HISTOIRE DE CHARLES VII

LIVRE VI. — CHARLES VII PENDANT SES DERNIÈRES ANNÉES. - 1454-1461.

 

CHAPITRE VI. — INTERVENTION DU DUC DE BOURGOGNE DANS L'AFFAIRE DU DAUPHIN.

 

 

1456.

 

La retraite du Dauphin à la cour du duc de Bourgogne envenime la situation. — Le duc accueille le Dauphin avec empressement ; honneurs qu'il lui rend. — Attitude du Roi au lendemain de la fuite de son fils ; circulaire qu'il envoie ; mesures de défense ; le Dauphiné est occupé militairement, — États du Dauphiné ; discours du Roi ; les états promettent leur concours et envoient une députation au Dauphin pour l'engager à la soumission. — Relations du Roi avec le duc de Savoie ; instructions qu'il donne à Chabannes, envoyé près de ce prince. — Lettre du Roi au duc de Bourgogne ; il reçoit deux lettres du duc. — Lettre du Roi au Dauphin. — Attitude du duc de Bourgogne ; ses hésitations au premier moment ; il se décide à donner asile au Dauphin. — Réponse du duc à la lettre du Roi ; exposé fait par le chancelier. — Intervention du duc ; envoi d'une ambassade ; exposé fait par les ambassadeurs ; réponse que le Roi leur fait donner. — Le situation devient très tendue ; dans le Conseil royal, on propose au Roi de prendre l'offensive ; Charles VII s'y refuse.

 

Au début de son livre VI, où il raconte l'avènement de Louis XI, le chroniqueur bourguignon Georges Chastellain laisse échapper un cri de joie. Son ennui de vivre s'est changé en exultation d'âme ; délivré des craintes qui l'obsédaient, il rue au ciel par sacrifice. C'est que la mort de Charles VII a mis un terme à une situation qui s'aggravait d'année en année ; c'est que la suspection injustement prise qui existait depuis si longtemps, va cesser : désormais est ouverte la voie par où longue naturelle leaulté de cœur pourra être foncièrement connue, en magnification de la gloire de Dieu et de sainte foy. En effet, depuis le traité d'Arras, œuvre divine et par laquelle il semblait que toute tranquillité aurait lieu, il s'est trouvé à peine une année où, par sugestion de l'ennemi (le démon) envieux de l'humaine concorde, il n'y ait eu entre le Roi et le duc des rumeurs perilleuses, aujourd'hui l'une, demain une autre, pleines de mauvaiseté et d'espouventement, et toutes prochaines à meschief (malheur) et à playe, et de si relie (dure) et de si mauvaise condition que, plus allaient avant et croissaient leurs ans, plus se fellissoient (envenimaient) et aigrissaient les matières entre eux et se disposaient à ruyne[1].

Nous avons suivi pas à pas ces étapes, marquées par de passagères réconciliations, par des paix plâtrées auxquelles succédaient de nouveaux conflits. Nous sommes arrivés à un moment où la crise va devenir plus aiguë que jamais : la fuite du Dauphin, son installation dans les États de Philippe le Bon, furent, dit le chroniqueur, matière du plus aigre et du plus perilleux brouillon qui oncques s'y trouva'[2].

Le duc de Bourgogne était en Hollande, occupé à assiéger la ville de Deventer, quand une lettre du maréchal de Bourgogne, envoyée de Dijon à la date du 10 septembre, lui annonça le départ précipité du Dauphin[3]. Presque aussitôt, il apprit l'arrivée de ce prince à Louvain. Il donna ordre au grand bailli de Hainaut Jean de Gray d'aller lui souhaiter la bienvenue, et écrivit à la duchesse de Bourgogne de préparer le logis du Dauphin et de l'entourer de tous tes honneurs qui appartenaient au fils du Roi[4]. Le duc se disposa à se rendre à Louvain, et fit partir le comte d'Étampes, noblement accompagné, pour saluer le Dauphin et s'excuser de ne pouvoir venir immédiatement, étant encore retenu dans ses pays de Hollande et de Frise. Louis répondit que le duc n'avait pas besoin de se presser, car il savait que ses excusations étaient hautes et grandes. — J'ai beau loisir de l'attendre, dit-il, et il ne m'ennuie point, car je suis en bon pays et sûr, et en bonne ville, au lieu où depuis longtemps je désirais me trouver[5]. Le comte d'Étampes présenta les gens de sa suite, parmi lesquels étaient les seigneurs de Saveuse, de Rochefort, de Miraumont, de Roye, de Moreuil, etc. Il n'y en eut aucun dont le prince ne demandât le nom : Soyez les bienvenus, leur dit-il ; j'ai beaucoup ouï parler de vous. Il leur prit la main et les traita comme d'anciennes connaissances.

Le comte d'Étampes avait mission de conduire le Dauphin à Bruxelles auprès de la duchesse. Le départ s'effectua aussitôt. On arriva à huit heures du soir. La duchesse, la comtesse de Charolais et Madame de Ravestein[6], informées de la venue du prince, s'avancèrent au devant de lui jusqu'à la porte de leur logis[7]. Le Dauphin descendit de cheval, embrassa les trois princesses, qui s'agenouillèrent, ainsi que les dames et demoiselles de leur suite. Puis il prit la duchesse par le bras et voulut la faire marcher devant lui. Monseigneur, dit la duchesse, il semble que vous avez désir que l'on se moque de moi, car vous me voulez faire ce qui ne m'appartient pas. — Non, répondit le Dauphin, je vous dois bien faire honneur, car je suis le plus pauvre du royaume de France, et je ne savais où quérir refuge, sinon devers mon bel oncle et vous. Et la grande dame qui rapporte ces détails ajoute : Ils furent en ces paroles plus d'un quart d'heure ; et, à la fin, quand il vit que Madame pour rien ne voulait aller devant, il la prit au-dessous de lui et l'emmena. Et eu cet état Madame le mena en sa chambre ; et, au prendre congé de lui, elle s'agenouilla jusqu'à terre, et pareillement Mesdames de Charolais et de Ravestein, et puis toutes les autres[8].

En attendant la venue du duc, le comte d'Étampes mena le Dauphin chasser et voler[9]. Philippe n'arriva que le 15 octobre à Bruxelles. Il s'était fait précéder par le comte de Charolais, suivi d'une escorte de trois cents chevaux, et avait chargé son roi d'armes, Toison d'Or, d'aller complimenter le Dauphin[10]. Quand celui-ci apprit l'arrivée du duc, il lui envoya plusieurs des gens de sa maison, et résolut de monter à cheval pour aller au-devant de lui. A cette nouvelle, le duc 'fit partir message sur message, afin de rompre cette folie et de supplier le prince de n'en rien faire[11]. Le Dauphin céda : il se borna à attendre le duc dans la cour de l'hôtel, en compagnie de la duchesse et de la comtesse de Charolais. Dès que Philippe l'aperçut, il mit pied à terre, et, se découvrant, il s'agenouilla ; puis, s'avançant rapidement pour empêcher le Dauphin de le devancer, il lui fit le deuxième honneur. Mais à peine eut-il le temps de s'agenouiller : Louis le prit dans ses bras et l'accola si étroitement qu'il le mit hors d'état de s'incliner. Le duc se dégagea pourtant, et le prince, pour effort ni pour prière, ne le put oncques faire soudre en pieds. — Monseigneur, dit alors le duc, votre venue par deça m'est une grande joie au cœur. Je loue Dieu et vous de l'honneur et de la bonne aventure que j'ai aujourd'hui à votre cause ; et soyez aussi bien venu comme fut l'ange Gabriel à la Vierge Marie, car si grande joie ne reçus onques, ni tant d'honneur que une fois en ma vie je vous ai pu voir et recevoir en mes pays, qui vôtres sont et à votre service. Tout ému de ces paroles, le Dauphin ne sut que répondre. Le duc était resté à genoux : Par ma foi, bel oncle, lui dit-il, si vous ne vous levez, je m'en irai et vous laisserai. Vous êtes le seul au monde que plus ai désiré voir, longtemps a, et appert bien, car je suis venu de bien loin et à grand danger. Si loue Dieu que je vous trouve sain et en bon état, et m'est la plus grande joie que j'eus onques que la vue de votre personne. Bel oncle, s'il plaît à Dieu, nous ferons bonne chère ensemble, et vous conterai de mes aventures, et vous me direz des vôtres. Les deux princes s'avancèrent ensuite jusque dans la chambre du Dauphin ; puis le duc se retira[12].

 

Par sa fuite soudaine, au moment où son père s'apprêtait à le contraindre à la soumission, le Dauphin avait jeté le gant. Charles VII le releva aussitôt. Du 7 au 15 septembre, des circulaires furent adressées à la Chambre des comptes, aux prélats, aux bonnes villes, au Conseil du Dauphiné, pour faire connaître l'événement et mettre en lumière les circonstances qui l'avaient accompagné[13]. En même temps, le Roi annonçait les résolutions prises : Nous avons, écrivait-il le 11 septembre au Conseil du Dauphiné, envoyé en notre ville de Lyon nos chers et feaux cousins le sire de Lohéac, maréchal de France, et le sire de Bueil, comte de Sancerre, notre amiral, pour obvier aux inconvénients qui pourroient advenir et aux entreprises qu'on voudroit ou pourroit faire. Avec ce nous avons intention de bref nous tirer aux marches de par delà pour donner à tout si bon ordre et provision que ce sera à votre bien, soulagement et consolation et de manière à ce qu'aucun inconvénient[14] n'en advienne. Et il ajoutait : Nous avons voulu vous écrire ces choses, confiants en vos bonnes loyautés, et comme à ceux qui toujours avez eu et avez désir  d'aider de tout votre pouvoir à redresser et réduire en mieux les termes que notre fils a tenus par ci-devant, lesquels sont à dommage plus que nul autre, et croyons qu'ils ont été et sont à votre très grand déplaisir[15].

Le 7 septembre le Roi avait écrit aux habitants de Lyon pour leur annoncer l'arrivée dans leur ville du maréchal de Lohéac et de l'amiral de Bueil, pour aucunes choses qui très fort nous touchent, disait-il, et dont avons été avertis, afin d'y donner provision ainsi que le cas le requiert[16]. Il convoqua Pour le 15 octobre, à Vienne, les États du Dauphiné ; il fit assembler ses gens d'armes sur les frontières de la Bourgogne, renforcer les garnisons des villes de la contrée, garder les passages, fermer les portes des forteresses, surveiller les allant et venant[17]. Le Dauphiné ne tarda pas à être occupé militairement, sans qu'on eût rencontré la moindre résistance.

Quittant le Bourbonnais, Charles VII s'avança dans la direction de Lyon, où il arriva le 18 octobre. De là il se rendit à Vienne, où étaient assemblés les États du Dauphiné. Dans une grande réunion, tenue sous sa présidence, il fit un long exposé de la situation[18]. Il remercia d'abord les députés d'être venus à son commandement, bien que, en cela, ils n'eussent fait que leur devoir, puisqu'ils lui avaient jadis prêté un serment de fidélité dont ils n'avaient point été déliés. Entre tous les pays de son royaume, il aimait grandement le Dauphiné ; il se souvenait combien ce pays s'était toujours montré fidèle et quels bons services il lui avait rendus dans les guerres du temps passé. Ici le Roi entra dans le détail, comme s'il eût eu le récit des événements écrit sous ses yeux. Ayant ainsi conquis son auditoire, il continua en ces termes : Il me déplait à tous égards, et en considérant que tout le royaume est tranquille et en paix, que vous seuls soyez vexés et accablés par les subsides et l'entretien des gens de guerre, et en outre mal gouvernés. Tout cela doit être imputé non seulement à mon fils, mais à ceux qui l'ont gouverné, savoir le bâtard d'Armagnac, qui n'est point Armagnac, mais Anglais, et ancien ennemi de la France ; et aussi le sire de Montauban, qui déjà par le passé, a trahi ceux de sa propre maison : ce n'est donc pas merveille s'il cherche à trahir et à faire mai agir mon fils, avec lequel il n'avait rien à faire. De Capdorat et Garguesalle, je n'en veux point parier, car, étant de ce pays, ils sont connus pour ribauds, traîtres et mauvais chiens : ils ont été cause du détestable gouvernement du Dauphin et de tout ce qu'il a fait de mal. Par tous ces motifs, je suis venu pour porter remède à cet état de choses, dégrever le pays de ses charges, mettre un terme à cette mauvaise administration. Mon intention n'était pas d'enlever le Dauphiné à mon fils, mais de le forcer à chasser ces quatre serviteurs, auxquels jamais je n'accorderai de pardon, surtout aux deux premiers. Je suis prêt à donner au Dauphin la provision accoutumée, savoir vingt-cinq mille francs de pension annuelle ; je lui donnerai en outre, soit le duché de Normandie, soit le duché de Guyenne, qui est plus proche du Dauphiné, afin qu'il puisse vivre honorablement et avec un état convenable. Enfin, s'il veut vivre à ma cour, je le traiterai comme un bon fils ; s'il veut rester en Dauphiné ou s'établir ailleurs, il pourra agir comme bon lui semblera, à la condition de chasser ses quatre serviteurs. Je souhaite, dit le Roi en terminant, que tout cela puisse s'arranger promptement, et plutôt par l'initiative des gens du Dauphiné que par d'autres moyens.

Les États, tout en réservant la question du serment, ne se regardant pas comme engagés et préférant la passer sous silence, déclarèrent qu'ils étaient disposés à faire tout ce qui serait en leur pouvoir pour que le Dauphin se soumit aux volontés du Roi, comme la raison le commandait. Une députation fut nommée pour se rendre immédiatement auprès du Dauphin[19].

De Vienne, Charles VII se rendit à Saint-Symphorien d'Auzon, où il avait mandé les châtelains et gentilshommes du Dauphiné, qui se rendirent successivement à son appel : tous se déclarèrent prêts à lui obéir.

Il importait au Roi de s'assurer le concours du duc de Savoie. Dès le 20 unit précédent, ce prince s'était engagé à ne donner aucune assistance au Dauphin[20]. A la première nouvelle de la fuite du prince, le duc en avait donné avis au Roi. Celui-ci l'avait remercié, en lui exprimant son déplaisir de ce que la Dauphine avait été laissée sans provision par son mari : Soyez certain, beau cousin, avait-il écrit, que nous la tenons pour notre propre fille, et comme telle l'aurons toujours en spéciale amour et recommandation[21].

Le Roi était en correspondance avec la duchesse de Savoie, avec le maréchal de Savoie Jean de Seyssel, qui lui communiquait les nouvelles ; il avait été avisé que le duc et la duchesse se disposaient à se rendre auprès de lui[22]. Chabannes eut mission d'aller trouver le duc et de combiner avec lui les mesures de sûreté à prendre. Parlez de nous à beau cousin de Savoie, lui écrivait le Roi à la date du 2 novembre, et faites envers lui tellement qu'il envoie incontinent et en toute diligence au pont de Seyssel et autres passages de son pays jusque vers les marches de Bourgogne pour savoir des nouvelles du bâtard d'Armagnac et de Garguesalle, qui sont les principaux qui ont séduit et conseillé notre fils le Dauphin à s'être allé hors du pays de Dauphiné et à tenir les termes qu'il tient, pour savoir des nouvelles de leur venue et y mettre si bonne garde que, s'ils y passent, on les prenne et ou les amène par devers nous[23]. Le lendemain, le Roi écrivait encore : Nous sommes arrivés en cette ville de Vienne ; et combien que François de Tiersant et Capdorat soient venus par deça et de par notre fils le Dauphin aient fait défense à plusieurs villes et places qu'on nous obéit pour ce que, en bref, il leur enverroit secours, ce néanmoins les officiers, prélats et gens des villes du pays de Dauphiné sont venus par devers nous, tous très joyeux de notre venue et de ce que avons délibéré de donner provision et mettre en bonne sûreté, ordre de justice et police le fait du pays, qui en avoit bien besoin. Et afin de redresser les choses au mieux, ainsi que l'avons toujours désiré et désirons, nous avons été contents que ceux desdits pays envoyent par devers notre fils lui remontrer son cas, la douceur que lui avons tenue, et essayer à le réduire... En quoi nous espérons avoir pourvu et pourvoir par manière que de ce aucun inconvénient n'en adviendra et que ce sera au bien de la chose publique et de toutes les parties à qui il touche[24].

En apprenant la retraite choisie par son fils, on dit que le Roi aurait prononcé cette parole : Mon cousin de Bourgogne nourrit le renard qui mangera ses poules[25]. Ce qui n'est pas douteux, c'est qu'il éprouva un vif mécontentement : il était persuadé que la chose avait été combinée de longue date entre le Dauphin et le duc[26]. A ce mécontentement se joignait une profonde tristesse : Charles VII voyait l'héritier du trône abandonner le royaume pour chercher un asile au dehors : le cœur du père reçut un coup terrible, dont. il ne devait pas se remettre[27]. A la date du 12 septembre, le Roi écrivit au duc de Bourgogne, et lui envoya Georges de Vouhec, un de ses échansons.

Depuis les dernières lettres que nous vous avons écrites touchant le fait de notre fils, disait le Roi en substance, il nous a fait faire par ses envoyés des requêtes auxquelles nous avons donné de bouche très douce et raisonnable réponse, ainsi que par le double d'icelles pourrez voir plus à plein. A laquelle réponse il n'a pas voulu obtempérer ni obéir, mais a été si mal conseillé qu'il a toujours persévéré à dire qu'il ne vouloit point venir devers nous ni Se trouver en notre présence, qui est chose bien étrange à considérer de père à fils ; et qui plus est, bien que nous lui ayons, cette dernière fois, montré plus grande bénignité que devant, et qu'il se dût réjouir de la réponse que nous lui avions faite raisonnablement, sitôt que ses envoyés ont été de retour devers lui, il s'en est soudain, et à l'insu de la plupart de ses gens, parti, et est allé vers le prince d'Orange et vers d'autres marches, on ne sait encore où, et a délaissé notre très chère et très amée fille, sa femme, et son pays, sans aucun ordre, dont nous avons été bien émerveillé et déplaisant. Et pour ce que, par aventure, notre dit fils, par l'emportement et suggestion de ceux qui ainsi le conduisent et conseillent, pourroit faire des choses qui ne seroient pas à faire, et que, s'il trouvait retenue, support ou faveur, ce seroit lui donner occasion de plus longtemps persévérer dans les termes qu'il a tenus par ci devant, ce qui seroit à notre très grande déplaisante, au scandale de la chose publique, et an dommage de notre dit fils plus que de nul autre, nous, désirant y obvier, et que notre dit fils ait. occasion de se réduire envers nous comme il y est tenu et que, pour son bien et honneur, il lui est expédient de faire, nous avons bien voulu écrire ces choses aux princes et seigneurs de notre sang, et mêmement à vous, qui êtes l'un des plus grands, et qui maintes fois nous avez écrit et fait dire par vos principaux conseillers que vous avez toujours eu déplaisante des termes que tenait notre dit fils. Le Roi envoyait donc Georges de Vouhec, afin que le duc fût averti de ce qui s'était passé, et que, si le Dauphin allait ou envoyait vers lui, il ne lui donnât aucun retrait, support, faveur ou aide[28].

Philippe n'avait point attendu cette communication, qui lui parvint à Dordrecht, en Hollande, où il était encore, pour agir auprès du Roi. Dès le 19 septembre, de son camp de Welp, devant Deventer, il lui avait écrit. Bien que, à ce moment, il fût informé de la fuite du Dauphin par le messager que le prince d'Orange lui avait dépêché en toute hâte[29], il se bornait à accuser réception de la lettre, en date du 24 juillet, par laquelle le Roi l'avait mis au courant de ce qui s'était passé entre son fils et lui ; il ajoutait qu'il avait reçu un serviteur du Dauphin, qui lui avait apporté des arbalètes de la part de son maître et lui avait appris que celui-ci était très désireux de recouvrer la bonne grâce du Roi ; il demandait donc au Roi de mettre le passé en oubli, et de se contenter de recevoir la soumission que, comme fils, le Dauphin était tenu de faire à son seigneur et père[30].

Six jours plus tard, d'Utrecht, le duc fit partir une nouvelle lettre. J'ai eu nouvelles, disait-il, que monseigneur le Dauphin de Viennois était allé en pèlerinage à Monseigneur Saint Claude, et de là s'était allé ébattre devers man cousin le prince d'Orange en son hôtel de Vers ; et depuis j'ai eu nouvelles que mon dit seigneur le Dauphin, lui étant audit lieu de Vers, a mandé venir devers lui mon maréchal de Bourgogne, auquel il a requis le vouloir accompagner jusque devers moi, ce que mon dit maréchal ne lui a osé refuser. Et comme m'a écrit et fait savoir icelui mon maréchal, il s'en vient de tire. De laquelle chose, mon très redouté seigneur, je ne me donnois point garde et en ai été bien émerveillé, et vous en avertis, comme raison est. Et s'il est ainsi, vous savez, mon très redouté seigneur, que, pour honneur de vous, de lui et de votre noble maison, raison veut et enseigne que je lui fasse tout honneur, révérence et plaisir que pourrai bonnement, ainsi qu'il appartient et que faire le dois, et ouirai volontiers ce qu'il lui plaira me dire et déclarer, et après le vous signifierai ; car Dieu sait que de tout mon cœur je serais désirant qu'il fût toujours en votre bonne grâce et se acquitat envers vous comme bon fils doit faire envers son seigneur et père. En quoi, de tout mon loyal pouvoir je me voudrais employer si l'opportunité s'y adonnait, moyennant votre bon vouloir et plaisir[31].

Un peu avant l'arrivée du duc à Bruxelles, le Dauphin reçut à son tour une lettre de son père ; elle portait la date du 27 septembre et répondait à la missive par laquelle Louis avait annoncé son départ[32]. Le Roi témoignait un vif mécontentement de ce départ soudain. Si le Dauphin avait eu, comme il le prétendait, l'intention de s'employer à la défense de la chrétienté contre les Turcs, il aurait dû le faire savoir par ses ambassadeurs, ou encore mieux venir le dire en personne au Roi, comme à celui à qui, naturellement et par raison, il devait avoir recours et refuge en toutes ses affaires. Et, ajoutait le Roi, au regard de ce que vous écrivez que vous avez intention de requérir notre beau-frère de Bourgogne qu'il se veuille employer à ce que vous veuillions recevoir en rostre bonne grâce, depuis que, de votre seule volonté, vous vous êtes éloigné de nous et tenu en Dauphiné, il n'a jamais été temps que n'ayons été disposé-à vous recueillir et recevoir bénignement, comme bon et naturel père doit son bon et obéissant fils, quand fussiez venu devers nous comme êtes tenu de faire ; par quoi n'était pas besoin de vous donner telle peine pour une chose qui, comme dit est, en retournant près de nous et en faisant ce que devez, déjà vous étoit accordée[33].

Le Dauphin était moins disposé que jamais à tenir compte des remontrances paternelles. A la Cour de Bourgogne on faisait tout au monde pour lui être agréable ; on lui témoignait autant de respect et d'égards que s'il eût été le Roi : jamais le duc, quelque temps qu'il fit, ne demeurait couvert en sa présence ; on ne s'occupait qu'à le distraire ; ses serviteurs étaient l'objet des plus délicates attentions[34].

 

Quelle attitude allait prendre le duc de Bourgogne à l'égard du Roi ? Dès qu'il avait été avisé de la venue du Dauphin, il avait examiné avec ses conseillers ce qu'il convenait de faire. Au premier abord, dans l'entourage du duc, on s'était réjoui de l'événement : Par mon serment, avait dit le sire de Croy, j'en suis bien aise, c'est tout bien qui nous vient. Le père ne se voulut oncques lier à nous ; au moins le fils s'y fiera cette fois[35]. Mais, à la réception de la lettre du Roi, il avait semblé au duc que c'était un dangereux fardeau qu'il allait mettre sur ses épaules, et que l'issue pourrait être fâcheuse. Le chancelier et le sire de Gray en vinrent à lui conseiller de faire retourner le Dauphin vers son père le, plus tôt possible, et par tels moyens et si bons que la prudhommie en fût connue sans y mettre interprétation mauvaise ni injuste à l'égard de l'innocent[36]. Finalement il fut décidé que, non obstant quelconques lettres de deffense ou de requeste que le Roy lui est au contraire de son fils, le duc accueillerait le Dauphin le plus hautement qu'il pourroit, et que, après l'avoir entendu, il aviserait le Roi, en s'engageant à faire au demeurant ce qui serait bon, juste et raisonnable pour l'honneur et le bien de tous les deux[37].

Tout le monde ne vit pas d'un œil favorable l'installation du Dauphin en Brabant. Le fougueux Bourguignon auteur du Livre des trahisons de France envers la maison de Bourgogne, s'est fait l'interprète de ce sentiment ; il apprécie en ces termes le caractère du prince : Lequel Louis estait renommé d'estre plus plain de ses volontés que de raison, car il avait par certain temps depuis son second mariage fait guerre à son beau-père le duc de Savoye et meismement à son père le Roy de France[38].

Cependant Georges de Vouhec, qui avait apporté le message du Roi, attendait toujours une réponse qu'on ne se pressait point de lui donner. Enfin, le 20 octobre, le duc le fit venir, et en présence des gens du Conseil, il lui fit remettre par le chancelier une lettre où, après avoir longuement rappelé la teneur de la missive royale et de la lettre adressée d'Utrecht an Roi par le duc, il se bornait à ajouter : Or est vérité, mon très redouté seigneur, que le quinzième jour de ce présent mois, où j'arrivois en une ville de Bruxelles, j'ai trouvé monseigneur le Dauphin, comme le sait et vous pourra le dire plus à plain Georges de Vouhec, si c'est votre plaisir ; et au surplus, mou très redouté seigneur, en ensuivant ce que écrit vous ai, je ouirai volontiers ce qu'il plaira à Monseigneur le Dauphin moi dire et déclarer, et brièvement le vous signifierai par mes gens et ambassadeurs que pour cette cause j'enverrai tantôt par devers vous, par lesquels aussi, selon ce que j'aurai su de la volonté de Monseigneur le Dauphin, je Vous ferai plus avant réponse au contenu de vos lettres[39].

Après qu'il eut remis cette lettre à l'envoyé du Roi, le chancelier lui dit que le duc était et serait à jamais prêt à faire, selon son bon et loyal pouvoir, ce qui pourrait plaire au Roi. Toujours, sans penser à nulle fraude ni malice, le duc avait voulu s'employer à le servir et honorer comme il y était tenu ; il ne cesserait de le faire. Mais, en ce qui concernait la venue du Dauphin, ce prince s'était rendu de son franc et loyal mouvement en la maison du duc, sans que celui-ci le sût ni n'en eût reçu à l'avance aucun avertissement ; il ne lui était pas loisible, il ne pouvait être honnête de l'en renvoyer et faire partir si tôt et tout à coup, après le long voyage qu'il venait de faire, les peines et perplexités qu'il avait eues, en quoi il estoit tout defait et tous jus de corps et de visage. Quand il se serait un peu refait et que son esprit serait plus calme, le duc, volontiers et de bon cœur, en toute loyauté et prudhomie, s'emploierait de tout son pouvoir à mettre paix et accord entre le Roi et son fils, et, par toutes manières et voies convenables, engagerait le Dauphin à se montrer humble et obéissant. envers le Roi et à se rendre auprès de lui, afin de se mettre en sa grâce et en son amour, comme bon fils doit faire envers son père ; mais, encore une fois, il ne pouvait lui refuser de le recevoir en sa maison et en ses pays, ni le souffrir disetteux et mourant de faim, car tout le monde l'en blâmerait, et souverainement le Roi, quand il connaîtrait qu'on témoignait si peu d'amour et d'honneur à son fils aîné, héritier de sa couronne. On pourrait en faire cent mille interprétations mauvaises contre lui. Le duc priait donc humblement le Roi de vouloir bien se tenir content pendant quelque temps encore et jusqu'à l'envoi d'une ambassade qui l'entretiendrait plus en détail de cette matière et la traiterait avec lui.

Après le chancelier, te duc prit la parole : il reproduisit en substance les mêmes déclarations et pria Georges de Vouhec de le recommander humblement à la bonne grâce du Roi[40].

Dès ce moment, le duc avait fait choix d'ambassadeurs pour se rendre à la Cour de France[41] : c'étaient Jean de Croy, Simon de Lalain, Jean de Cluny et Jean le Fèvre, seigneur de Saint-Remy, dit Toison d'Or. Les lettres de créance qu'il Leur remit pour le Roi et pour le Conseil portaient la date du 23 octobre[42]. Le Dauphin écrivit en même temps à son père. Comme il le lui avait fait savoir par sa précédente lettre, il était venu vers son bel oncle de Bourgogne qui, pour l'honneur du Roi, lui avait fait et lui faisait chaque jour très bonne chère ; il lui avait dit et déclaré son fait bien au long, et le duc envoyait à ce sujet ses ambassadeurs au Roi. Le Dauphin manifestait ensuite son étonnement de ce que le maréchal de Lohéac et l'amiral de Bueil fussent venus à Lyon et eussent demandé au nom du Roi l'assurance qu'aucun dommage ne lui viendrait du pays de Dauphiné ; il protestait de ses bonnes intentions et demandait au Roi d'être et demeurer content de lui et de son pays[43]. Les ambassadeurs du duc étaient chargés de lui parler à ce sujet et de lui donner telle sûreté qui lui serait agréable[44]. L'ambassade bourguignonne arriva le 27 novembre à Saint-Symphorien d'Auzon, où était le Roi ; elle eut son audience le jour même.

Les envoyés du duc exposèrent longuement les motifs qui avaient porté leur maître à donner asile au Dauphin.

Si Monseigneur, dirent-ils, a été reçu en la maison de monseigneur le duc, le Roi, toute révérence gardée, ne doit nullement en être mécontent par les raisons suivantes : Monseigneur est fils ainé de France, et à ce titre monseigneur le duc, tant pour l'honneur du Roi que de la très noble maison d'où il est issu, lui doit révérence et honneur. En second lieu, Monseigneur est venu de si lointain pays comme le Dauphiné petitement accompagné, ainsi que prince désolé, en grande frayeur, en Bourgogne, et est arrivé à Bruxelles à grandes journées, comme prince perdu, piteux, ébahi et dépourvu, et en tel regret et douleur de cœur que chacun peut concevoir. Il semble à monseigneur le duc que, s'il ne l'eût reçu, vu l'état, la disposition et le travail de sa personne où il était pour lors, et les grandes lamentations qu'il faisoit, que le Roi n'aurait eu cause d'être content de monseigneur le duc ; et cela eût été charge d'honneur si grande à monseigneur le duc que jamais cette faute n'eût été réparée... Avec ce doit-on bien considérer qu'avant que monseigneur le duc n'arrivât dans ses pays de Brabant Monseigneur étoit déjà à Bruxelles, dont ne savoit rien monseigneur le duc, sinon en la manière dite... Depuis monseigneur le duc a eu plusieurs devises avec Monseigneur, et, selon ce qu'il a senti de lui, il a une merveilleuse et amère deplaisance en son cœur de ce qu'il s'est trouvé et se trouve en la male grace du Roi... Et en espécial Monseigneur est moult deplaisant et en grande douleur de ce que ses humbles requêtes et supplications n'ont aucun effet, non obstant que ses offres eussent été acceptées par le Roi.

Monseigneur a semblablement dit et remontré à monseigneur le duc que, lui étant dernièrement à Saint-Claude, par les lettres qu'il écrivit au Roi, il lui signifia son allée par devers monseigneur le duc pour deux causes : l'une pour le saint voyage de Turquie en quoi Monseigneur a grand désir de s'employer, comme il dit, du bon plaisir toutefois du Roi, et l'autre pour requérir monseigneur le duc qu'il veuille être moyen et intercesseur par devers le Roi afin qu'il put être et demeurer en sa bonne grâce...

Supplie au Roi, en toute humilité, de par monseigneur le duc, qu'en préférant pitié et miséricorde paternelle à e rigueur, il plaise au Roi oter de son courage tout mécontentement qu'il a eu par ci-devant à l'encontre de Monseigneur, être content de lui, et l'avoir et tenir en sa bonne grâce.

Les ambassadeurs finirent en demandant au Roi de laisser aux officiers du Dauphin le gouvernement du Dauphiné, offrant au nom de leur maître de faire donner au Roi toutes les sûretés qu'il lui plairait d'exiger[45].

Le Roi fit examiner par son Conseil la requête présentée au nom du duc de Bourgogne, et, le 4 décembre, il fit donner réponse aux ambassadeurs en ces termes :

Le Roi ne méconnait point les honneurs que le duc de Bourgogne et les autres princes du royaume sont tenus de rendre au Dauphin, quand ils sont assurés que celui-ci se conduit à l'égard du Roi son père comme un bon et obéissant fils est tenu de le faire ; autrement ils ne lui doivent rien, car l'honneur qui est dû au Dauphin dépend du Roi.

Le duc de Bourgogne dit qu'il a trouvé le Dauphin fort épouvanté, désirant de tout son cœur demeurer en la bonne grâce du Roi et obtenir l'octroi des humbles requêtes présentées par lui et qui ne lui ont point été accordées : le Roi est fort émerveillé de cet épouvantement et ne sait à quoi l'attribuer, car le Dauphin l'a toujours trouvé disposé à le recevoir en sa bonne grâce, ainsi que les réponses faites à Gabriel de Bernes et au prieur des Célestins en font foi. Il ne tient donc point au Roi que le Dauphin ne soit rentré en grâce et hors de ses doutes et craintes. Quant aux requêtes, qui ont toujours été, de la part du Dauphin, quand il a fait ses offres, présentées comme conditionnelles, le Roi n'a jamais voulu les lui accorder, car cela eût été contraire à la fois au désir de tous ceux du royaume et aux conseils du duc de Bourgogne, des princes du sang et d'autres hommes notables, qui tous ont conseillé au Roi et lui ont demandé de réduire le Dauphin à l'obéissance et de se servir de lui, aussi bien que de le pourvoir de serviteurs et conseillers notables et honorables, ayant en considération son honneur et son bien, et l'engageant à s'employer au service du Roi et du royaume ainsi qu'il est tenu et obligé de le faire par raison.

Le Dauphin annonce avoir l'intention de s'employer au voyage de Turquie. Quand le Roi a reçu la lettre, datée de Saint-Glande, où le Dauphin parlait de ce voyage, il a été fort émerveillé de ce qui polissait son fils à prendre si soudainement cette nouvelle imagination, dont il n'avait jusque-là rien fait savoir au Roi : il semble bien que c'est là un nouveau prétexte pour s'écarter de la soumission et pour se soustraire à l'obligation de revenir près du Roi afin de le servir et de lui obéir. Si le Dauphin avait réellement le désir d'entreprendre ce voyage, il aurait dû préalablement faire sa soumission ; puis il aurait sollicité l'autorisation du Roi, sacs le consentement duquel il ne peut ni ne doit faire de telles entreprises. Les Anglais menacent toujours le royaume, à la sécurité duquel-il paraît que le Dauphin n'a guère songé, car, tant que la guerre avec ses anciens ennemis n'est point terminée, ce serait mettre le royaume en péril que d'en enlever la chevalerie et la noblesse. Quand le Roi, au moyen d'une paix, de longues trêves, ou autrement, aura pourvu à la sécurité de son royaume, il n'y a — ainsi qu'il l'a fait dire au Pape — Roi ni prince chrétien qui s'emploiera pins avant que lui à venir au secours de la chrétienté.

Quant à la requête du. Dauphin qu'il plaise au Roi de le maintenir en sa bonne grâce et de ne rien changer en Dauphiné à l'état de choses actuel, le Roi est prêt, comme il l'a toujours été, à recevoir le Dauphin bénignement quand il se mettra en son devoir. Les mesures prises par lui en Dauphiné ont été commandées, par les circonstances ; il a agi avec l'agrément et le concours de tous ceux du pays. Le Roi a consenti volontiers à ce que ceux-ci envoyassent une députation au Dauphin pour lui adresser des remontrances et essayer de le ramener à l'obéissance ; il espère que ces remontrances, et les bons conseils du duc de Bourgogne, ramèneront son fils à la soumission, et qu'il remplira son devoir envers le Roi comme it y est tenu. S'il le fait, le Roi oubliera tontes les déplaisances du temps passé, le recevra en sa bonne grâce, et le recueillera bénignement, comme un bon seigneur et père doit le faire à l'égard de son bon et obéissant fils[46].

Dans une note complémentaire remise aux ambassadeurs, on exposait que, à l'arrivée du Roi en Dauphiné, les officiers du Dauphin et les gens des trois États s'étaient rendus auprès de lui ; il leur avait fait connaître la cause de sa venue, dont ils furent très joyeux et bien consolés. Sur la requête présentée par eux d'autoriser l'envoi d'une députation, il y avait consenti. Cette députation devait partir' prochainement ; le Roi espérait que le duc de Bourgogne mettrait tous ses soins à engager le Dauphin à se soumettre. Et, puisque le duc avait fait déclarer qu'il n'avait pas l'intention de se porter partie en cette matière pour le Dauphin contre le Roi, le Roi en était persuadé ; il prenait acte de cette offre d'intervention et priait le duc de mettre peine, ainsi qu'il offre, à bien induire Monseigneur son fils à soy reduire, sur tout l'amour et honneur qu'il doit vouloir au Roy, qui est le chef de la maison de France dont Monseigneur de Bourgogne est descendu[47].

En congédiant les ambassadeurs, le Roi leur dit ces paroles : Dites à votre maître que s'il m'a fait ou qu'il me fasse chose qui me doive déplaire, il connaîtra bien que je ne l'aurai point en gré. Et lui dites encore que tel cuide faire son profit qui fait grandement son dommage[48].

Les déclarations de Charles VII n'étaient point de nature à satisfaire le Dauphin. En outre, elles devaient donner à penser au, duc de Bourgogne. Ses ambassadeurs, et' retournant vers lui, purent lui faire connaître les mesures que le Roi avait prises pour obliger le Dauphin à la soumission, le déploiement de forces qui se faisait, l'adhésion unanime que le Roi avait rencontrée en Dauphiné. Si, sur quelques points, tels que Grenoble et Crest, des garnisons commandées par le bâtard d'Armagnac et Capdorat tenaient encore, cette résistance ne pouvait être de longue durée. Un ambassadeur milanais venu, au nom de Sforza, remplir une mission auprès du Roi, rendant compte à son maître de ce qui se passait, disait à propos de la réponse donnée aux ambassadeurs bourguignons Avec cette réponse les ambassadeurs partiront aujourd'hui ou demain. Le Roi et toute la Cour ont été stupéfaits de ces ouvertures. Beaucoup disent qu'il ne peut s'écouler un long temps avant que la guerre ne soit déclarée. En causant de cela avec quelques personnes, exprimant l'avis qu'il était à craindre que le duc et le Dauphin ne s'entendissent avec les Anglais, on me répondit que cela n'aurait rien eu d'étonnant si déjà le Roi n'avait pris les devants ; ou ajouta que les Anglais voudraient plutôt entrer en intelligence avec le Roi qu'avec le duc de Bourgogne et le Dauphin[49].

La rupture avec le duc de Bourgogne paraissait donc imminente. Au retour de ses ambassadeurs, le duc fit publier dans tous ses États que chacun se mît en armes, prêt à partir au premier signal. De son coté Charles VII fit renforcer ses garnisons sur les frontières des possessions bourguignonnes et envoya des gens d'armes à Compiègne[50]. On agita même dans le Conseil royal la question de savoir si le Roi ne devait pas prendre l'offensive pour s'emparer de la personne du Dauphin et le forcer à la soumission. Le majorité du Conseil semblait disposée à adopter ce parti et le Roi n'en était point éloigné ; mais le seigneur de Prie, grand queux de France, en qui Charles VII avait grande confiance, fit observer qu'il pourrait en résulter de graves périls : le Dauphin était en Brabant, an cœur des possessions bourguignonnes ; si l'on n'obtenait l'agrément du duc, on aurait fort à faire ; ce serait dans cette contrée la destruction totale tant des sujets du Roi que de ceux du duc, car la guerre recommencerait entre eux, plus forte que jamais ; en temporisant, on pouvait espérer que le Dauphin finirait par reconnaître ses torts et retournerait volontairement près du Roi. Charles VII, dit Mathieu d'Escouchy, estoit saige, prudent, discret et pitoiable, ayant compassion du povre peuple ; il fraigny son courage et cessa son emprinse. Mais, tout en se rangeant à l'avis du seigneur de Prie, il conservait peu d'illusions sur l'issue de cette affaire : Louis, dit-il, est de muable conseil et légère créance : pour quoi je doute qu'il retourne d'ici à longtemps ; et n'ai nul gré à ceux qui ainsi le conduisent[51].

La guerre avec le duc de Bourgogne fut évitée. Ce n'était, à vrai dire, qu'un ajournement. L'avenir restait sombre et menaçant ; si la paix régnait encore, c'était une paix où déjà le bruit des armes se faisait entendre et que le moindre incident pouvait troubler.

 

 

 



[1] Georges Chastellain, t. IV, p. 5-7. — Plus loin le chroniqueur dit encore (p. 454) : Durant l'espace de cinq ans que son fils demeura en ses pays, ne fut oncques heure ne jour qu'il n'attendist l'assaut et la guerre et à entre couru sus de tous lez du monde, et que le Roy Charles ne quist à tous lez du monde, et en empire et à l'empereur, et en Italie et en Angleterre, et en Liège et en Danemarche alliances et confederations pour courir sus à ce duc, donnant à entendre beaucoup de choses volontaires.

[2] Georges Chastellain, t. IV, p. 7.

[3] La Barre, Mémoires pour servir à l'histoire de France et de Bourgogne, t. II, p. 204, note 6 ; Gachard, éd. Barante, t. II, p. 146, note I.

[4] Chastellain, t. III, p. 196.

[5] Chastellain, t. III, p. 197.

[6] Béatrix de Portugal, sœur de la duchesse de Bourgogne, mariée à Adolphe de Clèves, seigneur de Ravestein.

[7] Les honneurs de la Cour, par Aliénor de Poitiers, dans Mémoires de l'ancienne chevalerie, t. II, p. 166-167.

[8] Mémoires de l'ancienne chevalerie, t. II, p. 167.

[9] Chasse au vol à l'aide d'un faucon.

[10] Chastellain, t. III, p. 206-206 ; Olivier de la Marche, t. II, p. 409. — Toison d'Or part le 27 septembre de Deventer pour aller vers le Dauphin et le comte de Charolais, Archives du Nord, B 2026, f. 94.

[11] Chastellain, t. III, p. 207 ; Mathieu d'Escouchy, t. II, p. 331.

[12] Chastellain, t. III, p. 206-211. Cf. Mathieu d'Escouchy, t. II, p. 332-333.

[13] Catalogue des actes (inédit).

[14] M. Etienne Charavay, qui a publié ce document, met incontinent au lien de inconvenient.

[15] Original signé, Pièces originales, 884 : COURCILLON ; éd. Charavay, Lettres de Louis XI, t. I, 261-263.

[16] Archives communales de Lyon, BB 8, f. 24 ; éd. Charavay, l. c., p. 260.

[17] Chastellain, t. III, p. 226 ; Mathieu d'Escouchy, t. II, p. 334.

[18] Le discours du Roi nous est fourni par une dépêche de Tibaldo au duc de Milan en data du 7 décembre 1458. Lettres de Louis XI, t. I, p. 90 et suivantes, d'après les archives de Milan.

[19] Même source.

[20] Guichenon, Hist. généalogique de la maison de Savoie, t. I, p. 518.

[21] Original sur parchemin sans date, aux archives de Turin, Francia, Lettere principi.

[22] Lettres insérées dans la Chronique martinienne, f. CCCI et v°.

[23] Chronique martinienne, f. CCCIII.

[24] Chronique martinienne, f. CCCIII v°.

[25] Voir Parodia, Annales de Bourgogne, p. 830, et Pontus Heuterus, Rer. Burg. Libri sex, p. 310.

[26] Chastellain, t. III, p. 185-186.

[27] Ils disent que le plus grant desplaisir et regret qu'il ayt jamais eu si est quant il a sceu vostre despartement, vous cuydant avoir perdu. Lettre de Guillaume de Poitiers et de Guillaume de Meudhon au Dauphin, en date du 22 octobre 1456. Lettres de Louis XI, t. I, p. 266.

[28] Cette lettre est insérée par Chastellain dans sa Chronique, voir édition Kervyn, t. III, p. 201-203.

[29] Voir Chastellain, t. III, p. 185.

[30] Original, Ms. fr. 5041, f. 11 ; édité incorrectement par Duclos, l. c., p. 132-135.

[31] Original, Ms fr. 5041, f. Duclos, l. c., p. 135-137.

[32] Étienne Genevois, évêque de Saint-Paul, écrivait au Dauphin, de Grenoble, à date du 28 septembre, qu'il avait revu dos lettres du prince à Saint-Paul le 19, et qu'il était monté à cheval, conformément à ses intentions, pour aller vers le Roi, qu'il avait trouvé à Nades le 20 septembre. Et là luy présenté vos dictes lettres, et les reçeut benignement, et me demanda se j'avoye à dire autre creiance. Je dix que non ; et pour ce ne me fist autre responce, mais envoya lesdictes lettres à son Conseil, qui ne m'a baillé autre responce que la certiffication que je vous envoye. L'évêque ajoutait que le comte de Dunois lui avait dit que le Roi allait partir pour Lyon, et qu'il avait bonne volonté envers vous, jà soit ce qu'il me dist que, quant le Roy serait venu, qu'il feroit assembler à Vienne, ou autre part près de Lyon, les trois Estaz du Daulphiné pour aviser ce que serait affaire. Ms. latin 17028, f. 13.

[33] Texte dans Chastellain, t. III, p. 216-218.

[34] Chastellain, t. III, p. 212.

[35] Chastellain, t. III, p. 195.

[36] Chastellain, t. III, p. 204.

[37] Chastellain, t. III, p. 204.

[38] Chroniques relatives à l'histoire de Belgique sous la domination des ducs de Bourgogne ; publiées par le baron Kervyn de Lettenhove, p. 228.

[39] Texte dans Chastellain, t. III, p. 222-225.

[40] Chastellain, t. III, p. 220-221.

[41] Les comptes constatent que Jean de Croy et Simon de Lalain avaient été mandés le 16 octobre. Le second quitta l'Écluse le 17 octobre pour se rendre près du duc à Bruxelles. Archives du Nord, B 2026, f. 176 et 179 v°.

[42] Les ambassadeurs partirent de Bruxelles le 25 octobre et ne revinrent près du duc, à Mons, que dans les premiers jours de janvier.

[43] Le Dauphin espérait toujours conserver sen autorité en Dauphiné. Le 18 octobre, de Bruxelles, Jean Bourré donne en son nom à Nicolas Erlant, trésorier du Dauphiné, l'ordre d'assurer le paiement des gens de guerre el de ne point vendre les galées. Il disait à ce sujet : J'en ay parlé à mon dit seigneur, qui m'a respondu qu'il vous prye que vous ne le trompiez point à l'apelit d'autruy, etc. et que vous ne faictes chose pour rien que on vous dye que vous pencer que ne soit bien faicte, car il s'en fye mieulx en vous que en autres. Minute dans le Ms. fr. 20461, f. 16.

[44] Original, Le Grand, IV, n° 32 ; éd. Lettres de Louis XI, t. I, p. 80-81. — Le Dauphin écrivit le même jour aux membres du Grand Conseil. Lettres de Louis XI, p. 83.

[45] Ms. fr. 5041, f. 141 ; Duclos, l. c., p. 144-53. Cf. Mathieu d'Escouchy, t. II, p. 335-336, et Jean Chartier, t. III, p. 58-59.

[46] Ms. fr. 15537, f. 77 et 81 ; se trouve dans Mathieu d'Escouchy, t. II, p. 337-342 et dans Jean Chartier, t. III, p. 59-65.

[47] Le Grand, IV, f. 33.

[48] Ces paroles sont rapportées par frère Julian Massue dans ses Marguerites historiales (ms. fr. 955, p. 110), où l'on trouve l'analyse des requêtes des ambassadeurs bourguignons et de la réponse à eux faite.

[49] Dépêche de Tibaldo. Lettres de Louis XI, t. I, p. 275.

[50] Jaques du Clercq, livre III, chap. XXIII.

[51] Mathieu d'Escouchy, t. II, p. 342-343.