VIE DE JEANNE D’ARC

Tome II

CHAPITRE V. — LES LETTRES AUX HABITANTS DE REIMS. - LA LETTRE AUX HUSSITES. - LE DÉPART DE SULLY.

 

 

Les habitants d’Orléans étaient reconnaissants à la Pucelle de ce qu’elle avait accompli pour eux. Sans lui faire un grief de la déroute par laquelle s’était terminé le siège de La Charité, ils la reçurent dans leur ville avec la même joie et lui firent aussi bonne chère qu’auparavant. Le 19 janvier 1430, ils offrirent à elle, à maître Jean de Velly et à maître Jean Rabateau un repas où ne manquaient ni chapons, ni perdrix, ni lièvres, où même un faisan était dressé[1]. Ce Jean de Velly, qui fut festoyé avec elle, ne nous est pas connu. Quant à Jean Rabateau, ce n’était pas moins qu’un conseiller du roi, avocat général au Parlement de Poitiers, depuis 1427[2]. Il avait été l’hôte de la Pucelle dans cette ville. Sa femme avait souvent vu Jeanne agenouillée dans l’oratoire de l’hôtel[3]. Les habitants d’Orléans présentèrent le vin à l’avocat du roi, à Jean de Velly et à la Pucelle. Beau festoiement, certes, et cérémonieux. Les bourgeois aimaient et honoraient Jeanne, mais, dans le repas, ils ne l’observèrent pas finement ; car, lorsqu’une aventurière, dans huit ans, se donnera pour elle, ils s’y tromperont et lui offriront le vin de la même manière ; et ce sera le même varlet de la ville, Jacques Leprestre, qui le présentera[4].

Un peintre, nommé Hamish Power, avait imagé, à Tours, cet étendard que la Pucelle aimait plus encore que l’épée de sainte Catherine. Quand elle apprit que Power mariait sa fille Héliote, Jeanne demanda, par lettre, aux élus de la ville de Tours une somme de cent écus pour le trousseau de la mariée. La cérémonie nuptiale était filée au 9 février 1430. Les élus se réunirent par deux fois pour délibérer sur la demande de celle qu’ils nommaient avec honneur, nais non sans prudence : la Pucelle venue en ce royaume vers le roi, pour le fait de guerre et se donnant à lui comme envoyée de par le roi du Ciel contre les Anglais. Ils refusèrent de rien payer, pour cette raison qu’il convenait d’employer les deniers qu’ils administraient à l’entretien de la ville et non autrement ; mais ils décidèrent que, pour l’amour et honneur de la. Pucelle, les gens d’Église, bourgeois et habitants de la ville assisteraient à la bénédiction nuptiale et feraient faire des prières à l’intention de la mariée, et qu’ils lui offriraient le pain et le vin. Ils en furent quittes pour quatre livres dix sous[5].

A une époque qu’on ne peut déterminer précisément, la Pucelle acheta une maison à Orléans. Pour parler avec plus d’exactitude, elle contracta un bail à vente[6]. Le bail à vente était une sorte de convention par laquelle le propriétaire d’une maison ou d’un héritage en transférait la propriété au preneur moyennant une pension annuelle en fruits ou en argent. On contractait ces baux, de coutume, pour une durée de cinquante-neuf ans. L’hôtel que Jeanne acquit de la sorte appartenait au Chapitre de la cathédrale ; il était situé au milieu de la ville, sur la paroisse Saint-Malo, proche de la chapelle Saint-Maclou, contre la boutique d’un marchand d’huile nommé Jean Feu, dans la rue des Petits-Souliers, où lors du siège, un boulet de pierre de cent soixante-quatre livres était tombé au milieu de cinq convives attablés, sans faire de mal à personne[7]. A quel prix la Pucelle s’en rendit-elle acquéreur ? Ce fut vraisemblablement pour la somme de six écus d’or fin (à soixante écus le marc), versés annuellement aux termes de la Saint-Jean et de Noël, durant cinquante-neuf années. En outre, elle dut s’engager, conformément à la coutume, à tenir la maison en bon état et à payer de se propres deniers les tailles d’Église, ainsi que les taxes établies pour le puits et le pavé et toutes autres impositions. Comme il lui fallait une caution, elle prit pour répondant un certain Guillot de Guyenne, de qui nous ne savons pas autre chose[8].

Que la Pucelle se soit elle-même occupée de ce contrat, rien n’empêche de le croire. Toute sainte qu’elle était, elle n’ignorait pas ce que c’est que de posséder du bien. A cet égard elle avait de qui tenir

son père était l’homme de son village le plus entendu aux affaires[9] ; elle-même, bonne ménagère, gardait ses vieilles nippes et, même en campagne, savait les retrouver pour en faire des présents à ses amis. Elle prisait son avoir, armes et chevaux, l’évaluait à douze mille écus, et se faisait, à ce qu’il semble, une idée assez juste de la valeur des choses[10]. Mais à quelle intention prenait-elle cette maison ? Était-ce pour l’habiter ? Pensait-elle revenir à Orléans, après la guerre, y avoir pignon sur rue, et y vieillir doucement ? N’était-ce pas plutôt pour loger ses parents, quelque oncle Vouthon, ou ses frères, dont l’un, très besogneux, se faisait donner alors un pourpoint par les citoyens d’Orléans[11] ?

Le 3 mars, elle suivit le roi Charles à Sully[12]. Le château où elle logea près du roi appartenait au sire de la Trémouille, qui le tenait de sa mère, Marie de Sully, fille de Louis Ier de Bourbon. Il avait été repris aux Anglais après la délivrance d’Orléans[13]. Lieu fort, qui commandait la plaine entre Orléans et Briare et le vieux pont de vingt arches, Sully, au bord de la Loire, sur la route qui va de Paris à Autun, reliait le centre de la France à ces provinces du Nord dont Jeanne était revenue à regret et où elle désirait de tout son cœur retourner pour de nouvelles chevauchées et de nouveaux assauts.

En la première quinzaine de mars, elle reçut des habitants de Reims un message dans lequel ils lui confiaient leurs craintes qui n’étaient que trop fondées[14]. Le Régent venait de donner (8 mars) les comtés de Champagne et de Brie au duc de Bourgogne, à charge pour lui de les aller prendre[15]. Des Armagnacs et des Anglais, c’était à qui offrirait les plus gros et les meilleurs morceaux à ce duc Gargantua ; les Français ne pouvant, malgré leur promesse, lui livrer Compiègne qui ne voulait pas être livrée, lui offraient à la place Pont-Sainte-Maxence[16]. Mais c’est Compiègne qu’il voulait. Les trêves, fort mal observées d’ailleurs, qui devaient d’abord expirer à la Noël, prorogées une première fois jusqu’au 15 mars, l’avaient été ensuite jusqu’à Piques, qui tombait en 1430 le 16 avril. Le duc Philippe n’attendait que cette date pour mettre une armée en campagne[17].

La Pucelle répondit aux habitants de Reims d’une parole animée et brève :

 

Très chiers et bien amés et bien desiriés à veoir, Jehenne la Pucelle ey reçue vous letres faisent mancion que vous vous doptiés d’avoir le sciege. Vulhés savoir que vous n’arés point, si je les puis rencontrer bien bref ; et si ainsi fut que je ne les rencontrasse, ne eux venissent devant vous, si vous fermés vous pourtes, car je serey bien brief vers vous ; et ci eux y sont, je leur feray chausier leurs esperons si à aste qu’il ne saront pas ho les prandre, et lever, c’il y est, si brief que ce cera bien tost. Autre chouse que ne vous escri pour le présent, mès que soyez toutjours bons et loyals. Je pri à Dieu que vous ait en sa guarde. Escrit à Sulli le xvje jour de mars.

Je vous mandesse anquores auqunes nouvelles de quoy vous seriés bien joyeux[18] ; mais je doubte que les letres ne feussent prises en chemin et que l’on ne vit les dictes nouvelles.

Signé : JEHANNE.

Sur l’adresse : A mes très chiers et bons amis, gens d’église, bourgois et autres habitans de la ville de Rains[19].

 

Pour cette lettre, nul doute que le scribe n’ait écrit fidèlement sous la dictée de la Pucelle et pris sa parole au vol. Dans sa hâte, elle a oublié des mots, des phrases entières ; ruais on comprend tout de même. Et quel élan ! Vous n’aurez pas de siège si je rencontre vos ennemis. Et son langage cavalier qu’on retrouve ! Elle avait demandé la veille de Patay : Avez-vous de bons éperons ?[20] Ici elle s’écrie : Je leur ferai chausser leurs éperons ! Elle annonce qu’elle sera bientôt en Champagne, qu’elle va partir. Dès lors, est-il possible de croire qu’elle était dans le château de la Trémouille comme dans une cage dorée[21] ? En terminant, elle avertit ses amis de Reims qu’elle ne leur écrit pas tout ce qu’elle voudrait, de peur que sa lettre ne soit prise en chemin. Elle avait de la prudence ; elle mettait quelquefois sur ses lettres une croit pour avertir ceux de son parti de ne pas tenir compte de ce qu’elle leur écrivait, dans l’espoir que la missive fût interceptée et l’ennemi trompé[22].

C’est de Sully, le 23 mars, que fut expédiée, par le frère Pasquerel à l’empereur Sigismond, une lettre destinée aux Hussites de Bohême[23].

A cette époque, les Hussites faisaient l’exécration et l’épouvante de la chrétienté. Ils réclamaient la libre prédication de la parole de Dieu, la communion sous les deux espèces, le retour clé l’Église à cette vie évangélique qui ne connut ni le pouvoir temporel des papes, ni les richesses des prêtres. Ils voulaient que le péché fût puni par les magistrats civils, ce qui est l’état d’une société excessivement sainte. Aussi étaient-ils des saints. Hérétiques, d’ailleurs, autant qu’on peut l’être. Le pape Martin tenait pour salutaire la destruction de ces nié, chants, et c’était l’avis de tous les lions catholiques. Mais comment venir à bout de cette hérésie en armes, qui brisait toutes les forces de l’Empire et du Saint-Siège ? Les Hussites culbutaient, écrasaient cette antique chevalerie usée de la chrétienté, chevalerie allemande, chevalerie française, qu’il n’y avait plus qu’à jeter au rebut comme une vieille ferraille. Et c’est ce que les villes du royaume de France faisaient en mettant une paysanne au-dessus des seigneurs[24].

A Tachov, en 1427, les croisés bénis par le Saint-Père s’étaient enfuis au seul bruit des chariots de Procope. Le pape Martin ne savait plus où trouver des défenseurs de l’Église une et sainte. Il avait payé l’armement de cinq mille croisés anglais, que le cardinal de Winchester devait conduire chez ces Bohèmes démoniaques ; mais le Saint-Père éprouvait de ce fait une cruelle déconvenue : ces cinq mille croisés, à peine descendus en France, le Régent d’Angleterre les avait détournés de leur route et dirigés sur la Brie pour donner du fil à retordre à la Pucelle des Armagnacs[25].

Depuis sa venue en France, Jeanne parlait de la croisade comme d’une œuvre bonne et méritoire. Dans la lettre dictée avant l’expédition d’Orléans, elle conviait les Anglais à s’unir aux Français pour aller ensemble combattre les ennemis de l’Église. Et, plus tard, écrivant au duc de Bourgogne, elle invitait le fils du vaincu de Nicopolis à faire la guerre aux Turcs[26]. Ces idées de croisade, qui donc les mettait dans la tète de Jeanne, sinon les mendiants qui la gouvernaient ? Tout de suite après la délivrance d’Orléans, on disait qu’elle conduirait le roi Charles à la conquête du Saint-Sépulcre et qu’elle mourrait en Terre-Sainte[27]. Dans le même moment on semait le bruit qu’elle ferait la guerre aux Hussites. Au mois de juillet 1429, quand le voyage du sacre était à peine commencé, on publiait en Allemagne, sur la foi d’une prophétesse de Rome, que, par la prophétesse de France, serait récupéré le royaume de Bohême[28].

Déjà portée sur la croisade contre les Turcs, la Pucelle se porta pareillement sur la croisade contre les Hussites. Turcs et Bohêmes, c’était tout un pour elle ; elle ne connaissait ceux-ci, comme ceux-là, que par les récits pleins de diableries que lui en faisaient les mendiants de sa compagnie. On rapportait touchant les Hussites des choses qui n’étaient pas toutes vraies, mais que Jeanne devait croire et qui n’étaient certes pas pour lui plaire ; on disait qu’ils adoraient le diable et qu’ils l’appelaient celui à qui l’on a fait tort ; on disait qu’ils accomplissaient comme œuvres pies toutes sortes de fornications ; on disait que dans chaque Bohémien il y avait cent démons ; on disait qu’il, tuaient les clercs par milliers ; on disait encore, et cette fois sans fausseté., qu’ils brûlaient églises et moutiers. La Pucelle croyait au Dieu qui ordonna à Israël d’exterminer les Philistins. Il s’était trouvé naguère des Cathares pour penser que le Dieu de l’Ancien Testament était en réalité Lucifer ou Luciabel, auteur du mal, menteur et meurtrier. Les Cathares abhorraient la guerre ; ils se refusaient à verser le sang humain ; C’étaient des hérétiques ; on les avait massacrés, il n’en restait plus. La Pucelle croyait de bonne foi que l’extermination des Hussites était agréable à Dieu. Des hommes plus savants qu’elle, non adonnés comme elle à la chevalerie, et de mœurs douces, des clercs, comme le chancelier Jean Gerson, le croyaient aussi[29]. Elle pensait de ces Bohèmes hérétiques ce que lotit le monde en pensait : elle avait l’âme des foules ; ses sentiments étaient faits des sentiments de tous. Aussi haïssait-elle les Hussites avec simplicité, mais elle ne les craignait pas, parce qu’elle ne craignait rien, et qu’elle se croyait, Dieu aidant, capable de pourfendre tous les Anglais, tous les Turcs et tous les Bohèmes du monde. Au premier coup de trompette elle était prête à foncer. Le 23 mars 1-130, frère Pasquerel envoya à l’empereur Sigismond une lettre écrite au nom de la Pucelle et destinée aux Hussites de Bohème. Cette lettre était rédigée en latin. En voici le sens :

 

JÉSUS † MARIE

Depuis longtemps le bruit, la renommée m’est parvenue que, de vrais chrétiens que vous étiez, devenus hérétiques, et pareils aux Sarrazins, vous avez aboli la vraie religion et le culte, que vous avez adopté une superstition infecte et funeste, et que, dans votre zèle à la soutenir et à l’étendre, il n’est honte ni cruauté que vous n’osiez. Vous souillez les sacrements de l’Église, vous lacérez les articles de la foi, vous renversez les temples ; ces images qui furent faites pour de saintes commémorations, vous les brisez et les jetez au feu ; enfin, les chrétiens qui n’embrassent pas votre foi, vous les massacrez. Quelle fureur ou quelle folie, quelle rage vous agite ? Cette foi que le Dieu tout puissant, que le Fils, que le Saint-Esprit suscitèrent, instituèrent, exaltèrent, et que de mille manières, par mille miracles, ils illustrèrent, vous la persécutez, vous vous efforcez de la renverser et de l’exterminer.

C’est vous, vous, qui êtes les aveugles et non ceux à qui manquent la vue et les yeux. Croyez-vous rester impunis ? Ignorez-vous que, si Dieu n’empêche pas vos violences impies, s’il souffre que vous soyez plongés plus longtemps dans les ténèbres et l’erreur, c’est qu’il vous prépare une peine et des supplices plus grands ? Quant à moi, pour vous dire la vérité, si je n’étais occupée aux guerres anglaises, je serais déjà allée vous trouver. Drais vraiment, si je n’apprends que vous vous êtes amendés, je quitterai peut-être les Anglais et je vous courrai sus, afin que j’extermine par le fer, si je ne le puis autrement, votre vaine et fougueuse superstition et que je vous ôte ou l’hérésie ou la vie. Toutefois, si vous préférez revenir à la foi catholique et à la primitive lumière, envoyez-moi vos ambassadeurs, je leur dirai ce que vous avez à faire. Si, au contraire, vous vous obstinez et voulez regimber sous l’éperon, souvenez-vous de tout ce que vous avez perpétré de forfaits et de crimes et attendez-vous à me voir venir avec toutes les forces divines et humaines pour vous rendre tout le mal que vous avez fait à autrui.

Donné à Sully, le 23 de mars, aux Bohêmes hérétiques[30].

Signé : PASQUEREL.

 

Telle est la lettre qui fut expédiée à l’empereur. Qu’avait dit Jeanne en langage français et champenois ? Il n’est pas douteux que le bon frère ne lui ait terriblement embelli sa lettre. On ne s’attendait pas à ce que la Pucelle cicéronisât de la sorte ; et l’on a beau dire qu’une sainte alors était propre à tout faire, prophétisait sur tout sujet et avait le don des langues, une si belle épître contient beaucoup trop de rhétorique pour une fille que les capitaines armagnacs eux-mêmes jugeaient simplette. Et pourtant, si l’on va au fond, on retrouvera dans cette missive, du moins en la seconde moitié, ces naïvetés un peu rudes, cette assurance enfantine qui se remarquent dans les vraies missives de Jeanne, et particulièrement dans sa réponse au comte d’Armagnac[31], et l’on reconnaîtra en plus d’un endroit le tour habituel de la sibylle villageoise. Ceci, par exemple, est tout à fait dans la manière de Jeanne : Si vous rentrez dans le giron de la croyance catholique, adressez-moi vos envoyés ; je vous dirai ce que vous avez à faire. Et sa menace coutumière : Attendez-moi avec la plus grande puissance humaine et divine[32]. Quant à cette phrase : Si je n’apprends bientôt votre amendement, votre rentrée au sein de l’Église, je laisserai peut-être les Anglais et me tournerai contre vous, on peut soupçonner le moine mendiant, que les affaires de Charles VII intéressaient beaucoup moins que celles de l’Église, d’avoir prêté à la Pucelle plus de hâte à partir pour la croisade qu’elle n’en avait réellement. Pour bon et salutaire qu’elle crût de prendre la croix, elle n’y aurait pas consenti, telle que nous la connaissons, avant d’avoir chassé les Anglais du royaume de France. C’était sa mission, à ce qu’elle croyait, et elle mit à l’accomplir un esprit de suite, une constance, une fermeté vraiment admirables. Il est très probable qu’elle dicta au bon frère une phrase comme celle-ci : Quand j’aurai bouté les Anglais hors le royaume, je me tournerai vers vous. Ce qui explique l’erreur du frère Pasquerel et l’excuse, c’est que très probablement Jeanne croyait en finir avec les Anglais en un tournemain, et elle se voyait déjà distribuant aux Bohêmes renégats et païens bonnes buffes et bons torchons. L’innocence de la Pucelle perce à travers ce latin de clerc et l’épître aux Bohèmes rappelle, hélas ! le fagot apporté d’un zèle pieux au bûcher de Jean Huss par la bonne femme dont Jean Huss lui-même nous enseigne à louer la sainte simplicité.

On ne peut s’empêcher de songer qu’entre Jeanne et ces hommes sur lesquels elle crache l’invective et la menace, il y avait beaucoup (le traits communs : la foi, la chasteté, une naïve ignorance, les graves puérilités de la dévotion, l’idée du devoir pieux, la docilité aux ordres de Dieu. Zizka avait établi dans son camp cette pureté de mœurs que la Pucelle s’efforçait d’introduire parmi ses Armagnacs. Des soldats paysans de Procope à cette paysanne portant l’épée au Milieu (les moines mendiants, quelles ressemblances profondes ! D’une part et de l’autre, c’est l’esprit religieux substitué à l’esprit politique, la peur du péché remplaçant l’obéissance aux lois civiles, le spirituel introduit dans le temporel. On est pris de pitié à ce triste spectacle : la béate contre les béats, l’innocente contre les innocents, la simple contre les simples, l’hérétique contre les hérétiques ; et l’on éprouve un sentiment pénible en songeant que lorsqu’elle menace d’extermination les disciples de ce Jean Huss, livré par trahison et brûlé comme hérétique, elle est tout près d’être elle-même vendue à ses, ennemis et condamnée au feu comme sorcière. Si encore cette lettre dont les esprits élégants, les humanistes, dès cette époque, eussent haussé les épaules, avait obtenu l’agrément des théologiens ! Mais ceux-là aussi y trouvèrent à reprendre : un canoniste insigne, inquisiteur zélé de la foi, estima présomptueuses ces menaces d’une fille à une multitude d’hommes[33].

Nous le disions bien qu’elle n’était pas décidée à laisser tout de suite les Anglais pour courir sus aux Bohêmes. Cinq jours après cette sommation aux Hussites elle écrivait à ses amis de Reims, et leur faisait entendre, à mots couverts, qu’ils la verraient bientôt[34].

Les partisans du duc Philippe ourdissaient alors des complots dans les villes de Champagne, notamment à Troyes et à Reims. Le 22 février 1430, un chanoine et un chapelain furent arrêtés et cités devant le chapitre comme ayant conspiré pour livrer la ville aux Anglais. Bien leur fit d’appartenir à l’Église, car, ayant été condamnés à la prison perpétuelle, ils obtinrent du roi un adoucissement à leur peine, et le chanoine eut sa grâce entière[35]. Les échevins et ecclésiastiques de la ville, craignant d’être mal jugés par delà la Loire, écrivirent à la Pucelle pour la prier de les blanchir dans l’esprit du roi. Voici la réponse qu’elle fit à leur supplique[36] :

 

Très chiers et bons amis, plese vous savoir que je ay rechu vous lectres, les quelles font mention comment on ha raporté au roy que dedens la bonne cité de Rains il avoit moult de mauvais. Si[37] veulez sovoir que c’est bien vray que on luy a raporté voirement et qu’il y enuoit[38] beaucop qui estoient d’une aliance[39] et qui devoient traïr la ville et metre les Bourguignons dedens. Et depuis, le roy a bien seu le contraire, par ce que vous luy en avez envoié la certaineté, dont il est tres content de vous. Et croiez que vous estes bien en sa grasce et se vous aviez à besongnier, il vous secouroit quant au regart du siège ; et cognoist bien que vous avez moult à souffrir pour la durté que vous font ces traitres Bourguignons adversaires : si vous en delivrera au plesir Dieu bien brief, c’est asovoir le plus tost que fere se pourra. Si vous prie et requier, très chiers amis[40], que vous guardes bien la dicte bonne cité pour le roy[41] et que vous faciez très bon guet. Fous orrez bien tost de mes bones nouvelles plus à plain. Autre chose[42] quant a present ne vous rescri fors que toute Bretaigne est fransaise et doibt le duc envoier au roy .iij.[43] mille combatans paiez pour ij. moys. A Dieu vous commant qui soit guarde de vous.

Escript à Sully, le xxviije de mars.

JEHANNE[44].

Sur l’adresse : A mes très chiers et bons amis les gens d’église, eschevins, bourgois et habitans et maistres de la bonne ville de Reyms[45].

 

La Pucelle se faisait illusion sur l’aide qu’on pouvait attendre du duc de Bretagne. Prophétesse, elle ressemblait à toutes les prophétesses : elle ignorait ce qui se passait autour d’elle. Malgré ses malheurs, elle se croyait toujours heureuse ; elle ne doutait pas plus d’elle qu’elle ne doutait de Dieu et avait hâte de poursuivre l’accomplissement de sa mission. Vous aurez bientôt de mes nouvelles, disait-elle aux habitants de Reims. Quelques jours après elle quittait Sully pour aller combattre en France à l’expiration des trêves.

On a dit qu’elle feignit une promenade, un divertissement, et qu’elle partit sans prendre congé du roi, que ce fut une sorte de ruse innocente et de fuite généreuse[46]. Les choses se passèrent de tout autre manière[47]. La Pucelle leva une compagnie de cent cavaliers environ, soixante-huit archers et arbalétriers et deux trompettes, sous le commandement du capitaine lombard Barthélemy Baretta[48]. Il y avait dans cette compagnie des gens d’armes italiens portant la grande targe, comme ceux qui étaient venus à Orléans, lors du siège ; et peut-être était-ce les mêmes[49]. Elle partit à la tète de cette compagnie, avec ses frères et son maître d’hôtel, le sire Jean d’Aulon. Elle était dans les mains de Jean d’Aulon et Jean d’Aulon était dans les mains du sire de la Trémouille, à qui il devait de l’argent[50]. Le bon écuyer n’aurait pas suivi la Pucelle malgré le roi.

Le béguinage volant venait d’être déchiré par un schisme. Frère Richard, alors en grande faveur auprès de la reine Marie, et qui prêchait les Orléanais pendant le carême de 1430[51], restait sur la Loire avec Catherine de La Rochelle. Jeanne emmena Pierronne et l’autre Bretonne plus jeune[52]. Si elle s’en allait en France, ce n’était point à l’insu ni contre le gré du roi et de son conseil. Très probablement le chancelier du royaume l’avait réclamée au sire de la Trémouille pour la mettre en œuvre dans la prochaine campagne et l’employer contre les Bourguignons qui menaçaient son gouvernement de Beauvais et sa ville de Reims[53]. Il ne lui donnait guère d’amitié ; mais il s’était déjà servi d’elle et pensait s’en servir encore. Peut-être même songeait-on à faire avec elle une nouvelle tentative sur Paris.

Le roi n’avait pas renoncé à reprendre sa grand’ville par les moyens qu’il préférait. Ces mêmes religieux, auteurs du tumulte soulevé d’une rive de la Seine à l’autre, le jour de la Nativité de la. Vierge, pendant l’assaut de la porte Saint-Honoré, les carmes de Melun, n’avaient cessé durant tout le carême d’aller, déguisés en artisans, de Paris à Sully et de Sully à Paris, pour négocier avec quelques notables habitants l’entrée des gens du roi dans la cité rebelle. Le prieur des carmes de Melun dirigeait le complot[54]. Jeanne, à ce qu’on peut croire, l’avait vu lui-même, ou quelqu’un de ses religieux. Il est vrai que depuis le 22 mars ou le 23 au plus tard on n’ignorait plus à Sully que la conspiration eût été découverte[55] ; mais peut-être gardait-on encore quelque espoir de réussir. C’était à Melun que Jeanne se rendait avec sa compagnie, et il est bien difficile de croire qu’aucun lien ne reliait le complot des carmes et l’expédition de la Pucelle.

Pourquoi les conseillers de Charles VII eussent-ils renoncé à la mettre en œuvre ? Il n’est pas vrai qu’elle parut moins céleste aux Français et moins diabolique aux Anglais. Ses désastres, ignorés ou mal connus ou recouverts par des bruits de victoires, n’avaient pas détruit l’idée qu’une puissance invincible résidait en elle. Au moment oit la pauvre fille était si malmenée sous la ville de La Charité, avec la fleur de la noblesse française, par un ancien apprenti maçon, on annonçait, en pays bourguignon, qu’elle enlevait d’assaut un château à cinq lieues de Paris[56]. Elle restait merveilleuse ; les bourgeois, les hommes d’armes de son parti croyaient encore en elle. Et quant aux Godons, depuis le Régent jusqu’au dernier coustiller de l’armée, ils en avaient peur comme aux jours d’Orléans et de Patay. En ce moment, tant de soldats et de capitaines anglais refusaient de passer en France, qu’il fallut faire contre eux un édit spécial[57], et ils découvraient plus d’une raison sans doute de ne point aller dans un pays où désormais il y avait des horions à recevoir et peu de bons morceaux à prendre ; mais plusieurs renâclaient, épouvantés par les enchantements de la Pucelle[58].

 

 

 



[1] Procès, t. V, p. 270.

[2] Ibid., t. III, pp. 19, 74, 203. — H. Daniel Lacombe, L’hôte de Jeanne d’Arc à Poitiers, Maître Jean Rabateau, président du Parlement de Paris, dans Revue du Bas-Poitou, 1891, pp. 48, 66.

[3] Procès, t. III, pp. 88 et suiv.

[4] Extrait des comptes de la ville d’Orléans, dans Procès, t. V, p. 331.

[5] Vallet de Viriville, Un épisode de la vie de Jeanne d’Arc, dans Bibliothèque de l’École des Chartes, t. IV (première série), p. 488. — Procès, t. V, pp. 154-156.

[6] Jules Doinel, Note sur une maison de Jeanne d’Arc, dans Mémoires de la Société archéologique et historique de l’Orléanais, t. XV, pp. 491-500.

[7] Journal du siège, pp. 15, 16.

[8] Jules Doinel, Note sur une maison de Jeanne d’Arc, loc. cit.

[9] S. Luce, Jeanne d’Arc à Domremy, p. 360.

[10] Procès, t. I, p. 295.

[11] Compte de forteresse, dans Procès, t. V, pp. 259-260.

[12] Procès, t. V, p. 159.

[13] Perceval de Cagny, p. 173. — Chronique de la Pucelle, p. 258. — Berry, dans Godefroy, p. 376. — Morosini, t. III, p 294, notes 4, 5. — Vallet de Viriville, Histoire de Charles VII, t. I, pp. 139, 163. — De Beaucourt, Histoire de Charles VII, t. II, p. 144.

[14] Monstrelet, t. IV, p. 378. — D. Plancher, Histoire de Bourgogne, t. IV, p. 137. — Morosini, t. III, p. 268.

[15] Du Tillet, Recueil des rois de France, t. II, p. 39 (éd. 1601-1602). — Rymer, Fœdera, mars, 1430.

[16] P. Champion, Guillaume de Flavy, pp. 35,152.

[17] De Beaucourt, Histoire de Charles VII, t. II, pp. 351, 389.

[18] La minute originale, jadis aux archives municipales de Reims, et maintenant en la possession de M. le comte de Maleissye, paraît avoir d’abord porté le mot chyereux raturé. Faut-il y voir un mot populaire, formé sur chiere, prononcé par Jeanne et corrigé tout de suite par le scribe ? Avait-il mal entendu ce qu’elle dictait ?

[19] Procès, t. V, p.160, d’après une copie de Rogier. — H. Jadart, Jeanne d’Arc à Reims, pièce justificative, XV. — Fac-similé dans Wallon, édit. 1876, p. 200. — On possède l’original de cette lettre ; on possède également l’original de la lettre adressée le 9 novembre 1429 aux habitants de Riom. Ces deux lettres, écrites à cent vingt-six jours de distance, ne sont pas d’un même scribe. Quant à la signature de l’une comme de l’autre, elle ne saurait être attribuée à la main qui traça le corps de la lettre. Les sept caractères du nom de Jehanne semblent avoir été tracés péniblement par une personne dont on tenait les doigts, ce qui ne peut nous surprendre, puisque la Pucelle ne savait pas écrire. Mais quand on compare ces deux signatures, on s’aperçoit qu’elles sont entièrement semblables l’une à l’autre. La hampe du J a même direction et même longueur ; le premier n, par suite d’une surcharge, a trois jambages au lieu de deux ; le second jambage du second n, visiblement tracé à deux reprises, descend trop bas ; enfin les deux signatures sont exactement superposables. Il faut croire que, après avoir une fois obtenu le seing de la Pucelle en lui conduisant la main, on en prit un calque qui servit de modèle pour toutes les autres lettres. A juger par les deux missives du 9 novembre 1429 et du 16 mars 1430, ce calque était reproduit avec la plus scrupuleuse fidélité.

[20] Procès, t. III, p. 11.

[21] Perceval de Cagny, p. 172.

[22] Procès, t. I, p. 83.

[23] Ibid, t. V, p. 156.

[24] Monstrelet, t. IV, pp. 24, 86, 87. — J. Zeller, Histoire d’Allemagne, t. VII, La réforme, Paris, 1891, pp. 78 et suiv. — E. Denis, Jean Hus et la guerre des Hussites (1879) ; Les origines de l’Unité des Frères Bohêmes, Angers, 1885 in-8°, pp. 5 et suiv.

[25] L. Paris, Cabinet Historique, t. I, 1855, pp. 74-76. — Rogier dans Procès, t. IV, p. 294. — Morosini, t. III, pp. 132-133, 136-137, 168-169, 188-189 ; t. IV, annexe XVII.

[26] Procès, t. I, p. 240 ; t. V, p. 126.

[27] Morosini, t. III, pp. 82-85. — Christine de Pisan, dans Procès, t. V, p. 416. — Eberhard Windecke, pp. 60-63.

[28] Eberhard Windecke, pp. 108, 115, 188.

[29] Lea, Histoire de l’inquisition au moyen âge, t. II, p. 578, trad. S. Reinach.

[30] Th. de Sickel, Lettre de Jeanne d’Arc aux Hussites dans Bibliothèque de l’École des Chartes, 3e série t. II, p. 81. — Une fausse date est donnée dans la traduction allemande utilisée par Quicherat (Procès, t. V, pp. 156-159).

[31] Procès, t. I, p. 246.

[32] Ibid., t. V, p. 95.

[33] Nider, Formicarium, dans Procès, t. IV, pp. 502-501.

[34] Procès, t. V, pp. 161-162.

[35] Procès, t. IV, p. 299 et H. Jadart, Jeanne d’Arc à Reims, pp. 60 et suiv. — Mémoires de Pierre Coquault, ibid., pp. 109 et suiv.

[36] Cette lettre a été publiée par J. Quicherat, dans Procès, t. V, pp. 161-162 et par M. H. Jadart, Jeanne d’Arc à Reims, pp. 106-107 et document XVI, d’après la copie peu correcte de Rogier. L’original, qui a disparu des archives municipales de Reims, était considéré comme perdu. Il se trouve en la possession du comte de Maleissye. Cf. la reproduction de A. Marty et M. Lepet, L’histoire de Jeanne d’Arc... Cent fac-similés de manuscrits, de miniatures, Paris, 1907, gr. in- 4°. On trouvera pour la première fois un texte correct d’après cette minute originale.

[37] Pour ainsi.

[38] La lecture enuoit n’est pas douteuse. Rogier avait copié en avoit.

[39] Les quex estoient d’une aliance. Ces mots sont exponctués dans la minute. Il ne faut donc pas en tenir compte, comme l’a fait Rogier.

[40] Le mot amis a été ajouté en surcharge au-dessus de la ligne.

[41] Le scribe commençait à écrire et que vous [faciez très bon guet] ; il s’est repris et écrit : pour le roy.

[42] Après autre chose le mot n’escrips a été rayé.

[43] Trois rayé.

[44] La signature parait être autographe. Elle est différente des signatures identiques des missives de Riom et de Reims et on y retrouve la résistance d’une main conduite.

[45] Procès, t. V, pp. 161-162. — Varin, Archives législatives de la ville de Reims, t. I, p. 596. — H. Jadart, Jeanne d’Arc à Reims, pp. 106-107.

[46] Perceval de Cagny, p. 173.

[47] En l’an 1430 se partit Jeanne la Pucelle du pays de Berry accompagnée de plusieurs gens de guerre... (Jean Chartier, Chronique, t. I, p. 120.)

[48] Jean Chartier, Chronique, t. I, p.120. —Martial d’Auvergne, Vigiles, éd. Coustellier, t. I, p. 117. — Mémoire à consulter sur G. de Flavy, dans Procès, t. V, p. 177. — P. Champion, Guillaume de Flavy, p. 36 et note 2.

[49] Journal du siège, p. 12.

[50] De Beaucourt, Histoire de Charles VII, t. II, p. 293, note 3.

[51] Procès, t. I, p. 99, note. — Journal du siège, pp. 235-1238.

[52] Cela résulte du Journal d’un bourgeois de Paris, p. 271.

[53] Procès, t. V, pp. 159-160. — P. Champion, Guillaume de Flavy, pièce justificative, XXX, p. 955.

[54] Lettre de rémission pour Jean de Calais, dans A. Longnon, Paris sous la domination anglaise, pp. 301-309. — Stevenson, Letters and papers, t. I, pp. 34-50.

[55] C’est ce qui résulte de Morosini, t. III, pp. 274-275.

[56] Morosini, t. III, pp. 228-231.

[57] 3 mai 1430.

[58] G. Lefèvre-Pontalis, La panique anglaise. — Le P. Ayroles, La vraie Jeanne d’Arc, t. III, pp. 572-574.