VIE DE JEANNE D’ARC

Tome II

CHAPITRE VII. — SOISSONS ET COMPIÈGNE. - PRISE DE LA PUCELLE.

 

 

Au sortir de Lagny, la Pucelle se présenta devant les portes de Senlis avec sa compagnie et les hommes d’armes des seigneurs français auxquels elle s’était jointe, en tout mille chevaux, pour lesquels elle demanda l’entrée. Il n’y avait pas de disgrâce que les bourgeois craignissent autant que de recevoir des gens d’armes, et il n’y avait pas de privilège dont ils fussent plus jaloux que de les tenir dehors. Le roi Charles en avait fait l’expérience durant la bénigne campagne du sacre. Les habitants de Senlis firent répondre à la Pucelle que, vu la pauvreté de la ville en fourrages, grains, avoine, vivres et vin, il lui serait offert d’y entrer avec trente ou quarante hommes des plus notables, et non davantage[1].

On veut que de Senlis Jeanne soit allée au château de Borenglise, en la paroisse d’Elincourt, entre Compiègne et Ressons, et, dans l’ignorance où l’on est des raisons qui l’y firent aller, on croit qu’elle se rendit en pèlerinage à l’église d’Elincourt, placée sous l’invocation de sainte Marguerite ; et il est possible qu’elle ait tenu à faire ses dévotions à sainte Marguerite d’Elincourt, comme elle les avait faites à sainte Catherine de Fierbois, pour l’honneur de l’une des dames du ciel qui la visitaient tous les jours et à toute heure[2].

Il y avait alors, dans la ville d’Angers, un licencié ès lois, chanoine des églises de Tours et d’Angers et doyen de Saint-Jean d’Angers, qui, moins de dix jours avant la venue de Jeanne à Sainte-Marguerite d’Elincourt, le 18 avril, environ neuf heures du soir, ressentit une douleur à la tête qui lui dura jusqu’à quatre heures du matin, si forte qu’il crut mourir. Il se recommanda à madame sainte Catherine, envers qui il professait une dévotion particulière, et aussitôt il fut .guéri. En reconnaissance d’une telle grâce, il se rendit à pied au sanctuaire de Sainte-Catherine de Fierbois ; et le vendredi 5 mai, il y célébra la messe à haute voix pour le roi, la Pucelle, digne de Dieu, et la prospérité et la paix du royaume[3].

Le Conseil du roi Charles avait remis Pont-Sainte-Maxence au duc de Bourgogne, au lieu de Compiègne qu’il ne pouvait lui livrer, pour la raison que la ville se refusait de toutes ses forces à être livrée, et demeurait au roi malgré le roi. Le duc de Bourgogne garda Pont-Sainte-Maxence qu’on lui donnait et résolut de prendre Compiègne[4]

Le 17 avril, à l’expiration de la trëve, il se mit en campagne arec une florissante chevalerie et une puissante armée, quatre mille Bourguignons, Picards et Flamands et quinze cents :anglais, sous le commandement de Jean de Luxembourg, comte de Ligny[5].

Le duc faisait venir à ce siège de belles pièces d’artillerie, notamment Remeswalle, Rouge bombarde et Houppembière, qui toutes trois lançaient des pierres très grosses. On y amenait aussi les bombardes achetées par le duc à messire Jean de Luxembourg et parées comptant : Beaurevoir et Bourgogne, un gros coullard et un engin volant. Les villes des vastes États de Bourgogne envoyaient devant Compiègne leurs archers et leurs arbalétriers. Le duc se fournissait d’arcs de Prusse et de Constantinople, avec flèches barbées et non barbées. Il appelait des mineurs et divers ouvriers pour faire des mines de poudre devant la ville et pour jeter des fusées de feu grégeois ; enfin, monseigneur Philippe, plus riche qu’un roi, le plus magnifique seigneur de la chrétienté et très expert en chevalerie, voulait faire un beau siège[6].

La ville, une des plus grandes de France et des plus fortes, était défendue par quatre ou cinq cents hommes de garnison[7] sous le commandement du jeune seigneur Guillaume de Flavy. Issu d’une noble famille du pays, sans grands biens, toujours en querelle avec les seigneurs ses voisins et cherchant noise au pauvre peuple, il était aussi méchant et cruel qu’aucun seigneur armagnac[8]. Les habitants ne voulaient pas d’autre capitaine que lui ; ils le gardèrent envers et contre le roi Charles et son chambellan. Et ils firent sagement, car pour les défendre il n’y avait pas meilleur que le seigneur Guillaume ; on n’en aurait pas trouvé un second si entêté à son devoir. Au roi de France, qui lui avait donné l’ordre de livrer la ville, il avait refusé net ; et lorsque ensuite le duc lui promit une grosse somme d’argent et une riche héritière en échange de Compiègne, il répondit que la ville était non pas à lui, mais au roi[9].

Le duc de Bourgogne s’empara sans peine de Gournay-sur-Aronde, et vint ensuite mettre le siège devant Choisy-sur-Aisne, qu’on appelait aussi Choisy-au-Bac, au confluent de l’Aisne et de l’Oise[10].

L’écuyer gascon Poton de Saintrailles et les gens de sa compagnie passèrent l’Aisne entre Soissons et Choisy, surprirent les assiégeants, et se retirèrent aussitôt, emmenant quelques prisonniers[11].

Le 13 mai, la Pucelle entrée à Compiègne, logea rue de l’Étoile[12]. Le lendemain, les attornés lui offrirent quatre pots de vin[13]. Ils entendaient par là lui faire grand honneur, car ils n’en offraient pas davantage au seigneur archevêque de Reims, chancelier du royaume, qui se trouvait alors dans la ville avec le comte de Vendôme, lieutenant du roi, et plusieurs autres chefs de guerre. Ces très hauts seigneurs résolurent d’envoyer de l’artillerie et des munitions au château de Chois- qui ne pouvait plus longtemps se défendre[14] ; et la Pucelle fut mise en œuvre comme autrefois.

L’armée se dirigea vers Soissons pour y passer l’Aisne[15]. Le capitaine de la ville était un écuyer de Picardie nommé Guichard Bournel par les Français, et Guichard de Thiembronne par les Bourguignons : il avait servi les uns et les autres. Jeanne le connaissait bien : il lui rappelait un pénible souvenir. Ç’avait été l’un de ceux qui, la prenant blessée dans les fossés de Paris, l’avaient mise malgré elle sur un cheval. A l’approche des seigneurs- et gens du roi Charles, le capitaine Guichard fit faussement accroire aux habitants de Soissons que toute cette gendarmerie venait prendre garnison dans leur ville. Aussi les habitants décidèrent-ils de ne les point recevoir. Il fut fait là tout comme à Senlis ; le capitaine Bournel reçut le seigneur archevêque de Reims, le confite de Vendôme et la Pucelle, avec petite compagnie, et l’armée passa la nuit aux champs[16]. Le lendemain on essaya, faute d’obtenir l’accès du pont, de traverser la rivière à gué, mais on n’y put réussir. C’était le printemps, les eaux avaient monté. L’armée rebroussa chemin. Quand elle fut partie, le capitaine Bournel vendit au duc de Bourgogne la cité qu’il avait charge de garder au roi de France, et la mit en la main de messire Jean de Luxembourg pour 4.000 saluts d’or[17].

A la nouvelle que le capitaine de Soissons avait de la sorte agi laidement, contre son honneur, Jeanne s’écria que, si elle le tenait, elle le ferait trancher en quatre pièces, ce qui n’était pas une imagination de sa colère. L’usage voulait, pour le châtiment de certains crimes, que le bourreau coupât en quartiers les condamnés auxquels il avait d’abord tranché la tète : cela s’appelait écarteler. C’est comme si Jeanne avait dit que ce traître méritait d’être écartelé. Le propos parut dur aux oreilles bourguignonnes ; certains crurent même entendre que, dans son indignation, Jeanne reniait Dieu. Ils entendirent mal. Jamais elle ne reniait Dieu, ni saint ni sainte ; loin de maugréer, quand elle était en colère, elle disait : Bon gré Dieu !, ou Saint Jean !, ou Notre Dame ![18]

Devant Soissons, Jeanne et les chefs de guerre se séparèrent. Ceux-ci se dirigèrent avec leurs gens d’armes vers Senlis et les bords de la Marne. Le pays entre Aisne et Oise n’avait plus de quoi faire vivre tant de monde et de si grands personnages. Jeanne reprit avec sa compagnie le chemin de Compiègne[19]. A peine entrée dans la ville, elle en sortit pour battre les environs.

Elle fut notamment d’une expédition contre Pont-l’Évêque, place forte, à quelque distance de Noyon, et qu’occupait une petite garnison anglaise, sous les ordres du seigneur de Montgomery.

Les Bourguignons, qui faisaient le siège de Compiègne, se ravitaillaient par Pont-l’Évêque. A la mi-mai, les Français, au nombre de peut-être deux mille, commandés par le capitaine Poton, par messire Jacques de Chabannes et quelques autres, et accompagnés de la Pucelle, attaquèrent au petit jour les Anglais du seigneur de Montgomery, et l’affaire fut âprement menée. Mais les Bourguignons de Noyon étant venus à la rescousse, les Français battirent en retraite. Ils avaient tué trente hommes à l’ennemi et en avaient perdu autant ; aussi le combat passa-t-il pour très meurtrier[20]. Il ne pouvait plus être question de traverser l’Aisne et de sauver Choisy.

Rentrée à Compiègne, Jeanne, qui ne prenait pas un moment de repos, courut à Crépy-en-Valois où se rassemblaient des troupes destinées à défendre Compiègne ; puis elle se dirigea, avec ces troupes, par la forêt de Cuise, vers la ville assiégée et elle y entra, le 23, à l’aube, sans avoir rencontré de Bourguignons. Il n’y en avait pas du côté de la forêt, sur la rive gauche de l’Oise[21].

Ils étaient tous de l’autre côté de la rivière. Là S’étend une prairie d’un quart de lieue au bout de laquelle la côte de Picardie s’élève. Cette prairie étant basse, humide, souvent inondée, on avait établi une chaussée allant du pont au village de Margny, dressé tout en face sur la côte abrupte. Le clocher de Clairoix pointait à trois quarts de lieue en amont, au confluent des deux rivières d’Aronde et d’Oise ; le clocher de Venette, du côté opposé, à une demi-lieue en aval, vers Pont-Sainte-Maxence[22].

Un petit poste de Bourguignons commandé par un chevalier, messire Baudot de Noyelles, occupait le village de Margny, sur la hauteur. Le plus renommé homme de guerre du parti de Bourgogne, messire Jean de Luxembourg, se tenait avec ses Picards sur les bords de l’Aronde, au pied du iront Ganelon, à Clairoix. Les cinq cents Anglais du sire de Montgomery gardaient l’Oise à Venette. Le duc Philippe occupait Coudun, à une grande lieue de la ville, vers la Picardie[23].

Ces dispositions répondaient aux préceptes des plus expérimentés capitaines. Devant une place forte, on évitait de réunir sur une même position, dans un même logis, comme on disait, une grande quantité de gens d’armes. En cas d’attaque soudaine une grosse compagnie, pensait-on, si elle n’a qu’un logis, est surprise et mise en désarroi comme une moindre, et le mal est grave. C’est pourquoi il vaut mieux diviser les assiégeants en petites compagnies et placer ces compagnies assez près les unes des autres pour qu’elles puissent s’entre aider. De cette manière, ceux d’un logis ne sont pas plutôt déconfits que les autres ont le loisir de se mettre en ordonnance pour les secourir. Les assaillants sont bien ébahis quand ils voient fondre sur eux des troupes fraîches et aux défenseurs le cœur en grandit de moitié. Ainsi pensait, notamment, messire Jean de Bueil[24].

Ce même jour, 23 mai, vers cinq heures du soir[25], montée sur un très beau cheval gris pommelé, Jeanne sortit par le pont et s’engagea sur la chaussée qui traversait la prairie, avec son étendard, sa compagnie lombarde, le capitaine Baretta et les trois ou quatre cents hommes, cavaliers et fantassins, entrés, la nuit, à Compiègne. Elle avait ceint l’épée bourguignonne trouvée à Lagny et portait sur son armure une huque de drap d’or vermeil[26]. Un tel habit eût mieux convenu pour une parade que pour une sortie ; mais, dans la candeur de son âme villageoise et religieuse, elle aimait tout ce qui avait l’air cérémonieux et chevaleresque.

L’entreprise était concertée entre le capitaine Baretta, les autres chefs de partisans et messire Guillaume de Flavy, qui, pour aider la rentrée des Français, fit placer à la tête du pont des archers, des arbalétriers, des couleuvriniers, et mit sur la rivière une brande quantité de petits bateaux couverts destinés à recueillir, au besoin, le plus de monde possible[27]. Jeanne ne fut pas consultée sur l’entreprise : on ne lui demandait jamais conseil ; on l’emmenait comme un porte-bonheur, sans lui rien dire, et on la montrait comme un épouvantail aux ennemis qui, la tenant pour une puissante magicienne, craignaient de tomber victimes de ses maléfices, surtout au cas où ils fussent en état de péché mortel. Certains, sans doute, dans les deux partis, s’apercevaient, au contraire, qu’elle n’était pas une femme différente des autres[28] ; mais c’étaient des gens qui ne croyaient à rien et ces sortes de gens sont toujours en dehors du sentiment commun.

Cette fois, elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’on allait faire : la tête pleine de rêves, elle s’imaginait partir pour quelque grande et haute action. Elle avait promis, dit-on, à ceux de la ville, de déconfire les Bourguignons et de ramener prisonnier le duc Philippe. Or, il n’était nullement question de cela ; le capitaine Baretta et les chefs des partisans se proposaient de surprendre et de piller le petit poste bourguignon le plus rapproché de la ville et le plus accessible, celui qu’occupait messire Baudot de Noyelles à Margny, sur une côte très roide à laquelle on pouvait atteindre en vingt ou vingt-cinq minutes par la chaussée. Le coup valait d’être tenté. Ces enlèvements de postes, c’était le casuel des gens d’armes. Et, bien que les ennemis  eussent assez habilement choisi leurs positions, on avait chance de réussir en s’y prenant avec une extrême célérité. Les Bourguignons se tenaient à Margny en très petit nombre. Nouvellement venus, ils n’avaient établi ni bastille ni boulevard, et leurs défenses se réduisaient aux masures du village.

Il était cinq heures après midi quand les Français se mirent en marche. On se trouvait dans les plus longs jours de l’année ; ils ne comptaient donc pas sur l’obscurité pour enlever le poste. Les gens d’armes, à cette époque, ne se hasardaient pas volontiers dans la nuit ; ils la jugeaient traîtresse, capable de servir aussi bien le fol que le sage, et avaient un dicton là-dessus ; ils disaient : La nuit n’a point de honte[29].

Grimpés à Margny, les assaillants surprirent les Bourguignons épars et sans armes, et se mirent à frapper à leur plaisir. La Pucelle, pour sa part, renversait tout ce qui se trouvait devant elle.

Or, à ce moment, le sire Jean de Luxembourg et le sire de Créquy, venus à cheval de leur logis de Clairoix[30], gravissaient la côte de Margny, sans armures, avec huit ou dit gentilshommes. Ils se rendaient auprès de messire Baudot de Noyelles, et ne se doutant de rien, pensaient reconnaître, de ce point élevé, les défenses de la ville, comme naguère le comte de Salisbury aux Tourelles d’Orléans. Tombés en pleine escarmouche, ils envoyèrent en toute hâte à Clairoix quérir leurs armes et mander leur compagnie, qui ne pouvait atteindre le lieu du combat avant une bonne demi-heure. En attendant, tout démunis qu’ils étaient, ils se joignirent à la petite troupe de messire Baudot pour tenir tête à l’ennemi[31]. Surprendre ainsi monseigneur de Luxembourg, ce pouvait être une bonne chance et ce n’en pouvait pas être une mauvaise ; car ceux de Margny eussent de toute façon appelé incontinent à leur secours ceux de Clairoix, comme en effet ils appelèrent les Anglais de Venette et les Bourguignons de Coudun.

Ayant forcé et pillé le logis, les assaillants, qui devaient prudemment rabattre en toute hâte sur la ville avec leur butin, s’attardèrent à Margny ; on devine pour quelle cause : c’est celle qui fit tant de rois les détrousseurs détroussés. Ces gens-là, ceux de la croix blanche comme ceux de la croix rouge, quelque péril qui les pressât, ne quittaient point la place tant qu’il s’y trouvait encore quelque chose à emporter.

Le danger où les soudoyers de Compiègne s’exposaient par convoitise, la Pucelle devait, pour sa part, largement l’accroître par vaillance et prouesse : elle ne consentait jamais à quitter le combat ; il fallait qu’elle fût blessée, navrée de flèches et de viretons, pour qu’on parvint à la faire démordre.

Cependant, remis d’une alerte si chaude, les gens de messire Baudot s’armèrent comme ils purent et s’efforcèrent de reprendre le village. Tantôt ils en chassaient les Français, tantôt ils s’en retiraient eux-mêmes après avoir beaucoup souffert. Le seigneur de Créquy, entre autres, fut cruellement blessé au visage. Mais l’espoir d’être secourus leur renforçait le cour. Ceux de Clairoix parurent. Le duc Philippe en personne s’approchait avec ceux de Coudun. Les Français débordés, abandonnant Margny, se retiraient lentement. Le butin, peut-être, alourdissait leur marche. Tout à coup, voyant les Godons de Venette s’avancer sur la prairie pour leur couper la retraite, la peur les prend ; au cri de Sauve qui peut ! ils s’élancent d’une course folle et atteignent en désordre la berge de l’Oise. Les uns se jetaient dans les bateaux, les autres se pressaient contre le boulevard du Pont. Ils s’attirèrent ainsi le mal dont ils avaient peur. Car les Anglais poussèrent le chanfrein de leurs chevaux dans le dos des fuyards, gagnant à cela que les canons des remparts ne pouvaient plus tirer sans atteindre les Français[32].

Ceux-ci ayant forcé la barrière du boulevard, les Anglais étaient en passe d’y pénétrer sur leurs talons, de franchir le pont et d’entrer dans la place. Le capitaine de Compiègne vit le danger et donna l’ordre de fermer la porte de la ville. Le pont fut levé et la herse baissée[33].

Gardant en cette déroute l’illusion héroïque de la victoire, Jeanne, sur la prairie, entourée seulement de quelques personnes de son service et de sa parenté, faisait face aux Bourguignons et pensait encore tout renverser devant elle.

On lui criait :

— Mettez-vous en peine de regagner à la ville, ou nous sommes perdus.

Le regard ébloui par des vols d’anges et d’archanges, elle répondait :

— Taisez-vous, il ne tiendra qu’à vous qu’ils ne soient déconfits. Ne pensez que de férir sur eux.

Et elle disait ce qu’elle disait toujours

— Allez en avant ! ils sont à nous[34] !

Ses gens prirent la bride de son cheval et la firent retourner de force du côté de la ville. Il était trop tard ; on ne pouvait plus entrer dans le boulevard qui commandait le pont : les Anglais occupaient la tête de la chaussée. La Pucelle, avec sa petite troupe fidèle fut encognée dans l’angle que formaient le flanc du boulevard et le remblai de la route, par des gens de Picardie qui, frappant, écartant ceux qui la protégeaient, l’atteignirent[35]. Un archer la tira de côté par sa huque de drap d’or et la fit choir à terre. Tous, ils l’entouraient et lui criaient ensemble :

— Rendez-vous !

Pressée de donner sa foi, elle répondit :

— J’ai juré et baillé ma foi à autre que vous et je lui en tiendrai mon serment[36].

Un de ceux qui la lui demandaient affirma qu’il était noble homme. Elle se rendit à lui.

C’était un des archers attachés à la lance du bâtard de Wandomme ; il se nommait Lyonnel. Voyant sa fortune faite, il se montrait plus joyeux que s’il avait pris un roi[37].

En même temps que la Pucelle, furent pris Pierre d’Arc, son frère ; Jean d’Aulon, son intendant, et le frère de Jean d’Aulon, Poton, qu’on surnommait le Bourguignon[38]. A l’estimation des Bourguignons, les Français perdirent dans cette affaire quatre cents combattants, tués ou noyés[39] ; mais, au dire des Français, la plupart des gens de pied furent recueillis dans les bateaux amarrés au bord de l’Oise[40].

Sans les archers, arbalétriers et couleuvriniers disposés par le sire de Flavy à la tête du pont, le boulevard était enlevé. Les Bourguignons n’eurent que vingt blessés et pas de morts[41]. La Pucelle n’avait pas été beaucoup défendue.

Elle fut conduite désarmée à Margny[42]. A la nouvelle que la sorcière des Armagnacs était prise, le camp des Bourguignons s’emplit de cris et de réjouissances. Le duc Philippe voulut la voir. Quand il s’approcha d’elle, il y eut, dans sa chevalerie et son clergé, des gens pour le louer de son courage, pour vanter sa piété, pour admirer que ce très puissant duc n’eût pas peur des larves vomies par l’enfer[43].

A ce compte, sa chevalerie était aussi brave que lui, car beaucoup de gentilshommes accouraient pour satisfaire la même curiosité. Parmi eux, se trouvait messire Enguerrand de Monstrelet, natif du comté de Boulogne, serviteur de la maison de Luxembourg, auteur de chroniques. Il entendit les paroles que le duc adressa à la prisonnière, et bien que, par état, il dût avoir de la mémoire, il les oublia. C’est peut-être qu’il ne les trouva pas assez chevalereuses pour les mettre en son livre[44].

Jeanne resta sous la garde de messire Jean de Luxembourg, à qui elle appartenait désormais, l’archer qui l’avait prise l’ayant cédée à son capitaine le bâtard de Wandomme, qui l’avait cédée à son tour à messire Jean son maître[45].

La tige des Luxembourg s’étendait de l’occident à l’orient chrétien, jusqu’à la Bohème et la Hongrie, et il en avait fleuri six reines, une impératrice, quatre rois, quatre empereurs. Issu d’une branche cadette de cette illustre maison et cadet lui-même mal apanagé, Jean de Luxembourg avait gagné durement sa chevalerie au service du duc de Bourgogne. Lorsqu’il prit à rançon la Pucelle, il avait trente-neuf ans, était couvert de blessures et borgne[46].

Le soir même, de ses quartiers de Coudun, le duc de Bourgogne fit écrire aux villes de son obéissance la prise de la Pucelle. De cette prise seront grandes nouvelles partout, est-il dit dans sa lettre aux habitants de Saint-Quentin ; et sera connue l’erreur et folle créance de tous ceux qui aux faits de cette femme se sont rendus enclins et favorables[47].

Le duc manda pareillement cette nouvelle au duc de Bretagne par son héraut Lorraine ; au duc de Savoie, à sa bonne ville de Gand[48].

Les survivants de ceux que la Pucelle avait amenés à Compiègne abandonnèrent le siège et rentrèrent le lendemain dans leurs garnisons. Le capitaine lombard Barthélemy Baretta, lieutenant de Jeanne, demeura dans la ville avec trente-deux hommes d’armes, deux trompettes, deux pages, quarante-huit arbalétriers, vingt archers ou targiers[49].

 

 

 



[1] Arch. mun. de Senlis dans Musée des archives départementales, pp. 304-305. — J. Flammermont, Histoire de Senlis pendant la seconde partie de la guerre de cent ans, p. 245. — Perceval de Cagny, p. 173. — Morosini, t. III, p. 294, n. 5.

[2] Histoire manuscrite de Beauvais, par Hermant, dans Procès, t. V, p. 165. — G. Lecocq, Etude historique sur le séjour de Jeanne d’Arc à Elincourt-Sainte-Marguerite, Amiens, 1879, in-8° de 13 pages. — A. Peyrecave, Notes sur le séjour de Jeanne d’Arc à Elincourt-Sainte-Marguerite, Paris, 18751 in-8°. — Elincourt-Sainte-Marrguerite, notice historique et archéologique, Compiègne, 1888, chap. VII, pp. 113, 123.

[3] Procès, t. V, pp. 164-165. — Les miracles de madame sainte Katerine de Fierboys, pp. 16, 62, 63.

[4] P. Champion, Guillaume de Flavy, pièces justificatives, pp. 150, 154. — Morosini, t. III, p. 276, n. 3. — Mémoire à consulter sur G. de Flavy, dans Procès, t. V, p. 1-16.

[5] Monstrelet, ch. 33. — Mémoire à consulter sur G. de Flavy, dans Procès, t. V, p.175. — P. Champion, Guillaume de Flavy, pièces justificatives XLIV, XLV.

[6] De La Fons-Mélicoq, Documents inédits sur le siège de Compiègne de 1430, dans La Picardie, t. III, 1857, pp. 22-23.— P. Champion, Guillaume de Flavy, pièces justificatives, p. 176.

[7] Lefèvre de Saint-Rémy, t. II, p. 178. — H. de Lépinois, Notes extraites des archives communales de Compiègne, dans Bibliothèque de l’École des Charles, 1863, t. XXIV, p. 486. — A. Sorel, La Prise de Jeanne d’Arc devant Compiègne et l’histoire des sièges de la même ville sous Charles VI et Charles VII, d’après des documents inédits avec vues et plans, Paris, 1889, in-8°, p. 268.

[8] Jacques Duclercq, Mémoires, éd. de Reiffenberg, t. I, p. 419. — Le Temple de Bocace dans les Œuvres de Georges Chastellain, éd. Kervyn de Lettenhove, t. VII, p. 95. — P. Champion, Guillaume de Flavy, capitaine de Compiègne, contribution à l’histoire de Jeanne d’Arc et à l’étude de la vie militaire et privée au XVe siècle, Paris, 1906, in-8°, passim.

[9] Jean Chartier, Chronique, t. I, p. 125. — Chronique des cordeliers, fol. 495 recto. — Rogier, dans Varin, Arch. de la ville de Reims, IIe partie, Statuts, t. I, p. 604.— A. Sorel, loc. cit., p.167. — P. Champion, loc. cit., p. 33.

[10] Monstrelet, t. IV, pp. 379, 381. — Chronique des cordeliers, fol. 495 recto. — Livre des trahisons, p. 202.

[11] Monstrelet, t. IV, pp. 382-383. — Berry, dans Procès, t. IV, p. 49.

[12] D’après une note de Dom Bertheau, dans A. Sorel, Séjours de Jeanne d’Arc à Compiègne, maisons où elle a logé en 1429 et 1430, avec vue et plans, Paris, 1888, in-8°, pp. 11-12.

[13] Comptes de la ville de Compiègne, CC. 13, folio 291. — Dom Gillesson, Antiquités de Compiègne, t. V, p. 95. — A. Sorel, La prise de Jeanne d’Arc, p. 145, note 3.

[14] Choisy se rendit le 16 mai, Chronique des cordeliers, fol. 497 verso. Livre des trahisons, p. 201. — Monstrelet, t. IV, p. 352. — Berry, dans Procès, t. IV, p. 49. — A. Sorel, La prise de Jeanne d’Arc, pp. 145-146. — P. Champion, Guillaume de Flavy, pp. 40-41, 162-163.

[15] Berry, dans Procès, t. IV, pp. 49-50.

[16] F. Brun, Jeanne d’arc et le capitaine de Soissons en 1430, Soissons, 1904, p. 5 (Extrait de l’Argus Soissonnais). — P. Champion, loc. cit., p. 41.

[17] Berry, dans Procès, t. IV, p. 50. — P. Champion, loc. cit., p. 168, pièce justificative XXXV. — F. Brun, Nouvelles recherches sur le fait de Soissons (Jeanne d’arc et Bournel en 1430), à propos d’un livre récent, Meulan, 1907, in-8°.

[18] Procès, t. I, p. 273.

[19] J’ai rejeté la rencontre contée par Alain Bouchard (Les grandes Croniques de Bretaigne, Paris, Galliot Du Pré, 1514, in-fol., fol. CCLXXXI) de Jeanne et des petits enfants dans l’église Saint-Jacques. M. Pierre Champion (Guillaume de Flavy, p. 283) a irréfutablement démontré le caractère fabuleux du récit.

[20] Monstrelet, t. IV, p. 382. — Lefèvre de Saint-Rémy, t. II, p. 178. — Chronique des cordeliers, fol. 498 verso.

[21] Procès, t. I, p. 114. — Perceval de Cagny, p. 174. — Extrait d’un mémoire à consulter pour G. de Flavy, dans Procès, t. V, p. 176. — Morosini, t. III, p. 296, n. 1.

[22] Plan manuscrit de Compiègne de 1509 dans Debout, Jeanne d’Arc, t. II, p. 293. — Plan de la ville de Compiègne, gravé par Aveline au XVIIe siècle, réduction publiée par la Société historique de Compiègne, mai 1877. — Lambert de Ballyhier, Compiègne historique et monumental, 1842, 2 vol. in-8°, planches. — Plan de restitution de la ville de Compiègne en 1430, dans A. Sorel, La prise de Jeanne d’Arc. — P. Champion, Guillaume de Flavy, p. 43.

[23] Monstrelet, t. IV, pp. 383-384.

[24] Le Jouvencel, t. II, p. 196.

[25] Procès, t. I, p. 116. — Lettre de Philippe le Bon aux habitants de Saint-Quentin, Procès, t. V, p. 166. — Lettre de Philippe le Bon à Amédée due de Savoie, dans P. Champion, loc. cit., pièce justificative XXXVII. — Fauquembergue, dans Procès, t. IV, p. 458, — William Wircester dans Procès, t. IV, p. 475, et le Journal d’un bourgeois de Paris, p. 255.

[26] Procès, t. I, pp. 18, 223, 224. — Chastellain, t. II, p. 79. — Le Greffier de la Chambre des comptes de Brabant, dans Procès, t. IV, p. 428.

[27] Mémoires à consulter pour G. de Flavy, dans Procès, t. V, p. 177. — Chronique de Tournai, dans Recueil des Chroniques de Flandre, 1856, t. III, pp. 415-416.

[28] Chastellain, t. II, p. 49.

[29] Le Jouvencel, t. I, p. 91.

[30] Monstrelet, t. IV, p. 387. — Lefèvre de Saint-Rémy, t. II, p. 179. — Chastellain, t. II, p. 48. — Mémoire à consulter sur G. de Flavy, dans Procès, t. V, p. 176.

[31] Lettre du duc de Bourgogne aux habitants de Saint-Quentin, dans Procès, t. V, p. 166. — Monstrelet, Lefèvre de Saint-Rémy, Chastellain, Mémoires à consulter sur G. de Flavy, loc. cit.

[32] Perceval de Cagny, p. 176. — Fauquembergue, dans Procès, t. IV, p. 458. — Monstrelet. — Mémoire à consulter sur G. de Flavy ; Lefèvre de Saint-Rémy ; Chastellain, loc. cit.

[33] Mémoire à consulter sur G. de Flavy, loc. cit. — Du Fresne de Beaucourt, Jeanne d’Arc et Guillaume de Flavy, dans Bulletin de la Société de l’Histoire de France, t. III, 1861, pp. 173 et suiv. — Z. Rendu, Jeanne d’Arc et G. de Flavy, Compiègne, 1865, in-8° de 32 p. — A. Sorel, La prise de Jeanne d’Arc, p. 209. — P. Champion, Guillaume de Flavy, appendice I, pp. 282, 286.

[34] Perceval de Cagny, p. 175.

[35] Perceval de Cagny, p. 175. — Chastellain, t. II, p. 49. — Jean Chartier, Chronique, t. I, p. 122 ; t. III, p. 207. — Quicherat, Aperçus nouveaux, p. 87.

[36] Perceval de Cagny, p. 176.

[37] Lettre du duc de Bourgogne, dans Procès, t. V, p. 166. — Perceval de Cagny, p. 175. — Monstrelet, t. IV, p. 400. — Lefèvre de Saint-Rémy, p. 175. — Chastellain, t. II, p. 49. — Mémoire à consulter sur G. de Flavy, dans Procès, t. V, p. 174. — Martial d’Auvergne, Vigiles, t. I, p. 118. — P. Champion, loc. cit., pp. 46-49. — Lanéry d’Arc, Livre d’or, pp. 513-518.

[38] Richer, Histoire manuscrite de la Pucelle, livre IV, fol. 188 et suiv. — P. Champion, loc. cit., pièce justificative XXXIII.— Monstrelet, t. IV, p.388. — Mémoire à consulter sur G. de Flavy, loc. cit. — Lettre du duc de Bourgogne aux habitants de Saint-Quentin, loc. cit. — Journal d’un bourgeois de Paris, p. 255. — Fauquembergue, dans Procès, t. IV, p. 459.

[39] Selon le Journal d’un bourgeois de Paris, p. 255, 400 Français tués ou noyés.

[40] Mémoire à consulter sur G. de Flavy, dans Procès, t. V, p. 176. — Perceval de Cagny, p. 175.

[41] Lettre du duc de Bourgogne aux habitants de Saint-Quentin, dans Procès, t. V, p. 166.

[42] Monstrelet, t. IV, p. 388. — Chastellain, t. II, p. 50. — A. Sorel, La prise de Jeanne d’Arc, pp. 253 et suiv.

[43] Jean Jouffroy, dans d’Achery, Spicilegium, III, pp. 823 et suiv.

[44] Monstrelet, t. IV, p. 388.

[45] Ibid., t. IV, p. 389. — P. Champion, loc. cit., p. 168.

[46] La Chronique des cordeliers et Monstrelet, passim. — Vallet de Viriville, Histoire de Charles VII, t. II, pp. 165-166.

[47] Procès, t. V, p. 167. — J. Quicherat, Aperçus nouveaux, p. 95.

[48] Procès, t. V, p. 358. — Le P. Ayroles, La vraie Jeanne d’Arc, t. III, p. 534. — P. Champion, Guillaume de Flavy, pp. 169-171.

[49] Mémoire à consulter sur G. de Flavy, dans Procès, t. V, p. 177. — A. Sorel, La prise de Jeanne d’Arc, p. 333.