VIE DE JEANNE D’ARC

Tome II

CHAPITRE VI. — LA PUCELLE AUX FOSSÉS DE MELUN. - LE SEIGNEUR DE L'OURS. - L’ENFANT DE LAGNY.

 

 

Devenue chef de soudoyers, Jeanne est sous les murs de Melun dans la semaine de Pâques[1]. Elle arrive à temps pour se battre : les trêves viennent d’expirer[2]. La ville, qui s’était depuis peu tournée française[3], refusa-t-elle de recevoir avec sa compagnie celle qui lui venait d’un si bon cœur ? Il v a apparence. Jeanne put-elle communiquer avec les carmes de Melun ? C’est probable. Quelle disgrâce lui advint-il aux portes de la ville ? Fut-elle malmenée par une troupe de Bourguignons ? Nous n’en savons rien. Mais, étant sur les fossés, elle entendit madame sainte Catherine et madame sainte Marguerite qui lui disaient : Tu seras prise avant qu’il soit la Saint-Jean.

Et elle les suppliait :

— Quand je serai prise, que je meure tout aussitôt sans longue épreuve.

Et les Voix lui répétaient qu’elle serait prise et qu’ainsi fallait-il qu’il fût fait.

Et elles ajoutaient doucement :

— Ne t’ébahis pas et prends tout en gré. Dieu t’aidera[4].

La Saint-Jean venait le 21 juin, dans moins de soixante-dix jours.

Depuis lors, Jeanne demanda maintes fois à ses saintes l’heure où elle serait prise, mais elles ne la lui dirent pas, et, dans ce doute, elle résolut de n’en plus faire à sa tête, et de suivre l’avis des capitaines[5].

Au mois de mai, se rendant de Melun à Lagny-sur-Marne, elle dut passer par Corbeil. C’est probablement à cette époque et dans sa compagnie que les deux dévotes femmes de Bretagne bretonnante, Pierronne et sa jeune sœur spirituelle, furent prises à Corbeil par les Anglais[6].

La ville de Lagny était, depuis huit mois, dans l’obéissance du roi Charles et sous le gouvernement de messire Ambroise de Loré, qui faisait bonne guerre aux Anglais de Paris et d’ailleurs[7]. Messire Ambroise de Loré était pour lors absent ; mais son lieutenant, messire Jean Foucault, commandait la garnison. Peu de temps après la venue de Jeanne en cette ville, on apprit qu’une compagnie de trois à quatre cents Picarels et Champenois, qui tenaient le parti du duc de Bourgogne, après avoir battu l’Ile-de-France, s’en retournaient en Picardie avec un butin copieux. Ils avaient pour capitaine un vaillant homme d’armes, nommé Franquet d’Arras[8]. Les Français avisèrent à leur couper la retraite ; ils sortirent de la ville, sous le commandement de messire Jean Foucault, de messire Geoffroy de Saint-Bellin, de sire Hugh de Kennedy, écossais, et du capitaine Barretta[9].

La Pucelle les accompagnait. Ils rencontrèrent les Bourguignons proche Lagny, sans réussir à les surprendre. Les archers de messire Franquet avaient eu le temps de mettre pied à terre et de se ranger contre une haie à la manière anglaise. Les gens du roi Charles n’étaient guère plus nombreux due leurs ennemis. Un clerc d’alors, un Français, dont rien n’altérait l’ingénuité naturelle, écrivant sur cette affaire, constate, avec un candide bon sens, due cette faible supériorité du nombre rendait l’entreprise très dure et très âpre à son parti[10]. Et véritablement, le combat fut acharné. Les Bourguignons avaient grand’peur de la Pucelle, parce qu’ils croyaient qu’elle était sorcière et commandait des armées de diables ; pourtant ils combattirent avec une belle vaillance. Deux fois les Français furent repoussés, mais ils revinrent à la charge, et finalement les Bourguignons furent tous tués ou pris[11].

Les vainqueurs s’en retournèrent à Lagny, chargés de butin, et emmenant les prisonniers, parmi lesquels se trouvait messire Franquet d’Arras. Gentilhomme et ayant seigneurie, il devait s’attendre à être mis à rançon, selon l’usage. Il fut réclamé au soldat qui l’avait pris par Jean de Troissy, bailli de Senlis[12] et parla Pucelle ; et c’est à la Pucelle qu’il échut enfin[13]. L’avait-elle obtenu par finance ? C’est ce qui semblerait le plus probable, car les soldats n’avaient pas coutume d’offrir en don gracieux leurs prisonniers nobles, dont ils pouvaient tirer pécune, mais, interrogée à ce sujet, elle répondit qu’elle n’était pas monnayeur ni trésorier de France pour bailler de l’argent. Nous devons donc supposer due quelqu’un para pour elle. Quoi qu’il en soit, on lui remit le capitaine Franquet d’Arras, et elle s’occupa de l’échanger contre un prisonnier des Anglais. L’homme qu’elle voulait délivrer de cette manière était un Parisien, qu’on appelait le seigneur de l’Ours[14].

Il n’était pas gentilhomme et n’avait d’écu que l’enseigne de son hôtellerie. En ce temps-là, l’usage était de donner de la seigneurie aux maîtres des grands hôtels de Paris. C’est ainsi qu’on appelait seigneur du Boisseau, Colin qui tenait un hôtel à la porte du Temple. L’hôtel de l’Ours était sis en la rue Saint-Antoine, proche la porte qui se nommait exactement porte Baudoyer, mais que les bonnes gens appelaient porte Baudet, Baudet ayant sur Baudoyer le double avantage d’être plus court et de se comprendre mieux[15]. C’était une hôtellerie ancienne et renommée, fameuse à l’égal des plus fameuses : le logis de l’Arbre sec, dans la rue de ce nom, la Fleur de Lis, près du pont Neuf, l’Épée de la rue Saint-Denis, et le Chapeau fétu de la rue Croix-du-Tirouer. Sous le roi Charles V, l’Ours était déjà très fréquenté ; les broches y tournaient dans les vastes cheminées, et l’on y trouvait pain chaud, harengs frais et vin d’Auxerre à plein tonneau. Mais depuis lors, les pilleries des gens de guerre avaient ruiné la contrée, et les voyageurs ne s’y aventuraient pas, de peur d’être dépouillés et tués : les chevaliers et les pèlerins ne venaient plus dans la ville. Seuls, les loups y entraient le soir et dévoraient dans les rues les petits enfants. Il n’y avait plus nulle part ni pain dans la huche, ni fagots dans la cheminée. Les Armagnacs et les Bourguignons avaient bu tout le vin, ravagé toutes les vignes, et il ne restait plus au cellier qu’une mauvaise piquette de pommes et de prunelles[16].

Le seigneur de l’Ours réclamé par la Pucelle s’appelait Jaquet Guillaume[17]. Bien que Jeanne, comme tout le mande, lui donnât du seigneur, il n’est pas certain qu’il gouvernât en personne l’hôtel, ni même que l’hôtel restât ouvert dans ces années de ruines et de désolation. Ce qui est sûr, c’est qu’il était propriétaire de la maison où pendait cette enseigne de l’Ours. Il la tenait du chef de sa femme Jeannette ; et voici comment ce bien était venu en sa possession. Quatorze ans auparavant, alors que le roi Henri V n’était pas encore débarqué en France avec sa chevalerie, le seigneur de l’Ours était un sergent d’armes du roi, nommé Jean Roche, homme riche et de bonne renommée, tout à la dévotion du duc de Bourgogne. C’est ce qui le perdit. Les Armagnacs occupaient alors Paris. En l’an 1416, Jean Roche se concerta avec quelques bourgeois pour les chasser hors de la ville. Le complot devait être mis à exécution le jour de Pâques, qui tombait, cette année-là, le 29 avril. Mais les Armagnacs le découvrirent ; ils jetèrent les conspirateurs en prison et les firent passer en justice. Le premier samedi de mai, le seigneur de l’Ours fut mené en charrette aux halles, avec Durand de Brie, teinturier, maître de la soixantaine des arbalétriers de Paris, et Jean Perquin, épinglier et marchand de laiton. Ils eurent tous trois la tête tranchée, et le corps du seigneur de l’Ours fut pendu à Montfaucon où il resta jusqu’à l’entrée des Bourguignons. Six semaines après leur venue, au mois de juillet de l’an 1418, il fut dépendu du gibet, avec plusieurs autres, et mis en terre sainte[18].

Il faut savoir que la veuve de Jean Roche avait d’un premier lit une fille nommée Jeannette, qui épousa un certain Bernard le Breton et en secondes noces Jaquet Guillaume, qui n’était pas riche. Il devait de l’argent à maître Jean Fleury, clerc notaire et secrétaire du roi. Sa femme n’était pas mieux dans ses affaires ; les biens de son beau-père avaient été confisqués et elle avait dû racheter une part de son héritage maternel. En l’an 1424, les deux époux se trouvant à court d’argent, il leur arriva de vendre une maison en dissimulant l’hypothèque dont elle était grevée. Mis en prison sur la plainte de l’acquéreur, ils aggravèrent leur cas en subornant deux témoins dont l’un était curé, l’autre chambrière. Ils obtinrent heureusement des lettres de rémission[19].

Les époux Jaquet Guillaume étaient mal en point ; toutefois, il leur restait, de l’héritage de Jean Roche, l’Hôtel situé proche la place Baudet, à l’enseigne de l’Ours ; Jaquet Guillaume en portait le titre. Ce second seigneur de l’Ours devait se montrer aussi armagnac que l’autre s’était montré bourguignon et le payer du même prix.

Il y avait six ans qu’il était sorti de prison quand, au mois de mars 1430, fut ourdi par les carmes de Melun et plusieurs bourgeois de Paris le complot don[ nous parlions à l’occasion du départ de Jeanne pour l’Ile-de-France. Ce n’était pas le premier dans lequel ces carmes se fussent entremis ; ils avaient fomenté ce tumulte qui faillit éclater le jour de la Nativité, à l’heure où la Pucelle donnait l’assaut près de la porte Saint-Honoré ; mais jamais tant de bourgeois et de la notables n’étaient entrés dans une conspiration. Un clerc des Comptes, maître Jean de la Chapelle, et deux procureurs du Châtelet, maître Renaud Savin et maître. Pierre Morant, un très riche homme nommé Jean de Calais, des bourgeois, des marchands, des artisans, plus de cent cinquante personnes, tenaient les fils de cette vaste trame, et dans le nombre., Jaquet Guillaume, seigneur de l’Ours.

Les carmes de Melun dirigeaient l’entreprise ; ils allaient, sous un habit d’artisan, du roi aux bourgeois et des bourgeois au roi ; établissaient le concert entre ceux du dedans et ceux du dehors, réglaient tous les détails de l’action. L’un d’eux demanda aux affiliés l’engagement écrit de faire entrer les gens du roi dans la ville. Une telle exigence donnerait à croire que la plupart des conspirateurs étaient aux gages du conseil royal.

En retour, ces religieux apportaient des lettres d’abolition signées par le roi. En effet, pour disposer les habitants de Paris à recevoir celui qu’ils nommaient encore le dauphin, il fallait leur donner avant tout l’assurance d’une amnistie pleine et entière. Depuis plus de dix ans que les Anglais et les Bourguignons tenaient la ville, personne ne se sentait tout à fait sans reproches envers le souverain légitime et les gens de son parti. Et l’on tenait d’autant plus à ce que Charles de Valois oubliât le passé, qu’on se rappelait les vengeances cruelles des Armagnacs après la chute des Boucliers.

Un des conjurés, nommé Jaquet Perdriel, était d’avis de faire publier à son de trompe, un dimanche, à la porte Baudet, les lettres d’abolition.

— Je ne doute pas, disait-il, due les artisans qui se trouveront en grand nombre à l’entendre, ne se tournent avec nous.

Il comptait les entraîner jusqu’à la porte Saint-Antoine pour l’ouvrir aux gens du roi de France, embusqués près de là.

Quatre-vingts ou cent Écossais, vêtus comme des Anglais et portant la croix de Saint-André, devaient entrer alors dans la ville, amenant du bétail et de la marée.

— Ils entreront bonnement par la porte Saint-Denys, annonçait Perdriel, et s’en empareront. C’est alors que les gens du roi feront leur entrée en force par la porte Saint-Antoine.

Le plan fut jugé bon ; toutefois il parut préférable de faire entrer les gens du roi par la porte Saint-Denys.

Le dimanche 12 mars, deuxième dimanche de carême, maître Jean de la Chapelle réunit au cabaret de la Pomme de Pin le procureur Renaud Savin à plusieurs autres conspirateurs, afin de s’entendre avec eux sur ce qu’il y avait de mieux à faire. Ils décidèrent que, au jour fixé, Jean de Calais, sous prétexte d’aller à la Chapelle-Saint-Denys voir ses vignes, rejoindrait hors des murs les gens du roi, se ferait connaître d’eux en déployant un étendard blanc, et les introduirait dans la ville. On arrêta en outre que maître Morant et beaucoup d’habitants avec lui se tiendraient dans les tavernes de la rue Saint-Denys pour soutenir les Français à leur entrée. C’est en quelque taverne de cette rue que devait se trouver le seigneur de l’Ours, qui, logeant tout proche, se faisait fort d’amener quantité de gens du voisinage.

Les conjurés, parfaitement d’accord, n’attendaient plus que d’être avisés du jour choisi par le conseil royal et ils croyaient bien que le coup était pour le prochain dimanche. Mais frère Pierre d’Allée, prieur des carmes de Melun, fut pris le 21 mars par les Anglais. Mis à la torture, il avoua le complot et nomma ses complices. Sur les indications du religieux, plus de cent cinquante personnes furent arrêtées et jugées. Le 8 avril, vigile de Pâques fleuries, on vit sept des plus notables menés en charrette aux halles. C’étaient

Jean de la Chapelle, clerc des Comptes ; Renaud Savin et Pierre Morant, procureurs au Châtelet ; Guillaume Perdriau, Jean le François, dit Baudrin ; Jean le Rigueur, boulanger, et Jaquet Guillaume, seigneur de l’Ours. Ils eurent tous les sept la tête tranchée par la main du bourreau, qui coupa ensuite par quartiers les corps de Jean de la. Chapelle et de Baudrin.

Jaquet Perdriel n’y perdit que son avoir. Et Jean de Calais obtint bientôt des lettres de rémission. Jeannette, femme de Jaquet Guillaume, fut bannie du royaume, ses biens confisqués[20].

Comment la Pucelle connaissait-elle le seigneur de l’Ours ? Les carmes de Melun le lui avaient peut-être recommandé, et c’était sur leur avis qu’elle le réclamait. Peut-être aussi l’avait-elle vu, au mois de septembre 1429, à Saint-Denys ou sous les murs de Paris et s’était-il dès lors engagé à servir le dauphin et ses gens. Pourquoi s’efforçait-on, à Lagny, de sauver celui-là seul, entre les cent cinquante Parisiens arrêtés sur la dénonciation de frère Pierre d’Allée ? Plutôt que Renaud Savin et Pierre Morant, procureurs au Châtelet, plutôt que Jean de la Chapelle, clerc des Comptes, pourquoi choisir le plus chétif de la bande ? Et comment espérait-on échanger un homme accusé de trahison contre un prisonnier de guerre ? Tout cela est pour nous obscur et voilé.

Jeanne, dans les premiers jours de mai, ne savait pas encore ce que Jaquet Guillaume était devenu. Quand elle apprit qu’il avait été mis à mort par justice, elle en fut vivement dépitée et peinée. Elle n’en considérait pas moins Franquet comme un capitaine pris à rançon. Mais le bailli de Senlis, qui voulait, on ne sait pourquoi, la perte de ce capitaine, profita du ressentiment qu’inspirait à la Pucelle la male mort de Jaquet Guillaume, pour obtenir d’elle qu’elle lui livrât son prisonnier.

Il lui représenta que cet homme avait commis des meurtres, des larcins à foison et qu’il était traître, et qu’en conséquence il convenait de le mettre en jugement.

— Vous voulez faire grand tort à la justice, lui dit-il, en délivrant ce Franquet.

Ces raisons la décidèrent, ou plutôt elle céda aux instances du bailli.

— Puisque mon homme est mort, dit–elle, que je voulais avoir, faites de ce Franquet ce que vous devrez faire par justice[21].

C’est ainsi qu’elle livra son prisonnier. Fit-elle bien ou mal ? Avant d’en décider, il faudrait se demander s’il lui était possible de faire autrement. Elle était la Pucelle du Seigneur, l’ange du Dieu des armées, c’est entendu. Mais les chefs de guerre, les capitaines ne tenaient pas grand compte de ce qu’elle disait ; quant au bailli, c’était l’homme du roi, un très noble homme et puissant.

Il jugea lui-même, assisté des gens de justice de Lagny. L’accusé confessa qu’il était meurtrier, larron et traître. Il faut l’en croire ; mais on peut douter qu’il le fût plus que la plupart des hommes d’armes armagnacs ou bourguignons, plus qu’un damoiseau de Commercy ou un Guillaume de Flavy, par exemple. Il fut condamné à mort.

Jeanne consentit qu’on le fît mourir, s’il l’avait mérité, puisqu’il avait confessé ses crimes[22]. Il eut la tête tranchée.

A la nouvelle de l’indigne traitement infligé à messire Franquet, les Bourguignons firent éclater leur douleur et leur indignation[23]. Il semble que, dans cette affaire, le bailli de Senlis et les gens de justice de Lagny aient agi contre l’usage. Toutefois, pour en juger, nous ne connaissons pas assez bien les circonstances de la cause. Peut-être le roi de France, pour une raison que nous ignorons, réclama-t-il ce prisonnier. Il en avait le droit, à la condition de verser à la Pucelle le prix de la rançon. Un homme de guerre de cette époque, expert en tout ce qui touche l’honneur des armes, l’auteur du Jouvencel, parle sans blâme, en ses fictions chevaleresques, du sage Amydas, roi d’Amydoine, qui, apprenant que, dans une bataille, un de ses ennemis, le sire de Morcellet, a été pris à rançon, s’écrie que c’est le plus traître du monde, le rachète à beaux deniers comptants et aussitôt l’envoie au prévôt de la ville et aux officiers de son conseil, pour qu’il soit fait de lui justice[24]. Telle était la prérogative royale.

Soit que la vie des camps l’eût endurcie, soit plutôt qu’elle fût, comme toutes les extatiques, sujette à de brusques changements d’humeur, elle ne montrait plus à Lagny la douceur du soir de Patay. Cette vierge qui naguère, dans les batailles, n’avait d’arme que son étendard, maintenant se servait d’une épée trouvée à Lagny même, de l’épée d’un Bourguignon, parce qu’elle était propre à donner bonnes buffes et bons torchons. A quoi ceux qui la regardaient comme un ange du ciel, le bon frère Pasquerel, par exemple, pouvaient répondre que l’archange saint Michel, qui portait l’étendard des milices célestes, brandissait aussi l’épée flamboyante. Et dans le fait, Jeanne restait une sainte.

Tandis qu’elle se trouvait à Lagny, on vint lui dire qu’un enfant était mort en naissant et n’avait pas pu recevoir le baptême[25]. Entré dans le ventre de la mère au moment où elle conçut, le diable tenait l’âme de cet enfant qui, faute d’eau, était mort ennemi de son Créateur. Aussi le sort de cette âme inspirait-il les plus vives inquiétudes ; quelques-uns pensaient qu’elle était dans les limbes, à jamais privée de la vue de Dieu, mais l’opinion la plus suivie et la plus solide était qu’elle bouillait dans l’enfer ; car saint Augustin a démontré que les petites âmes comme les grandes sont damnées par l’effet du péché originel. Et le moyen de penser autrement, si, par la faute d’Ève, la ressemblance divine était complètement effacée en cet enfant ? Il était voué à la mort éternelle. Et dire que par un peu d’eau la mort eût été détruite ! Un tel malheur affligeait non seulement les parents de la pauvre créature, mais aussi les voisins et tous les bons chrétiens de la ville de Lagny. Le corps fut porté dans l’église de Saint-Pierre et déposé devant une image de Notre-Dame qui était l’objet d’une grande vénération depuis la peste de l’année 1128. Comme elle guérissait le mal des ardents, on la nomma Notre-Dame-des-Ardents et, quand il n’y eut plus d’ardents, on l’appela Notre-Dame-des-Aidants ; ou plutôt des Aidances, c’est-à-dire des secours, car elle lut trouvée secourable en de grandes nécessités[26].

Les jeunes filles de la ville s’agenouillèrent devant elle autour du corps et la prièrent d’intercéder auprès de son divin Fils pour que cet enfant pût participer à la rédemption accomplie par le Sauveur[27]. Dans des cas semblables la très Sainte Vierge ne refusait pas toujours sa puissante entremise. Il convient de rapporter ici le miracle qu’elle avait accompli trente-sept ans auparavant.

En 1393, à Paris, une créature pécheresse, se trouvant enceinte, cacha sa grossesse et, venue à son ternie, se délivra elle-même. Et, après avoir enfoncé des linges dans la gorge de la fille dont elle était accouchée, elle l’alla jeter à la voirie, hors de la porte Saint-Martin-des-Champs. Mais un chien flaira le corps et, grattant les immondices avec ses pattes, le découvrit. Une femme dévote, qui passait d’aventure, prit ce pauvre petit corps sans vie, le porta, suivie de plus de quatre cents personnes, à l’église Saint-Martin-des-Champs, le déposa sur l’autel de Notre-Dame, se mit à genoux, et, avec la foule du peuple et les religieux de l’abbaye, pria de son mieux la Sainte Vierge, afin que cette innocente ne fût point éternellement damnée. L’enfant remua un peu, ouvrit les yeux, vomit le linge qui lui bouchait la gorge et poussa de grands cris. Un prêtre la baptisa sur l’autel de Notre-Dame et lui imposa le nom de Marie. Elle prit le sein d’une nourrice qu’on avait amenée, vécut trois heures, puis mourut et fut porté en terre sainte[28].

Les résurrections d’enfants morts sans baptême étaient fréquentes à cette époque. Cette sainte abbesse qui, dans le moment que Jeanne se trouvait à Lagny, vivait à Moulins parmi les clarisses réformées, Colette de Corbie, avait naguère, dans la ville clé Besançon, ramené au jour cieux de ces pauvres créatures : une fille qui, portée sur les fonts, reçut le nom de Colette et devint ensuite religieuse puis abbesse à Pont-à-Mousson ; un enfant mâle, enterré, disait-on, depuis cieux jours et que la servante des pauvres désigna comme prédestiné. Il mourut à six mois, vérifiant ainsi la prophétie de la sainte[29]

Jeanne connaissait sans doute ce genre de miracle. A une dizaine de lieues de Domremy, dans le duché de Lorraine, près de Lunéville, s’élevait un sanctuaire de Notre-Dame-des-Aviots, dont elle avait probablement entendu parler. Notre-Dame-des-Aviots, c’est-à-dire Notre-Dame des rendus à la vie, était connue, pour ressusciter les enfants morts sans baptême. Ils renaissaient, par son intervention, le temps suffisant à être faits chrétiens[30].

Dans le duché de Luxembourg, près de Montmédy, sur la colline d’Avioth[31] de nombreux pèlerins vénéraient une image de Notre-Dame, apportée là par les anges. On lui avait bâti une église où la pierre jaillissait en minces colonnes, formait des trèfles, des rosaces, et poussait des feuillages légers. Cette statue faisait des miracles de toutes sortes. On déposait à ses pieds les enfants mort-nés ; elle les ressuscitait et on les baptisait aussitôt[32].

Le peuple réuni dans l’église de Saint-Pierre de Lagny, au pied de Notre-Dame-des-Aidances, espérait une semblable grâce. Les jeunes filles prièrent autour du corps inanimé de l’enfant. On demanda à la Pucelle de venir prier avec elles Notre-Seigneur et Notre-Dame. Elle se rendit à l’église, s’agenouilla parmi les jeunes filles et pria. L’enfant était noir. Noir comme ma cotte, disait Jeanne. Quand la Pucelle et les jeunes filles eurent prié, il bâilla par trois fois et la couleur lui revint. Baptisé, il mourut aussitôt ; on le mit en terre sainte. Il fut dit par la ville due cette résurrection était l’œuvre de la Pucelle. A en croire les contes que l’on en faisait, l’enfant n’avait pas donné signe de vie depuis trois jours qu’il était né[33] ; mais les commères de Lagny avaient sans doute allongé les heures pendant lesquelles il était resté inerte, comme ces bonnes femmes qui, d’un œuf pondu par le mari de l’une d’elles, en firent cent avant la fin du jour.

 

 

 



[1] Procès, t. I, pp. 115, 253. — Perceval de Cagny, p. 173. — Chronique des cordeliers, fol. 502 r°. — P. Champion, Guillaume de Flavy, p. 158, note 2.

[2] Monstrelet, t. IV, p. 363.

[3] Jean Chartier, Chronique, t. I, p. 125. — Monstrelet, t. IV, p. 378. — Chastellain, t. II, p. 28.

[4] Procès, t. I, pp. 114-116. — G. Leroy, Histoire de Melun, Melun, 1887, in-8°, chap. XVI. — X..., Jeanne d’Arc à Melun, mi-avril, 1430, Melun, 1896, 32 p.

[5] Procès, t. I, p. 147.

[6] Journal d’un bourgeois de Paris, p. 259.

[7] Chronique de la Pucelle, pp. 334-335. — Jean Chartier, Chronique, t. I, pp. 110, 111. — F.-A. Denis, Le séjour de Jeanne d’Arc à Lagny, Lagny, 1894, in-8°, pp. 3 et suiv.

[8] Monstrelet, t. IV, p. 384. — Jean Chartier, Chronique, t. I, pp. 120-121. — Perceval de Cagny, pp. 173.

[9] Jean Chartier, loc. cit. — Martial d’Auvergne, Vigiles, t. I, p. 917. — P. Champion, Guillaume de Flavy, p. 38, n.

[10] Jean Chartier, Chronique, t. I, p. 121.

[11] Monstrelet, t. IV, p. 384.

[12] H. Jadart, Jeanne d’Arc à Reims, p. 61.

[13] Procès, t. I, P. 158.

[14] Procès, t. I, pp. 158, 159.

[15] Journal d’un bourgeois de Paris, pp. 71-72. — Sauval, Antiquités de Paris, t. I, p. 104. — A. Longnon, Paris pendant la domination anglaise, p. 118. — H. Legrand, Paris en 1380, Paris, 1868, in-4°, p. 65.

[16] Journal d’un bourgeois de Paris, pp. 150, 154, 156, 187. — Francisque-Michel et Edouard Fournier, Histoire des hôtelleries, cabarets, hôtels garnis, Paris, 1851 (2 vol. in-8°), t. II, p. 5.

[17] A. Longnon, Paris pendant la domination anglaise, p. 117.

[18] Journal d’un bourgeois de Paris, pp. 71, 72. — A. Longnon, Paris pendant la domination anglaise, p. 118, note 1.

[19] A. Longnon, Paris pendant la domination anglaise, pp. 119-123.

[20] Journal d’un bourgeois de Paris, pp. 251, 253. — Fauquembergue dans A. Longnon, Paris pendant la domination anglaise, p. 302, note 1. — Sauval, Antiquités de Paris, t. III, p. 536. — Vallet de Viriville, Histoire de Charles VII, t. II, p. 140. — Morosini, t. III, pp. 271 et suiv.

[21] Procès, t. I, pp. 158-159.

[22] Ibid., p. 159.

[23] Procès, t. I, p. 254. — Monstrelet, t. IV, p. 385. — E. Richer, Histoire manuscrite de la Pucelle, livre I, f° 82.

[24] Le Jouvencel, t. II, pp. 210-211.

[25] Procès, t. I, p. 105.

[26] A. Denis, Jeanne d’arc à Lagny, Lagny, 1896, in-8°, pp. 4 et suiv. — J.-A. Lepaire, Jeanne d’Arc à Lagny, Lagny, 1880, in-8° de 38 pages.

[27] Procès, t. I, p. 105.

[28] Religieux de Saint-Denis, t. II, p. 82. — Jean Juvénal des Ursins, dans Coll. Michaud et Poujoulat, p. 395, col. 2.

[29] Acta SS., 6 mars, pp. 341 et 617. — Abbé Bizouard, Histoire de sainte Colette, pp. 35, 37. — Abbé Douillet, Sainte Colette, sa vie, ses œuvres, 1884, pp. 150-154.

[30] Le curé de Saint-Sulpice, Notre-Dame de France, Paris, in-8°, t. VI, 1866, P. 57.

[31] Sur l’étymologie d’Avioth, cf. C. Bonnabelle, Petite étude sur Avioth et son église, dans Annuaire de la Meuse, 1883, in-18, p. 14.

[32] Le curé de Saint-Sulpice, loc. cit., t. V, pp. 107 et suiv. — Bonnabelle, loc. cit., pp. 13 et suiv. — Jacquemain, Notre-Dame d’Avioth et son église monumentale, Sedan, 1876, in-8°.

[33] Procès, t. I, pp. 105-106.