VIE DE JEANNE D’ARC

Tome II

CHAPITRE IX. — LA PUCELLE À BEAUREVOIR. - CATHERINE DE LA ROCHELLE À PARIS. - SUPPLICE DE LA PIERRONNE.

 

 

La Pucelle avait été prise dans l’évêché de Beauvais[1]. L’évêque comte de Beauvais était alors Pierre Cauchon, natif de Reims, grand et solennel clerc de l’Université de Paris qui l’avait élu recteur en l’an 1403. Messire Pierre Cauchon n’était point un homme modéré ; il s’était jeté très ardemment dans les émeutes cabochiennes[2]. En 1414, le duc de Bourgogne l’avait envoyé en ambassade au concile de Constance pour y défendre les doctrines de Jean Petit[3], puis nommé maître des requêtes en 1418, et fait asseoir enfin dans le siège épiscopal de Beauvais[4]. Également favorisé par les Anglais, messire Pierre était conseiller du roi Henri VI, aumônier de France et chancelier de la reine d’Angleterre ; il résidait assez habituellement à Rouen depuis l’année 1423. Les habitants de Beauvais, en se donnant au roi Charles, l’avaient privé de ses revenus épiscopaux[5]. Et comme les Anglais disaient et croiraient que l’armée du roi de France était alors commandée par frère Richard et la Pucelle, messire Pierre Cauchon, évêque destitué de Beauvais, avait contre Jeanne un grief personnel. Il eût mieux valu pour son honneur qu’il s’abstint de venger l’honneur de l’Église sur une fille, peut-être idolâtre, invocatrice de diables et devineresse, mais qui sûrement avait encouru son inimitié. Il était aux gages du Régent[6] ; or, le Régent nourrissait pour la Pucelle beaucoup de haine et de rancune[7]. Pour son honneur encore, le seigneur évêque de Beauvais aurait dû songer qu’en poursuivant Jeanne en matière de foi, il semblait servir les haines d’un maître et les intérêts temporels des puissants de ce monde. Il n’y songea pas ; tout au contraire, cette affaire à la fois temporelle et spirituelle, ambiguë comme son état, excitait ses appétits. Il se jeta dessus avec l’étourderie des violents. Une fille à dévorer, hérétique et de plus armagnaque, quel régal pour le prélat, conseiller du roi Henri ! Après s’être concerté avec les docteurs et maîtres de l’Université de Paris, il se présenta, le 14 juillet, au camp de Compiègne et réclama la Pucelle comme appartenant à sa justice[8].

Il présentait à l’appui de sa demande les lettres adressées par l’alma Mater au duc de Bourgogne et au seigneur Jean de Luxembourg.

A l’illustrissime prince, duc de Bourgogne, l’Université mandait qu’elle avait une première fois réclamé cette femme, dite la Pucelle, et n’avait point reçu de réponse.

Nous craignons fort, disaient ensuite les docteurs et maîtres, que, par la fausseté et séduction de l’Ennemi d’enfer et par la malice et subtilité de mauvaises personnes, vos ennemis et adversaires, qui mettent tous leurs soins, dit-on, à délivrer cette femme par voies obliques, elle ne soit mise hors de votre pouvoir en quelque manière.

Pourtant, l’Université espère qu’un tel déshonneur sera épargné au très chrétien nom de la maison de France, et supplie derechef Sa Hautesse le duc de Bourgogne de remettre cette femme soit à l’inquisiteur du mal hérétique, soit à monseigneur l’évêque de Beauvais en la juridiction spirituelle de qui elle a été prise.

Voici la lettre que les docteurs et maîtres de l’Université avaient remise au seigneur évêque de Beauvais pour le Seigneur Jean de Luxembourg :

 

Très noble, honoré et puissant seigneur, nous nous recommandons très affectueusement à votre haute noblesse. Votre noble prudence sait bien et connaît que tous bons chevaliers catholiques doivent leur force et puissance employer premièrement au service de Dieu ; et après au profit de la chose publique. Spécialement, le serment premier de l’ordre de chevalerie est de garder et défendre l’honneur de Dieu, la foi catholique et sa sainte Église. De cet engagement sacré il vous est bien souvenu quand vous avez employé votre noble puissance et votre personne à appréhender cette femme qui se dit la Pucelle, au moyen de laquelle l’honneur de Dieu a été sans mesure offensé, la foi excessivement blessée et l’Église trop fort déshonorée ; car, par son occasion, idolâtries, erreurs, mauvaises doctrines et autres maux et inconvénients démesurés se sont produits en ce royaume. Et en vérité, tous les loyaux chrétiens vous doivent remercier grandement d’avoir rendu si grand service à notre sainte foi et à tout ce royaume. Quant à nous, nous en remercions Dieu de tout notre cœur, et nous vous remercions de votre noble prouesse aussi affectueusement que nous le pouvons faire. Mais ce serait peu de chose que d’avoir fait telle prise, s’il n’y était donné suite convenable, en sorte que cette femme puisse répondre des offenses qu’elle a perpétrées contre notre doux Créateur, sa foi et sa sainte Église, ainsi que de ses autres méfaits qu’on dit innombrables. Le mal serait plus grand que jamais, le peuple en plus grande erreur que devant et la Majesté divine trop intolérablement offensée, si la chose demeurait en ce point, ou s’il advenait que cette femme fût délivrée ou reprise comme quelques-uns de nos ennemis, dit-on, le veulent, s’y efforcent et s’y appliquent de toute leur intelligence, par toutes voies secrètes et, qui pis est, par argent ou rançon. Mais nous espérons que Dieu ne permettra pas qu’un si grand mal advienne à son peuple, et que votre bonne et noble prudence ne le souffrira pas, mais qu’elle y saura bien pourvoir convenablement.

Car si délivrance était faite ainsi d’elle, sans convenable réparation, ce serait un déshonneur irréparable sur votre grande noblesse et sur tous ceux qui se seraient entremis dans cette affaire. Mais votre bonne et noble prudence saura pourvoir à ce qu’un tel scandale cesse le plus tôt que faire se pourra, comme besoin est. Et parce qu’en cette affaire tout délai est très périlleux et très préjudiciable à ce royaume, nous supplions très amicalement, avec une cordiale affection, votre puissante et honorée noblesse de vouloir bien, pour l’honneur divin, la conservation de la sainte foi catholique, le bien et la gloire du royaume, envoyer cette femme en justice et la faire ici remettre à l’inquisiteur de la foi qui l’a réclamée et la réclame instamment, afin d’examiner les grandes charges qui pèsent sur elle, en sorte que Dieu en puisse être content, le peuple dûment édifié en bonne et sainte doctrine. Ou bien, vous plaise faire remettre et délivrer cette femme à révérend père en Dieu, notre très honoré seigneur l’évêque de Beauvais, qui l’a pareillement réclamée et en la juridiction duquel elle a été prise, dit-on. Ce prélat et cet inquisiteur sont juges de cette femme en matière de foi ; et tout chrétien, de quelque état qu’il soit, est tenu de leur obéir, dans le cas présent, sous les peines de droit qui sont grandes. En faisant cela, vous acquerrez la grâce et amour de la haute Divinité, vous serez moyen de l’exaltation de la sainte foi, et aussi vous accroîtrez la gloire de votre très haut et noble nom et en ni me temps celle de très haut et très puissant prince, notre très redouté seigneur et le vôtre, monseigneur de Bourgogne. Chacun sera tenu de prier Dieu, pour la prospérité de votre très noble personne ; laquelle Dieu notre Sauveur, veuille, par sa grâce, conduire et garder en toutes ses affaires et finalement lui rétribuer joie sans fin.

Fait à Paris, le quatorzième jour de juillet 1430[9].

 

En même temps qu’il était porteur de ces lettres, révérend père en Dieu, l’évêque de Beauvais était chargé d’offres d’argent[10]. Et il semble vraiment étrange qu’au moment même où il représentait au seigneur de Luxembourg, par l’organe de l’Université, qu’il ne pouvait vendre sa prisonnière sans crime, il la lui vint lui-même acheter. Sur la foi de ces hommes d’Église, messire Jean encourait des peines terribles en ce monde et dans l’autre si, conformément aux droits et coutumes de la guerre, il délivrait contre finance une personne prise à rançon, et il s’attirait louanges et bénédictions si traîtreusement il vendait sa captive à ceux qui voulaient la faire mourir. Du moins le seigneur évêque, lui, vient-il acheter cette femme pour l’Église, avec l’argent de l’Église ? Non ! Avec l’argent des Anglais. Donc elle est livrée non pas à l’Église mais aux Anglais. Et c’est un prêtre, au nom des intérêts de Dieu et de l’Église, en vertu de sa juridiction ecclésiastique, qui conclut le marché. Il offre dix mille francs d’or, somme au prix de laquelle, dit-il, le roi, selon la coutume de France, a le droit de se faire remettre tout prisonnier, fût-il de sang royal[11].

Que messire Pierre Cauchon, grand et solennel clerc, soupçonnât Jeanne de sorcellerie, le doute n’est pas possible sur ce point. La voulant juger, il agissait en évêque. Mais il la savait ennemie des Anglais et sa propre ennemie ; nul doute non plus sur ce point. La voulant juger, il agissait en conseiller du roi Henri. Pour dix mille francs d’or, achetait-il une sorcière ou l’ennemie des Anglais ? Et si c’était seulement une sorcière et une idolâtre que le sacré inquisiteur, que l’Université, que l’ordinaire réclamaient pour la gloire de Dieu et à prix d’or, à quoi bon tant d’efforts et de dépense ? Ne valait-il pas mieux agir ‘en cette matière de concert avec les clercs du roi Charles ? Les Armagnacs n’étaient pas des infidèles, des hérétiques ; ils n’étaient pas des Turcs, des Hussites ; ils étaient des catholiques ; ils reconnaissaient le pape de Rome comme -rai chef de la chrétienté. Le dauphin Charles et son clergé n’étaient pas excommuniés ; le pape ne disait anathèmes ni ceux qui tenaient pour nul le traité de Troyes, ni ceux qui l’avaient juré ; ce n’était pas matière de foi. Dans les pays de l’obéissance du roi Charles la sainte inquisition poursuivait curieusement le mal hérétique et le bras séculier pourvoyait à ce que les jugements d’Église ne fussent point de vaines rêveries. Tout aussi bien que les Français et les Bourguignons, les Armagnacs brûlaient les sorcières. Sans doute, ils ne pensaient pas, pour l’heure, que la Pucelle fût possédée de plusieurs diables ; la plupart d’entre eut croyaient préférablement que c’était une sainte. Mais ne pouvait-on les détromper ? N’était-il pas charitable de leur opposer de beaux arguments canoniques ? Si la cause de cette Pucelle était vraiment. une cause ecclésiastique, pourquoi ne pas se concerter entre les clercs des deux partis en vue de la porter devant le pape et le concile ? Précisément un concile pour la réforme de l’Église et la paix des royaumes était convoqué dans la ville de Bile ; l’Université désignait des délégués qui devaient s’y rencontrer avec les clercs du roi Charles, gallicans comme eux et obstinément attachés comme eux aux privilèges de l’Église de France[12]. Pourquoi n’y pas faire juger la prophétesse des Armagnacs par les Pères assemblés ? Mais il fallait que les choses prissent un autre tour dans l’intérêt de Henri de Lancastre et pour la gloire de la vieille Angleterre. Déjà les conseillers du Régent accusaient Jeanne de sorcellerie quand elle les sommait, de par le Roi du ciel, de s’en aller hors la France. Lors du siège d’Orléans, ils voulaient brûler ses hérauts, et disaient que s’ils la tenaient, ils la feraient brûler. Telle était certes leur ferme intention et leur constant propos, ce qui ne veut pas dire qu’ils songèrent, dès qu’elle fut prise, à la remettre aux clercs. Dans leur royaume, ils brûlaient autant que possible les sorciers et les sorcières ; toutefois ils n’avaient jamais souffert que la sacrée inquisition s’y établit, et ils connaissaient fort mal cette sorte de justice. Avisé que Jeanne était aux mains du sire de Luxembourg, le grand conseil d’Angleterre fut unanime pour qu’on l’achetât à tout prix. Plusieurs lords recommandèrent, dès qu’on la tiendrait, de la coudre dans un sac et de la jeter à la rivière. Mais l’un d’eux (on a dit que c’était le comte de Warwick) leur représenta qu’il fallait qu’elle fût jugée, convaincue d’hérésie et de sorcellerie, par un tribunal ecclésiastique, solennellement déshonorée, afin que son roi fut déshonoré avec elle[13]. Quelle honte pour Charles de Valois, se disant roi de France, si l’Université de Paris, si les prélats français, évêques, abbés, chanoines, si l’Église universelle enfin déclarait qu’une sorcière avait siégé dans ses conseils, conduit ses armées, qu’une possédée l’avait mené à son sacre impie, sacrilège et dérisoire ! Le procès de la Pucelle serait le procès de Charles VII, la condamnation de la Pucelle serait la condamnation de Charles VII. L’idée parut bonne et l’on s’y tint.

Le seigneur évêque de Beauvais s’empressa de l’exécuter, tout bouillant de juger, lui, prêtre et conseiller d’État, sous le semblant d’une malheureuse hérétique, le descendant de Clovis, de saint Charlemagne et de saint Louis.

Au commencement d’août, le sire de Luxembourg fit transporter la Pucelle, de Beaulieu, qui était trop peu sûr, à Beaurevoir, près Cambrai[14]. Là, vivaient les dames Jeanne de Luxembourg et Jeanne de Béthune. Jeanne de Luxembourg était tante du seigneur Jean qu’elle aimait tendrement ; elle avait vécu parmi les puissants de ce monde comme une sainte, et sans contracter d’alliance ; jadis demoiselle d’honneur de la reine Ysabeau, marraine du roi Charles VII, une des grandes affaires de sa vie avait été de solliciter auprès du pape Martin la canonisation de son frère, le cardinal de Luxembourg, mort en Avignon dans sa dix-neuvième année. On l’appelait la demoiselle de Luxembourg. Elle était âgée de soixante-sept ans, malade et près de sa fin[15].

Jeanne de Béthune, veuve du seigneur Robert de Bar, tué à la bataille d’Azincourt, avait épousé, en 1418, le seigneur Jean. Elle passait pour pitoyable, ayant demandé à son époux et obtenu, en l’an 1424, la grâce d’un gentilhomme picard amené prisonnier à Beaurevoir et en grand danger d’être décapité et puis écartelé[16].

Ces deux dames traitèrent Jeanne avec douceur. Elles lui offrirent des vêtements de femme ou du drap pour en faire ; et elles la pressèrent de quitter un habit qui leur paraissait mal séant. Jeanne s’y refusa, alléguant qu’elle n’en avait pas congé de Notre-Seigneur et qu’il n’était pas encore temps ; mais elle avoua, par la suite, que, si elle avait pu quitter l’habit d’homme, elle l’aurait fait à la requête de ces deux dames préférablement à celle de toute autre dame de France, sa reine exceptée[17].

Un gentilhomme du parti de Bourgogne, qui se nommait Aimond de Macy, la venait souvent voir et conversait volontiers avec elle. Elle ne lui tenait que de bons propos, se montrait honnête de fait et dans tous ses gestes. Toutefois sire Aimond, qui n’avait guère que trente ans, la trouva fort agréable de sa personne[18]. Si l’on en croit certains témoignages de son parti, Jeanne, quoique belle, n’inspirait pas de désirs aux hommes ; mais cette grâce singulière ne s’exerçait que sur les Armagnacs ; elle ne s’étendait pas aux Bourguignons et le seigneur Aimond n’en fut point touché, car il tenta un jour de lui mettre la main dans le sein. Elle l’en empêcha bien et le repoussa de toutes ses forces. Le seigneur Aimond en conclut, comme plus d’un aurait fait à sa place, que cette fille était d’une rare vertu. Il s’en portait caution[19].

Enfermée dans le donjon du château, Jeanne tendait son esprit sur cette seule idée d’aller revoir ses amis de Compiègne ; elle ne songeait qu’à s’échapper. Il lui vint, on ne sait comment, de mauvaises nouvelles de France. Elle croyait savoir que tous ceux de Compiègne, depuis l’âge de sept ans, seraient massacrés. Elle disait : seraient mis à feu et à sang ; événement d’ailleurs certain, si la ville eût été prise.

Confiant à madame sainte Catherine ses douleurs et son invincible désir, elle demandait :

— Comment Dieu laissera-t-il mourir ces bonnes gens de Compiègne, qui ont été et sont si loyaux à leur seigneur[20] ?

Et dans son rêve, mêlée aux saintes, comme on voit les donatrices dans les tableaux d’église, agenouillée et ravie, elle priait avec ses conseillères du ciel, pour les habitants de Compiègne.

Ce qu’elle avait ouï de leur sort lui causait une douleur infinie, et elle aimait mieux mourir que vivre après une telle destruction de bonnes gens. C’est pourquoi elle fut véhémentement tentée de sauter du haut du donjon. Et, comme elle savait bien tout ce qu’on pouvait lui dire à l’encontre, elle entendait ses Voix le lui ramentevoir.

Madame sainte Catherine lui répétait presque tous les jours :

— Ne sautez point, Dieu vous aidera et pareillement ceux de Compiègne.

Et Jeanne lui répondait :

— Puisque Dieu aidera ceux de Compiègne, j’y veux être.

Et madame sainte Catherine lui recommençait ce conte merveilleux de la bergère et du roi :

— Sans faute, il faut que vous preniez tout en gré. Et vous ne serez point délivrée tant que vous n’aurez point vu le roi des Anglais.

A quoi Jeanne répliquait :

— Vraiment je ne le voulusse point voir. J’aimasse mieux mourir que d’être mise en la main des Anglais[21].

Un jour, elle apprit que les Anglais venaient la chercher. La nouvelle se rapportait peut-être à la venue du seigneur évêque de Beauvais qui offrit à Beaurevoir le prix du sang[22]. Entendant cela, Jeanne éperdue, hors d’elle, n’écouta plus ses Voix qui lui défendaient de tenter le saut mortel. Le donjon était haut de soixante-dix pieds, pour le moins ; elle se recommanda à Dieu et sauta.

Chue à terre, elle entendit des gens qui criaient :

— Elle est morte.

Les gardes accoururent. La trouvant encore en vie, dans leur saisissement, ils ne surent que lui demander :

— Vous avez sauté ?...

Elle se sentait brisée ; mais madame sainte Catherine lui parla :

— Faites bon visage. Vous guérirez.

Madame sainte Catherine lui donna en même temps de bonnes nouvelles des amis.

— Vous guérirez et ceux de Compiègne auront secours.

Et elle ajouta que ce secours viendrait avant la Saint-Martin d’hiver[23].

Dès lors, Jeanne pensa que c’était ses saintes qui l’avaient secourue et gardée de la mort. Elle savait bien qu’elle avait mal fait en tentant un pareil saut, malgré ses Voix.

Madame sainte Catherine lui dit :

— Il faut vous en confesser et demander pardon à Dieu de ce que vous avez sauté.

Jeanne s’en confessa et en demanda pardon à Notre-Seigneur. Et après, sa confession, elle fut avertie par madame sainte Catherine que Dieu l’avait pardonnée. Elle demeura trois ou quatre jours sans manger ni boire ; puis elle prit de la nourriture et fut guérie[24].

On fit un autre récit du saut de Beaurevoir ; on conta qu’elle avait tenté de s’évader par une fenêtre, suspendue à un drap ou à quelque autre chose qui se rompit ; mais il en faut croire la Pucelle : elle dit qu’elle saillit ; si elle s’était suspendue à une corde, elle n’aurait pas cru commettre un péché et ne s’en serait pas confessée. Ce saut fut connu et le bruit courut au loin qu’elle s’était échappée et avait rejoint ceux de son parti[25].

Cependant le bon prêcheur que Jeanne, mal contente de lui, avait quitté mal content d’elle, frère Richard, ayant prêché le carême aux Orléanais, reçut d’eux, en témoignage de satisfaction, un Jésus taillé en cuivre par un orfèvre nommé Philippe, d’Orléans. Et le libraire Jean Moreau lui relia un livre d’heures, aux frais de la ville[26].

IU ramena la reine Marie à Jargeau et se fit bien venir d’elle. Cette amertume fut épargnée à Jeanne d’apprendre que, tandis qu’elle languissait en prison, ses amis d’Orléans, son gentil dauphin, sa reine Marie, faisaient bonne chère à ce religieux qui s’était détourné d’elle et lui avait préféré une dame Catherine qu’elle considérait comme rien[27]. Naguère, Jeanne s’alarmait à l’idée qu’on pût mettre en œuvre la dame Catherine, elle en écrivait à son roi et, dès qu’elle le voyait elle l’adjurait de n’en rien faire. Maintenant le roi ne tenait nul compte de ce qu’elle lui avait dit ; il consentait à ce que la préférée du bon frère Richard fût mise en état d’accomplir sa mission, qui était d’obtenir de l’argent des bonnes Villes et de négocier la paix avec le duc de Bourgogne. Mais cette sainte dame ne possédait peut-être pas toute la prudence nécessaire pour faire œuvre d’homme et servir le roi. Tout de suite, elle causa des embarras à ses amis.

Se trouvant dans la ville de Tours, elle se prit à dire : En cette ville, il y a des charpentiers qui charpentent, mais non pas pour logis, et, si l’on n’y prend garde, cette Ville est en voie de prendre bientôt le mauvais bout, et il y en a dans la ville qui le savent bien[28].

Sous forme de parabole, c’était une dénonciation. La dame Catherine accusait les gens d’Église et les bourgeois de Tours de travailler contre Charles de Valois, leur seigneur. Il fallait que cette dame fût réputée pour avoir du crédit auprès du roi, de son conseil et de sa parenté, car les habitants de Tours prirent peur et envoyèrent un religieux augustin, frère Jean Bourget, vers le roi Charles, la reine de Sicile, l’évêque de Séez et le seigneur de Trèves, pour s’enquérir si les paroles de cette sainte femme avaient trouvé créance auprès d’eux. La reine de Sicile et les conseillers du roi Charles remirent au religieux des lettres par lesquelles ils mandaient à ceux de Tours qu’ils n’avaient ouï parler de rien de semblable et le roi Charles déclara qu’il se fiait bien aux gens d’Église, bourgeois et habitants de sa ville de Tours[29].

La dame Catherine avait tenu les mêmes méchants propos sur les habitants d’Angers[30].

Cette dévote personne, soit qu’elle voulut, comme la bienheureuse Colette de Corbie, cheminer d’un parti à l’autre, soit qu’il lui arrivât d’être prise par des hommes d’armes bourguignons, comparut à Paris devant l’official. Il semble que les gens d’Église se soient, dans leur interrogatoire, moins occupés d’elle que de la Pucelle Jeanne, dont le procès s’instruisait alors.

Au sujet de la Pucelle, Catherine dit ceci :

— Jeanne a deux conseillers, qu’elle appelle conseillers de la Fontaine[31].

Par ce propos, elle exprimait un souvenir confus des entretiens qu’elle avait eus à Jargeau et à Montfaucon. Le mot de conseil était celui que Jeanne employait le plus souvent en parlant de ses Voix ; mais la dame Catherine mêlait ce que la Pucelle lui avait dit de la Fontaine-des-Groseilliers à Domremy et de ses visiteurs célestes.

Si Jeanne nourrissait de la malveillance pour Catherine, Catherine ne nourrissait pas de bienveillance pour Jeanne. Elle n’affirma pas que le fait de Jeanne n’était que néant ; mais elle donna clairement à entendre que la pauvre fille, alors prisonnière des Bourguignons, était invocatrice des mauvais esprits.

— Jeanne, dit-elle à l’official, sortira de prison par le secours du diable, si elle n’est pas bien gardée[32].

Que Jeanne fût ou non secourue par le diable, c’était affaire à décider entre elle et les docteurs de l’Église. Mais il était certain qu’elle ne pensait qu’à s’échapper des mains de ses ennemis et qu’elle imaginait sans cesse toutes sortes de moyens d’évasion. La clame Catherine de La Rochelle la connaissait bien et lui voulait beaucoup de mal.

Cette dame fut relâchée. Les juges d’Église, sans doute, n’auraient pas usé envers elle d’une telle indulgence si elle avait porté sur la Pucelle un témoignage favorable. Elle retourna auprès du roi Charles[33].

Les deux femmes de religion qui avaient suivi Jeanne à son départ de Sully et avaient été prises à Corbeil, Pierronne de Bretagne bretonnante, et sa compagne, étaient gardées, depuis le printemps, dans les prisons ecclésiastiques, à Paris. Elles se disaient publiquement envoyées de Dieu pour venir en aide à la Pucelle Jeanne. Le frère Richard avait été leur beau père et elles s’étaient tenues en compagnie de la Pucelle. C’est pourquoi elles étaient véhémentement soupçonnées d’offenses graves envers Dieu et sa foi. Le grand inquisiteur de France, frère Jean Graverent, prieur des Jacobins de Paris, instruisit leur procès dans les formes usitées en ce pays. Il procéda concurremment avec l’ordinaire, représenté par l’official.

La Pierronne publiait et tenait pour vrai que Jeanne était bonne, que ce qu’elle faisait était bien fait et selon Dieu. Elle reconnut que, dans la nuit de Noël de la présente année, à Jargeau, le frère Richard lui avait donné deux fois le corps de Jésus-Christ et qu’il l’avait donné trois fois à Jeanne[34]. Le fait se trouvait d’ailleurs établi par des informations recueillies auprès de témoins oculaires. Les juges, qui étaient des maîtres insignes, estimèrent que ce religieux ne devait pas ainsi prodiguer à de telles femmes le pain des anges. Toutefois, la communion multiple n’étant formellement interdite par aucune disposition du droit canon, on ne pouvait en faire grief à la Pierronne Les informateurs qui instruisaient alors contre Jeanne ne retinrent point les trois communions de Jargeau[35].

Des charges plus lourdes pesaient sur les deus Bretonnes. Elles étaient sous le coup d’une accusation de maléfices et de sorcellerie.

La Pierronne affirma et jura que Dieu lui apparaissait souvent en humanité et lui parlait comme un ami à un ami, et que, la dernière fois qu’elle l’avait vu, il était vêtu d’une huque vermeille et d’une longue robe blanche[36].

Les insignes maîtres qui la jugeaient lui représentèrent que ces dires touchant de semblables apparitions étaient blasphèmes. Et ces femmes furent reconnues en possession du mauvais esprit, qui les faisait errer dans leurs paroles et leurs actions.

Le dimanche 3 septembre 1430, elles furent menées au Parvis Notre-Dame pour y être prêchées. Des échafauds y avaient été dressés selon l’usage, et l’on avait choisi le dimanche pour que le peuple pût profiter de ce spectacle édifiant. Un insigne docteur adressa à toutes deux une exhortation charitable. L’une d’elles, la plus jeune, en l’écoutant et en voyant le bûcher préparé, vint à résipiscence. Elle reconnut qu’elle avait été séduite par un ange de Satan et répudia dûment son erreur.

La Pierronne au contraire ne voulut pas se rétracter. Elle demeura obstinée dans cette croyance qu’elle voyait Dieu souvent, vêtu comme elle avait dit.

L’Église ne pouvait plus rien pour elle. Remise au bras séculier, elle fut à l’instant même conduite sur le bûcher qui lui était destiné, et brûlée vive de la main du bourreau[37].

Ainsi le grand inquisiteur de France et l’évêque de Paris faisaient cruellement périr d’une mort ignominieuse une des filles qui avaient suivi le frère Richard, une des saintes du dauphin Charles. De ces filles, la plus fameuse et la plus abondante en couvres était entre leurs mains. La mort de la Pierronne annonçait le sort réservé à la Pucelle.

 

 

 



[1] Le fait ne fut pas contesté à l’époque ; mais ce qui pouvait être matière à discussion, c’était de savoir si vraiment l’évêque de Beauvais avait juridiction ordinaire sur la Pucelle. Voir à ce sujet : Abbé Ph.-H. Dunand, Histoire complète de Jeanne d’Arc, Paris, 1899, t. II, pp. 412-413.

[2] Robillard de Beaurepaire, Notes sur les juges et assesseurs du procès de Jeanne d’Arc, Rouen, 1890, p. 12. — Douët-d’Areq, Choix de pièces inédites relatives au règne de Charles VII, t. I, pp. 356-357. — Chanoine Cerf, Pierre Cauchon de Sommièvre, chanoine de Reims et de Beauvais, évêque de Beauvais et de Lisieux ; son origine, ses dignités, sa mort et ses sépultures, dans Travaux de l’Académie de Reims, CI (1898), pp. 363 et suiv. — A. Sarrazin, Pierre Cauchon, juge de Jeanne d’Arc, Paris, 1901, in-8°, pp. 26 et suiv.

[3] Le P. Ayroles, La vraie Jeanne d’Arc, t. I, p. 916. — A. Sarrazin, P. Cauchon, pp. 36-37.

[4] Du Boulay, Historia Universitatis Parisiensis, 1670, t. V, p. 912. — L’abbé Delettre, Histoire du diocèse de Beauvais, Beauvais, 1842, t. II, p. 348.

[5] Robillard de Beaurepaire, Notes sur les juges, p. 13.

[6] A. Sarrazin, P. Cauchon, pp. 58 et suiv.

[7] Rymer, Fœdera, t. X, p. 408 et passim.

[8] Procès, t. I, p. 13. — Vallet de Viriville, Procès de condamnation, pp. 10 et suiv. — A. Sarrazin, P. Cauchon, pp. 108 et suiv.

[9] Procès, t. I, pp. 10-11. — M. Fournier, La faculté de décret, t. I, p. 353, note.

[10] Ibid., t. I, pp. 13-14.

[11] Procès, t. I, P. 14.

[12] Du Boulay, Historia Universitatis Parisiensis, t. V, pp. 393-408. — Monumenta conciliorum generalium seculi decimi quinti, t. I, pp. 70 et suiv. Le P. Denifle et Chatelain, Le procès de Jeanne d’Arc et l’Université de Paris.

[13] Valeran Varanius, éd. Prarond, Paris, 1889, liv. IV, p. 100.

[14] Procès, t. I, pp. 109-110 ; t. II, p. 298 ; t. III, p. 121. — Monstrelet, t. IV p. 389. — E. Gomart, Jeanne d’Arc au château de Beaurevoir, Cambrai, 1865, in-8°, 47 pages (Mém. de la Soc. d’émulation de Cambrai, XXXVIII, 2, pp. 305-348). — L. Sambier, Jeanne d’Arc et la région du Nord, Lille, 1901, in-8°, 63 pages. — Cf. Morosini, t. III, p. 300, notes 3 et 4 ; t. IV, annexe XXI.

[15] Procès, t. I, pp. 95, 231. — Monstrelet, t. IV, p. 402. — Vallet de Viriville, Histoire de Charles VII, t. I, p. 2 ; t. II, pp. 72-73.

[16] A. Duchêne, Histoire de la maison de Béthune, chap. III, et preuves, p. 33. — Vallet de Viriville, loc. cit., et Morosini, t. IV, pp. 352, 354.

[17] Procès, t. I, pp. 95, 231.

[18] Ibid., t. II, pp. 438, 45-1 ; t. III, pp. 15, 19.

[19] Procès, t. III, pp. 120-121.

[20] Ibid., t. I, p. 150.

[21] Procès, t. I, pp. 150-151.

[22] Ibid., t. I, p. 13 ; t. V, p. 194.

[23] Procès, t. I, pp. 110, 151, 152.

[24] Procès, t. I, p. 166. — Journal d’un bourgeois de Paris, p. 268. — J. Quicherat, Aperçus nouveaux, pp. 53, 58.

[25] Chronique des cordeliers, fol. 501 r°. — Morosini, t. III, pp. 301-303. — Chronique de Tournai, éd. de Smedt, dans Recueil des Chroniques de Flandre, t. III, pp. 416, 417.

[26] Lottin, Recherches sur la ville d’Orléans, t. I, p. 252. — Procès, t. I, p. 99, note 1. — Journal du siège, pp. 235-238. — S. Luce, Jeanne d’Arc à Domremy, p. CCLXIII, note 2.

[27] Procès, t. I, pp. 296-297.

[28] Registre des Comptes de la ville de Tours, pour l’année 1430, dans Procès, t. IV, p. 473, note 1.

[29] Procès, t. IV, p. 473.

[30] Ibid., t. IV, p. 473.

[31] Ibid., t. I, p. 295.

[32] Procès, t. I, p. 106, note. — Journal d’un bourgeois de Paris, p. 271. — Vallet de Viriville, Procès de condamnation de Jeanne d’Arc, pp. LXI-LXV.

[33] Journal d’un bourgeois de Paris, p. 271.

[34] Journal d’un bourgeois de Paris, pp. 271-272.

[35] Voltaire, Dictionnaire philosophique, art : Arc.

[36] Journal d’un bourgeois de Paris, pp. 239-260.

[37] Journal d’un bourgeois de Paris, pp. 259-260, 271-272. — Jean Nider, Formicarium, dans Procès, t. IV, p. 504. — A. de la Borderie, Pierronne et Perrinaïc, pp. 7 et suiv.