 15 janvier 1867, p. 21 et suiv. Le Roy, disait Broglie, gardait le souvenir des injures de l'AngleterreL'expérience de deux guerres malheureuses et la sagacité du feu Roy lui avaient démontré que tous nos revers venaient de ce que nous avions toujours été prévenus par les Anglais sans leur jamais opposer de plan.

[13] Voir l'ordre de Louis XV, en date du 5 juin 1763, publié par M. Gaillardet, Mém. de la chevalière d'Éon, p. 101.

[14] Voir le travail de M. W.-P. Egerton, Revue contemporaine des 15 janvier, 15 et 28 février, et 15 mars 1867.

[15] Voir Flassan, Histoire générale de la diplomatie française, t. V, p. 240-242, et Gaillardet, Mémoires sur la chevalière d'Éon, p. 17 et suiv., 36-37, 39, 45-47.

[16] Le chevalier d'Éon écrivait en 1776 que, par l'ordre secret de son maître et à l'insu du grand Choiseul, il avait fait durer trois ans de plus la dernière guerre. Gaillardet, l. c., p. 89 et 406. Cf. Boutaric, Correspondance secrète, t. I, p. 103.

[17] Gaillardet, l. c., p. 92 et suiv. Voir sur le rôle de la politique secrète ce que dit le comte de Broglie, Correspondance secrète, t. I, p. 375-76 ; t. II, p. 419-20 et p. 449-470. La Correspondance nous montre comment le Roi appréciait la paix de 1763 : La paix que nous venons de faire n'est pas bonne et glorieuse ; personne ne le sent mieux que moi. Mais, dans les circonstances présentes, elle ne pouvait être meilleure, et je vous réponds bien que si nous avions continué la guerre, nous en aurions fait encore une pire l'année prochaine (t. I, p. 285-59).

[18] Le chevalier d'Éon venait d'être nommé ministre plénipotentiaire à Londres quand le comte de Guerchy y fut envoyé, à titre d'ambassadeur, par le duc de Praslin. C'était au moment où Mme de Pompadour venait de pénétrer le secret de la correspondance privée du roi. D'Éon, resté à Londres pour s'occuper du grand projet, se vit l'objet des tracasseries du ministre, et même de l'ambassadeur, pourtant initié jusqu'à un certain point à la correspondance secrète. Le chevalier, en vrai capitaine de dragons, ne supportait pas facilement les moindres torts : il écrivit au ministre et à l'ambassadeur les lettres les plus mordantes. Enfin Praslin obtint du roi un ordre de rappel ; mais le même jour Louis XV écrivit à d'Éon : Je vous préviens que le roi a signé aujourd'hui, mais seulement avec sa griffe et non de sa main, l'ordre de vous faire rentrer en France ; mais je vous ordonne de rester en Angleterre. Le chevalier, en homme d'esprit et d'action, tint tête à l'ambassadeur, et déjoua tous ses projets et toutes ses ruses. Praslin envoya alors une demande d'extradition, signée encore une fois de la griffe du roi, dont la main en prévint aussitôt d'Éon. Mais l'invincible dragon, comme rappelle M. Gaillardet, l'emporta encore sur l'ambassadeur. On eut beau le déclarer traître et rebelle à l'État, coupable de lèse-majesté, déchu de ses grades et appointements, il resta à son poste, ferme et inébranlable. L'amertume de sa situation et de son abandon officiel ne lui fit pas trahir la fidélité qu'il avait jurée : Je n'abandonnerai jamais le Roi et ma patrie le premier, écrivait-il, mais si par malheur le Roi et ma patrie jugent à propos de me sacrifier en m'abandonnant, je serai bien forcé malgré moi d'abandonner le dernier, et en le faisant je me disculperai aux yeux de l'Europe, et rien ne me sera plus facile. Enfin, après bien des péripéties qui font de ce épisode un véritable roman, Louis XV envoya à d'Éon quelques secours matériels ; le 25 juin 1765, il l'autorisa à reprendre la correspondance secrète, et lui donna l'année suivante un traitement annuel de douze mille livres (Gaillardet, l. c., et Corresp. secrète, t. I). — Remarquons ici, à propos du chevalier d'Éon, que le récent historien de Louis XV, M. Jobez, rapporte une anecdote où d'Éon, déguisé en femme, aurait joué un rôle avec le galant monarque. Si M. Jobez avait pris la peine de recourir à la nouvelle édition publiée par M. Gaillardet en novembre 1866, il aurait acquis la preuve, déjà faite, d'ailleurs, aux yeux de la critique, que certaines parties de ce livre, — et en particulier cette anecdote, — étaient le produit de l'imagination de l'auteur.

[19] Correspondance secrète, t. I, p. 292.

[20] Mémoires de Mme du Hausset, l. c., p. 416-17.

[21] Mém. sur le chevalier d'Éon, par M. Gaillardet, p. 120-21. Plus tard, en 1768, le duc de Choiseul chercha à pénétrer le secret, et y parvint en partie. Voir la lettre de Louis XV au comte de Broglie en date du 28 août, Correspondance secrète, t. I, p. 404.

[22] Mémoire à Louis XVI, cité par M. Crétineau-Joly, Hist. de la Compagnie de Jésus, t. V, p. 247.

[23] L'évêque de Mirepoix écrivait, en 1753, relativement au choix d'un nouveau confesseur : Les Jésuites exclus de la place, le jansénisme triomphait, et avec le jansénisme une troupe de mécréants qui n'est aujourd'hui que trop nombreuse. Il faut même dire les choses comme elles sont. Le fond du coeur de Sa Majesté est pour vous : je l'ai toujours reconnu. Ainsi, en parlant pour vous, je parlais selon le coeur du roi au lieu que l'intrigue et la cabale, quoiqu elles n'aient que trop de pouvoir, auront toujours du moins, en parlant contre la Compagnie, à combattre les premières inclinations de Sa Majesté. Lettre au général de la Compagnie, extr. des archives du Gesù, et publiée par le P. de Ravignan, Clément XIII et Clément XIV, t. I, p. 17, note.

[24] Hist. du pontificat de Clément XIV (1852), t. I, p. 32.

[25] Le roi demandait qu'il pût nommer un vicaire général français pour gouverner les Jésuites en France, sous la dépendance du général. Ses instructions font, dit le P. Theiner, autant d'honneur à la piété du monarque et à son attachement à la Compagnie de Jésus qu'à la haute probité de son ministre le duc de Praslin. (T. I, p. 45.)

[26] Clément XIII et Clément XIV, par le R. P. de Ravignan, t. I, p. 134.

[27] Voir ces observations dans l'Hist. de la chute des Jésuites, par M. de Saint-Priest (p. 264-66) : Je n'aime point cordialement les Jésuites, disait en finissant le Roi, mais toutes les hérésies les ont toujours détestés, ce qui est leur triomphe. Je n'en dis pas plus. Pour la paix de mon royaume, si je les renvoie contre mon gré, du moins ne veux-je pas qu'on croie que j'ai adhéré à tout ce que les Parlements ont fait et dit contre eux.

Je persiste dans mon sentiment qu'en les obéissant il faudrait casser tout ce que le Parlement a fait contre eux.

En me rendant à ravis des autres pour la tranquillité de mon royaume, il faut changer ce que je propose, sans quoi je ne ferai rien. Je me tais, car je parlerais trop.

[28] Hist. du pontificat de Clément XIV, par le P. Theiner, t. I, p. 53-56. Le pape est mieux instruit que personne des vrais sentiments du Roy, puisque Sa Majesté lui en a fait part elle-même dés le commencement de cette affaire. Elle ne désirait rien plus sincèrement que de pouvoir concilier l'institut des Jésuites avec les lois, les maximes et les usages de son royaume… Au reste, Monsieur le Roy, en prenant la résolution qui vient d'être publiée, non seulement n'a rien prononcé sur l'institut en lui-même de la Compagnie des Jésuites, mais il a encore ordonné que tout ce qui a celé jusqu'à présent dit, écrit ou fait à l'occasion de cet institut serait comme non avenu.

[29] Histoire de la chute des Jésuites, p. 47.

[30] On dit qu'elle est morte avec une fermeté digue d'éloges, écrit Voltaire à d'Alembert le 8 mai 1764. Avez-vous regretté Mme de Pompadour ? disait-il encore. Oui sans doute, car elle était des nôtres ; elle protégeait les lettres autant qu'elle le pouvait. Voilà un beau rêve de fini ! Et à Damilaville, à Mme du Deffand et à Marmontel : Elle pensait comme il faut. — Elle était philosophe. Oeuvres, t. LXII, p. 287 ; t. LII, p. 341, 354 et 365.

[31] Vie privée de Louis XV, t. IV, p. 21-22.

[32] C'est ce qui est attesté par Lacretelle lui-même, si crédule à l'égard des propos qui couraient alors. Après avoir cité le mot, il ajoute, entre parenthèses : Le témoignage de plusieurs hommes de cour a démenti cette anecdote. (t. IV, p. 60). On a dans la Correspondance secrète une lettre du Roi du 17 avril 1764 : Il ne m'est pas encore possible, écrit-il, de vous renvoyer vos dernières dépêches, ce sera le plus tôt que ma position me le permettra. (t. I, p. 320-21).

[33] Mém. du président Hénault, p. 421. — Veut-on savoir quelle place avait su se faire à la cour Mme de Pompadour ? qu'on lise ce passage d'une lettre de la duchesse de Choiseul (née Crozat, fille d'un simple commis, devenu l'un des plus riches financiers de Paris) à Mme du Deffand : Mme de Pompadour a eu beaucoup de toux et assez de fièvre cette nuit, ma chère enfant. Cependant il n'y a aucun danger à son état ; mais je suis inquiète, parce que je l'aime. Et comment ne l'aimerais-je pas ? Vous savez ce que je vous en ai dit hier. Je joins pour elle l'estime à la reconnaissance. Croyez-vous, d'après cela, qu'elle ait à la cour une meilleure amie que moi ? Corresp. compl. de Mme du Deffand avec la duch. de Choiseul, l'abbé Barthélemy et M. Craufurt, publiée par le marquis de Saint-Aulaire (2° édit., 1867), t. I, p. 16.