HISTOIRE DE CHARLES VII

LIVRE V. — L'EXPULSION DES ANGLAIS. - 1449-1453.

 

NOTES SUPPLÉMENTAIRES.

 

 

I. — Récompenses données par Charles VII à l'occasion du recouvrement de la Normandie.

(Chapitre premier)

 

Parmi ceux qui furent récompensés, Il y a plusieurs catégories à établir :

1° Les capitaines et seigneurs de l'année royale ;

2° Les hommes d'armes, archers, officiers royaux, etc., qui se distinguèrent par leurs exploits ou se signalèrent par leurs services ;

3° Les soigneurs normands ou les habitants des villes qui prêtèrent leur concours à Charles VII ;

4° Les Anglais qui se rallièrent à lui.

I. — Au premier rang des capitaines de l'armée royale, il faut placer le ceinte de Dunois, lieutenant général. Nous trouvons dans les comptes la mention suivante : A Monseigneur le conte de Dunoys. la somme de IIIIc XLII l. t., laquelle le Roy lui a donnée oultre et par dessus toutes autres sommes de deniers qu'il a et prant dudit seigneur en quelque manière que ce soit, pour lui aider à supporter les grans charges et despenses quo faire lui a convenu, en la compagnie et service dudit seigneur, ou recouvrement et conqueste de son pals de Normande qui es-toit occupé par los Anglois, où il a esté dès le commencement de ladicte corique$te Jusques a la en dudit recouvrement[1]. Au début de la campagne, le Roi lui donna un cheval[2]. Au mois de novembre, il obtint la Capitainerie de Vernon et reçut une somme de 200 l. t. pour la garde de cette ville[3]. Il eut part à une distribution de chevaux faite, en même temps qu'à lui, au grand maître Culant, à Antoine de Chabannes, comte de Dammartin, à Jean, seigneur de Bueil, à Jean d'Estouteville, seigneur de Torcy, et à Pierre de Brezé[4] ; il fut également compris dans un don de 1.288 l. en robes et autres habillements, fait à l'occasion de l'entrée dans Rouen, à lui, à Brezé et à Jacques Cœur[5], et donna quittance, le 31 décembre 1451, de 429 l. 9 s. 2 d. t. pour sa part dans ce don[6]. Nous avons trouvé au British Museum une quittance, par laquelle Dunois déclare avoir reçu sept mille livres tournois que le Roi a ordonné lui être baillés sur la somme promise pour la rançon d'Osbern Mundeford, son prisonnier[7]. Enfin, des lettres de Charles VII, en date du 17 septembre 1449, attribuèrent à Dunois, à Brezé, à Culant, à Cousinot et à Floquet, en considération de leurs services pendant la campagne, soixante-treize muids de sel qui se trouvaient dans les greniers de Mantes et de Vernon lors de la reddition de ces villes[8].

Parmi les princes et grands seigneurs, nous pouvons citer le comte de Clermont, qui reçoit 2.000 l.[9] ; le comte de Nevers, 500 l.[10] ; le comte de Saint-Pol, 1.800 l.[11] et deux maisons à Rouen[12] ; le vicomte de Lomagne, en deux fois, 200 l.[13].

Nous avons mentionné plus haut les dons de terres faits par le Roi à Dunois, à Prégent de Coëtivy, à Jean de Bueil, à Richemont, au comte d'Eu, etc.[14].

Le plus favorisé des conseillers du Roi est le grand maître des arbalétriers Jean d'Estouteville, seigneur de Torcy : il a 3.000 l.[15]. Après lui viennent Bertrand de Beauvau, seigneur de Précigny, qui en a 2.000[16] ; le grand maître Culant, 1.500[17] ; Bueil et Villequier, 1.500 chacun[18], le comte de Tancarville, 962[19]. Brezé reçoit 1° un hôtel à Rouen, confisqué sur le duc de Somerset[20] ; 2° 323 l. sur les confiscations de Normandie[21] ; 3° 200 l. outre ses gages[22] ; 4° 600 l. t. pour le recompenser et l'aider à paier certaines sommes de deniers, lesquelles il estoit demouré tenu et obligé à aucuns Anglois pour la composicion et redduction du chastel de Harcourt[23] ; enfin le Roi lui donne la capitainerie de Rouen et peu après la charge de grand sénéchal de Normandie. Guillaume Cousinot est nommé bailli de Rouen et reçoit 600 l.[24]. Pierre de Beauvau, seigneur de la Bessière, conseiller et chambellan du comte du Maine, a un don de 357 l. 10 s.[25] ; Jean, seigneur de la Rochefoucauld a 700 l.[26] ; Poton de Saintrailles a 500 l.[27] ; Guillaume Jouvenel des Ursins, chancelier de France, a 400 l. pour entretenir son estat et luy ayder à supporter les grandes depenses qu'il a fait au voyage et armée de Normandie[28]. Floquet reçoit un hôtel à Honfleur, confisqué sur Talbot[29]. Jean des Mazis, dit Campannes, bailli et capitaine d'Étampes et de Dourdan, a 600 l. ; le sire de Brion, 500 l. ; Antoine de Chabannes, comte de Dammartin, 400 l.[30].

Des seigneurs picards qui sont venus servir le Roi, tels que Louis de Soyecourt, seigneur de Mouy ; Colart, seigneur de Moy et de Chin, fait chevalier à Pont-Audemer ; Jean de Hangest, seigneur de Genlis ; Martin de Rely, dit le Bon ; Philippe, seigneur de Saveuse ; Gérard d'Athies, seigneur de Moyencourt, reçoivent pendant plusieurs années un don soit de 500, soit de 300 1.[31]. Guillaume de Menypeny a 150 l. ; Philebert de Brecy, chevalier, gouverneur de Langres, a 200 l. ; Rogerin Blosset, maitre d'hôtel du Roi, en a autant[32] ; Jean de Levis, seigneur de Vauvert, Tanguy du Chastel, écuyer d'écurie du Roi, ont aussi des gratifications[33]. Jean d'Anion, l'ancien écuyer de Jeanne d'Arc, est commis à la garde du palais de Rouen et reçoit à cet effet 100 livres ; en outre, il a 110 livres, tant pour la garde du palais que pour luy aidier à supporter la charge et despense que faire lui a convenu à la garde du palais... et du sire de Talbot, prisonnier ilec[34]. Au départ de Rouen, Blanchet d'Estoutevllle, chevalier, seigneur de Villebon, reçoit 60 l. ; Antoine d'Aubusson, chevalier, seigneur du Alonteil, 40 l. ; Louis, fils du sire de Montmorency, 40 l. et 30 l. un peu plus tard[35]. Jean Carbonnel, écuyer, reçoit 90 l.[36], et Roger de Golont, roi d'armes de Normandie, 150 l. pour aucunement le recompenser des fraiz, mises et despenses qu'il lui a convenu faire et soustenir... et pour luy aidier à soy amesnagier en la ville de Rouen, où il fault qu'il face sa demourance à. cause de son dit office de roy d'armes[37]. Robin Petitlo, capitaine de gens d'armes et de trait, reçoit 400 l. pour lui aidier à remettre sus et en point certains hommes d'armes de sa charge ausquelz leurs chevaulx et harnoiz avoient esté bruslez[38]. Robert de Rougemont, écuyer, reçoit 300 l. t. en reconnoissance et recompensacion des gratis services qu'il a faiz au Roy ou fait de ses guerres et mesmement à la recouvrante dudit pais de Normandie[39]. Michel de Partenay, chevalier, en récompense des services rendus dans la campagne, est nommé écuyer d'écurie du Roi et membre de son Conseil[40] ; en outre, pour le dédommager de la capitainerie de Vire qu'il avait reçue et qui fut donnée ensuite au connétable, il a un don de 1.500 l. t.[41]. Florent d'Illiers reçoit un don de 450 l. pendant cinq ans, pour bons services par luy fais en Normandie ; Dimanche de Court un don de 137 l. 10 s. ; Guillaume de Menypeny un don de 150 l.[42]. Jean Bureau obtient la baronnie de Briouze, au bailliage de Caen, confisquée sur un Anglais[43]. Pierre de la Marzelière reçoit des biens confisqués à Avranches sur des Anglais[44]. Jean de Loucelles, écuyer d'écurie du Roi, en récompense de ses services au fait de la guerre, et spécialement en Normandie, est nommé verdier de la forêt de Bures, au baillage de Caux[45]. Des dons sont faits encore à Antoine d'Aubusson, seigneur du Monteil, et à plusieurs autres[46].

II. — A l'égard des hommes d'armes, archers, etc., voici quelques renseignements fournis par les comptes : A Anthoine de Montgon, escuier, homme d'armes de la compagnie du sire de Beauvais[47], capitaine de gens d'armes et de trait, la somme de C l. t., laquelle le Roy lui a donnée pour aucunement le recompenser des services qu'il lui a faiz en ceste presente armée, en la compagnie du sire de Beauvais, en ce pats de Normandie, pour le recouvrement d'icellui à l'encontre des Anglois occuppans ledit païs[48]. — A Jehan le Bourc, dit le Picart, homme d'armes de la garnison du Mont-Saint-Michel soubz Mgr d'Estouteville, la somme de IIc XL l. t. à lui donnée par le Roy pour aucunement le recompenser des services qu'il lui a faiz en l'armée de Normandie... où il a esté continuelment au service dudit seigneur, soubz ledit seigneur d'Estouteville, jusques à la fin de ladicte armée[49]. — A Thierry du Pont et Pierre Jamelin, canonniers, la somme de CL l. t. que le Roy leur a donné en faveur de ce que, par leur grande diligence et après l'assault et la prise de la ville du Pont-Audemer, ilz estaingnirent le feu qui avoit esté mis en ladicte ville durant ledit assatilt qui jà tenoit en l'église et en la halle dudit lieu[50]. Regnault Abel, archer de la garde du corps du Roi, est nommé greffier de la garde de la forêt de Bures-le-Roi[51]. Un garde huche de l'eschanconnerie, du nom de Bertrand Mignot, reçoit une somme de 30 l.[52]. Un habitant de Vernon, le grenetier Gaulchier Houssart, avait été décapité par les Anglais à l'occasion d'une tentative faite pour livrer cette ville aux Français : le Roi donne à sa veuve une somme de 100 l. t.[53]. Un écuyer normand, N... de Martainville, avait été mis à mort par les Anglais, à Falaise, pour ce qu'il s'estoit efforcé de bailler et livrer icelle place aux gens du Roy ; sa veuve reçoit un don de 200 l.[54]. Un religieux du Mont-aux-Malades, près Rouen, Richard Boymer, en récompense des grandes peines et travaux endurés par lui pour le recouvrement de la Normandie, reçoit une somme de 40 l. à prendre annuellement jusqu'à ce qu'il soit pourvu d'un bon bénéfice[55]. — Une rente de 200 l. est constituée en faveur de Jean le Roux, écuyer, bourgeois de Rouen, pour consideracion des grans et recommendables services à lui (au Roi) faits par ledit Jehan le Roux, au fait de la reduction de la ville de Rouen[56]. — Jean Pinguet, receveur des aides à Évreux, reçoit une somme de 100 l. t. que le Roi lui donne pour plusieurs services qu'il lui a faiz au recouvrement dudit païs de Normandie et autrement[57]. Cardinet le Fèvre, de Rouen, en récompense des services rendus au recouvrement de cette ville, reçoit, entre autres choses, l'office de verdier de la forêt de Ronmare[58]. Par lettres données à. Louviers le 17 septembre 1449, Charles VII, considérant les grandes pertes et les dommages que plusieurs de ses sujets de Normandie ont eus à subir par suite du recouvrement de la province, leur fit remise de ce qu'ils pouvaient devoir à cause de l'octroi par eux fait aux Anglais au mois de mars précédent[59].

III. — Relativement aux seigneurs normands récompensés par Charles VII, nous lisons dans un rôle du 4 novembre 1450 : Richard des Espaulles, esculer, seigneur de Saincte Marie du Mont[60], nagueres cappitaine et tenant la place de Loigny ou Perche pour le Roy d'Angleterre, laquelle, au mois de septembre derrenier passé, il a mise et redduite en l'obeissance du Roy nostre sire, la somme de IIIIc L l. t. sur la somme de mie escus, laquelle, en faisant le traictié et appoinctement de ladicte place par Mar le seneschal de Poictou avec ledit seigneur de Saincte Marie pour la mettre ès mains et en l'obeissauce du Roy nostre sire, lui fut et a esté promise pour et en nom dudit seigneur, et qu'il seroit tenu l'en faire par lui paier pour distribuer à douze compaignons de guerre de langue françoise qui estoient en ladicte place avec et soubz ledit seigneur de Saincte Marie et de son alliance, tant pour avoir esté cause avec lui de la redduccion de ladicte place que pour eulx estre redduiz et mis en l'obeissance du Roy et de ce fait le serement ès mains dudit seneschal[61]. Le seigneur de Sainte-Marie, qui était gendre de François de Surienne, dit l'Aragonnais, reçut, dès le mois d'août 1449, des lettres d'abolition[62], et ne tarda pas à devenir conseiller et chambellan du Roi, avec une pension de 600 l.[63] ; il fut nommé capitaine de Pont-d'Ouve[64].

Guillaunie Gombaut, vicomte de Rouen, reçut la somme de 1.200 écus, en dédommagement des pertes qu'il avait éprouvées en venant ravitailler les troupes royales pendant le siège que le Roi tenait devant Honfleur et par suite du pillage de sa maison à Rouen dans une émeute survenue le jour de sainte Catherine (25 novembre 1449), et en considération de ce que ledit Gombault a esté un des principaulx entrepreneurs et conduiseurs de la reduction d'icelle ville de Rouen, en hayne de laquelle chose il a esté ainsi pillié comme dit est[65]. Le même Gombaut et plusieurs autres[66] reçurent 300 l. pour consideration des bons et agreables services par eux faits.

Robert de Rougemont, écuyer, obtint un don de 150 l. en recompensacion d'un sien hostel qui estoit assis près Honnefleu qui, par les gens d'armes, fut demoly et porté au siège que le Roy faisoit tenir devant ladicte ville de Honuefleu à l'encontre des Angloys, pour fortiffier et emparer ledit siège[67].

Nous pouvons nommer encore Jean du Clos, auquel Charles VII donna 100 l. t. tant en faveur des services que lui et aucuns de ses enfans lui ont faiz en sa compaignie et service, en maintes manières, que pour le recompenser de la sergenterie de Saint-Victor, que le Roy lui avoit nagueres donnée à son entrée en la ville de Rouen, de laquelle il n'a point joy pour ce que c'est ung des membres de la recepte du domaine de la vicomté de Rouen[68], et Louis de Monteraulier, écuyer, seigneur de Neufville-la-Ferrière, qui, en récompense des services rendus par lui, spécialement à la prise de Neufchâtel, reçut pendant dix ans une somme de 48 l. t. à prendre sur la taille de la terre de Neufville[69].

IV. — Deux capitaines qui combattaient dans l'armée anglaise passèrent au service de Charles VII : ce furent Richard Merbury et François de Surienne, dit l'Aragonais.

Richard Merbury, d'abord écuyer tranchant du duc de Bedford, et successivement capitaine de Gisors (1423), de Vernon et de la Tour de Verneuil (1430), de Pontoise (1434), bailli de Gisors (1440) et capitaine de cette ville (1448), était apparenté, par sa femme Catherine de Fontenay, à plusieurs familles normandes. Deux de ses fils avaient été faits prisonniers à Pont-Audemer. Brezé avait sous ses ordres un écuyer d'écurie du Roi, nommé Paviot, et Pierre de Courcelles, mari de Prégente de Melun, l'une des demoiselles de la Reine, qui l'un et l'autre étaient proches parents de la femme de Richard Merbury[70] ; ils firent si bien, avec le concours de celle-ci, qu'un traité fut passé aux termes duquel le capitaine anglais, en rendant Gisors, conservait toutes ses seigneuries et obtenait la mise en liberté de ses fils ; en outre il prêtait serment de demourer et estre bon François[71]. En récompense de son adhésion, Charles VII ne tarda pas à le nommer capitaine de Saint-Germain en Laye, en lui donnant, sa vie durant, tous les profits et émoluments de cette charge[72] ; il devint chambellan du Roi, qui le nomma bailli de Troyes[73] et lui donna une pension de 1.200 l.[74]. Un de ses fils, Jean Merbury, fut employé aussitôt par Charles VII à des missions secrètes[75] ; et devint homme d'armes de la grande ordonnance sous la retenue de Pierre de Brezé[76].

Quant à Surienne, sa femme, Marguerite de Vaucelles, était une Normande, et on a vu qu'il avait pour gendre Richard aux Épaules, seigneur de Sainte-Marie. Celui-ci avait été fait prisonnier à Longny au début de la campagne. La femme de Surienne était tombée aux mains des Français lors de l'occupation de Condé-sur-Noireau[77]. A la suite du traité passé avec le seigneur de Sainte-Marie, François de Surienne se rallia à la cause qu'embrassait son gendre : il renvoya à Henri VI l'ordre de la Jarretière et prêta serment au roi de France[78]. Devenu bailli de Chartres, il mourut en 1461.

Nous trouvons dans les comptes l'indication suivante : A Jehan de la Mote, escuier anglais, la somme de LXX l. t. à lui donnée par le Roy pour le recompenser de certains services secretz qu'il a promis faire audit seigneur, qui grandement touchent le bien de lui et de sa seigneurie[79].

Les libéralités du Roi s'étendirent jusqu'aux Anglais qui avaient été injustement dépouillés. Voici ce que nous lisons dans un rôle du 4 novembre 1450 : à Laurens Rennefort, escuier, anglois d'Angleterre, la somme de IIIc l. t., à laquelle le Roy a fait appoincter avec lui pour le recompenser de certains chevaulx et autres biens qu'il a affermez audit seigneur lui avoir esté ostez en la ville de Rouen depuis la reduccion d'icelle en l'obeyssance du Roy, soubz son sauf-conduit ; lequel icellui seigneur, pour entretenir la teneur d'icellui, a voulu ledit Rennefort, pour toute recompensacion, estre paié et recompensé desdictes IIIc l. t., dont il a esté content[80].

 

II. — Le prêt de Jacques Cœur lors de la conquête de la Normandie.

(Chapitre premier, chapitre III et chapitre XI, passim)

 

La plupart des historiens, s'appuyant sur deux auteurs contemporains, font à Jacques Cœur l'honneur d'avoir, par ses larges avances de fonds, assuré le succès de la campagne de Normandie.

C'était là, dit Pierre Clément[81], une entreprise couteuse, à cause des nouvelles troupes qu'il fallait rassembler, la milice ordinaire étant insuffisante et le trésor épuisé. Un seul homme en France pouvait faciliter ce patriotique dessein ; c'était Jacques Cœur. Charles VII eut recours à lui. On connaît la noble réponse de l'illustre marchand : Sire, ce que j'ay est vostre, dit-il au Roi, et il lui prêta deux cent mille écus.

Jacques Cœur, écrit à son tour Vallet de Viriville[82], fut de ceux qui, par leurs exhortations, déterminèrent Charles VII à entreprendre l'heureuse campagne de Normandie. Avant cette expédition, le Roi et son argentier se trouvaient une fois en ung lieu secret, où n'avoit que le Roy et lui, où ils besoignoient de choses plaisantes au Roy ; auquel lieu ledit Jacques dit au Roy : — Sire, sous ombre de vous, je connois que j'ay de grans proufis et honneurs, et mesme en pays des infidèles, car, pour votre honneur, le Souldan a donné sauf-conduit à mes gallées et facteurs... Sire, ce que j'ai est vôtre. Et à cette heure le Roi lui fit requête de lui prêter argent pour entrer en Normandie ; à laquelle requeste accorda prester au Roi deux cent mille écus, ce qu'il fit.

Il n'est pas sans intérêt d'examiner à quel moment précis et dans quelles conditions se fit le prêt en question.

Disons tout d'abord que les chroniqueurs sont unanimes à constater les services rendus par Jacques Cœur dans cette mémorable circonstance.

Berry, dans son Recouvrement de la Normandie, s'exprime en ces termes, reproduits textuellement par Jean Chartier[83] :

... Sire Jacques Cœur, conseiller du Roy, lequel fist et trouva toutes manières à lui possibles et subtilité d'avoir finances et argent de toutes pars pour entretenir l'armée et souldoier les gens d'armes dont il a fallu grand nombre.

C'est Mathieu d'Escouchy[84] qui, le premier, énonce le fait du prêt :

Icellui Jacques Cuer fut principallement cause de ladicte conqueste, car il enhardit ledit Roy Charles de commencer à mettre sus son armée en lui offrant prester grandes sommes de deniers ; ce qu'il fist ; dont il eut lors fort la louange et l'amours d'icelluy Roy son maistre.

Et ailleurs[85] :

Le Roy lui fist requeste de lui prester argent pour entrer en Normandie ; à laquelle requeste accorda prester au Roy deux cens mille escus, ce qu'il fist.

Georges Chastellain va plus loin : il dit[86] que Jacques Cœur fournit deux cens mille escus de prest et deux autres cens mille pour le recouvrement de Normandie.

Mais Thomas Basin, le mieux informé des historiens au sujet d'une campagne où il figura comme conseiller du trône, réduit le fait aux proportions suivantes. Après avoir raconté que, après le siège de Caen, on fut au moment, faute d'argent, de renvoyer à l'année suivante la suite des opérations, il ajoute que la Providence y pourvut ; il met Jacques Cœur en scène. Puis il dit[87] :

Cum igitur tantis abundaret opibus et divitiis, essetque regiis honoris ac totius regni et reipublicaa utilitatis zelantissimus, in tanta reipublicæ necessitate non defuit ; sed, pluribus ex magnatibus, qui largitione regia opibus erant refertissimi, inopiam simulantibus, et falsas ac frivolas excusationes afferentibus, magnum auri pondus ultro regi mutuaturum se obtulit, exhibuit pecuniam, qure ad summam circa centum millia scutorum auri ascendere ferebatur, in tam sanctum per necessariumque opus convertandans ; cujus subventionis auxilio, prædicta oppida Falesia, deinde castrum Dompni-Frontis et novissime Burgi-Cæsaris obsessa fuerunt.

A l'appui de ce passage, nous pouvons invoquer un document péremptoire : c'est la quittance donnée par Jacques Cœur, le 12 décembre 1450, de la somme de soixante mille livres tournois à lui ordonnée par lettres du Roi données à Montbazon le 3 décembre précédent., en restitution d'une somme égale qu'il avait prêtée pour la reddition de Cherbourg, et dont le Roi lui avait donné revu le 12 août[88].

Ce prêt concerne uniquement le siège de Cherbourg ; nous ne possédons pas les quittances relatives à ceux qui auraient été faits pour les sièges de Falaise et de Domfront.

Dans un acte qui se trouve parmi les volumes de la collection Gaignières[89] et que M. Léopold Delisle a publié[90], les faits relatifs à ce point sont mis en pleine lumière : nous voulons parler des lettres mêmes visées dans la quittance de Jacques Cœur du 12 décembre. Le Roi expose que, au mois de juillet, après la réduction de la plus grande partie de la Normandie, il chargea le connétable et le comte de Clermont d'aller mettre le siège devant Cherbourg ; que peu après il envoya à Cherbourg son amé et feal conseillier et argentier Jacques Cœur, pour trouver quelque bon appointement avec le capitaine, Thomas Gower ; que par un arrangement passé avec Gower, il fut stipulé que si Gower voulait mettre Cherbourg en l'obéissance du Roi, on lui rendrait franchement et quittement son fils, Richard Gower, qui était prisonnier de Jacques Cœur, et qu'on lui payerait certaines sommes comptant, savoir : pour ses compagnons de guerre de la garnison, deux mille écus ; pour un prisonnier anglais, deux mille écus, plus certaines sommes pour d'autres prisonniers et le paiement de la dépense que feraient les Anglais étant à Cherbourg jusqu'à leur embarquement. — Jacques Cœur se rendit aussitôt à Écouché, où était le Roi, pour lui soumettre le traité et lui exposer que, pour en remplir les clauses, il fallait délivrer Richard Gower et d'autres prisonniers qui ne se povoient bonnement estimer ; qu'en outre il y avait d'autres dépenses qu'on ne pouvait guère évaluer, tant pour dons qu'il convenoit faire en secret à plusieurs chevaliers et gentilzhommes du party desdiz Anglois comme pour le frayt de leur dit passage en Angleterre, etc. Après grande et mûre délibération avec les princes et gens du grand Conseil, la somme nécessaire fut évaluée à quarante mille écus. Mais la plus grande partie des ressources, soit ordinaires, soit extraordinaires, avait été déjà employée au paiement des gens de guerre, et il était bien difficile de trouver promptement cette somme ; le Roi chargea donc Jacques Cœur de mettre toute peine et, déligence à lui possible de faire finance de ladicte somme de quarante mil escuz. — A quoy, ajoutent les lettres, icellui nostre conseillier, désirant de tout son cuer nous servir et secourir, nous promist et se consenti liberalement de faire finance promptement de ladicte somme de quarante mil escus, en la fourme et maniere dessus declairée, et pour seurté d'icelle somme lui baillasmes lors une cedulle en parchemin, donnée soubz le signe de nostre main, audit lieu d'Escouché, le Xe jour d'aoust dernierement passé, de ladicte somme de quarante mil escuz, lui promettant par icelle, en bonne foy et en parole de Roy, icelle somme lui faire paier des premiers deniers de noz finances de Rostre dit pals de Normandie. Là-dessus, Jacques Cœur s'en retourna à Cherbourg vers le connétable et le comte de Clermont ; le traité fut mis à exécution, et Jacques Cœur paya tout ce qui avait été convenu.

Par ses lettres, en date du 3 décembre 1450, Charles VII ordonnait le remboursement des quarante mille écus, valant soixante mille livres tournois, par lui dus à Jacques Cœur.

Telles sont les conditions dans lesquelles le prêt de Jacques Cœur s'opéra[91].

Ce ne fut pas, d'ailleurs, le seul prêt fait alors par l'argentier du Roi ; nous lisons dans un rôle signé par le Roi à la date du 27 mars 1450 :

A Jacques Cuer, qu'il avait presté et baillé comptant au Roy durant ce voiage de Normandie ; pour donner et deppartir par ledit seigneur, par ses mains et à son plaisir, à plusieurs gens de guerre et autres, sans ce que ledit Jacques Cuer en ait eu la cedulle ne autre enseignement du dit seigneur, la somme de IIIm IXc IIIIxx V l. V s. t.[92].

Chose curieuse : au moment où Jacques Cœur prêtait ainsi au Roi, lui-même empruntait de divers côtés. Les témoignages produits au cours de son procès fournissent la preuve que, pendant la campagne de Normandie, il emprunta seize mille florins[93] ; le 5 juillet 1449, il empruntait trois cents écus d'or à Pierre Auffroy, receveur au diocèse de Viviers[94] ; et il résulte d'une lettre de Dunois que celui-ci prêta alors plusieurs sommes à Jacques Cœur[95].

Mais voici qui est plus fort. Nous allons voir celui qu'on appelait à juste titre un Crassus, et dont presque tout le monde à la Cour était débiteur, s'endetter à son tour.

Lors de la notification à lui faite de l'arrêt du 29 Mai 1453, Jacques Cœur déclara au procureur général Dauvet qu'il devoit de cent à six vins mille escuz, qu'il avoit empruntez de plusieurs personnes pour les affaires du Roy[96].

Enfin nous avons rencontré des lettres de Charles VII, en date du 10 avril 1453, où il est fait mention d'une somme de QUATRE VINGT QUATORZE MILLE CINQ CENT SOIXANTE-QUINZE LIVRES TOURNOIS, en quoy, dit le Roi, ledit Jacques Cuer nous estoit tenu par appointement sur ce fait par escript entre nous et lui, et où le Roi ordonne qu'une somme de 5.233 écus d'or, versée en billon, par Jacques Cœur ou par son facteur Antoine Noir, à la monnaie de Montpellier, le 5 août. 1451, soit allouée aux comptes du trésorier et receveur général du Languedoc, Étienne Petit[97].

Il résulte de ces faits et de ces documents que les chroniqueurs semblent avoir exagéré le chiffre des avances faites par Jacques Cœur, et que les historiens ont, à leur tour, grossi démesurément l'importance de la part de l'argentier du Roi dans l'œuvre de la conquête.

 

III. — Les Pièces originales du Procès de Jacques Cœur.

(Chapitre III)

 

Le procès de Jacques Cœur (ou plutôt les fragments qui nous en restent) se trouvent dans les manuscrits suivants :

BIBLIOTHÈQUE NATIONALE : 1° Ms. fr. 3868 (ancien De Mesmes 8431A), f. 3-128 ; 2° Ms. fr. 7599 (ancien Supplément français 3508), f. 71-167 v° ; 3° Ms. fr. 16541 (ancien Saint-Germain français 572), p. 313-1202 ; 4° Ms. fr. 23367 (ancien Mortemart 5), non paginé ; 5° Du Puy, 551, 124 ff. (moins complet que les précédents).

BIBLIOTHÈQUE DE L'ARSENAL : 1° Ms. n° 2469 (provenant de Turgot), 224 ff. ; 2° Ms. n° 2470 (provenant de la Bibliothèque des Minimes), 192 p.

BIBLIOTHÈQUE MAZARINE : MS. n° 2032 (ancien 1440, provenant du séminaire des Missions étrangères), 248 ff.

BIBLIOTHÈQUE DE L'INSTITUT. Portefeuilles de Godefroy, 126. Copies du quinzième siècle et du commencement du seizième ; doubles en copies du dix-septième siècle.

Tous ces manuscrits, sauf les documents des Portefeuilles de Godefroy, sont du commencement ou peut-être du milieu du dix-septième siècle. Plusieurs sont peu corrects. Dans la plupart, les noms sont estropiés de la façon la plus déplorable.

Mais nous n'avons la qu'une bien faible partie de la procédure, qui était extrêmement volumineuse. Nous lisons en effet dans le Mémoire rédigé par Henri Cœur, archevêque de Bourges, et ses frères Geoffroy et Ravant, au commencement du règne de Louis XI (ms. fr. 3868, f. 59 ; cf. Clément, t. II, p. 333) :

Pour que ce seroit chose difficile à visiter tout ce dit procès, qui contient six gros liures et plusieurs escriptures, MONTANS PRESQUE À LA CHARGE D'UN CHEVAL.

Voici, en particulier, d'après ce même Mémoire, ce que les fils de Jacques Cœur envoyèrent aux avocats qu'ils consultèrent :

1° Inventaire des informations, livres, papiers, procès et confessions tel qu'il a esté baillé par M° Jeban Barbin, advocat du Roy, par l'ordonnance du dit seigneur, au Trésor des Chartres à Paris, inventaire coté AA ;

2° Informations formant deux livres cotés A et B ;

3° Deux volumes signés par Procide et Panois, cotés C et D ;

4° Extraits des informations sur la cléricature, cotés E ;

5° Livre coté F contenant plusieurs interrogatoires touchant les charges desdites informations auquel sont toutes les confessions ;

6° Cahier de parchemin, coté G, contenant la copie formelle de plusieurs lettres étant au sac coté G ;

7° Inventaire fait par l'archevêque de Bourges des lettres et justifications réunies par lui, coté KK ;

8° Le dernier livre du Procès, coté H. L'archevêque en envoya un extrait en un cahier de papier contenant vingt-une feuilles escriptes, et au commencement est la commission desdits commissaires et contient leurs sentences interlocutoires et toutes les confessions... et à la fin dudit cahier est la sentence ou arrest[98].

Non seulement nous n'avons pas les pièces de la procédure, mais nous ne possédons plus l'Inventaire de Jean Barbin dont il est parlé plus haut et que l'archevêque de Bourges prétendait n'être pas véritable, car, selon lui, au dit procès inventorié et baillé par ledit Barbin, ont esté changées les confessions et osté beaucoup de choses qui grandement seroient à la justification de sondit père.

Ces documents existaient au commencement du règne de Louis XI : nous avons la preuve qu'ils furent produits devant le parlement.

Dans l'audience du 20 mai 1462, Ganay, pour le procureur du Roi, demande que les appelants fissent apporter céans le procès. Halé répond que le procès n'est en leur puissance, mais est au Trésor ou ailleurs, et n'empesche qu'il ne soit apporté. La Cour décide que les appelans feront diligence de faire apporter ceans ledit procès[99]. Le 22 mai, on apporte par devant la cour certain escrain de boys ou estoit le procès fait à l'encontre de Jacques Cueur, auquel toutes les pièces furent trouvées et baillées à Ganay[100]. Le 3 juin, à huis clos, Ganay prend la parole. Dit que par la Cour a esté appoincté qu'il verroit le procès et que parties adverses le feroient apporter ceans, ce qu'ilz ont fait. Or dit qu'il a veu le Procès, et est la matiere de grant poix et consequence... Plus loin, on lit : Le Procès a esté fait solempnellement ; tout y a esté escript et par deux greffiers. Et encore : Touchant la forme qui a este tenue en faisant le procès, etuploye sur ce icellui Procès, et, veu icelluy, dit que bonne forme y a esté tenue. — Plus tard, dans l'audience du 19 janvier 1464, répondant de nouveau à l'avocat Halé, Ganay, pour le procureur du Roi, répète : Le Procès sur quoy est venu ledit jugement est parfait, et y produisirent les parties ce que bon leur sembla.

Voilà donc à la fois la constatation que tous les documents du Procès existaient et que le Procès était parfait.

Que sont devenus ces documents ?

On lit dans le manuscrit interpolé de la Chronique scandaleuse le passage suivant[101], à propos du procès intenté en 1462 par les fils de Jacques Cœur :

Et aussi vouloient iceulx Cueurs faire vuyder le fraudeleux appel qu'ilz avoient par avant intergetté... Et ce qui les mouvoit ad ce faire estoit pour ce qu'ilz avoient le procès de leur père entre lez mains, duquel ilz avoient osté plusieurs cayers ou estoient les principalles charges qui estoient contre ledit Jacques Cueur. Mais après que le procès eut esté veu, fut trouvé en icelluy aucuns cayers couppés. Et estoit la mynutte en l'ostel de Gueteville qui avoit esté greffier du grant conseil. En laquelle mynute y avoit plusieurs choses au desavantaige dudit Cueur qui n'estoient en la grosse de son procès. Par quoy ledit procès demoura en l'estat qu'il estoit.

Bien que nous ayons là le témoignage d'ennemis passionnés, nous devons retenir ce point que des pièces de la procédure ont disparu ; l'original du texte de l'arrêt ne se retrouve même pas. D'ailleurs, les faits sont là : nous n'avons plus rien ou presque rien de tout ce qui est visé dans le mémoire de l'archevêque de Bourges, de ce qui fut communiqué à l'avocat Ganay. Les extraits de la procédure que nous possédons sont faits de seconde main, et si négligemment qu'on donne parfois à deux reprises les mêmes dépositions avec des développements qui diffèrent[102].

La conclusion qui s'impose, c'est que ces documents ont été détruits.

Nous n'en sommes point à cet égard réduits à des conjectures.

Au cours de nos longues recherches sur le règne de Charles VII, nous rencontrâmes, dans un manuscrit faisant partie des Nouvelles acquisitions du Fonds français, des fragments découpés d'un Inventaire des papiers de Jacques Cœur. En rapprochant ces fragments d'autres morceaux conservés au dossier COEUR, parmi les Titres originaux du Cabinet des titres, nous reconnûmes que certains de ces fragments se complétaient entre eux. On les a depuis réunis dans le manuscrit des Nouvelles acquisitions françaises portant le n° 2497. Mais il en reste un assez grand nombre, soit dans ce volume, soit dans le dossier des Titres originaux (devenu aujourd'hui le n° 799 de la collection des Pièces originales), et l'on constate qu'il Y en avait beaucoup d'autres. Ces fragments faisaient évidemment partie d'un ou de plusieurs registres, voués à la destruction : c'est la seule épave qui nous reste des pièces originales de la procédure.

 

IV. — Une lettre de Chabannes au Roi, sans date, publiée par Duclos.

(Voir chapitre VI)

 

Parmi les documents publiés par Duclos, dans son Recueil de pièces pour servir de suite à l'histoire de Louis XI, se trouve (p. 121-23) une lettre signée CHABANNES, adressée a Charles VII. Cette lettre ne porte pas de date. Dans son Histoire de Louis XI, Duclos la place à l'année 1456, et l'analyse en ces termes (t. I, p. 136) :

Dammartin lui écrivit (au Roi) que le Dauphin faisoit armer tous ses sujets ; que le bâtard d'Armagnac commandoit ses troupes, et que son conseil étoit composé de Pierre Meulhon, d'Aymard de Clermont... qui avoient chacun une compagnie de cent lances ; mais que la plus grande partie de la noblesse se déclareroit pour le Roi aussitôt qu'il entreroit en Dauphiné. Cette lettre acheva d'irriter ce prince, qui donna ordre à Dammartin de marcher contre le Dauphin et de l'arrêter.

M. de Barante, qui a su faire un si bon emploi des documents publiés par Duclos, donne, en substance, toute la lettre de Chabannes, en la plaçant également en 1456 ; il ajoute que la réception de la lettre du comte de Dammartin hâta la résolution du Roi et motiva l'ordre qu'il donna à Chabannes d'entrer en Dauphiné à main armée.

Nous n'avons pas fait usage de cette lettre dans les pages qui précèdent, la croyant postérieure aux événements qui y sont relatés ; un examen plus attentif nous a fait reconnaître notre tort.

Il convient tout d'abord de reproduire la lettre en question. En voici le texte, revu sur la copie moderne qui se trouve dans la collection Du Puy[103].

AU ROY MON SOUVERAIN SEIGNEUR,

Mon souverain seigneur, je me recommande si très humblement que faire puis à votre bonne grace. Des nouvelles, Monseigneur est à Vualence, et a mandé les nobles de son pays de l'aage de dix huit ans, et ses francs archers, et toutes autres gens qui pourront porter armes, et a baillé au bastard d'Armagnac, son mareschal, pour ses conseillers, Pierre de Meulhon, Aymard de Cleremont et Guillaume le bastard et charge de cent lances ; à Jehan de Vilaines charge de cent lances de son hostel ; à Guillaume neveu Pierre de Meulhon cent lances ; à Malortie cent lances, et à Bornasel cent lances. Le seigneur de Myron (?) y a esté et a fait ses ordonnances, et s'est allé habiller, et doit brief retourner pour servir. Et a dangier de ce que Monseigneur le prevost vous dist derrenièrement, puisque il se aide des deux partyes, etc. Et a fait crier que tout homme retraye ses biens à places fortes. Et s'effroye fort le pays. Mais, quelque chose qu'il y ait, les nobles et tous ceulx dudit pays de Dauphiné n'ont Rance qu'en vous, et dient qu'ils sont perdus à ceste fois si vous n'y mettez remede ; et dès qu'ils vous verront desmarcher, ils parleront hault ; et quant vous serez en lieu ils rendront leur devoir envers vous.

Monseigneur de Savoye a mandé en Bresse. En somme il a trouvé sept ou huit vingt hommes d'armes ; et quant a veu le petit nombre, les a contremandez, Monseigneur s'est offert le servir et venir en Bresse, et y a fort tendu ; mais Monseigneur de Savoye a dissimulé et dissimule ; et, selon que l'en dit, pour appercevoir en (lisez estre) meffiance entre eux. Les villes de Bresse dient que se vous y venez, que vous estes prince qui amez justice et que vous les y traiterez, et qu'ils vous bailleront leurs villes, et aussi qu'ils ne le pourroient tenir ; et vous rendront Monseigneur le prince et Madame la princesse et la maison de Savoye.

Mon souverain seigneur, Monseigneur a envoyé devers vous Viennois, et encore y envoye le marquis, qui a fait de très mauvais rapports par deça, ainsi qu'il a esté renommé, et a bouté Monseigneur en ses erreurs et en ses folies plus que aultre de son estai, requerir ainsi qu'il demenast le traictié de Monseigneur de Savoye et qu'il feroit bien la besongne, etc. Semble qu'il laierroit les choses ès termes où elles sont en donnant belles paroles à Monseigneur et en entretenant vostre venue et en faire plus de bruit que jamais ce seroit bien et pour les faire rendre, car c'est la chose qu'ils craignent plus ; et aussi cependant vous aurez nouvelles de vos ambassadeurs de Savoye et d'autres advertissemens, et aurez advis par quel moyen devez mener ceste matière ; et ne faictes pas petite œuvre en bien la conduisant, ce que semble qu'est aisé à faire, car je n'y voy nul aultre revenge en eulx. Aussy sont tant esbahis qu'ils peuvent des nouvelles d'Italye. Le seigneur Conran, frere du conte de Rouxi, le seigneur Guillaume devant Alexandrie ; les Venitians gaignent fort pays sur ladicte conté ; mais je croy que ce bruit luy aydera. Du commun bruit de vostre ambassade, on dit que Monseigneur de Savoye se submettra du tout en vous, qui seroit bien venu.

Votre très humble et très obeissant suject et serviteur.

CHABANNES.

Nous allons chercher à établir :

1. Que cette lettre n'est pas de 1456 ;

2. Qu'elle est de 1452 ;

3. Qu'elle ne doit pas être d'Antoine de Chabannes, comte de Dammartin, mais de son frère aîné Jacques, grand maître d'hôtel du Roi.

 

I. — Il n'est pas besoin de s'arrêter longuement à la date de 1456.

La lettre constate :

1° Que le Dauphin est, à Valence : or, si l'on consulte sou itinéraire, dressé avec un soin si consciencieux par M. l'abbé Ulysse Chevalier, on constate qu'il n'y séjourna pas en 1456, et ne fit qu'y passer les 20 février et 9 mars[104] ;

2° Que le duc de Savoie est sur le pied de guerre avec le Roi : or, le duc avait, au mois de décembre 1455, renouvelé le traité de Peurs et scellé définitivement son alliance avec Charles VII ;

3° Que les Vénitiens étaient en guerre avec le duc de milan : or, la paix de Lodi, conclue, le 9 avril 1454, avait été successivement ratifiée par les États italiens, et, en 1456, on était en pleine paix dans le duché de Milan.

II. — les impossibilités alléguées pour l'année 1456 ne se rencontrent point pour l'année 1455, et l'on pourrait hésiter un instant, si toutes les probabilités ne se réunissaient en faveur de la date de 1452.

En effet, si nous consultons l'itinéraire du Dauphin, nous voyons qu'il est à Valence du 20 juillet au 27 août 1452.

En 1452, à la date du 16 mai, les Vénitiens ont déclaré la guerre au duc de Milan. Venise a promis Novarre au duc de Savoie et Alexandrie au marquis de Montferrat pour prix de leur concours ; c'est Guillaume de Montferrat qui doit commander l'armée chargée d'attaquer Alexandrie, et nous constatons que, le 26 juillet, il subit une défaite.

Le duc de Savoie est menacé d'une attaque de la part du Roi, qui, le 8 juillet, est venu s'établir au château de Mehun-sur-Yèvre, prêt à s'ébranler pour une expédition dirigée aussi bien contre le Dauphin quo contre le duc de Savoie.

Le Roi a pris toutes ses mesures : au mois de juillet, il a envoyé Jacques de Chabannes à Lyon à la tête de mille lances.

Le 4 août, il écrit aux habitants de la Bresse qu'il envoie ses ambassadeurs au duc de Savoie : ces ambassadeurs doivent se trouver à une réunion fixée au 20 août.

Peu après le Roi envoie au duc une dernière sommation, et, dans les premiers jours de septembre, il se met en marche, et s'avance par le 4 Bourbonnais.

On voit qu'il y a parfaite concordance entre les nouvelles données par Chabannes et la situation telle qu'elle apparaît au mois d'août 1452.

III. — Enfin la lettre en question émane-t-elle bien du comte de Dammartin ?

Nous savons qu'Antoine de Chabannes fut, au mois de septembre 1451, préposé à la garde de Jacques Cœur ; il figura en 1452 parmi les commissaires chargés d'instruire l'affaire, et parait être resté à son poste durant tout le procès de l'argentier.

Au contraire, nous venons de voir que Jacques de Chabannes était à Lyon, à la tête des gens de guerre qui allaient prendre part à la lutte.

C'est donc lui qui est l'auteur de cette lettre, et c'est au mois d'août 1452 qu'elle doit être placée.

 

 

 



[1] Preuves de la Chronique de Mathieu d'Escouchy, p. 331.

[2] Cela résulte d'une lettre de Dunois, en date du 18 septembre 1453, dans le registre KK 328 (aux Archives), f. 89 v°. Jacques Cœur devait faire délivrer le cheval Bourges; Dunois ne le prit pas, pour ce qu'il ne valoit riens, dit-il lui-même.

[3] Preuves de Mathieu d'Escouchy, p. 373.

[4] Supplément aux Preuves, p. 25.

[5] Supplément aux Preuves, p. 29.

[6] Clairambault, 1122, n° 33.

[7] Additional Charters, n° 152.

[8] Voir lettres du 3 avril 1451. Chartes royales, XVI, n° 245.

[9] Supplément aux Preuves, p. 16.

[10] Le P. Anselme, t. I, p. 252.

[11] Cabinet des titres, 685, f. 150 et 152.

[12] Lettres du 18 novembre 1449. Archives P 1905, cote 6428.

[13] Preuves de Mathieu d'Escouchy, p. 375, et Supplément, p. 16.

[14] Voir plus haut, chapitre XI.

[15] Preuves, p. 385.

[16] Supplément aux Preuves, p. 17.

[17] Preuves, p. 391-392.

[18] Quittances : Ms. fr. 26081, n° 6538.

[19] Supplément aux Preuves, p. 16.

[20] Lettres du 11 novembre 1449. Archives, P 1905, cote 6408.

[21] Preuves, p. 384.

[22] Preuves, p. 392.

[23] Ms. fr. 26081, n° 6538.

[24] Ms. fr. 26081, n° 6538. — Dès le 5 octobre 1449, Cousinot est qualifié de bailli de Rouen dans des lettres de Charles VII. Voir collection Moreau, 252, f. 51.

[25] Preuves, p. 384.

[26] Cabinet des titres, 685, f. 142.

[27] Pièces originales, 2356 : POTON.

[28] Cabinet des titres, 685, f. 137.

[29] Lettres du 21 février 1450. Archives, P 1905, cote 6636.

[30] Cabinet des titres, 685, f. 137 v°.

[31] Cabinet des titres, 685, f. 134, 137, 148, 150, 152. — Louis de Soyecourt reçut 400, puis 500 l. Colart de Moy reçut en outre, plusieurs dons (f. 157 v°).

[32] Cabinet des titres, 685, f. 137.

[33] Cabinet des titres, 685, f. 157 v°.

[34] Preuves, p. 375 et 376.

[35] Preuves, p. 375 et 388.

[36] Preuves, p. 376.

[37] Preuves, p. 390-391.

[38] Supplément, p. 17.

[39] Ms. fr. 26081, n° 6538.

[40] Lettres du 11 août 1450, visées par Du Paz, Histoire généalogique, p. 481.

[41] Ms. fr. 26081, n° 6538.

[42] Cabinet des titres, 688, f. 441 v° et 142, Preuves de d'Escouchy, p. 385.

[43] Lettres du 9 février 1451. Ms. lat. 9869, f. 44, et Archives, K 168, n° 96.

[44] Voir lettres du 9 avril 1451. Archives de Hallay-Coetquen, p. 5.

[45] Lettres du 7 septembre 1449. Pièces originales, 1758 : LOUCELLES.

[46] Preuves de Mathieu d'Escouchy, p. 376, 378, 385.

[47] Blain Loup, seigneur de Beauvoir.

[48] Preuves de Mathieu d'Escouchy, p. 386.

[49] Preuves de Mathieu d'Escouchy, p. 392.

[50] Ms. fr. 26081, n° 6538.

[51] Collection Danquin.

[52] Preuves de Mathieu d'Escouchy, p. 392.

[53] Lettres du 31 janvier 1450. Ms. fr. 20585, f. 32.

[54] Ms. fr. 26081, n° 6538.

[55] Lettres du 16 mars 1451. Chartes royales, XVI, n° 241. — Nous avons déjà cité le don fait à un religieux Augustin, Jean Convyn. Voir lettres du 13 novembre 1449.

[56] Quittance du 4 juillet 1451. Pièces originales, 2575 : ROUX (n° 57379).

[57] Ms. fr. 26081, n° 6538.

[58] Ms. fr. 20495, f. 59.

[59] British Museum, Additional Charters, n° 207.

[60] En 1447, le seigneur de Sainte-Marie était venu à la Cour et Charles VII lui avait donné une robe de damas noir. Preuves de Mathieu d'Escouchy, p. 254.

[61] Preuves de Mathieu d'Escouchy, p. 374.

[62] Archives, JJ 185, n° 56.

[63] 2e compte de Mathieu Beauvarlet. Cabinet des titres, 685, f. 140 v°, 162 v°, 172 v° ; Clairambault, 44, p. 3250.

[64] Pièces originales, 150 : AUX ESPAULES.

[65] Lettres du 15 décembre 1451. Pièces originales, 1351 : COMBAUT.

[66] Laurent Guedon et Jean Carsoignon, avocats du Roi ; Jean des Loges, substitut du procureur du Roi, et Amaury du Hamel, clerc et greffier de la vicomté de Rouen. Preuves de Mathieu d'Escouchy, p. 392.

[67] Ms. fr. 26081, n° 6538.

[68] Preuves de Mathieu d'Escouchy, p. 388.

[69] Lettres du 1er octobre 1449. Pièces originales, 2015 : MONTERAULIER.

[70] La mère de Pierre de Courcelles était Marguerite de Fontenay.

[71] Mathieu d'Escouchy, t. I, p. 210 ; Chartier, t. II, p. 135-36.

[72] Chartier, t. II, p. 135-36.

[73] Archives X1a, 1483, au 27 juin 1452.

[74] Collection de Champagne, 63, f. 3 v°.

[75] Cabinet des titres, 685, f. 136 v°, 147 v°, 149 v°, 151 v° ; Preuves de d'Escouchy, p. 380 et 387.

[76] Clairambault, 123, p. 539.

[77] Chartier, t. II, p. 160.

[78] Chartier, t. II, p. 173 ; Robert Blondel, ms. fr. 6198, f. 73 v°.

[79] Preuves de Mathieu d'Escouchy, p. 375.

[80] Preuves de Mathieu d'Escouchy, p. 374.

[81] Jacques Cœur et Charles VII, par Pierre Clément, t. II, p. 36-37.

[82] Histoire de Charles VII, par Vallet de Viriville, t. III, p. 263-61 (d'après Mathieu d'Escouchy).

[83] Les Cronicques de Normendie, éd. de M. Hellot, p. 168 ; cf. Berry dans Godefroy, p. 458, et Chartier, t. II, p. 239.

[84] Mathieu d'Escouchy, t. I, p. 281.

[85] Mathieu d'Escouchy, t. I, p. 281.

[86] Chastellain, t. VII, p. 92.

[87] Thomas Basin, t. I, p. 244.

[88] Original signé, Pièces originales, 799 : CŒUR, n° 17. Il y a 10, et non 12, dans les lettres du 3 décembre 1450, citées plus bas.

[89] Original signé, ms. fr. 20616 (ancien Gaignières 5602) f. 5.

[90] Jacques Cœur à Cherbourg en 1450. Document inédit communiqué par M. Léopold Delisle, Mémoires de la Société académique de Cherbourg, année 1875, p. 212-217.

[91] Il paraîtrait que Jacques Cœur n'acquitta point toutes ces obligations qui lui étaient imposées. On lit dans le Procès : Le grand seneschal de Normandie charge ledit Jacques Cuer de la composition de Cherbourg. — Mgr de Dunoys depose, mais non point charge ledit Jacques Cueur, fors qu'il a ouy aucuns qui se plaignoient dudit Jacques Cuer de ce que on ne les avoit puiez d'aucunes parties touchant ladicte composition de Cherbourg. (Ms. fr. 16541, p. 443 et 444.) — Enfin, nous trouvons la constatation suivante au sujet des sommes reçues par Jacques Cœur : Maistre Estienne Petit depose que le Roy a donné audit Jacques Cuer, pour toutes choses, comme il appert par ses comptes et baillées declaration de ce, VIxxXIIm livres, ou environ (p. 443).

[92] Ms. fr. 23259, f. 23. — On lit dans l'arrêt du 29 mai 1453, au sujet des prêts faits par Jacques Cœur : Et si avoit ledit Jacques Cueur en outre prins pertes de finances sur nous, combien qu'alors il eust entre ses mains grandes sommes de nos deniers, et desquels nos deniers mêmes souventes fois nous faisoit prest, comme l'on disoit ; neantmoins prenoit sur nous pour ledit prest pertes de finances.

[93] Procès de Jacques Cœur. Ms. fr. 16541, f. 7 et 20.

[94] Receue avons l'umble supplicacion de nostre bien amé Pierre Auffroy, nagueres receveur de par nous au diocèse de Viviers, contenant que, dès le cinquiesme jour de juillet l'an mil CCCC quarante neuf, il presti comptant à feu Jacques Cuer, lors notre argentier, lequel avoit grant autorité de par nous en nostre pals de Languedoc et recevoit et faisoit recevoir par ses chers et facteurs tous noz deniers dudit pals, du vouloir et consentement de nostre amé et feal conseiller maistre Estienne Petit, tresorier general de nos dictes finances audit pals de Languedoc, la somme de trois cent escus d'or, de laquelle ledit Jacques Cuer bailla sa cedulle au dit suppliant. Lettres de Charles VII du 3 juin 1457. Chartes royales, XVI, n° 312.

[95] Pour lors luy avoie presté pour les affaires du Roy en Normandie plusieurs sommes. Lettre de Dunois, en date du 16 septembre 1453, dans le registre KK 328, 88.

[96] Archives, KK 328, f. 12, et dans Clément, t. I, p. 201.

[97] Chartes royales, XVI, n° 2'73.

[98] Procès, ms. 3868, f. 59-62 ; cf. Clément, t. II, p. 334-37.

[99] Archives nationales, X2a 32, à la date.

[100] Bibliothèque nationale. Ms. fr, 5908, f. 108.

[101] Bibliothèque de l'école des chartes, t. XVI, p. 262. Cf. Clairambault, 481, f. 28 v°.

[102] Voir en particulier ms. fr. 3868, f. 18 et 53-54.

[103] Vol. 762, f. 20.

[104] Et encore la date du 9 mars nous parait avoir été indiquée à tort : la pièce qui la fournit doit être de 1447.